CINQ RÉFLEXIONS SUR LE JUGEMENT ESTHÉTIQUE Thierry de

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CINQ RÉFLEXIONS SUR LE JUGEMENT ESTHÉTIQUE Thierry de
CINQ RÉFLEXIONS SUR LE JUGEMENT ESTHÉTIQUE
Thierry de Duve
RÉSUMÉ: Lors d’une causerie faite à la Cause freudienne de Bruxelles en
1993, j’ai commenté les cinq réflexions suivantes, sur lesquelles je n’ai
pas changé d’avis :
1. Comment on passe du jugement esthétique classique, du type « ceci
est beau », au jugement esthétique moderne, du type « ceci est de l’art
».
2. Comment la forme prédicative de la phrase « ceci est de l'art » paraît
en faire un constat conceptuel ou un jugement attributif analogue à «
ceci est une chaise ».
3. Comment en réalité tout ce que dit Kant du jugement esthétique «
ceci est beau » continue à s’appliquer à « ceci est de l’art », sauf que le
sentiment sur lequel repose un tel jugement n’est plus nécessairement
pris dans l’alternative du plaisir et de la peine.
4. Comment cela correspond à une dissolution radicale des conventions
artistiques et met en péril la possibilité même d’exercer un jugement
esthétique comparatif.
5. Comment malgré tout le jugement esthétique moderne et
contemporain compare les incomparables.
MOTS-CLÉS: jugement esthétique - esthétique classique – esthétique
moderne et contemporain.
1. COMMENT ON PASSE DU JUGEMENT ESTHÉTIQUE CLASSIQUE, DU
TYPE “CECI EST BEAU”, AU JUGEMENT ESTHÉTIQUE MODERNE, DU
TYPE “CECI EST DE L’ART”, EXEMPLIFIÉ PAR LE READYMADE DE
DUCHAMP.
En réalité je ne vais pas vous expliquer comment on passe de “ceci est
beau” à “ceci est de l’art”, je vais simplement positionner ces deux
extrêmes pour bien vous les faire voir. J’exclus tout d’abord les jugements
esthétiques sur la nature, dont il ne sera pas question aujourd’hui,
puisqu’on parle d’art, donc de productions humaines, d’artefacts.
L’esthétique classique connaît des formules du genre : “ce tableau est
beau”, “ce morceau de musique est sublime”, “ce poème est émouvant”,
“cette architecure de jardin est pittoresque”, et d’autres formules
semblables, que vous pouvez d’ailleurs étendre jusqu’à des formules du
langage contemporain courant, comme de dire “cette chanson est super”.
Tout cela relève du jugement esthétique classique.
Or, devant un readymade de Duchamp, ça ne marche pas. Le readymade,
c’est un objet tout fait qu’un certain Marcel Duchamp, jusque-là
peintre, a produit. Le premier date de 1913 (si on prend la Roue de
bicyclette), ou de 1914 (si on prend le sèche-bouteilles). Prenons le
sèche-bouteilles, parce que c’est le premier objet absolument non
modifié, sur lequel Duchamp a inscrit une phrase — qui est d’ailleurs
perdue —, qu’il a signé, et puis qu’il a laissé traîner dans son atelier,
mais dont la postérité plus ou moins immédiate a fait un objet d’art.
Après ça, il y a eu plusieurs autres readymades, dont un peigne en métal
pour chien, une couverture de machine à écrire Underwood, une pelle
à neige, très célèbre, intitulée In Advance of the Broken Arm, enfin le
plus célèbre de tous, le fameux urinoir intitulé Fountain, signé d’un
pseudonyme, R. Mutt, et soumis — mais non exposé, c’est toute une
histoire — au premier salon de la Society of Independent Artists à NewYork en 1917. Un readymade est donc une œuvre d’art que l’artiste n’a
pas faite de ses mains, mais qu’il s’est contenté de choisir, de signer et de
nommer.
Devant un tel objet, on peut évidemment dire “ceci est beau”. Mais dire
d’une pelle à neige ou d’un urinoir que c’est un bel objet n’en fait pas
de l’art pour autant. Cela resterait un jugement esthétique de type
classique portant sur le design de cette pelle à neige ou de cet urinoir. Or
ce n’est pas ainsi que ces objets ont fait leur entrée dans l’histoire de l’art
contemporain. C’est plutôt par une phrase qui apparaît comme un
baptême ou un rebaptême, la phrase “ceci est de l’art”.Sur le modèle de
la phrase, “tu étais Simon, je te rebaptise Pierre, et sur cette pierre je
bâtirai mon église”, on dirait : “tu étais pelle à neige, je te rebaptise art,
et sur ce nouveau nom, j’anticipe que l’histoire subséquente construira
un consensus”. Effectivement, aujourd’hui, on peut dire que cette église
duchampienne a été bâtie, que ce consensus — même s’il ne s’étend
pas à tout le monde, bien sûr — est suffisant pour que l’objet en question
se retrouve au musée. Donc, entre l’époque de Delacroix (pour assigner
un début arbitraire à la modernité) et la nôtre, il y a quelque chose qui
a dû changer dans l’histoire de l’art, puisque c’est un fait historique
qu’appliquée à l’urinoir de Duchamp, la phrase “ceci est de l’art” a
servi à exprimer un jugement sur une chose que rien ne préparait à être
de l’art par ailleurs. La question concerne maintenant la nature de ce
jugement.
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2. COMMENT LA FORME PRÉDICATIVE DE LA PHRASE “CECI EST DE
L’ART” PARAÎT EN FAIRE UN CONSTAT CONCEPTUEL OU UN JUGEMENT
ATTRIBUTIF ANALOGUE À “CECI EST UNE CHAISE” OU “CECI EST UNE
PIPE”.
(“Ceci est une pipe”, je l’avais noté ironiquement pour évoquer une
négation que tout le monde connaît et éveiller votre sagacité d’analystes
à ce que cette négation peut contenir de dénégation.)
Effectivement, “ceci est de l’art” a grammaticalement une structure
prédicative du même type que “ceci est une chaise”. Or, vous comprenez
tout de suite qu’il y a quelque chose qui cloche là-dedans dans la mesure
où je n’ai rien dans la définition traditionnelle du mot “art” qui me
permettrait de reconnaître comme art un objet tel qu’une pelle à neige
ou une pissotière, alors qu’il me suffirait de maîtriser la définition d’une
chaise dans le dictionnaire pour être capable de reconnaître l’objet
correspondant à la définition, même en supposant que je n’aie jamais
vu de chaise. Je n’en posséderais pas moins le concept de chaise. Cette
sorte d’évidence — le fait que la phrase “ceci est de l’art”, accrochée
à un readymade a une structure du type du constat ou du jugement
attributif — a précisément engendré chez les interprètes de Duchamp,
tant chez les théoriciens que chez les artistes, l’impression que ce que
Duchamp aurait fait, c’est accrocher le concept d’art à l’objet désigné
par le mot “ceci” dans la phrase “ceci est de l’art”. Et l’art serait ainsi
un concept. Très curieusement, les mêmes personnes qui disent cela
disent également que Duchamp a transformé le concept d’art, et que le
concept d’art tel qu’il peut s’appliquer à un readymade n’est pas le
même concept d’art que celui qui pouvait s’appliquer aux oeuvres qui
relèvent de l’esthétique classique.
