Idéalisme et panthéisme. La lecture kantienne de Spinoza dans la
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Idéalisme et panthéisme. La lecture kantienne de Spinoza dans la
Idéalisme et Panthéisme : Kant lecteur de Spinoza [« Idéalisme et panthéisme. La lecture kantienne de Spinoza dans la Critique de la Faculté de Juger », in Christophe BOUTON (éd.), Dieu et la Nature – La question du panthéisme dans l’idéalisme allemand. Hildesheim / Zürich / New York : Georg Olms Verlag (coll. « Europaea Memoria –Studien und Texte zur Geschichte der europäischen Ideen », dirigée par Robert THEIS, Jean-Christophe GODDARD et Günter ZÖLLER), 2005, pp. 55-74.] Idéalisme et panthéisme. La lecture kantienne de Spinoza dans la Critique de la faculté de juger PAR CHARLES RAMOND (Université Michel de Montaigne – Bordeaux 3) Dans la Critique de la faculté de juger, Kant se réfère assez souvent à Spinoza, ce qui ne saurait surprendre puisque, pour reprendre le titre général de notre colloque, c’est bien de la question « Dieu et la nature » que traite la Critique de la faculté de juger Téléologique. Pour l’essentiel, comme on sait, la question que se pose Kant est en effet de savoir dans quelle mesure on peut ou on doit recourir, en plus du simple mécanisme, à l’idée d’une organisation intelligente et intentionnelle (pour parler clair, de l’existence et de l’activité d’un Dieu, ou de causes finales) pour rendre compte, non seulement de la structure particulière des êtres vivants, ou « êtres organisés », mais plus généralement du spectacle général que nous offre la nature. Et le sens général de sa réponse est que, autant le recours à des causes finales peut être accepté à titre de « principes régulateurs pour la recherche » (§ 70), autant il est contradictoire et impossible de recourir aux causes finales à titre de « principes constitutifs de la possibilité des objets mêmes » (§ 70). « L’antinomie de la faculté de juger » ne sera donc pas 1 Idéalisme et Panthéisme : Kant lecteur de Spinoza contradictoire dans le premier cas, car elle ne pose que des jugements réfléchissants. Elle sera en revanche contradictoire si on la pose en termes de jugements déterminants1. Aux yeux de Kant, les erreurs et les contradictions de ses prédécesseurs proviennent donc essentiellement de leur incapacité à distinguer jugements réfléchissants et jugements déterminants, qui les conduit à s’enfermer dans le dilemme sans issue de l’adoption ou du refus des causes finales pour l’explication de la nature. Les systèmes qui adoptent des causes finales d’un point de vue déterminant, c’est-à-dire qui les posent comme existant effectivement, sont rangés par Kant (au § 72) dans la catégorie du « réalisme de la finalité de la nature » (Realism der Zweckmäßigkeit der Natur) : il s’agit, selon lui, principalement de « l’hylozoïsme » et du « théisme ». Les systèmes qui refusent au contraire les causes finales d’un point de vue déterminant, c’est-à-dire ceux qui refusent l’existence aux causes finales, relèvent de « l’idéalisme de la finalité » (Idealism der Zweckmäßigkeit), qui se divise lui-même en deux catégories : l’idéalisme du « hasard » (Kasualität), illustré par Démocrite ou Épicure, et l’idéalisme de la « fatalité » (Fatalität), comme dit Kant, « de la détermination de la nature dans la forme finale de ses produits » ([der] der Fatalität der Naturbestimmung in der zweckmäßigen Form ihrer Produkte) : et c’est cette forme particulière de « fatalisme de la finalité » ou « d’idéalisme de la finalité » qui définit, selon Kant, la philosophie de Spinoza. La deuxième grande caractérisation du spinozisme, comme « panthéisme », se trouve au § 85, et elle est expressément dérivée, par Kant, de « l’idéalisme de la finalité » par lequel il a d’abord qualifié la philosophie de Spinoza. Dans le § 85 en effet, Kant définit la « théologie physique » (Physikotheologie) comme « l’essai de la raison pour conclure à partir des fins de la nature (qui ne peuvent être reconnues que de façon empirique) à la cause suprême de la nature et à ses 1. L’opposition se montre, dans le texte, par le passage du « doit être considéré comme » réfléchissant (1) au « est » déterminant (2) : (1) « Thèse : Toute production des choses matérielles et de leurs formes doit être considérée comme possible selon de simples lois mécaniques ; Antithèse : quelques productions de la nature matérielle ne peuvent être considérées comme possibles selon de simples lois mécaniques, (leur appréciation exige une tout autre loi de la causalité, à savoir celle des causes finales) » [Satz : Alle Erzeugung materieller Dinge und ihrer Formen muß, als nach, beurteilt werden ; Gegensatz : Einige Produkte der materiellen Natur können nicht, als bloß mechanischen Gesetzen möglich, beurteilt werden (ihre Beurteilung erfordert ein ganz anderes Gesetz der Kausalität, nämlich das der Endursachen)] ; (2) « Thèse : Toute production de choses matérielles est possible selon de simples lois mécaniques. Antithèse : Quelque production de ces choses n’est pas possible selon des lois simplement mécaniques » [Satz : Alle Erzeugung materieller Dinge ist nach bloß mechanischen Gesetzen möglich. Gegensatz : Einige Erzeugung derselben ist nach bloß mechanischen Gesetzen nicht möglich] [je souligne, CR]. Cf. Kant, Critique de la faculté de juger, § 70, Ak V 387 [= Kant’s gesammelte Schriften, hrsg. von der Königlich Preußischen Akademie der Wissenschaften, Berlin, Bd. 5, p. 387], Pléiade 1180-1181 [= Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, in Œuvres Philosophiques, II. Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », traduction de Jean-René Ladmiral, Marc B. de Launay, et Jean-Marie Vaysse, 1985, p. 1180-1181]. 2 Idéalisme et Panthéisme : Kant lecteur de Spinoza 2 propriétés » . De ce point de vue, le spinozisme est présenté par Kant comme la résolution, à la fois architectonique et historique, de la difficulté inhérente à toute « théologie physique ». Le mouvement spontané de l’esprit vers une « théologie physique », au vu du spectacle général de la nature et de l’apparence d’organisation qu’elle comporte en bon nombre de ses parties, est, ou fut en effet contrarié dès l’origine (chez « les Anciens », pour parler comme Kant), par la prise de conscience impossible à rejeter « de l’extrême confusion du bien et du mal, de l’opportun et de l’inopportun »3, qui ne pouvait que manifester l’impossibilité de concevoir la nature comme ordonnée selon un plan généralement final. La solution proprement panthéistique (dont Spinoza est pour Kant le représentant par excellence) fut alors de renoncer à cette finalité générale et réciproque des choses de la nature (c’est le moment de « l’idéalisme de la finalité » ou « idéalisme des causes finales » dont j’ai déjà parlé), et de substituer à cette finalité qui ne pouvait pas suffisamment s’attester la notion « d’inhérence » de toutes les choses naturelles à une seule et unique substance. Cette commune et universelle inhérence (caractéristique du panthéisme), en « substituant l’inhérence dans une substance à la dépendance causale d’une substance »4, permettait ainsi d’obtenir, par le biais de ce qui aurait mérité le nom de « finalité sans fin », les avantages de la finalité sans en avoir les inconvénients. On avait en effet créé « un être qui, certes, ne produisait pas quelque chose selon des fins, mais dans lequel cependant toutes les choses, à cause de l’unité du sujet dont elles sont simplement des déterminations, devaient se rapporter, même sans fin ni intention, nécessairement les unes aux autres de façon finale »5. Kant salue bien évidemment cette trouvaille philosophique, mais en indique immédiatement les limites : avec la substance, Spinoza n’aurait pas tant résolu le problème de la « théologie physique » ou de la finalité dans la nature qu’il l’aurait « réduit à néant ». Dieu, la Nature, ou la Substance auraient été poussés par Spinoza à un point d’universalité tel qu’ils seraient en réalité des concepts « privés de toute réalité », « simple mésinterprétation d’un concept ontologique d’une chose en général »6. En un mot, la lecture que propose Kant 2. Kant, Critique de la faculté de juger, § 85, Ak V 436, Pléiade 1240 : Die Physikotheologie ist der Versuch der Vernunft, aus den Zwecken der Natur (die nur empirisch erkannt werden können) auf die oberste Ursache der Natur und ihre Eigenschaften zu schließen. 