Du nouveau dans le traitement de l`alcoolisme

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Du nouveau dans le traitement de l`alcoolisme
FOCUS
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Par Mohamed Ali Gorsane*
Du nouveau dans le traitement
de l’alcoolisme
L’abstinence exclusive n’est plus le seul objectif, la consommation contrôlée
est aujourd’hui proposée. De nouvelles molécules s’ajoutent aux 3 déjà disponibles.
F
ace à la maladie alcoolique, nous disposons actuellement de moyens
thérapeutiques nombreux et variés,
qu’ils soient psychosociaux ou pharmacologiques. Les objectifs des interventions
médicamenteuses sont le traitement ou la
prévention du syndrome de sevrage, l’aide
au maintien de l’abstinence, la prise en
charge des comorbidités psychiatriques
ou somatiques et, plus récemment, l’aide
à la réduction de la consommation
d’alcool.
■
Médicaments classiques
Dans l’aide au maintien de l’abstinence,
3 molécules avaient jusqu’en 2014 l’autorisation de mise sur le marché (AMM) en
France.
Le disulfirame (Espéral), traitement aversif dit à effet antabuse, induit une réaction
d’intolérance avec flush facial lors de la
consommation d’alcool (il bloque la dégradation de l’acétaldéhyde).
L’acamprosate (Aotal), de mécanisme
d’action incomplètement élucidé, agirait
en compensant l’effet renforçateur de
l’alcool, en réduisant l’anxiété. Il n’aurait
peu ou pas d’effet sur le craving (désir
intense et pressant de consommer).
La naltrexone (Revia), essentiellement
antagoniste des récepteurs opiacés μ,
réduit par cette voie l’activation du circuit
de la récompense induite par l’alcool et
freine le renforcement de la consommation et l’envie d’absorber le produit.
L’acamprosate a démontré une efficacité
supérieure à celle de la naltrexone pour le
maintien de l’abstinence mais peu de
* Service de psychiatrie, pôle 75G04,
hôpital Henri-Ey, groupe public de santé PerrayVaucluse, 75013 Paris.
[email protected]
patients (seulement 20 à 30 %) répondent
à ce traitement.
La naltrexone est plus efficace que l’acamprosate pour la réduction du craving, des
rechutes et des jours de fortes consommations. Néanmoins, ses effets indésirables
(hépatotoxicité, nausées, vomissements,
céphalées) limitent son utilisation.
L’efficacité clinique du disulfirame est
grande, fondée sur la dissuasion.
Néanmoins, cette molécule est réservée au
traitement de deuxième intention après
acamprosate ou naltrexone étant donné
ses contre-indications (rénales, hépatiques, neurologiques, cardiovasculaires,
grossesse), la possible dangerosité de
l’effet antabuse et les interactions
médicamenteuses.
Le disulfirame est donc une option intéressante pour des patients motivés, sous
réserve d’une surveillance régulière et
d’une information adéquate (patient et
entourage) sur les risques de l’effet antabuse lors de toute prise d’alcool et sur les
complications (hépatotoxiques et neuropathiques).1
■
Nalméfène (Selincro)
C’est le premier médicament disposant
d’une AMM européenne pour la réduction
de la consommation, autre option que
l’abstinence pour les patients alcoolodépendants et à haut risque.
Il a une structure chimique comparable à
celle de la naltrexone mais leurs profils
récepteurs sont différents. Le nalméfène
est un antagoniste des récepteurs μ et δ
opioïdes mais aussi agoniste partiel des
récepteurs κ opioïdes. Ainsi, comme la
naltrexone, il réduit le craving de récompense (transmission μ). Il a spécifiquement une affinité plus importante pour
les récepteurs opioïdes centraux, une
biodisponibilité supérieure et n’a pas
d’hépatotoxicité dose-dépendante. Il a une
plus grande affinité pour les récepteurs k
au niveau de l’axe hypothalamique-pituitaire-surrénal (système du stress), sachant
que ce dernier interagit avec le système
opioïde dans l’alcoolisme. Son efficacité
pour éviter la rechute pourrait donc être
due à son intervention dans le renforcement négatif. Par ailleurs, la transmission
k au niveau de l’aire tegmentale ventrale
est impliquée dans les symptômes de dysphorie via son action sur le niveau de
dopamine.