Tablant sur cette attribution du soi-disant concept d’art à un objet, une
nouvelle catégorie d’art est apparue dans la foulée de la postérité de
Duchamp, à savoir, précisément, l’art conceptuel. Ce qu’on appelle art
conceptuel, qui d’ailleurs à mon avis ne mérite pas très bien son nom, est
une nouvelle école artistique qui est apparue il y a une petite trentaine
d’années, vers le milieu des années soixante, et s’est cristallisée vers la fin
de la décennie autour d’une série d’artistes, dont le groupe Art and
Language et Joseph Kosuth, qui ont fait de la théorie de l’art en tant que
pratique de l’art — à mon avis, une très mauvaise théorie. Kosuth, dans
un texte publié en 1969, intitulé Art after philosophy (et qui suggère
une espèce de renversement de la proposition hegélienne), prétend que
le mot “art” est un concept et que le readymade de Duchamp a fait la
démonstration que l’esthétique au sens classique a été disqualifiée. Ce
qui compterait désormais, et qui constituerait la nature de l’art, ce sont
les apports conceptuels que font les artistes et la façon dont ils
transforment le concept d’art en l’analysant. En fait, ces apports
conceptuels sont plutôt des soustractions, et les artistes n’inventeraient
rien, puisque Kosuth prétend dans ce texte que le concept d’art est un
concept analytique, qui contient donc tous ses prédicats en lui-même,
et non pas un concept synthétique. Selon lui, il suffit de procéder à une
enquête philosophique du type de la philosophie analytique pour dégager
les propriétés de l’art, et chaque artiste, en tout cas depuis Duchamp,
n’a apporté quelque chose à l’histoire de l’art que dans la mesure où il
dégageait, par une procédure d’analyse de ce genre, des propriétés
jusque-là non reconnues du concept d’art. Cette théorie de Kosuth
soutient également sa propre pratique d’artiste conceptuel.
Je voudrais me porter en faux contre cette théorie. Mais je ne veux pas
m’acharner contre Kosuth qui, en tant qu’artiste, et dans la mesure où
il soutient sa pratique d’une théorie qui prétend justement que l’art est
une théorie, court évidemment le risque qu’on lui dise : “si votre théorie
est mauvaise, votre pratique ne vaut rien non plus.” Cela n’était pas vrai
pour des artistes comme Cézanne ou comme Mondrian — Cézanne
n’avait pas de théorie, et Mondrian avait des théories très fumeuses sur
des tas de choses, mais son art est en quelque sorte totalement étanche,
à mon avis, par rapport à ses théories. Kosuth, par contre, réclame
fatalement de se voir juger à l’aune de sa propre théorie, et tant pis pour
lui si elle se retourne contre lui. En fait, son texte est très intéressant
comme symptôme d’une impasse théorique sur laquelle il est loin d’être
le seul à avoir buté, puisqu’il a été rejoint, dans les mêmes années, par
des esthéticiens professionnels, tels George Dickie, qui défendent des
positions tout à fait semblables. On peut dire qu’il y a un courant assez
dominant dans la théorie de l’art de ces vingt dernières années, surtout
anglo-saxonne, qui prétend qu’on en a fini avec l’esthétique, au sens
embarrassant du sentiment, au sens du jugement de goût, et que le tout
a été remplacé par une analyse conceptuelle, pragmatique ou
institutionnelle. Une grande partie du travail que j’ai essayé de faire a
été suscitée par les impasses de ce courant, tant ces problèmes me
concernaient pour pouvoir naviguer dans l’art contemporain, et tant
j’étais insatisfait par les discours dominants sur la question, tout en étant,
bien sûr, aussi insatisfait que mes adversaires par l’esthétique classique
du goût. Elle était en effet disqualifiée, mais pas là où eux le croyaient.
A partir du moment où j’ai compris cela, c’est Kant — le sommet de
l’esthétique classique — qui est devenu l’enjeu du débat.
3. COMMENT EN RÉALITÉ TOUT CE QUE DIT KANT DU JUGEMENT
ESTHÉTIQUE “CECI EST BEAU” CONTINUE À S’APPLIQUER À “CECI
EST DE L’ART”, SAUF QUE LE SENTIMENT SUR LEQUEL REPOSE UN
TEL JUGEMENT N’EST PLUS NÉCESSAIREMENT PRIS DANS
L’ALTERNATIVE DU PLAISIR ET DE LA PEINE. L’ART MODERNE
AUTORISE TOUS LES SENTIMENTS, Y COMPRIS LE DÉGOÛT ET LE
RIDICULE, SENTIMENTS DONT KANT DISAIT QU’ILS ÉTAIENT LES SEULS
À RENDRE IMPOSSIBLES, RESPECTIVEMENT, LES JUGEMENTS SUR LE
BEAU ET SUR LE SUBLIME. COMMENT L’ART MODERNE ENTRAÎNE
DONC POUR L’ESTHÉTIQUE UN “AU-DELÀ DU PRINCIPE DE PLAISIR”.
La troisième Critique de Kant, La critique du jugement, signe la date de
naissance véritable de l’esthétique moderne. Elle a bien sûr été préparée
par tout le XVIIIe siècle anglais, par Burke en particulier, mais aussi par
Gerard, Addisson, Hutcheson, et par Shaftesbury pour commencer, et
en Allemagne, par Baumgarten. Mais c’est Kant qui le premier, et à mon
avis pour toujours, a compris la structure du jugement esthétique et son
profond paradoxe.
Il y a dans la Critique de la faculté de juger, comme vous le savez sans
doute, deux parties : la “critique du jugement esthétique” et la
“critique du jugement téléologique”. Laissons la seconde de côté ; et
dans la “critique du jugement esthétique”, il y a encore deux parties,
“l’analytique du beau” et “l’analytique du sublime”. C’est avec
“l’analytique du beau” que je me débats. Parmi d’autres auteurs,
également conscients que l’esthétique de la modernité ne saurait plus
être l’esthétique classique, et grands lecteurs de Kant, Jean-François
Lyotard a relu de façon très contemporaine “l’analytique du sublime”,
et il fait passer toute l’esthétique de la modernité à travers le chas de
l’aiguille de la question du sublime. Je trouve tout ce que Lyotard a pu
dire sur la question absolument passionnant, mais il y a plusieurs raisons
pour lesquelles pour moi ce n’est pas par là que ça passe.
Premièrement, parce que mon expérience d’amateur d’art m’apprend
— mais c’est très subjectif — que l’art moderne, tel qu’il s’est
développé depuis cent cinquante ans et tel qu’il aboutit à l’art
contemporain, n’a jamais rien eu à faire avec le sublime. Ou alors, quand
il a eu à faire avec le sublime, il n’est pas très bon. Par exemple, le peintre
avec qui, dit-on, le sublime émerge dans l’histoire de la peinture, Caspar
David Friedrich, m’est toujours apparu comme un peintre moyen, pas
suffisamment bon. Je ne peux pas justifier ça, c’est un jugement
esthétique purement subjectif. Et ses tableaux qui correspondent le
plus aux définitions de Burke ou même de Kant sur le sublime, à savoir
les tableaux de montagnes, sont ses plus mauvais tableaux, le meilleur
étant le Moine devant la mer, qui a peut-être à voir avec le sublime
théoriquement, mais pas pour moi, esthétiquement. Je veux dire que
même un artiste comme Turner, qui certainement, lui, a à voir avec le
sublime, est à mon sens moins bon que sa réputation ne le fait exister. Ce
sont des jugements tout à fait personnels : pour moi, l’esthétique de la
modernité ne passe pas par là. Le sublime me semble toujours trop
dangereusement proche d’une esthétique de l’effet, et l’esthétique de
l’effet, du kitsch.
Ce que je viens de dire là n’invalide en rien ce que Lyotard a pu dire sur
le sublime, puisqu’il lui donne un tout autre sens, et je suis sans doute
injuste. J’admets même que je lui cause un tort, au sens que lui-même
donne à ce terme. Mais c’est pour moi une question d’économie que de
chercher le chemin théorique le moins coûteux pour arriver à dire un
maximum de choses théoriques tout en restant au plus près de mon
expérience d’amateur d’art, et de ne pas la trahir. Ceci dit, il y a une autre
raison, moins subjective et plus théorique (mais je pourrais dire : plus
stratégique), pour laquelle l’esthétique du sublime ne me paraît pas
convenir : il n’y a pas d’antinomie du sublime.