3. Kant, Critique de la faculté de juger, § 85, Ak V 439, Pléiade 1243. 4. Kant, Critique de la faculté de juger, § 85, Ak V 439, Pléiade 1244 : « Ainsi, ils introduisirent l’idéalisme des causes finales, en métamorphosant l’unité si difficile à exhiber d’une multiplicité de substances liées de façon finale par la substitution de l’inhérence dans une substance à la dépendance causale d’une substance » [So führten sie den Idealism der Endursachen ein : indem sie die so schwer herauszubringende Einheit einer Menge zweckmäßig verbundener Substanzen, statt der Kausalabhängigkeit von einer, in die der Inhärenz in einer verwandelten]. 5. Kant, Critique de la faculté de juger, § 85 : Ein Wesen folglich, das zwar nicht nach Zwecken etwas hervorbrächte, in welchem aber doch alle Dinge, wegen der Einheit des Subjekts, von dem sie bloß Bestimmungen sind, auch ohne Zweck und Absicht notwendig sich aufeinander zweckmäßig beziehen mußten. Traduction Pléiade, p. 1244. 6. Ibid, Ak V 439, Pléiade 1244. 3 Idéalisme et Panthéisme : Kant lecteur de Spinoza de Spinoza consiste à dessiner le trajet d’une solution impossible au problème de la finalité dans la nature, trajet dont les étapes seraient « l’idéalisme de la finalité » dans lequel on déclare renoncer à toute finalité, puis le « panthéisme » dans lequel on essaie de récupérer de la finalité par le stratagème d’une inhérence universelle des choses singulières dans la substance, avant d’échouer finalement dans ce que Hegel appellera « l’acosmisme » de Spinoza, sorte de solution nihiliste ou de politique philosophique du pire, c’est-à-dire l’extension à la substance elle-même de l’inexistence dont seules les causes finales devaient à l’origine être frappées. Il s’agira pour moi, dans les pages qui vont suivre, de prendre au sérieux la liaison centrale qu’établit Kant, à propos de Spinoza, entre « idéalisme (de la finalité) » et « panthéisme ». Je me propose donc d’examiner, d’une part, ce que le diagnostic kantien peut nous donner effectivement à comprendre du spinozisme, de ses relations à l’idéalisme (et pas seulement à l’idéalisme de la finalité) et, d’autre part, comment ce lien perçu ou établi par Kant peut nous apprendre quelque chose sur la fascination toute particulière que Spinoza a exercée sur l’idéalisme allemand. Plus généralement, car mon point de vue ne sera pas strictement historique, j’aimerais m’essayer ici à une tentative d’architectonique de certaines positions philosophiques, et à examiner, par conséquent, si la lecture que propose Kant de Spinoza peut nous aider à mieux comprendre, à mieux caractériser, déterminer, situer, définir, etc, d’une part la ou les positions philosophiques auxquelles on attribue le nom d’« idéalisme » et d’autre part le lien (si lien il y a) qu’entretiennent, pris en eux-mêmes, « idéalisme » et « panthéisme ». I-L’« idéalisme de la finalité ». Spinoza et « l’absurde ». Lorsque Kant définit le spinozisme comme un « idéalisme de la finalité » (Idealism der Zweckmäßigkeit), il prend très vraisemblablement le terme « idéalisme » au sens de l’idéalisme « matériel » ou « ordinaire », et non pas au sens d’idéalisme « formel » ou « transcendantal » qui qualifie, selon lui, le système de la philosophie critique. L’idéalisme « matériel » ou « ordinaire », selon une note de la « sixième section » de la dialectique transcendantale de la Critique de la raison pure, consiste à « mettre en doute » ou à « nier l’existence des choses extérieures mêmes »7. Au contraire (et nous devons bien faire attention à 7. ème Kant, Critique de la raison pure, Dialectique transcendantale, 6 section (« L’idéalisme transcendantal comme clef pour la solution de la dialectique cosmologique »), note de l’édition B (Ak III 338, Pléiade, tome I, 1137) : « Quelquefois, je l’ai appelé aussi [s.e. ‘l’idéalisme transcendantal’] par ailleurs idéalisme formel, pour le distinguer de l’idéalisme matériel, c’est-à-dire de l’idéalisme ordinaire, qui met en doute ou nie l’existence des choses extérieures mêmes » [Sechster Abschnitt. Der Transzendentale Idealism, als der Schlüssel zu Auflösung der kosmologischen Dialektik. Anmerkung : „Ich habe ihn auch sonst bisweilen den formalen Idealism genannt, um ihn von dem materialen, d. i. dem gemeinen, der die Existenz äußerer Dinge selbst 4 Idéalisme et Panthéisme : Kant lecteur de Spinoza ce « au contraire », et nous en ressouvenir par la suite), l’idéalisme transcendantal de Kant est une position, très paradoxalement, « réaliste », comme il le dit avec force dans deux passages remarquables des Prolégomènes, que je crois décisifs pour bien comprendre la position philosophique générale de Kant : d’abord la remarque III du § 13 : « Ce que j’ai appelé idéalisme ne concernait pas l’existence des choses (or l’idéalisme proprement dit, au sens communément reçu, consiste à la mettre en doute), car il ne m’est jamais venu à 8 l’esprit d’en douter » ; ensuite, de façon plus explicite, dans l’Appendice, où il s’oppose à ceux qu’il appelle maintenant des « idéalistes authentiques » : « La thèse de tous les idéalistes authentiques, depuis l’école éléatique jusqu’à l’évêque Berkeley, est contenue dans cette formule : ‘toute connaissance par les sens et l’expérience n’est qu’une simple apparence (ist nichts als lauter Schein), et c’est seulement dans les idées de la raison et de l’entendement pur qu’il y a de la vérité’. Le principe qui, d’un bout à l’autre, régit et détermine mon idéalisme est au contraire : ‘toute connaissance des choses tirée uniquement de l’entendement pur ou de la raison pure n’est que simple apparence, et ce n’est que dans l’expérience qu’il y a vérité »9. Je vais revenir par la suite sur quelques unes des inévitables questions que posent de tels passages : l’idéalisme « populaire » ou « communément reçu » est-il le même que « l’idéalisme authentique » dont il vient d’être ici question ? Est-il correct de qualifier, tant les Éléates que Berkeley, « d’authentiques idéalistes » ? L’idéalisme transcendantal pourra-t-il « renverser l’idéalisme 10 ordinaire » et continuer à être aussi un « idéalisme » ? Comment, finalement, définir l’idéalisme en son essence de telle sorte qu’il puisse fédérer ou regrouper les nombreuses formes ou espèces qu’il a pris dans l’histoire de la pensée ? Autant de questions qui constituent l’horizon de mon intervention, mais que nous allons momentanément laisser de côté pour nous demander si, au vu des bezweifelt oder leugnet, zu unterscheiden“]. 8. Kant, Prolégomènes, § 13 remarque III ; Ak IV 293, Pléiade 64 : « Ce que j’ai appelé idéalisme ne concernait pas l’existence des choses (or l’idéalisme proprement dit, au sens communément reçu, consiste à la mettre en doute), car il ne m’est jamais venu à l’esprit d’en douter » [je souligne, CR] [Denn dieser von mir sogenannte Idealism betraf nicht die Existenz der Sachen (die Bezweifelung derselben aber macht eigentlich den Idealism in rezipierter Bedeutung aus), denn die zu bezweifeln, ist mir niemals in der Sinn gekommen]. 