Le nalméfène est indiqué, selon son
AMM, en prise non systématique, si le
patient en ressent le besoin, suivant une
approche de réduction des risques. De préférence 1 à 2 heures avant le moment où
le malade prévoit une consommation ou
une envie d’alcool ou en perçoit le risque
(pas plus de 1 comprimé/jour). Ce médicament peut même être pris immédiatement après qu’il ait commencé à boire. Il
permet de diminuer le nombre de jours de
forte alcoolisation et la prise d’alcool sur
une période allant de 12 à 28 semaines.
La diminution de la consommation totale
a été corroborée par la régression significative des taux plasmatiques des enzymes
hépatiques.
Le nalméfène a montré un effet plus prononcé chez les patients alcoolodépendants
avec un niveau de consommation élevé
ou très élevé (≥ 60 g/j chez l’homme et
≥ 40 g/j chez la femme).
Les effets indésirables sont classiques :
nausées, sensations vertigineuses, insomnies et céphalées.2
Il est contre-indiqué chez les patients prenant des analgésiques opioïdes, ou ayant
des antécédents récents de dépendance
aux opioïdes, des symptômes aigus de
sevrage aux opiacés ou pour lesquels une
consommation récente est suspectée.
LA REVUE DU PRATICIEN MÉDECINE GÉNÉRALE l TOME 30 l N° 959 l AVRIL 2016
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L’ESSENTIEL
➜ Les traitements classiques de maintien de l’abstinence ont une efficacité modérée et nécessitent
un monitoring (disulfirame et naltrexone notamment).
➜ Le nalméfène est indiqué pour la réduction de la consommation, au besoin. Son hépatotoxicité est moindre.
➜ Le baclofène peut être prescrit en RTU à doses élevées, jusqu’à 300 mg/j. Indication : maintien
de l’abstinence ou réduction de la consommation. On peut l’utiliser dans les stades avancés de maladie
alcoolique du foie.
Autres contre-indications : insuffisance
hépatique sévère et insuffisance rénale
sévère (DFG < 30 mL/min/1,73 m2).
n
Baclofène (Liorésal 10 mg,
Baclofène Zentiva 10 mg)
n
Gamma-hydroxybutyrate
(GHB)
Agoniste des récepteurs GHB et GABA-B
mais aussi GABA-A, indiqué initialement
comme anesthésique mineur et dans la
narcolepsie (oxybate de sodium, Xyrem), il
est commercialisé depuis les années 1990
en Autriche et en Italie pour le traitement
de l’alcoolodépendance et du sevrage
alcoolique (Alcover) ; il n’a pas l’AMM en
France dans cette indication.
À la dose de 50 mg/kg, Le GHB a
démontré une efficacité supérieure à
celle du disulfirame et de la natrexone
dans le maintien de l’abstinence et la
réduction du craving après sevrage, sans
entraîner plus d’effets indésirables.
Il existe néanmoins un risque addictif
considérable chez les patients ayant une
comorbidité psychiatrique ou addictive.4
Le GHB a fait l’objet d’une étude multicentrique en France et en Europe dans le
maintien de l’abstinence. Un dossier de
demande d’AMM a été déposé. Mais, son
usage détourné à des doses élevées a terni
son image, il est communément qualifié
de drogue du viol ».
n
Perspectives
D’autres médicaments sont encore en
cours d’évaluation et certains représenteraient des pistes intéressantes, comme
le topiramate, l’ondansétron, la prégabaline, la gabapentine…
D’une manière générale, les problèmes
liés à l’alcool sont de plus en plus considérés comme des troubles hétérogènes et
complexes nécessitant des traitements
personnalisés. Cette approche devrait
tenir compte d’éléments prédicteurs de
réponse, dont les dimensions cliniques
prédominantes, les comorbidités somatiques et surtout psychiatriques nécessitant une prise en charge multimodale. l
RÉFÉRENCES
1. Dematteis M, Mallaret M. Les thérapies médicamenteuses. In: Benyamina A, ed. Addictions et
comorbidités. Paris: Dunod; 2014: 448.