Le sentiment du sublime implique bien une contradiction que l’on vit
lorsqu’on l’éprouve — à savoir, la simultanéité de ces sentiments
d’attraction et de répulsion, de delight and terror, comme disait Burke.
Mais, en tant qu’elle est constitutive du sublime, cette contradiction ne
requiert pas de résolution philosophique, comme c’est le cas pour les
antinomies. C’est par la résolution de l’antinomie qui est au centre de
l’analytique du beau, c’est-à-dire de l’analytique du goût, que pour moi
la relecture de Kant est passée.
Il s’agissait de relire la troisième Critique en partant de l’hypothèse amenée
par le readymade — la seule vraiment plausible si l’on prend son
existence en tant qu’art au sérieux — selon laquelle la phrase “ceci est
de l’art” n’est pas un constat mais bien un jugement, et selon laquelle
ce jugement est esthétique et non pas conceptuel. Qu’est-ce qu’un
jugement esthétique ? C’est un jugement sentimental. Malgré tout le
scepticisme avec lequel une oreille analytique peut entendre la notion
de sentiment, de même que la réalité des sentiments, je ne vois pas de
meilleure définition du mot esthétique que “sentimental”. Et je cite
Kant là-dessus, qui dit : “Pour distinguer si une chose est belle ou non,
nous ne rapportons pas la représentation à l’objet en vue d’une
connaissance, mais nous la rapportons au sujet et au sentiment de plaisir
et de peine de celui-ci. Le jugement de goût n’est donc pas un jugement
de connaissance, par conséquent il n’est pas logique mais esthétique.
Esthétique signifie : ce dont le principe déterminant ne peut être que
subjectif.” Nous rapportons donc l’intuition ou la représentation (c’està-dire la perception) de l’objet que nous avons sous les yeux, non pas à
un concept qui nous permettrait de le ranger dans une catégorie de la
connaissance, mais au sentiment. Quel sentiment, dit Kant ? Le plaisir
ou la peine ; le sentiment esthétique serait pris dans cette alternative.
Puisque la phrase “ceci est de l’art” se serait, selon mon hypothèse,
substituée à la phrase “ceci est beau” pour exprimer un jugement
esthétique moderne, posons-nous la question de savoir si l’esthétique
kantienne reste ou non valable, si on remplace tout simplement le mot
“beau” par le mot “art” partout où on le rencontre dans le texte de
Kant. C’est ce que j’ai fait, et je vais tout de suite à l’antinomie. Le génie
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de Kant a été de prendre au sérieux le fait que nous utilisons pour exprimer
nos jugements de goût (Kant pensait surtout à la nature, au coucher de
soleil, à des phénomènes de ce genre, peu importe) des phrases du type
“ceci est beau”, pour dire en réalité le sentiment qui nous anime à
l’occasion de la perception de ces phénomènes. C’est très étrange, parce
que si vraiment je voulais exprimer un sentiment personnel, je dirais :
“ceci me plaît, ceci me procure le sentiment de plaisir”. Or, dans toutes
les langues, et depuis très longtemps, on emploie des phrases comme
“ceci est beau”. Tout se passe comme si l’objet était doté d’une propriété
objective, qui est la beauté, de la façon dont il est doté d’une propriété
de couleur, par exemple. Si je dis “ce livre est bleu”, tout le monde peut,
à moins d’être daltonien, le constater. On peut même le prouver en se
passant du sujet humain : je peux prendre un colorimètre et mesurer la
longueur d’onde de la lumière réfléchie par ce livre, et constater qu’elle
tombe dans la bande du bleu. Si je dis : “ce livre est beau”, je prête à
l’objet une qualité objective qu’il n’a pas, puisqu’en réalité elle n’est
que la traduction de mon sentiment subjectif : ce livre me donne un
sentiment de plaisir. Or, dit Kant, cette expression objective que nous
utilisons, bien qu’elle ne soit absolument pas démontrable, est justifiée.
D’avoir pris au sérieux la prétention du jugement de goût à l’objectivité
alors qu’il ne saurait être que subjectif, c’était d’une simplicité géniale,
et c’est l’oeuf de Colomb de l’esthétique. Kant écrit :
“L’antinomie du goût se présente donc comme ceci :
— thèse : le jugement de goût ne se fonde pas sur des concepts, car
autrement on pourrait disputer à ce sujet, c’est-à-dire, décider par des
preuves.
— antithèse : le jugement de goût se fonde sur des concepts, car
autrement, on ne pourrait même pas, en dépit des différences qu’il
présente, discuter à ce sujet, c’est-à-dire, prétendre à l’assentiment
nécessaire d’autrui à ce jugement.”
Une antinomie comprend donc une thèse et une antithèse dont il s’agit
de démontrer que les deux sont vraies. Thèse — le jugement de goût ne
se fonde pas sur des concepts ; il n’y a pas de concept de la beauté, il n’y
a que les sentiments subjectifs du beau, qui varient d’individu à individu.
On ne peut donc pas en disputer, et le proverbe populaire dit : “des
goûts et des couleurs, on ne discute pas”. (On devrait dire, si on était plus
philosophe, “on ne dispute pas”.) Antithèse — et pourtant, se dit
Kant, s’il n’y avait que cet aspect subjectif du jugement de goût, on en
resterait au jugement sur l’agréable qui, lui, se contente d’être simplement
subjectif, étant un jugement du type “ceci me plaît”, et nous ne
prendrions pas la peine de prétendre réclamer l’assentiment d’autrui à
notre jugement. Or, lorsque nous disons “ce livre est beau”, nous disons
: “même si je ne peux pas prouver sa qualité de beauté comme je peux
prouver sa couleur, en fait, ce que je dis, c’est qu’il devrait être beau
pour tout le monde.” C’est-à-dire que ce n’est pas véritablement une
qualité objective que je prête à l’objet, mais bien un accord subjectif
universel que je postule ou que je réclame chez tous les sujets. C’est une
phrase qui est au fond un impératif, un prescriptif qui prend l’allure
grammaticale d’un descriptif. Cela veut dire : “vous devriez être
d’accord avec moi”, ou : “j’en appelle au consensus de tous”, au sensus
communis, comme disait Kant. L’antithèse dit donc que le jugement de
goût doit bien se fonder sur un concept, c’est-à-dire sur quelque chose
qui a une valeur, sinon objective, du moins universelle, car autrement,
on ne pourrait même pas discuter à ce sujet. On ne se bagarrerait même
pas, ça ne nous viendrait pas à l’esprit de nous bagarrer sur des jugements
de goût. Or, on le fait. Je pense que le coup de génie de Kant a été de
remarquer que cette antinomie était constitutive du jugement de goût,
et que sa prétention à l’assentiment universel était justifiée.
Je n’entre pas dans la question, parce que ça prendrait trop de temps,
de voir comment Kant résoud l’antinomie, comment par une série de
jugements réfléchissants, d’opérations de la réflexion, il arrive à exiger
comme une exigence transcendantale que l’humanité entière soit dotée
d’une faculté qui est la faculté de juger et qui n’est rien d’autre,
d’ailleurs, que ce sensus communis, ce sens commun — Kant dit luimême “ce sentiment commun”, dont pourtant rien ne me prouve qu’il
existe, mais que je suis requis de postuler sur un plan transcendantal.
Je vais commenter cela autrement. On dit : la musique adoucit les mœurs.
Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que, même si tous les jours la
réalité du monde dément cela, il y a quelque chose dans l’art, dans la
culture et dans le jugement esthétique qui est de l’ordre d’un appel à
la paix. À la paix sur terre, à l’assentiment, au sentiment commun, quelque
chose qu’on pourrait appeler, si on est humaniste, un sentiment
d’appartenance commune à l’humanité, ou une solidarité, un sens de
la communauté. Or, rien ne prouve qu’il existe, et Kant est aussi sceptique
dans la troisième Critique qu’il ne l’a été dans les deux premières. Rien
ne me prouve que les hommes ont un sentiment commun, rien ne me
prouve qu’ils sont doués pour la paix. Au contraire, la guerre et le
dissentiment sont de règle. Et en art, en art moderne en particulier, je
dirais que le niveau de l’ampli a été monté considérablement en ce qui
concerne le dissentiment, puisque l’art qui a fait la fortune du XXe siècle
est un art de la dissonance, en musique comme en peinture, comme en
poésie, comme partout ; un art de l’antagonisme, de la brisure, un art
qui a cassé les conventions, c’est-à-dire un art du dissentiment, un art
qui provoque et qui en appelle au dissentiment plus qu’au sentiment
commun. (Que cela corresponde, en art, à l’énorme difficulté qu’il y a
à être encore humaniste aujourd’hui, ou à faire encore confiance au
sujet rationnel des Lumières, c’est l’évidence. On voit pointer là la question
d’un “au-delà du principe de plaisir”.)
J’ai donc tenté de relire Kant (d’)après Duchamp. La thèse, qui chez
Kant est que le jugement de goût ne se fonde pas sur des concepts,
devient donc chez moi que la phrase “ceci est de l’art” ne se fonde pas
sur des concepts. Et l’antithèse, que la phrase “ceci est de l’art” doit
quand même bien se fonder sur un concept. La réponse théorique que
j’ai cru pouvoir donner à cette antinomie est de traduire la thèse par :
“l’art n’est pas un concept, c’est un nom propre”, et l’antithèse par :
“l’art est un concept, c’est l’idée d’art comme nom propre” (ce qui
donne moins une réponse théorique qu’une réponse historique, datée
de la modernité. Je ne peux pas développer ça ici ; je l’ai fait dans les
deux premiers chapitres d’Au nom de l’art.) Le mot “art”, quand il est
employé pour exprimer un jugement esthétique, est un nom propre,
c’est-à-dire un nom dont on ne peut absolument pas donner une
définition, mais dont on ne peut que pointer les référents. Par exemple,
je m’appelle Thierry. Je ne suis évidemment pas le seul Thierry sur la
planète, je ne suis peut-être pas le seul Thierry dans cette salle, mais je
mets quiconque au défi de trouver des caractéristiques communes aux
Thierry (sauf celles d’être de sexe masculin et de langue française). A
part cela, dans le mot “Thierry”, rien ne dit si les Thierry sont grands ou
petits, maigres ou gros, blonds ou bruns, etc. Alors que du mot “chaise”,
je peux déduire une série de propriétés qui sont comprises analytiquement
dans le concept de chaise.
Vous voyez maintenant pourquoi il a fallu le readymade de Duchamp
pour que cette thèse advienne. En effet, rien ne distingue la pelle à neige
de Duchamp d’une pelle à neige quelconque, si ce n’est qu’elle a été
baptisée du nom d’art. Ce baptême, je le considère évidemment comme
extrêmement signifiant, et comme porteur d’une vérité générale. Un
readymade étant un objet quelconque (pelle à neige, urinoir, peigne,
etc.), il n’est donc que l’indice de ce que le référent de “ceci”, dans la
phrase “ceci est de l’art”, est lui-même quelconque. Ce qui vaut pour
telle oeuvre de Duchamp vaut pour toute oeuvre d’art, dans la modernité.
Voilà donc la thèse que je défends : quand il est employé pour baptiser,
le mot “art” est un nom propre dont on ne peut que désigner les porteurs.
Où sont les Thierry ? En voilà un, en voilà un, en voilà un. Où sont les
œuvres d’art ? En voilà une, et encore une, et encore une. Généralisons
: si on me demandait “quelle est votre notion de l’art ?”, je répondrais
(une réponse qui vaut pour vous comme pour moi comme pour
quiconque) : je n’ai à proprement parler pas de notion de l’art, pas de
théorie. Mais je peux vous montrer les oeuvres auxquelles je pense quand
je dis “art”. L’art n’est pas un concept, c’est une collection d’exemples.
Je vais vous illustrer ceci par un schéma.
La phrase “ceci est de l’art” est en réalité une phrase dans laquelle et le
mot “ceci” et le mot “art” peuvent être remplacés par une de ces petites
mains à l’index pointé qui sont comme l’icône même des déictiques. Le
mot “ceci” est évidemment un déictique, un désignateur dont le désigné
varie selon le référent indiqué. Et le mot “art” — et ceci est beaucoup
moins évident — est aussi un déictique, mais d’un genre particulier,
c’est un désignateur rigide, comme dirait Saul Kripke, autrement dit, un
nom propre. (Kripke a une théorie des noms propres comme désignateurs
rigides qui me convient parfaitement, sans que je me sente obligé
d’adhérer pour autant à son essentialisme philosophique).Le mot “art”
n’est donc pas un concept, c’est une collection d’exemples— différente
pour chacun. Je vais mettre quelques-uns des miens dans le schéma, au
bout de la petite main que représente le mot “art” : la Joconde, un
Pollock, parce que c’est un artiste que j’aime énormément, un Cézanne,
l’oiseau de Brancusi, un dernier quattuor de Beethoven, un livre que
j’aime bien, etc. Chacun se fait sa propre collection, et ce qui donne
l’impression que le mot “art” est un concept, c’est qu’il a beau se référer
à tout ce qu’il y a dans la collection, de lui-même il ne la montre pas. Ici,
dans le schéma, j’explicite ce qui d’ordinaire reste implicite. Alors, lorsque
je dessine ici, au bout de l’autre petite main que représente le mot
“ceci”, la pissotière de Duchamp, et que je dis “ceci est de l’art”, je ne
subsume pas cet objet sous un concept, je le fais rentrer dans ma collection.
C’est en quoi la phrase “ceci est de l’art” est un jugement esthétique,
un jugement comparatif, la copule “est”, qui exprime une apparente
identité d’essence, étant ce par quoi s’établit la comparaison (j’y
reviendrai). Donc cette phrase est un baptême qui applique à la pissotière
de Duchamp le nom propre, “art”, lequel avait déjà été appliqué de la
sorte à toute une série d’autres objets qui sont rentrés dans ma collection
au moyen d’une semblable opération de baptême.
Je récapitule. La thèse, dans l’antinomie kantienne relue (d’)après
Duchamp serait : “l’art n’est pas un concept, c’est un nom propre” ;
l’antithèse serait : “l’art est un concept, c’est l’idée d’art comme nom
propre”. Je ne vais pas commenter longuement l’antithèse aujourd’hui,
ça me mènerait trop loin, car elle conduit à faire une mise en perspective
post-moderne de l’idée régulatrice d’art dans la modernité (c’est le sens
de ce (d’)après). Disons que la modernité serait cette période de l’histoire
de l’art pour laquelle nous n’avions (ou n’avons) pas d’autre usage du
mot “art” que celui de s’en servir comme d’un nom propre. La modernité
serait cette période de l’histoire (qui, à mon sens, n’est pas finie), pour
laquelle les critères déterminant un jugement esthétique font défaut,
radicalement, à tel point qu’on peut dire que le jugement esthétique
moderne ne dispose d’aucun critère déterminant, mais qu’on se retrouve
cas pas cas, tout nu devant la nécessité d’exercer, comme disait Kant, son
jugement réfléchissant, en baptisant l’objet jugé du nom d’art. Et ça ne
vaut évidemment pas uniquement pour l’urinoir, mais pour toute œuvre
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d’art de la modernité, à des degrés divers.