9. Kant, Prolégomènes, Appendice ; Ak IV 374, Pléiade 162 : Der Satz aller echten Idealisten, von der Eleatischen Schule an, bis zum Bischof Berkeley, ist in dieser Formel enthalten : „alle Erkenntnis von Dingen, aus bloßem reinen Verstande, oder reiner Vernunft, ist nichts als lauter Schein, und nur in den Ideen des reinen Verstandes und Vernunft ist Wahrheit“. Der Grundsatz, der meinen Idealism durchgängig regiert und bestimmt, ist dagegen : „Alles Erkenntnis von Dingen, aus bloßem reinen Verstande, oder reiner Vernunft, ist nichts als lauter Schein, und nur in der Erfahrung ist Wahrheit“. 10. Kant, Prolégomènes, Appendice, Ak IV 375, Pléiade 163 : « Mon prétendu idéalisme (à proprement parler critique) est donc d’une espèce toute particulière, autrement dit il est ainsi fait qu’il renverse l’idéalisme ordinaire [...] » [Mein so genannter (eigentlich kritischer) Idealism ist also von ganz eigentümlicher Art, nämlich so, dass er den gewöhnlichen umstürzt]. 5 Idéalisme et Panthéisme : Kant lecteur de Spinoza premières définitions que nous venons de poser, le spinozisme peut correctement être caractérisé, comme l’a fait Kant, comme « idéalisme de la finalité ». Trouverait-on, donc, chez Spinoza, ce que Kant appelle « idéalisme de la finalité », c’est-à-dire refus de l’existence même de la finalité dans la nature ? Sans aucun doute (telle sera ma première thèse sur Spinoza), et même peut-être plus qu’on ne le croit ou qu’on ne le souhaiterait. Il est inutile je pense de revenir ici en détail sur le fameux Appendice de la première partie de l’Éthique, dans lequel Spinoza développe à la fois la généalogie et la critique impitoyable de la croyance aux « causes finales ». Il ne sera peut-être pas inutile, en revanche, de s’arrêter un instant sur la radicalité des propos que tient Spinoza dans ce passage si connu, et dans bien d’autres encore : « Pour montrer que la nature n’a pas de fin qui lui soit prescrite », écrit ainsi Spinoza, « et que toutes les causes finales ne sont que des fictions humaines [je souligne], il n’est pas besoin de beaucoup »11. Mais s’il n’y a, en soi, absolument aucune finalité dans la nature, si toute finalité est une fiction (figmentum, dit Spinoza), alors la notion même d’une organisation, ou d’un ordre de la nature, perd toute légitimité. Comme on le sait (mais c’est déjà un peu moins célèbre que la critique des causes finales), Spinoza, dans ce même Appendice de la première partie de l’Éthique, ne recule cependant en rien devant une telle conclusion, propre à étonner celui qui ne verrait dans la Nature Spinoziste que le lieu du développement intégral de l’ordre rationnel. Spinoza écrit en effet : « Et parce que ceux qui ne comprennent pas la nature des choses, mais se bornent à imaginer les choses, n’affirment rien des choses, et prennent l’imagination pour l’intellect, à cause de cela ils croient fermement qu’il y a de l’ordre dans les choses, sans rien savoir de la nature ni des choses ni d’eux-mêmes ; [...] comme si l’ordre était quelque chose dans la 12 nature indépendamment de notre imagination » . Impossible d’être plus explicite : même si de telles déclarations semblent contredites par d’autres déclarations tout aussi explicites de Spinoza (et tout particulièrement Éthique I, proposition 3313), même si cela doit poser des problèmes d’interprétation insurmontables, même si cela doit nous gêner, il n’en reste pas moins que Spinoza déclare tout à fait expressément, dans le passage de Éthique I Appendice que je viens de citer, que la notion « d’ordre de la nature » est un 11. Spinoza, Éthique, I, Appendice (traduction Bernard Pautrat, Paris, éd. du Seuil, 1988, p. 8384) : « Maintenant, pour montrer que la nature n’a pas de fin qui lui soit prescrite, et que toutes les causes finales ne sont que des fictions humaines, il n’est pas besoin de beaucoup » [Ut jam autem ostedam, naturam finem nullum sibi praefixum habere, et omnes causas finales nihil, nisi humana esse figmenta, non opus est multis]. 12. Spinoza, Éthique, I, Appendice (traduction Bernard Pautrat, p. 88-89) : Et quia ii, qui rerum naturam non intelligunt, sed res tantummodo imaginantur, nihil de rebus affirmant, et imaginationem pro intellectu capiunt, ideo ordinem in rebus esse firmiter credunt, rerum, suaeque naturae ignari ; [...] quasi ordo aliquid in natura praeter respectum ad nostram imaginationem esset. 13. Spinoza, Éthique I, prop. 33 : « Les choses n’ont pu être produites par Dieu d’aucune autre manière, ni dans aucun autre ordre, qu’elles ont été produites » [Res nullo alio modo, neque alio ordine a Deo produci potuerunt, quam productae sunt]. 6 Idéalisme et Panthéisme : Kant lecteur de Spinoza produit de l’imagination des hommes les plus ignorants. Ce déni d’un ordre de la nature n’est d’ailleurs pas un phénomène isolé chez Spinoza, puisqu’il structure par exemple toute la quatrième partie de l’Éthique (« De la servitude humaine »), qui s’ouvre en effet sur un unique Axiome selon lequel « il n’y a pas de chose singulière, dans la nature des choses, qu’il n’y en ait une autre plus puissante et plus forte. Mais, étant donnée une chose quelconque, il y en a une autre plus puissante, par qui la première peut être détruite »14. On a souvent quelque difficulté à accepter le tableau de la nature que propose ici Spinoza, tant il va à l’encontre de la vision harmonieuse que nous nous plaisons à développer généralement à son égard. Mais Spinoza proclame ici, très clairement, l’absurdité de la nature : toute chose singulière en effet, quel que soit le degré de puissance auquel elle sera parvenue (on peut penser, par exemple, à une communauté d’hommes raisonnables, vivant en paix les uns avec les autres sous le « régime absolu » de la démocratie ultime, et ayant donc développé la puissance humaine autant qu’il est possible), sera détruite par une autre chose singulière plus puissante qu’elle, et qui, notons-le, ne sera pas, elle, rationnelle (car le rationnel s’accorde avec le rationnel et ne le détruit pas). C’est le tableau d’une nature non seulement sans finalité, mais aussi sans ordre, où l’irrationnel vient toujours triompher de la raison, d’un monde donc, comme je l’ai dit plus haut, purement et simplement absurde, violent, chaotique et destructeur. J’ai montré ailleurs, et je n’ai pas le temps de m’y attarder ici, qu’il y avait toujours eu chez Spinoza un profond sentiment de l’absurde, parfois directement exprimé, parfois indirectement, dans la pratique d’un humour particulièrement noir, absurde et 15 ème siècle et le début du corrosif . Il n’est d’ailleurs pas impossible que, si le XVIII ème XIX siècle ont été fascinés par le Spinoza de l’ordre du monde et du panthéisme, la fin du XIXème et le début du XXème aient étés en revanche plus sensibles à cette présence de l’absurde et du non-sens dans le système. Pour terminer sur ce point, et pour donner donc raison à Kant (peut-être même plus qu’il ne le pensait lui-même) dans sa description du spinozisme comme un « idéalisme de la finalité » au sens « ordinaire », c’est-à-dire au sens d’une négation de l’existence de la finalité dans la nature, j’ajouterai qu’on peut sans doute voir là une des raisons (j’en donnerai encore une autre dans la suite de cet exposé) qui expliqueraient l’attitude assez peu « cosmophile », ou assez peu « panthéistique », dirais-je, de Spinoza. Dans la ligne de Éthique IV Axiome, en effet, la nature ne peut qu’être conçue comme un milieu fondamentalement hostile, puisqu’elle contient toujours la chose singulière qui nous détruira. Et de fait, chose frappante du moins à mes yeux, l’émerveillement panthéiste restera toujours absent de la philosophie de Spinoza, même si cette philosophie a pu, par la suite, servir de point d’appui et même de caution à de telles attitudes. Par 14. Spinoza, Éthique IV, Axiome : Nulla res singularis in rerum natura datur, quâ potentior, et fortior non detur alia. Sed quâcunque datâ datur alia potentior, a quâ illa data potest destrui. 