2. Soyka M. Nalmefene for the treatment of alcohol dependence: a current update. Int J Neuropsychopharmacol 2014;17:675-84.
3. Gorsane MA, Kebir O, Hache G, et al. Is baclofen
a revolutionary medication in alcohol addiction
management? Review and recent updates. Subst
Abus 2012;33:336-49.
4. European Association for the Study of Liver.
EASL clinical practical guidelines: management of
alcoholic liver disease. J Hepatol 2012;57:399-420.
5. Skala K, Caputo F, Mirijello A, et al. Sodium oxybate in the treatment of alcohol dependence: from
the alcohol withdrawal syndrome to the alcohol
relapse prevention. Expert Opin Pharmacother
2014;15:245-57.
L’auteur déclare avoir participé à des interventions ponctuelles pour Lundbeck.
Cet agoniste sélectif des récepteurs
GABA-B a été initialement développé
comme antiépileptique, puis utilisé en
traitement de la spasticité neurologique
jusqu’à la dose de 80 mg/j. Il diminue les
propriétés renforçantes de l’alcool en baissant notamment la libération de dopamine
dans le système de récompense (noyau
accumbens et aire tegmentale ventrale) et
réduit ou supprime la réponse conditionnée produite par l’alcool, mais aussi la
cocaïne, la nicotine, l’héroïne…
Dans l’addiction à l’alcool, des études
cliniques (ouvertes, randomisées et
contrôlées) à faibles doses (30 mg/j) ont
retrouvé des résultats contradictoires. Le
cas d’un médecin français qui s’est traité
pour une dépendance alcoolique sévère
associée à un trouble anxieux a suscité un
grand engouement. Il a augmenté la posologie de baclofène par palier jusqu’à
éprouver, à 270 mg/j, une suppression
prolongée du craving et l’absence de
symptômes de dépendance. Il l’a ensuite
réduite à 120 mg/j en raison d’effets indésirables (somnolence).
Une étude française suivant ce même
design expérimental montre un arrêt ou
une réduction significative de la consommation d’alcool chez 88 % des participants
et retrouve l’indifférence à l’alcool et les
effets anxiolytiques.
Avec un recul de 4 décennies, cette
molécule est généralement considérée
comme bien tolérée et sûre. Les effets
indésirables les plus décrits, somnolence,
fatigue, vertiges sont souvent transitoires.3
Le baclofène a montré une sécurité d’utilisation dans les stades avancés de maladie
alcoolique du foie ainsi que son efficacité
en prévention de la rechute dans cette
population (EASL 2012). Deux essais randomisés contrôlés (Bacloville et Alpadir)
ont été mis en place en France afin de
l’évaluer à forte dose et les résultats ne
sont pas encore connus.
En mars 2014, l’Agence nationale de
sécurité du médicament et des produits
de santé (Ansm) a accordé une recommandation temporaire d’utilisation (RTU) permettant d’encadrer, de manière
exceptionnelle et temporaire, sa prescription hors AMM à des doses pouvant
atteindre 300 mg/j et ce, pour le maintien
de l’abstinence et la réduction de la
consommation jusqu’au faible niveau de
consommation tel que défini par l’OMS
(≤ 40 g/j chez l’homme ; ≤ 20 g/j chez la
femme).
Le traitement ne doit pas être initié en
association à tout autre médicament utilisé
dans la prise en charge de l’alcoolodépendance, en cas de pathologies somatiques
graves (rénales, cardiaques, pulmonaires,
hépatiques, épilepsie…), de comorbidités
psychiatriques sévères (schizophrénie,
trouble bipolaire, dépression sévère), de
coaddictions (sauf tabac), de grossesse.
L’instauration doit être très progressive
pour une meilleure tolérance (3 prises/j).
Des seuils doivent être respectés : au-delà
de 120 mg/j, nécessité d’un 2e avis médical ; à 180 mg/j : avis collégial en structure
addictologique (CSAPA ou structure addictologique hospitalière) ; la posologie de
300 mg/j ne doit jamais être dépassée. Il
est possible de redescendre à une dose
d’entretien après une phase à très forte
dose. L’arrêt est progressif, sur 1 à
4 semaines.
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