Je dois dire un mot sur le sentiment. Pour Kant, la phrase “ceci est beau”
reposait sur l’alternative du sentiment de plaisir ou de peine, ou sur un
mixte des deux. On peut imaginer une gradation continue du plaisir à la
peine et réciproquement. La phrase “ceci est de l’art”, par contre, renvoie
à un choix binaire, et qui repose sur le sentiment d’avoir, ou de ne pas
avoir, affaire à de l’art. Vous voyez aisément qu’un tel sentiment varie
d’individu à individu, selon le goût et les inclinaisons, et surtout, selon le
degré de culture de chacun. L’expression “le sentiment d’avoir affaire
à de l’art” ne dit rien sur la nature ou la teneur du sentiment en question,
et autorise, au fond, n’importe quel sentiment, y compris le dégoût et le
ridicule. Kant dit que ce sont les deux sentiments incompatibles avec
tout jugement esthétique : le dégoût avec le goût, c’est-à-dire le beau,
et le ridicule avec le sublime. Comme par hasard, ce sont précisément les
deux sentiments qui ont été invoqués le plus souvent pour motiver le
jugement “ceci n’est pas de l’art” porté à l’encontre de l’art moderne.
C’est là que je pense pouvoir glisser une hypothèse de travail qui réveillerait
la question de la Verneinung. Tout ce qui compte aujourd’hui comme
chefs-d’œuvre de la modernité, depuis L’enterrement à Ornans de
Courbet jusqu’aux Demoiselles d’Avignon de Picasso, en passant par Les
Fleurs du mal de Baudelaire, Madame Bovary de Flaubert, Le sacre du
printemps de Stravinski, Ulysse de James Joyce, le Déjeuner sur l’herbe
de Manet au Salon des Refusés, et une multitude d’autres œuvres, a été
en butte à des jugements du type “ce n’est pas de l’art, ça, ce n’est pas
de la peinture, ce n’est pas de la musique, ce n’est pas de la littérature”.
De tels jugements ont à mon sens tous la structure d’une dénégation, ne
fût-ce que parce que prononcer le non-art est déjà une manière
d’accréditer le fait que l’objet en question est candidat à l’art. On ne
parlerait pas d’une pissotière comme étant du non-art ou de l’anti-art
si on ne ressentait pas violemment qu’il y a au moins quelqu’un qui
prétend que c’est de l’art. Le jugement “ce n’est pas de l’art, ça !” a été
prononcé avec une régularité d’horloge tout au long de la modernité, et
a toujours été argumenté en invoquant des sentiments qui versaient soit
du côté du dégoût, soit du côté du ridicule. On a dit de la peinture de
Courbet qu’elle était dégoûtante, on l’a dit de Manet également. Et on
a dit à propos d’une quantité d’artistes — pensez aux dadaïstes par
exemple — que leur œuvre était ridicule. Ou l’art moderne est
dégoûtant, avec tout ce que ça comporte évidemment de retour du
refoulé sexuel, voire scatologique, ou l’art moderne est ridicule. D’un
côté, “c’est de la merde”, et de l’autre, “un enfant de cinq ans peut
faire ça”.
L’histoire, jusqu’à nouvel ordre, a inversé ces jugements. Il faut donc en
conclure qu’on peut faire de l’art moderne, et en juger, avec tous les
sentiments, y compris ceux qui paraissaient exclure jusqu’à la possibilité
même d’un jugement esthétique. L’expression de ces jugements de
dégoût et de ridicule n’a pas empêché le Sacre du printemps, Ulysse,
l’Olympia ou Madame Bovary d’être aujourd’hui reconnus comme des
chefs d’œuvre de la modernité.
Je viens de dire que tous les sentiments sont autorisés par l’art moderne.
Or il me vient subitement un doute dont j’aimerais m’ouvrir à vous,
puisqu’il se fait que je m’adresse aujourd’hui à un auditoire
principalement constitué d’analystes. Il semblerait que pour Freud
comme pour Kant, il n’y ait au fond qu’un sentiment — ou deux : le
plaisir et la peine, le plaisir et le déplaisir. Peut-être y a-t-il quelque chose
de très pertinent là-dedans. Freud n’a pas perdu son temps à faire un
principe pour chacun des sentiments que l’on peut éprouver. Il y a le
principe de plaisir et le principe de réalité. Et puis, dans la deuxième
théorie des pulsions, il y a Eros et Thanatos. Il n’y a pas trente-six mille
pulsions. Et dans le texte sur la Verneinung, il y a des choses très
énigmatiques, puisque Freud évoque un plaisir de la négation, un plaisir
dont Lacan tire quelques ficelles en direction du sadisme, d’une part, et
en direction de la Verwerfung, de la forclusion, d’autre part. Je ne sais
pas très bien quoi faire avec ça. Sauf que peut-être, après tout, une
question se pose : avons-nous besoin d’une typologie des sentiments
pour avancer sur un plan théorique vers une esthétique de la modernité,
ou pouvons-nous après tout nous contenter du plaisir et du déplaisir ?
Mais alors, que faire de la deuxième théorie des pulsions, que je viens
d’évoquer ? En tout cas, il me semble que ce n’est pas par hasard que
l’”Au-delà du principe de plaisir”, texte ô combien énigmatique et
spéculatif de Freud, soit né dans la même époque de l’histoire qui a
engendré les œuvres d’art dont j’ai parlé tout à l’heure, et qu’il ait
trouvé son point de départ dans une réflexion sur les névroses
traumatiques. Quand on pense que l’esthétique de la modernité est
largement une esthétique du choc, du trauma (Walter Benjamin avait
commencé à la théoriser), il doit y avoir là quelques pistes. Je laisse ça en
suspens, mais ce sont des questions que j’aimerais bien adresser aux
psychanalystes.
4. COMMENT CELA CORRESPOND, DANS L’ORDRE DE LA PRATIQUE ET
DE L’APPRÉCIATION DE L’ART, À UNE DISSOLUTION RADICALE DES
CONVENTIONS, ET COMMENT CELA MET EN PÉRIL LA POSSIBILITÉ MÊME
D’EXERCER UN JUGEMENT ESTHÉTIQUE COMPARATIF.
Je vous ai dit que je n’allais pas vous expliquer comment on passe du
jugement esthétique classique, du type “ceci est beau”, au jugement
“ceci est de l’art”. Maintenant, je pense pouvoir vous dire quelque chose
sur ce passage. Des formules du jugement esthétique classique, du type
“ce tableau est beau, ce morceau de musique est sublime, ce paysage est
pittoresque, etc.” supposent que l’on sache ce qu’est un tableau, ce
qu’est un morceau de musique, ce qu’est un paysage, ce qu’est un
poème, ce qu’est une pièce de théâtre, et ainsi de suite. Il doit donc y
avoir un certain consensus social autour des conventions spécifiques à
chacun des arts en particulier. Or, avec Duchamp, on est passé d’un
système qui, au XVIIIe et au XIXe siècle s’appelait “les Beaux-Arts”, à un
système qui s’appelle aujourd’hui “l’art”, au singulier et sans le mot
“beau” — c’est-à-dire, à l’art en général. Ce passage ne va pas de soi. Je
me cite, si vous permettez : “On ne devrait jamais cesser de s’émerveiller,
ou de s’inquiéter, de ce que notre époque trouve parfaitement légitime
que quelqu’un soit artiste sans être peintre, ou écrivain, ou musicien, ou
sculpteur, ou cinéaste, etc. La modernité aurait-elle inventé l’art en
général ?” Cette phrase, que j’avais écrite sur la quatrième de couverture
de mon livre, Au nom de l’art, ne me quitte pas.