15. Voir par exemple l’article « Absurde » in Charles Ramond, Le Vocabulaire de Spinoza. Paris : Ellipses, 1999. 7 Idéalisme et Panthéisme : Kant lecteur de Spinoza exemple, dans le Traité Politique, la fameuse formule qui en un certain sens représente la quintessence de l’attitude spinozienne (« j’ai taché de ne pas rire des actions des hommes, de ne pas les déplorer, encore moins de les maudire, – 16 mais seulement de les comprendre » ) est immédiatement suivie d’une référence (en réalité assez rare chez Spinoza) au monde, au cosmos, à la nature. Or, comment s’exprime alors Spinoza ? : « Et ainsi, j’ai considéré les affects humains – amour, haine, [...], etc. – non comme des vices de la nature humaine mais comme des propriétés qui lui appartiennent, comme appartiennent à la nature de l’air chaleur, froid, tempête, tonnerre et autres phénomènes de ce genre qui, tout fâcheux qu’ils sont [tametsi incommoda sunt –je souligne], sont cependant nécessaires et ont des causes déterminées par lesquelles nous nous efforçons de comprendre leur nature »17. Et, si Spinoza conclut, sans doute, que « de la considération véritable <de tous ces phénomènes fâcheux> l’âme tire autant de plaisir, que de la connaissance des choses agréables aux sens »18 ; il n’en reste pas moins que ce « plaisir » n’est pas donné au philosophe directement par le spectacle de la nature (qu’il s’agisse de l’homme ou du cosmos), mais au contraire, par un recul rationnel et intellectif devant le caractère « fâcheux » de ce que la nature lui propose, ou lui oppose19. II Le « réalisme de la finalité ». Spinoza et « l’utile ». Si l’on prend au sérieux la caractérisation du spinozisme par Kant comme un « idéalisme de la finalité », on découvre donc bel et bien, chez Spinoza, une face obscure de la nature : une nature sans fins, sans ordre, sans projet ni signification, en dernier ressort absurde, violente et destructrice. J’ai insisté jusqu’à présent sur cette dimension souvent méconnue du spinozisme ; il nous faut maintenant revenir au moins pour un moment sur le jugement de Kant, c’està-dire, revenir à une vision plus classique du spinozisme, dans laquelle la nature présente un ordre objectif et nécessaire (j’ai déjà donné la référence à Éthique I 16. Spinoza, Traité Politique, ch. 1, § 4 : Sedulo curavi, humanas actiones non ridere, non lugere, neque detestari, sed intelligere. Je traduis tous les extraits du Traité Politique. 17. Spinoza, Traité Politique, ch. 1, § 4 (suite du passage précédent) : Atque adeo humanos affectus, ut sunt amor, odium, ira, invidia, gloria, misericordia, et reliquae animi commotiones, non ut humanae naturae vitia, sed ut proprietates contemplatus sum, quae ad ipsam ita pertinent, ut ad naturam aeris aestus, frigus, tempestas, tonitru, et alia hujusmodi, quae, tametsi incommoda sunt, necessaria tamen sunt, certasque habent causas, per quas eorum naturam intelligere conamur. 18. Spinoza, Traité Politique, ch. 1, § 4 (suite du passage précédent) : Et mens eorum vera contemplatione aeque gaudet, ac earum rerum cognitione, quae sensibus gratae sunt. 19. Le contraste est frappant avec, par exemple, la fin du § 67 de la Critique de la faculté de juger (Ak V 380, Pléiade 1173-1174) : « Nous pouvons considérer comme une faveur que la nature a eue pour nous le fait qu’elle distribue de surcroît avec autant de générosité sur les objets utilitaires la beauté et le charme, et pour cette raison nous l’aimons et la respectons à cause de son immensité, et dans cette contemplation nous nous sentons nous-mêmes ennoblis, exactement comme si la nature avait monté et décoré sa scène somptueuse dans cette intention ». 8 Idéalisme et Panthéisme : Kant lecteur de Spinoza 33), et à travers de très nombreux indices, une finalité elle-même objective et universelle. Bien entendu, il ne s’agit ici en aucune façon pour moi de rétablir dans le spinozisme on ne sait quelle place pour des « causes finales » au sens où elles seraient les indications données par un entendement ou par un Dieu transcendants et extérieurs à la Nature. Mais il s’agit seulement de montrer que les principaux concepts qui définissent l’ordre rationnel et universel de la nature, chez Spinoza, enveloppent nécessairement, qu’on accepte ou non le terme, la notion d’une finalité objective de, et dans, la nature. J’en prendrai pour preuve le traitement spinoziste de la notion « d’utilité », qui est directement lié à celui de « finalité », comme c’est évident par soi, et comme Kant lui-même y insiste dans la Critique de la faculté de juger, précisément au § 85, qui traite de la « théologie physique », et dans lequel, comme nous l’avons vu, il définit et détermine le « spinozisme » comme « panthéisme » : « À quoi les choses dans le monde servent-elles les unes aux autres ? à quoi la diversité dans une chose est-elle bonne pour cette chose même ? Sur quel fondement peut-on admettre que rien n’est vain dans le monde, mais que partout dans la nature tout est bon à quelque chose, sous la condition que certaines choses (comme fins) doivent exister [...] ? »20. Pas plus qu’une montagne ne peut se concevoir sans vallée, la finalité ne peut se séparer conceptuellement, me semble-t-il, de l’utilité (les deux notions ont en commun la référence à des « moyens »). Or, je soutiendrais volontiers que l’importance tout à fait considérable donnée par Spinoza dans tout son système à la notion « d’utilité » est le moyen pour lui d’y réintroduire, sans la nommer (et sans doute aveuglément, d’ailleurs), la finalité objective de la nature, et de construire ainsi ce panthéisme rationaliste à la fois rationnel et pourvu de signification (puisque l’individu, comme l’humanité, peuvent y progresser), que nous connaissons et reconnaissons dans sa doctrine. J’ai traité en détail de la question de « l’utilité » chez Spinoza dans un article déjà publié21, je n’en donnerai donc ici que ce qui est strictement nécessaire à la présente communication. Que « l’utilité » partage entièrement, chez Spinoza, le sort réservé à la finalité, c’est ce que montre avec évidence Éthique I Appendice, dont nous avons déjà parlé plus haut. La croyance à la finalité provient en effet, aux yeux de Spinoza, d’une extension à la nature entière de la motivation première des hommes : à savoir, précisément, la recherche de « l’utilité ». Le texte est tout à fait explicite : 20. Kant, Critique de la faculté de juger, § 85 ; Ak V 437, Pléiade 1241 : Wozu die Dinge in der Welt einander nützen ; wozu das Mannigfaltige in einem Dinge für dieses Ding selbst gut ist ; wie man sogar Grund habe anzunehmen, dass nichts in der Welt umsonst, sondern alles irgend wozu in der Natur, unter der Bedingung dass gewisse Dinge (als Zwecke) existieren sollten, gut sei. 21. Voir Charles Ramond, « Qu’est-ce qui est ‘utile’ ? – sur une notion cardinale de la philosophie de Spinoza », in Politiques de l’intérêt, Annales Littéraires de l’Université de FrancheComté, Besançon, 1998, vol. 679, édité par Christian Lazzeri et Dominique Reynié, pp. 233-260. Repris in Spinoza et la Pensée Moderne – Constitutions de l’Objectivité. Préface de Pierre-François Moreau. Paris/Montréal : L’Harmattan (collection « La philosophie en commun »), 1998, pp. 337370. 9 Idéalisme et Panthéisme : Kant lecteur de Spinoza « [...] Il suit », écrit Spinoza, « qu’en tout les hommes agissent à cause d’une fin ; à savoir, à cause de l’utile dont ils ont l’appétit ; d’où vient que, des choses accomplies, ils veulent toujours savoir les causes finales »22. La recherche de l’utilité est ainsi, indirectement, à la source même de tous les préjugés, et du « renversement de la nature » caractéristique de la croyance aux causes finales. Elle engendre exactement les mêmes concepts erronés ou illusoires (parmi lesquels, on le notera dans la citation que je vais lire, celui « d’ordre » de la nature) que la recherche des causes finales : « Une fois qu’ils se furent persuadés que tout ce qui a lieu a lieu à cause d’eux, les hommes ne purent que tenir pour principal, en toute chose, ce qui avait le plus d’utilité pour eux <quod ipsis utilissimum>, et juger le plus éminent tout ce qui les affectait au mieux. D’où vint qu’il leur fallut former ces notions par lesquelles expliquer les natures des choses, à savoir le bon, le mauvais, l’ordre, la confusion, le chaud, le froid, la beauté et la laideur [...] ». Autant dire (on pourrait multiplier les preuves textuelles) qu’il n’y a strictement aucune différence, aux yeux de Spinoza entre l’explication des choses naturelles par référence à l’utilité des hommes ou par référence à des causes finales. Et pourtant, alors qu’il ne sera jamais question de « finalité objective » dans le spinozisme, alors que la « finalité » n’y sera jamais réhabilitée, « l’utilité » (qui est pourtant, nous venons de le voir, son équivalent strict sur le plan conceptuel) va se voir placée par Spinoza dans une position véritablement exceptionnelle puisque, comme je vais le montrer rapidement, tous les principaux concepts du spinozisme vont être définis, à un moment ou à l’autre, par rapport à elle – comme si elle pouvait les rassembler tous en elle, comme si elle était la véritable matrice du système. La recherche de « l’utile » prend ainsi, pour commencer, une dimension ontologique, lorsque Spinoza déclare, en Éthique IV 20, que, « Plus chacun s’efforce de rechercher ce qui lui est utile, c’est-à-dire de conserver son être, et en a le pouvoir, plus il est doté de vertu ; et, au contraire, en tant que chacun néglige ce qui lui est utile, c’est-à-dire de conserver son être, en cela il est impuissant »23. La dimension ontologique de cette identification est encore soulignée en Éthique IV 24, selon laquelle « absolument parlant, agir par vertu n’est en nous rien d’autre qu’agir, vivre, conserver son être (trois façons de dire la même chose) sous la conduite de la raison, et ce conformément au fondement qui consiste à rechercher ce qui est proprement utile à soi »24. Comme on le voit dans ce dernier passage, « l’utile propre », le véritablement utile, l’utile en soi, ou 22. Spinoza, Éthique I Appendice (Traduction Bernard Pautrat, p. 81) : Sequitur secundo, homines omnia propter finem agere ; videlicet, propter utile, quod appetunt ; unde fit, ut semper rerum peractarum causas finales tantum scire expetant. 23. Spinoza, Éthique IV 20 : Quo magis unusquisque suum utile quaerere, hoc est, suum esse conservare conatur, et potest, eo magis virtute praeditus est ; et contra quatenus unusquisque suum utile, hoc est, suum esse conservare negligit, eatenus est impotens. 24. Spinoza, Éthique IV 24 : Ex virtute absolute agere nihil aliud in nobis est, quam ex ductu rationis agere, vivere, suum esse conservare (haec tria idem significant), idque ex fundamento proprium utile quaerendi. 10 Idéalisme et Panthéisme : Kant lecteur de Spinoza l’utile objectif (par opposition à toutes les formes d’utilité illusoire et trompeuses dénoncées en Éthique I Appendice), intimement lié à la raison, à l’être et à la puissance, et qui est de toute évidence le nom de cette finalité objective partout présente dans la Nature spinoziste, se voit immédiatement lié par Spinoza à la vertu. Les deux dernières Parties de l’Éthique offrent d’ailleurs à cet égard une manière de gradation, dans laquelle la notion d’utilité se voit progressivement élevée à la plus haute dignité éthique. Ainsi, en Éthique IV 28 démonstration, la connaissance de Dieu est désignée comme « l’utile souverain » de l’âme, « c’est25 à-dire », ajoute Spinoza, « son souverain bien » . Dans l’Appendice de la Quatrième Partie, la reprise de l’assimilation du véritablement « utile » au « souverain bien » s’accompagne d’une liaison nouvelle à la « béatitude » : « Il est donc, dans la vie, utile au premier chef », écrit en effet Spinoza dans les premières lignes de Éthique IV Appendice 4, « de parfaire l’intellect, autrement dit la raison, autant que nous pouvons, et c’est en cela seul que consiste pour l’homme le souverain bien, autrement dit la béatitude »26. La joie elle-même, de ce fait, se voit mesurée à l’aune de « l’utilité », dans la magnifique formule de Éthique IV, Appendice 31 : « Jamais la joie ne peut être mauvaise si elle trouve sa mesure dans la vraie règle de notre utilité »27. Cette marche triomphale de la notion « d’utilité » s’achève enfin de façon grandiose avec l’avant-dernière proposition de l’Éthique (V 41), dans laquelle la vertu tout entière, conformément à ce qui avait déjà été énoncé à la fin de la Troisième Partie au sujet de la « fermeté » et de la « générosité » se voit ramenée à « l’utile » et à « l’utilité » : « le premier et l’unique fondement de la vertu, autrement dit de la façon de vivre correcte [...], est de rechercher ce qui est utile à soi »28, etc. Je passe ici sous silence les vastes champs d’application de la notion « d’utilité » dans l’anthropologie, la politique, et la théorie de la religion spinozistes, pour conclure : si le diagnostic kantien « d’idéalisme de la finalité » décelait et caractérisait à la fois de façon remarquable un spinozisme plutôt noir, voire nihiliste – celui que j’ai évoqué au début de cet exposé - ; en revanche, le Spinoza solaire, panthéistique et intégralement ordonné, qui me semble-t-il est celui qui a retenu principalement l’attention de l’idéalisme allemand, aurait sans doute mérité plutôt le nom de « réalisme de la finalité » que Kant réserve pourtant, comme nous l’avons vu, à l’hylozoïsme et au théisme. 25. Spinoza, Éthique IV 28 dém : « [...] Adeoque [...] summum mentis utile, sive [...] bonum est Dei cognitio. 26. Spinoza, Éthique IV, Appendice, chapitre 4 : In vita itaque apprime utile est, intellectum, seu rationem, quantum possumus, perficere, et in hoc uno summa hominis felicitas, seu beatitudo consistit. 27. Spinoza, Éthique IV, Appendice, chapitre 31 : Nec laetitia unquam mala esse potest, quam nostrae utilitatis vera ratio moderatur. 28. Spinoza, Éthique V 41 dém : Primum et unicum virtutis seu recte vivendi rationis fundamentum [...] est suum utile quaerere. 