Prenons l’exemple de la peinture. Tant que nous sommes dans une
civilisation classique, qui a une certaine stabilité sociale, la société (c’està-dire la classe cultivée, qui seule “compte”) s’accorde sur les définitions
techniques de ce qu’est l’objet nommé “tableau”. Un tableau, c’est un
objet plat, qui est transportable, qui pend au mur, qui a un cadre, qui
représente quelque chose, en perspective, en accord avec les règles d’un
genre (portrait, paysage, nature morte, peinture d’histoire, etc.), qui est
peint à l’huile, à la main, par quelqu’un. Voilà, grossièrement énoncée,
la liste des conventions qui font la définition d’un tableau à la fin du
XVIIIe siècle. Je peux donc reconnaître un tableau quand j’en vois un,
de la même manière exactement que je peux reconnaître une chaise
quand j’en vois une. La phrase “ceci est un tableau” n’a rien d’un
jugement esthétique, c’est un constat. Si ensuite je dis, “c’est un beau
tableau”, ou “ce n’est pas un beau tableau”, là je formule évidemment
un jugement esthétique. On aurait donc, d’un côté, les conventions du
tableau et, de l’autre, l’appréciation de ce que l’artiste fait avec ces
conventions, et comment éventuellement il les sublime.
Oui, mais qu’est-ce que c’est qu’une convention ? Une convention,
c’est quelque chose qui a deux faces : c’est d’une part une règle, c’est
d’autre part un pacte. Sous la première face, les conventions de l’art, ou
d’un art donné, sont des règles du faire et du juger, des règles techniques
du côté de l’artiste et des règles appréciatives du côté du public. Pour
l’artiste, les conventions de son art sont avant tout des préceptes
techniques. Comment fait-on un tableau ? On prend de la toile, on la
tend sur châssis, on met du gesso blanc dessus, puis on prend des pinceaux,
etc. Ce n’est pas écrit dans la nature, qu’il faille peindre sur toile, ni qu’il
faille peindre avec des pinceaux et pas avec ses doigts, pas en jetant la
couleur sur la toile, et ainsi de suite ; c’est écrit dans l’histoire, c’est-à-dire
dans les conventions. Voilà donc un certain nombre de conventions qui
sont des conventions du faire pour le peintre, et qui sont des conventions
du juger pour les spectateurs. En effet, c’est à l’intérieur de ces mêmes
conventions de la peinture que le spectateur apprécie la qualité de
l’exécution, lit le sens du tableau et, plus généralement, juge des qualités
résultantes sur le plan sensible, ce qu’on appelle ordinairement les qualités
esthétiques.
Jusqu’ici, j’ai mis l’accent sur le fait qu’il y a des règles, techniques et
esthétiques, et maintenant je mets l’accent sur l’aspect social de ces
règles, sur le fait que ces règles sont des conventions, c’est-à-dire, un
pacte. Pour signer un pacte, il faut être au moins deux. Une convention
d’un art donné, c’est donc un pacte noué entre l’artiste et sa clientèle,
l’artiste et son public. Tant qu’on est dans une période dite classique, les
conventions artistiques sont, dans l’ensemble, stables, ce qui veut dire
que les préceptes du faire et les critères du juger sont acceptés par les
parties concernées par le pacte. Ceci implique aussi que les parties en
question soient connues et se connaissent.
Arrive la modernité. Qu’ont fait les peintres, les écrivains, les musiciens,
les artistes qu’on a appelés d’avant-garde, dans toutes les disciplines ?
Ils ont cassé une à une les conventions. Ils ont brisé les règles techniques,
ils ont transgressé les convenances du goût, ils ont progressivement détruit,
déconstruit ou abandonné toutes les conventions de leur art. Les
explications de ce phénomène qui mettent l’accent sur la nouveauté,
sur l’art pour l’art, ou sur la volonté de révolution des artistes, et qui s’en
tiennent à cela, sont tautologiques ou en tout cas insuffisantes. Je pense
qu’aucun artiste véritable ne brise une règle pour le plaisir de briser une
règle. Il y aurait une grande naïveté à voir l’avant-garde comme une
bande de trublions qui ont transgressé les conventions pour le plaisir de
casser leur jouet. Quand on connaît l’histoire de l’art moderne, depuis
au moins cent cinquante ans, on voit très bien que tous les grands artistes
ont marché dans la modernité à reculons et qu’ils ont abandonné des
règles parce qu’ils n’en sentaient plus la nécessité. Un vrai artiste, c’est
toujours quelqu’un qui agit esthétiquement, c’est-à-dire par sa
sensibilité. Sa sensibilité lui dicte que la règle qui avait valu jusque là —
par exemple la règle du clair-obscur pour Manet, ou la règle de la
perspective monoculaire pour Cézanne —, cette règle, on ne peut plus
s’en servir. Elle a perdu son sens, donc on l’abandonne, on la détruit, on
la déconstruit.
Que veut dire maintenant qu’une règle a perdu son sens, et qu’un
artiste la brise parce qu’il le sent ou le ressent ? On peut faire deux
lectures de ce phénomène, selon qu’on met l’accent sur la règle en tant
que précepte esthético-technique ou sur le fait que la règle est une
convention, c’est-à-dire un pacte. On peut dire que c’est sous la pression
d’une règle technique esthétiquement ressentie comme désuète, ou
impropre, ou vidée de son sens, que l’artiste brise le pacte, et que dès lors
il provoque le dissentiment au lieu de l’assentiment. Ou bien, on peut
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dire que c’est sous la pression du pacte ressenti comme usurpé, ou
illégitime, ou injuste, ou fait au détriment d’un autre pacte, c’est-à-dire
dans tous les cas déjà traversé de dissentiment, que l’artiste brise la règle
esthético-technique. Ces deux formulations sont les deux faces de la
même pièce de monnaie, mais elles permettent, en simplifiant, de
regrouper les artistes dits d’avant-garde en deux familles opposées mais
qu’une seule “théorie” de l’avant-garde explique. (Soit dit en passant,
l’avantage de cette manière de voir est d’échapper à l’alternative d’une
vision formaliste et d’une vision avant-gardiste de l’histoire de l’art
moderne.)
Prenons Cézanne, par exemple. Voilà quelqu’un qui ne se préoccupe de
rien, et surtout pas de politique, mais seulement d’obéir à ce que sa
perception lui dicte, et finalement ça lui prescrit de fiche en l’air toute
la peinture classique. On peut dire ça de Cézanne, la petite sensation
colorée, c’était tout pour lui. A tout le reste il était passablement
indifférent. Et pourtant, il brise la règle, il brise le pacte social. A l’autre
extrémité du spectre, prenons Courbet par exemple, qui avait des
sympathies socialistes, ami de Proudhon, familier des saint-simoniens et
des fouriéristes, de tout ce que le XIXe siècle comportait d’utopie
communiste avant la lettre. On peut dire que Courbet ressentait comme
injuste le pacte social qui, pour le nourrir comme peintre, devait le lier
à une certaine bourgeoisie parisienne, et qu’il préférait de loin les paysans
d’Ornans. Mais c’est en peinture, à même les conventions de la
représentation, qu’il dénoue un pacte symbolique avec sa clientèle
parisienne pour en nouer un autre, imaginaire, avec une autre classe
sociale qui ne consomme pas sa peinture mais que l’on voit dans
L’enterrement à Ornans. Je viens de mentionner deux familles d’artistes,
à l’exemple de Cézanne et de Courbet, et à travers toute la modernité
vous pouvez selon les tempéraments faire pencher la balance dans un
sens ou dans l’autre. Cependant, je crois qu’on peut dire de tous les
artistes authentiques qu’ils font les deux à la fois : ils brisent la règle
esthético-technique parce qu’ils ressentent que le pacte social est usurpé,
et ils brisent le pacte, parce qu’ils ressentent esthétiquement la règle
technique comme étant illégitime.
Et voilà maintenant le fond de l’affaire. La modernité, en art, commence
quand on ne sait plus entre qui et qui le pacte est noué. C’est-à-dire,
d’une part, quand l’art s’adresse à tout le monde et n’importe qui
(question subsidiaire, qui me préoccupe beaucoup, mais que je
n’aborderai pas aujourd’hui : la modernité finit peut-être quand on sait
de nouveau entre qui et qui le pacte se noue, autrement dit, quand l’art
cesse de comporter une adresse universelle mais n’est plus qu’un créneau
spécialisé dans l’industrie des loisirs), et d’autre part, quand on n’arrive
plus à circonscrire les corporations d’artistes par recours à des définitions
techniques et esthétiques de leurs métiers respectifs, autrement dit,
quand tout le monde et n’importe qui peut être artiste. C’est ce second
point qui indique l’émergence de ce que j’ai appelé l’art en général,
c’est-à-dire le fait qu’on puisse être artiste sans être peintre, ou sculpteur,
ou poète, ou musicien, etc., fait dont je continue à penser qu’il ne faut
pas s’arrêter de s’émerveiller et de s’inquiéter. Maintenant, le passage
des arts particuliers (peinture, musique, poésie, architecture, que saisje ?) à l’art en général aurait pu se faire à partir de l’un quelconque de
ces arts. Mais, pour des raisons historiques complexes, il se fait que c’est
du champ des arts plastiques, plus précisément, même, de la peinture,
qu’est sorti l’art en général. En art plastique, ça s’est passé plus
violemment, plus fort et plus vite que dans les autres arts, et ça s’est passé
par le truchement de Marcel Duchamp. Un seul exemple : sans
Duchamp, y aurait-il eu John Cage ? John Cage a donné au bruit de la rue
la même dignité artistique ready-made que Duchamp à une pelle à
neige. Pourtant, on continuera de dire que John Cage est un musicien,
un compositeur, ou alors on lui niera toute prétention artistique (j’ai
moi-même entendu Xenakis le faire). Ce qui explique qu’aujourd’hui,
après Cage, les galeries d’art (mais pas les salles de concert) soient pleines
de gens qui disent : “moi, je suis un artiste qui se sert du son”. Une
nouvelle catégorie est apparue à côté du musicien, et pas dans les mêmes
institutions : c’est l’”artiste qui fait du son”.
Je récapitule. La nécessité ressentie par les artistes de la modernité de
briser la règle, de briser le pacte, fait porter le jugement esthétique sur
le pacte même, sur la règle, sur la convention.C’est ainsi qu’on passe
d’un “ceci est beau” à un “ceci est de la peinture”, puis à un “ceci est
de l’art”. Tant que l’on s’entend sur les règles qui disent “un tableau,
c’est un objet plat accroché au mur, etc.”, le jugement esthétique consiste
à dire s’il s’agit d’un bon ou d’un mauvais tableau. Mais à partir du
moment où, pour des raisons de nécessité interne — ce que Kandinsky
appelait la “nécessité intérieure” — l’artiste se sent contraint de briser
le pacte qui fixe les conventions du tableau, il fait porter le jugement —
d’abord le sien et puis celui du public à qui il s’adresse — sur le pacte
même, sur la convention. L’enjeu est dès lors de savoir si on va reconstituer
un pacte social autour de la brisure de la règle, et si la brisure de la règle
va pouvoir devenir une régle à son tour. A partir de ce moment-là,
forcément, l’artiste est en butte à des jugements qui nient que les
conventions aient été respectées de façon suffisante, et qui dénient
qu’on puisse identifier l’objet en question comme appartenant à la
catégorie en question. A partir de ce moment, il n’est plus question de
dire du Déjeuner sur l’herbe, “c’est un mauvais tableau”, il est
simplement question de dire, “ce n’est pas un tableau”. Et c’est bien ce
qui se passe, puisqu’il est refusé au Salon de 1863.
Vous me direz : oui, mais on le retrouve au Salon des Refusés. Précisément.
On a là la première instance historique d’un paradigme binaire — ou
bien c’est de la peinture (au Salon des Refusés), ou bien ce n’est pas de
l’art (au Salon tout court) — se substituant au paradigme du jugement
de goût autorisant une gradation continue du plaisir au déplaisir à
l’intérieur de conventions établies. En 1874, onze ans après le Salon des
Refusés, Manet avait présenté quatre tableaux au Salon ; une fois de
plus, deux sont refusés et deux sont acceptés. Parmi les refusés, il y a le
fameux Bal masqué à l’Opéra, un tableau qui devait sembler à un
regardeur de l’époque aussi chaotique qu’un Pollock à un regardeur
d’aujourd’hui. Et Mallarmé, qui avait pour Manet de l’amitié et une très
grande admiration, a parfaitement compris l’enjeu quand, prenant sa
défense, il dit dans un article : “Chargé par le vote indistinct des peintres
de choisir, entre les peintures présentes dans un cadre, ce qu’il existe
véritablement de tableaux, le jury n’a autre chose à dire que “Ceci est
un tableau”, ou encore : “Voilà qui n’est pas un tableau”.” Autrement
dit, le jury n’a pas à légiférer esthétiquement, il n’a qu’à dire, dit Mallarmé
: “voilà la frontière”. Or, ce dont Mallarmé n’est pas tout à fait conscient
mais qu’il sent quand même, parce que sinon il ne l’aurait pas exprimé
ainsi, c’est qu’en fait, cette frontière, il n’y a plus moyen de la fixer
autrement qu’en en jugeant, puisque c’est sur elle que les artistes font
porter le jugement esthétique. Dix ans plus tard, quand se crée la Société
des artistes indépendants, dont la devise est “Ni récompense ni jury”,
l’histoire prend acte, en quelque sorte, de l’intuition de Mallarmé. A ce
moment-là c’est à la foule, la foule baudelairienne, la foule anonyme des
quidams, à dire, non seulement si les tableaux présentés au Salon sont de
bons tableaux, mais si ce sont des tableaux tout court. Et donc, s’ils sont
de l’art.
Le jury qui, en 1863, a accepté Cabanel ou Baudry et a refusé Manet
devait penser de l’œuvre des premiers, “ceci est de la peinture”, et du
Déjeuner sur l’herbe, “ceci n’est pas de l’art, car ce n’est même pas un
tableau”. Le passage de la formule “ceci est un beau tableau (ou une
bonne sculpture, ou un morceau de musique sublime, etc.)” à la formule
“ceci est de l’art”, c’est-à-dire, le passage que dans Résonances du
readymade j’ai appelé le passage du spécifique au générique, s’est fait
via le jugement de non-art, à propos duquel j’aimerais bien qu’on évoque
une nouvelle fois la Verneinung, la dénégation — “ceci n’est pas un
tableau”. Ce passage serait comme un moteur à trois temps, dont le
mouvement a propulsé toute l’histoire des avant-gardes. Premier temps
: la sensibilité d’un peintre comme Manet lui dicte de faire porter le
jugement esthétique sur les conventions de la peinture, et donc d’encourir
le risque qu’on dise de son tableau : ce n’est pas de la peinture, ce n’est
pas de l’art. Ainsi se dessine une dynamique qui divise le métier de
peintre en deux : un domaine spécifique sur lequel se clôt
momentanément une définition ontologique de la peinture, et un vaste
champ ouvert, générique, où se trouve rejeté ce qui, tout aussi
momentanément, n’est pas reconnu comme art. Deuxième temps : on
remarque que l’histoire inverse les jugements initiaux. Une partie de ce
qui s’est trouvé momentanément rejeté de l’art (générique par négation)
réintègre la peinture (spécifique par affirmation). Ainsi se dessine un
paradigme qui oppose un ensemble rétrospectif — la peinture déjà
reconnue — à la projection anticipée d’un inassimilable qui lui est
essentiel : le non-art.