11 Idéalisme et Panthéisme : Kant lecteur de Spinoza III-L’essence de l’idéalisme. Idéalisme et panthéisme. Cette opposition entre « réalisme » et « idéalisme » est-elle cependant satisfaisante ? Dans la mesure où notre but commun, dans ce colloque, est d’approfondir notre connaissance et notre compréhension de « l’idéalisme allemand » (par le biais de son rapport au panthéisme), il ne sera peut-être pas inutile de revenir sur l’opposition proposée par Kant dans sa lecture de Spinoza. Nous pourrions même faire coup double, en progressant de la sorte à la fois dans la compréhension du spinozisme et dans celle de l’idéalisme, pris de façon très générale. On se souvient que Kant opposait son « idéalisme critique » à ce qu’il appelait un « idéalisme matériel », ou « idéalisme au sens communément reçu », idéalisme qui consistait pour l’essentiel, selon lui, à « mettre en doute » 29 « l’existence des choses (extérieures) » . L’idéalisme est donc, pour Kant, un processus ou une entreprise de « déréalisation » : et c’est pour cela que, lorsqu’il emploie pour qualifier la philosophie de Spinoza la formule « idéalisme de la finalité », on doit l’entendre au sens de « négation de l’existence (par Spinoza) de la finalité », et c’est bien en ce sens que je l’ai pris tout à l’heure. Il y avait là, tout de même, une difficulté qu’il est temps maintenant d’examiner, et qui concerne l’emploi que fait Kant de ce terme « idéalisme ». Si nous pensons à la philosophie la plus classiquement qualifiée « d’idéalisme », celle de Platon, nous pouvons parfaitement admettre que le monde sensible y est l’objet d’une certaine « déréalisation » par rapport au monde des idées. Mais les idées elles-même, tout au contraire, sont considérées comme les réalités par excellence. Donc le mouvement propre de l’idéalisme, au sens « communément reçu », pour parler comme Kant, consiste sans doute, d’un côté, en une déréalisation du monde, mais, de l’autre, et du même mouvement, en une « hyper-réalisation » de ce dont il y a idée. Par conséquent, l’expression « idéalisme de la finalité » aurait dû désigner pour nous, si nous avions étés sans préjugés, non pas une philosophie qui dénie toute réalité à la finalité, mais au contraire une philosophie qui fait de la finalité son idée, et donc sa réalité suprême. « L’idéalisme de la finalité », bien compris, devrait donc être un « réalisme de la finalité ». Et c’est bien cette ambiguïté fondamentale de l’expression « idéalisme de la finalité » (qui ruinerait, on le voit, l’opposition que Kant introduit entre les deux expressions et donc entre les deux types de systèmes qu’elles désignent) que nous avons parcourue jusqu’à maintenant, découvrant dans le spinozisme successivement l’absence de finalité, avec toutes ses conséquences, puis l’omniprésence ontologique de cette même finalité, sous l’apparence de l’utilité30. 29 Voir Kant, Critique de la raison pure, note de l’édition B, Ak III 338, Pléiade, vol. I, p. 1137. Il y a évidemment ici une tension dans le système, qui fait l’objet principal de l’ouvrage de Laurent Bove, La Stratégie du Conatus – Affirmation et Résistance chez Spinoza (Paris : Vrin, 1996). Bove se propose de montrer que le spinozisme fait place à la notion d’une « stratégie » sans finalité, dans l’immanence (cf. p. 14 : « En dehors de toute finalité interne, la thèse d’une stratégie du conatus s’inscrit donc sur le plan immanent et causal, intégralement intelligible, du rationalisme 30. 12 Idéalisme et Panthéisme : Kant lecteur de Spinoza On voit donc qu’une clarification de la notion « d’idéalisme » s’impose. Et pour cela, encore une fois, nous allons nous appuyer sur Kant, chez qui la notion d’idéalisme fait l’objet d’une élaboration si considérable (dans la remarque 3 au § 13 des Prolégomènes principalement) qu’elle donne parfois le vertige. Outre les idéalismes « matériel », « formel », « communément reçus » et « authentiques », que nous avons déjà rencontrés, et l’idéalisme « transcendantal » ou « critique » qu’il leur oppose, Kant recense donc un « idéalisme empirique » qu’il attribue à Descartes (qui consiste à « laisser chacun libre de nier l’existence du monde matériel, parce qu’on ne pourrait jamais donner de réponse satisfaisante [à ce problème] »), un « idéalisme divagant » (ou « dogmatique »), attribué à Berkeley 31 ou à Platon (qui consiste à « transformer en simple représentation des choses existant effectivement »), et un « idéalisme rêveur », non attribué à un auteur particulier, et qui consiste, « inversement » au précédent, à « changer de simples représentations en choses ». Je laisserai ici de côté « l’idéalisme empirique » de Descartes, dont le nom à lui seul a quelque chose de stupéfiant, et qui fait légitimement sursauter son traducteur Jacques Rivelaygues32, pour me concentrer sur la double définition symétrique de l’idéalisme que propose Kant à absolu » ; voir aussi p. 252 : « Les stratégies conscientes et en apparence transcendantes de l’État » sont rapprochées des « solutions que la vie –comme puissance absolument infinie d’agir et de penser-, sans poursuivre aucun but, imagine et réalise [...] »). Et c’est sans doute cela que désigne le concept spinoziste d’« utile propre » (cf. p. 75 : « La raison humaine est ainsi rabattement de la vérité dans une problématique de l’usage, ou de la recherche de l’utile propre. [...] L’idée vraie est donc recherchée en tant qu’utile propre, par le sujet, qui en fait l’objet de son désir suprême et de son amour »). Bove voit bien la dimension paradoxale du projet spinoziste de « l’utile propre », c’est-à-dire d’un « utile » délié de toute « finalité » (p. 178 : « effroyable paradoxe » du désir de la servitude, ou de l’illusion finaliste liée à la recherche de l’utile propre). Néanmoins, il voit dans la « nécessité circulaire » du spinozisme (p. 163 ; et p. 250 : « le projet politique d’autonomie fait boucle avec le plan d’immanence dont il est l’effet, dans un procès circulaire de l’accumulations des forces » ; cf. aussi p. 262), entre autres dispositifs théoriques, le moyen de résoudre une telle difficulté [Je souligne dans tous les cas]. On ne peut qu’admirer la lucidité des analyses et la pertinence et propositions de Bove. Je continue néanmoins à penser que c’est plutôt le projet philosophique spinoziste, que sa réalisation, qui sont ici décrits (voir notre article cité ci-dessus sur « l’utile »). Pour reprendre l’un des concepts centraux du livre de Bove, l’utile imaginaire et illusoire qui conduit aux pires erreurs de la finalité ne cesse par exemple jamais de « résister », dans le spinozisme, à la recherche de « l’utile propre ». Et Spinoza ne délégitime jamais tout à fait cette « résistance », que j’interprèterais comme l’insistance, ou la persistance, d’une trace de finalité au cœur même de l’utilité. 31. Voir Prolégomènes, Appendice, note ; Ak IV 375 ; Pléiade 163 : « L’idéalisme proprement dit a toujours la divagation pour fin, et il ne peut en avoir d’autre ; mais le mien vise uniquement à concevoir la possibilité de notre connaissance a priori des objets de l’expérience, problème jusqu’ici pas encore résolu, bien plus : pas même soulevé. Par là s’effondre tout idéalisme divagant qui, toujours (comme on peut déjà le voir chez Platon), conclut de nos connaissances a priori (même celles de la géométrie) à une autre intuition que l’intuition sensible (à savoir l’intuition intellectuelle), parce qu’il ne venait pas du tout à l’esprit que les sens aussi dussent intuitionner a priori. 32. Pléiade 1422 (note 1 à la p. 64 des Prolégomènes…) : « Kant présente ici de façon e curieuse la pensée de Descartes, qui, dans la VI Méditation, démontre au contraire l’existence du monde matériel. On a l’impression que cette formule désigne plutôt la pensée de Malebranche », etc. 13 Idéalisme et Panthéisme : Kant lecteur de Spinoza la fin de cette remarque. Il me semble en effet qu’elle contient, pourvu qu’on la lise attentivement, la solution à notre problème, c’est-à-dire la définition de l’idéalisme en son essence. Reprenons donc les formules de Kant : « Si c’est en effet un idéalisme répréhensible que de transformer en simple représentation des choses existant effectivement (non des phénomènes), de quel nom doit-on désigner celui qui, inversement, change de simples représentations en choses ? »33 D’après ces formules, l’idéalisme consiste donc toujours à « transformer » ou à « changer » quelque chose en autre chose : c’est une sorte d’opération magique, et en même temps une opération de falsification et de tromperie (quelque chose qui aurait 34 donc à voir avec ce que Nietzsche décrit dans la Généalogie de la Morale ; le terme Verwandlung, « métamorphose », est d’ailleurs l’un des plus importants chez Nietzsche). Ainsi, Berkeley « transforme<rait> en simple représentations les choses existant effectivement ». La formule est obscure : car, que sont aux yeux de Kant ces « choses existant effectivement » ? Ce que veut dire Kant, me semble-t-il, surtout lorsqu’on se rend compte qu’il attribue cette même opération de métamorphose falsifiante à Platon comme à Berkeley, c’est sans doute la chose suivante : « Berkeley (et Platon, donc, plus généralement l’idéalisme) transformerait les objets en apparences », c’est-à-dire en illusions : là, la phrase devient claire, et semble même avoir une certaine validité du point de vue de l’histoire de la philosophie. L’idéalisme inverse, en revanche, qui consisterait à « changer de simples représentations en choses » ne correspond à rien d’immédiatement évident dans l’histoire de la philosophie. Quels philosophes, ou quels systèmes sont ici visés ? Il me semble que le contexte général permet de désigner avec grande vraisemblance la métaphysique dogmatique, qui réifierait à tort des entités qui auraient dû garder leur statut d’idées de la raison : par exemple « l’âme », « le monde », et « Dieu ». Le sens de cela formule peu claire en elle-même « changer des représentations en choses » serait donc « changer des idées en réalités ». Mais alors, nous nous rendons compte que les deux formules pures de l’idéalisme : non pas, comme le dit Kant avec un souci rhétorique de symétrie qui rend sa pensée obscure, « transformer des choses en représentations », et « transformer des représentations en choses », mais « transformer des objets en illusions » et « transformer des idées en réalités », conviennent toutes les deux à, 33. Kant, Prolégomènes, § 13, remarque 3 (vers la fin) ; Ak IV 293, Pléiade 64 : Wenn es aber ein in der Tat verwerflicher Idealism ist, wirkliche Sachen (nicht Erscheinungen) in bloße Vorstellungen zu verwandeln, mit welchem Namen will man denjenigen benennen, der umgekehrt bloße Vorstellungen zu Sachen macht ? 34. Voir par exemple le § 14 de la Première Dissertation, trad. de I. Hildenbrand et J. Gratien, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1990, p. 47 : « Quelqu’un veut-il un instant plonger le regard dans le secret où se fabriquent les idéaux terrestres ? Qui en aura le courage ?… Allons ! Ici l’on a vue sur cette ténébreuse officine. », etc. 14 Idéalisme et Panthéisme : Kant lecteur de Spinoza et caractériseraient même assez bien l’idéalisme historique par excellence qu’est le platonisme. À bien y réfléchir, on voit même la parenté de ces deux « idéalismes » : car c’est bien le même geste qui fait des objets de simples apparences, et qui inversement place la réalité dans les idées. Le véritable idéalisme, l’idéalisme complet, celui qu’on trouve donc chez Platon, consisterait donc (pourvu qu’on les comprenne bien) dans la jonction des deux définitions proposées par Kant : « transformer des choses en représentations », et « transformer des représentations en choses » (au sens, je le répète, de « transformer des objets en illusions », et « transformer des idées en réalités ») ; et, de ce point de vue, Berkeley (qui se contente de « transformer les choses en représentations ») ou la métaphysique dogmatique (qui « transforme des représentations en choses ») ne seraient que des « demi-idéalismes », des idéalismes tronqués, bien plus que des formes opposées de l’idéalisme ; d’ailleurs, ni l’un ni l’autre de ces systèmes (pas plus que celui de Descartes, est-il besoin de le préciser ?) ne méritent le nom d’« idéalisme » ; la philosophie de Wolff ne l’a jamais porté, celle de Berkeley le porte par erreur, car le véritable nom que mérite la philosophie de Berkeley, on le sait, est « immatérialisme », ce qui est tout différent. La philosophie de Kant s’oppose donc, non pas à telle ou telle forme d’idéalisme, mais à l’idéalisme en son essence, tel que nous venons de le caractériser, qui conduit aux erreurs symétriques de l’immatérialisme – voisin du scepticisme – et de la dialectique de la raison pure – voisine du dogmatisme –, par où se comprend la secrète fraternité (enfants d’un même père) de ces systèmes apparemment opposés. Or, le point commun à toute cette famille, ce donc à quoi s’oppose la philosophie de Kant, c’est l’idée d’une transition possible de la réalité à l’idée : que la réalité se dilue, se dégrade, sous forme de représentation, ou qu’au contraire une représentation soit densifiée, solidifiée en réalité ; dans un cas comme dans l’autre, ce passage, descendant ou montant, s’accompagne de l’idée d’une ressemblance entre l’idée (la représentation) et son idéat (la réalité, l’objet), donc de l’idée d’une indication donnée par la représentation sur l’objet en lui-même (beaucoup plus chez Wolff que chez Berkeley, d’ailleurs, par où on voit que Berkeley serait sans doute moins éloigné de Kant que ne le dit Kant lui-même). Le geste de Kant, pour rompre avec l’idéalisme, est donc de couper net entre représentation et chose, ou, pour parler comme lui, de couper aussi bien entre « phénomène » et « apparence », qu’entre « phénomène » et « chose en soi ». La chose en soi ne se dégrade pas en représentation ; nous ne la connaissons absolument pas. La représentation ne sera pas, inversement, hypostasiée au rang de réalité suprême. C’est pourquoi la position de la chose en soi absolument inconnaissable est bien la clef de l’opposition kantienne à l’idéalisme35. 35. Pour une analyse approfondie des étapes et des discussions de la réfutation kantienne de l’idéalisme, on se reportera à l’article de Christophe Bouton, « Peut-on réfuter l’idéalisme ? », in 15 Idéalisme et Panthéisme : Kant lecteur de Spinoza Armés de ces distinctions et de ces définitions, nous pouvons donc revenir une dernière fois à Spinoza pour voir si la définition complète de l’idéalisme, telle que nous venons de l’élaborer à partir des formules kantiennes, permettrait de justifier ou non, d’une part, la qualification « d’idéalisme de la finalité » que lui impose Kant, et d’autre part l’existence d’une communauté profonde entre le spinozisme et l’idéalisme en son essence, communauté par laquelle s’expliquerait sans doute, en partie, le fait que l’idéalisme allemand se soit à ce point intéressé à, et peut-être reconnu dans, la philosophie de Spinoza. Trouve-t-on donc chez Spinoza l’un, l’autre, ou les deux processus caractérisant l’idéalisme en son essence, et qui consistent à « transformer des objets en apparences », ou à « transformer des idées en réalités » ? À première vue, on se récriera d’effroi, tant ces deux mécanismes semblent être à l’opposé même du geste spinoziste. L’idée d’une déréalisation des « choses singulières », en effet, semble aussi loin que possible d’une philosophie des choses singulières, précisément, d’une philosophie qui n’a cessé de dénoncer les abstractions, et qui déclare tout simplement que « Plus nous comprenons les choses singulières, plus nous comprenons Dieu »36. Sans contester cela, bien évidemment, il me semble qu’on pourrait cependant relever dans le spinozisme des gestes moins éloignés que cela de la position idéaliste telle que nous venons de la caractériser. La philosophie de Spinoza, en effet, a beau être une philosophie des choses singulières, le statut de l’individu y est plus ambigu qu’on ne le penserait parfois. Si on se réfère en effet, par exemple, à l’une des pages où Spinoza traite directement de la question de l’individualité (la Lettre 32), on se rend compte que l’individualité, selon lui, est une question de point de vue, et quasiment de décision. Spinoza, dans ce passage, imagine en effet un petit ver dans le sang (nous dirions aujourd’hui, un virus, ou une cellule), et se demande ce qui serait « individu » pour un tel ver. Selon lui, l’animalcule percevrait certainement les parties du sang comme autant d’individus, et n’aurait sans doute pas tort. Chez Spinoza, par ailleurs, les individus peuvent s’associer, fusionner, « se composer », pour produire des individus de puissance et de rang ontologique supérieurs : si bien qu’une même chose singulière peut toujours être considérée aussi bien comme un individu que comme une partie d’un autre individu. Pour toutes ces raisons, il me semble qu’on soutiendrait avec assez de vraisemblance que, dans le spinozisme, les individus sont parfois aussi illusoires que les généralités ou que les abstractions. D’autre part, si bien sûr la critique des abstractions et des idées générales est une constante du spinozisme, il arrive souvent que Spinoza affirme sans ambiguïté sa certitude de l’existence réelle d’espèces (par exemple l’homme) ème Années 1781-1801. Kant, Critique de la Raison Pure, vingt ans de réception. Actes du 5 Congrès international de la Société d’études kantiennes de langue française, Montréal, 27-29 septembre 2001. Paris : Vrin (Sous la direction de Claude Piché), 2002, pp. 77-88. 36. Spinoza, Éthique V, prop. 24 : Quo magis res singulares intelligimus, eo magis Deum intelligimus. 16 Idéalisme et Panthéisme : Kant lecteur de Spinoza même s’il lui est très difficile de les caractériser ou de les définir. Comme on sait, Spinoza accorde même, incontestablement, une valeur à la distinction des espèces en sous-espèces auxquelles il semble accorder réalité : par exemple (ce sont les aspects les moins plaisants du spinozisme, sans doute, mais ils n’en existent pas moins) lorsqu’il semble distinguer ontologiquement, à l’intérieur de l’espèce humaine, entre les « sages » et les « ignorants », ou entre les sains d’esprit et les fous, ou même entre les hommes et les femmes… Là encore, un certain crédit existentiel est accordé à des généralités. De ce point de vue, nous ne devons pas oublier que Spinoza, un peu à la manière de Platon, cherchait l’accord de la pensée et de la réalité dans des structures non pas « générales », sans doute, mais pas non plus « individuelles », plutôt dans des réalités absolument universelles : les « attributs », les « notions communes universelles », les « modes infinis », médiats ou immédiats. Bon nombre de lecteurs ont été sensibles à cet aspect de la doctrine, qui place la réalité dans des structures si universelles que, devant elles, les réalités individuelles n’ont d’existence qu’évanescente et fluctuante -à ce monde de compositions, de décompositions et de recompositions que Deleuze a si bien décrit, mais qui n’offre ni consistance, ni permanence, ni solidité aux concrétions individuelles que nous appelons les « choses singulières ». Il y a bien place en effet, chez Spinoza, pour ce qu’on pourrait appeler une sorte de « super-structuralisme », qui a d’ailleurs été salué comme tel par les théoriciens de la « fin du sujet », se plaisant à retrouver chez Spinoza une inspiration foncièrement anti-individuelle autant qu’anti-subjective. Tout un aspect du spinozisme correspondrait donc assez bien à la caractérisation de l’idéalisme à laquelle nous sommes parvenus tout à l’heure : à la fois frapper d’incertitude, estomper les frontières et les statuts des objets les plus courants (« transformer les choses en représentations », c’est-à-dire « transformer les objets en illusions »), et placer toute la réalité dans des structures absolument universelles que seule la pensée peut atteindre (« transformer les représentations en choses », c’est-à-dire « transformer des idées en réalités ») – en quelque chose, somme toute, qui n’est pas très loin des grands genres platoniciens. Pour conclure, je reviendrai brièvement sur le terme de « panthéisme », que nous avons laissé un peu de côté jusqu’ici. Chacun sait que ce terme est absent des textes de Spinoza ; mais chacun admet également que ce terme convient parfaitement au spinozisme, qui montre de toute évidence, et tout particulièrement dans les derniers mots de la Quatrième Partie de l’Éthique37 37. Spinoza, Éthique IV, Appendice, chapitre 32 : « [...] Car, en tant que nous comprenons, nous ne pouvons aspirer à rien qui ne soit nécessaire, ni, absolument parlant, trouver de satisfaction ailleurs que dans le vrai ; et par suite, en tant que nous comprenons correctement ces choses, l’effort de la meilleure partie de nous se trouve en cela convenir avec l’ordre de la nature tout entière » [Nam, quatenus intelligimus, nihil appetere, nisi id, quod necessarium est, nec absolute, nisi in veris acquiescere possumus ; adeoque quatenus haec recte intelligimus, eatenus 17 Idéalisme et Panthéisme : Kant lecteur de Spinoza cette attitude si caractéristique devant l’ordre du monde, qui a légitimé les rapprochements entre spinozisme et stoïcisme. Cependant, assez étrangement, comme je l’ai déjà fait remarquer, il n’y a pas de véritable cosmophilie chez Spinoza. Non pas, cette fois-ci, parce que la nature lui paraît hostile. Non : même dans le cadre d’un accord harmonieux avec l’ordre de la nature, cette cosmophilie n’apparaît pas. C’est que (telle sera donc la deuxième raison de cette attitude de Spinoza devant le monde) la nature telle qu’elle nous apparaît (« le ciel étoilé » kantien) n’est pour Spinoza que le « mode infini médiat » de l’un des « attributs » (infiniment nombreux) de Dieu. Autrement dit, pas grand chose. Sans doute, pour Spinoza, en bon immanentisme, Dieu est tout entier présent dans le moindre de ses modes, dans le moindre « brin d’herbe » (car il ne saurait être divisé) ; pour autant, la nature telle que nous la percevons avec nos yeux de chair ne peut pas susciter chez Spinoza l’enthousiasme (au sens propre du terme) qu’elle suscitera chez certains de ses successeurs, et qu’elle suscite déjà parfois chez Kant. C’est que le cosmos, dans le système spinoziste, est finalement aussi peu de chose par rapport à la Nature (ou par rapport à Dieu) que les ombres de la caverne sont loin du monde dont elles sont le reflet chez Platon. Dans un dialogue de Platon, Socrate se moque de ceux qui veulent philosopher en regardant le ciel, déclarant qu’à ce compte là les meilleurs philosophes seraient ceux qui font la planche sur 38 l’eau, car ils ont toujours les yeux automatiquement tournés vers le haut . On pourrait rapprocher cette anecdote de l’un des plus fameux passages de l’Éthique, où Spinoza écrit : « Les yeux de l’âme, par lesquels elle voit les choses et les observe, sont les démonstrations elles-mêmes »39 : dans les deux cas en effet, se perçoit une prise de distance par rapport au spectacle du monde. Sans doute Spinoza et Platon ne vont-ils pas aussi loin que Descartes et que le mécanisme dans la dévalorisation du monde – puisque chez eux deux, et c’est encore quelque chose qu’ils auraient en commun, le monde visible conserve quelque chose de l’éclat du monde invisible. C’est qu’en effet, tout idéalisme entretient sans doute des rapports profonds avec le panthéisme : s’il y a transition possible des choses aux idées et réciproquement, Dieu ne saurait (à l’inverse de ce qui se passe dans le mécanisme cartésien) s’absenter totalement du monde. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il existe (ce serait l’objet d’un autre exposé) des lectures néo-platoniciennes de Spinoza. En voyant en Spinoza son interlocuteur privilégié, l’idéalisme allemand du XIXème siècle aura donc été sensible à cette proximité entre idéalisme et panthéisme, que diagnostique Kant dans sa lecture de Spinoza. __________________ conatus melioris partis nostri cum ordine totius naturae convenit]. 38. On trouve ce passage extrêmement savoureux en République VII 529A-C. 39. Spinoza, Éthique V, prop. 23, scolie : Mentis enim oculi, quibus res videt, observatque, sunt ipsae demonstrationes. 18