Cette catégorie du non-art se trouve ainsi être un très curieux no man’s
land, qui contient aussi bien les innombrables choses que personne n’a
jamais songé à ranger sous aucun des arts connus et reconnus, que certains
objets, comme le Déjeuner sur l’herbe, qui, bien que possédant un
certain nombre des caractéristiques permettant de les identifier comme
appartenant à un art en particulier (en l’occurrence, la peinture), en
sont néanmoins exclus pour en avoir transgressé une ou plusieurs
conventions momentanément jugées comme indispensables. En 1863,
le Déjeuner sur l’herbe n’est pas admis au “paradis” de l’art qu’est le
Salon. Mais il n’est pas non plus rejeté dans un “enfer” définitif. Il est
au Salon des Refusés, qu’on peut bien désigner comme le “purgatoire”
de la peinture la plus avancée de son temps. Un purgatoire spécifique,
où le Déjeuner sur l’herbe, jugé être un non-tableau, côtoie d’autres
peintures en sursis. Mais, jugé du même coup non-art, le Déjeuner sur
l’herbe est aussi renvoyé ailleurs, dans les “limbes” de tout ce qui ne
saurait prétendre à l’art faute de présenter la moindre caractéristique
formelle capable de l’affilier spécifiquement à telle ou telle pratique
artistique. Et voilà : c’est de ces limbes génériques que Duchamp tirera
plus tard les readymades.
Une fois tirée de ces limbes, la pissotière de Duchamp est de l’art, elle
n’est évidemment pas de la peinture, elle n’est pas non plus de la sculpture.
Elle n’est un candidat plausible au titre de sculpture qu’à condition
d’abord de la regarder comme art. Sinon, c’est tout simplement une
belle pissotière, ou une laide pissotière, peu importe. Les readymades de
Duchamp signent donc l’avènement de l’art en général, de l’art au sens
générique du terme, toute spécificité abolie. J’aimerais suggérer ici une
piste (que je n’ai pas empruntée lors de mon exposé à la Cause freudienne,
mais qui m’est venue à l’esprit au moment de sa rédaction défininitive)
qui me paraît relancer la question de la Verneinung. Nous venons de voir
que pour passer du spécifique au générique, autrement dit, de la phrase
“ceci est un (bon) tableau”, telle qu’elle exprime le jugement esthétique
classique, à la phrase “ceci est de l’art”, telle qu’elle baptise
esthétiquement un readymade, il a fallu en passer, “logiquement”, par
une phrase comme “ceci n’est pas un tableau et donc pas de l’art”, telle
qu’elle a pu s’appliquer, historiquement, au Déjeuner sur l’herbe.
L’implication “ceci n’est pas un tableau et donc pas de l’art” est une
négation appuyée sur une dénégation. A elle seule, la phrase “ceci n’est
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pas un tableau” n’implique pas nécessairement que le ceci en question
ne soit pas de l’art : un concerto de Beethoven n’est pas un tableau, c’est
pourtant de l’art. Et si je dis qu’un concerto de Beethoven n’est pas un
tableau, je ne commets pas une dénégation. A elle seule, la phrase “ceci
n’est pas de l’art” n’est pas nécessairement une dénégation non plus,
surtout pas (oublions Duchamp) si elle se réfère à un objet tel qu’une
pissotière. C’est simplement un jugement assertorique négatif. Le signe
le plus sûr de la dénégation, c’est le donc qui lie les deux phrases. Le
paralogisme qui consiste à tirer une conclusion négative générale d’une
mineure négative particulière (la majeure étant quelque chose comme
“la peinture est un art” ou “tout tableau peint appartient à l’art”) doit
avoir un nom en logique, je ne sais lequel. Je ne sais pas non plus si
l’expérience clinique des analystes confirme qu’il y a, de manière générale,
dans un tel paralogisme l’indice d’une dénégation, mais ce que je sais,
c’est que si, devant le Déjeuner sur l’herbe, par exemple, un sujet infère
un “ceci n’est pas de l’art” de son sentiment que “ceci n’est pas de la
peinture”, c’est qu’il “sait” que c’est bien de la peinture et qu’il le
dénie.
Je laisse ces réflexions en l’état, bien que, vous verrez, je n’en aie pas fini
avec la dénégation, ni d’ailleurs avec la logique du donc, de l’implication.
Je voudrais maintenant reformuler le problème du passage du spécifique
au générique par rapport à cette logique. Disons d’abord que je peux,
à bon droit, dire devant un tableau traditionnel : ceci est de la peinture,
donc de l’art. Je sais que la peinture est un art, et je constate que ceci est
un tableau, par comparaison avec les choses que je sais être des tableaux.
Je note simplement que le ceci en question en respecte les conventions.
Si maintenant je dis de ce tableau, “c’est un bon tableau”, je le juge
esthétiquement. Il me donne le sentiment d’être un bon tableau, ici
encore, par comparaison avec d’autres tableaux que j’ai, par expérience,
appris à estimer comme de bons tableaux. Je compare les tableaux, je
compare aussi mes sentiments, et tout se passe comme si je me disais : ce
tableau que j’ai devant les yeux me donne un sentiment comparable
(en intensité, en qualité, disons, en plaisir), au sentiment que me
donnent d’autres tableaux que je juge bons, donc c’est un bon tableau.
Mais si, devant la pissotière de Duchamp, je juge esthétiquement que
“ceci est de l’art”, à quels autres objets est-ce que je la compare ? A quel
sentiment est-ce que je compare mon sentiment “d’avoir affaire à de
l’art” ? Et comment la comparaison opère-t-elle, puisque je n’ai aucune
base de comparaison d’où je puisse tirer une implication logique ?
5. COMMENT MALGRÉ TOUT LE JUGEMENT ESTHÉTIQUE MODERNE
ET CONTEMPORAIN COMPARE LES INCOMPARABLES.
Comment puis-je comparer la pissotière de Duchamp à tout ce que ma
collection imaginaire comprend sous le nom (propre) d’art ? Soit dit
entre parenthèses : je présume que tout jugement esthétique est
comparatif, pas nécessairement consciemment. Le jugement esthétique
absolu n’existe pas ; il est toujours comparatif. Tout se passe comme si,
devant tel objet, vous passiez en revue très rapidement tous les candidats
plausibles à la comparaison, parmi les choses qui sont bien entendu déjà
appelées “art” par vous. Alors, comparer un tableau à d’autres tableaux,
ça va, mais comparer une pissotière à un tableau, c’est plutôt difficile.
Ce que je compare, c’est un objet que j’ai devant les yeux, avec quelque
chose que j’appelle ma collection personnelle, mais que je n’ai pas devant
les yeux. Ceci peut évoquer toute une série de problèmes, qui résonnent
incroyablement, dans le texte sur la Verneinung, avec la question des
retrouvailles dont Freud parle. Hyppolite le souligne, dans ce texte, il est
question d’un jugement d’attribution et d’un jugement d’existence ;
la phrase “ceci est de l’art” a l’apparence d’un jugement d’attribution :
j’attribue le prédicat “art” à l’objet désigné par “ceci”, le prédicat
“art” étant censé disposer d’une série de critères. Or, ce n’est pas un
prédicat, c’est un nom propre. Il n’y a pas de critère, il y a seulement une
liste d’œuvres qui font déjà partie de ma collection, et qui me tiennent
lieu de “critère”, c’est-à-dire, en fait, de base de comparaison. C’est
pourquoi le jugement esthétique serait plutôt de l’ordre du jugement
d’existence que du jugement d’attribution. Dans le jugement
d’existence dont parle Freud dans ce texte, et que souligne très bien
Hyppolite et puis Lacan à sa suite, il s’agit, étant donné une représentation,
de juger si oui ou non elle a un corrélat dans la réalité. Et Freud dit :
“Originellement, donc, l’existence de la représentation est déjà un garant
de la réalité du représenté. L’opposition entre subjectif et objectif n’existe
pas dès le début. [Freud nous fait, Hyppolite le souligne, le mythe de
l’origine.] Elle s’établit seulement par le fait que la pensée possède la
capacité de rendre à nouveau présent ce qui a été une fois perçu par
reproduction dans la représentation sans que l’objet ait besoin d’être
encore présent au-dehors.” Suivant l’hypothèse que le jugement
esthétique est un jugement d’existence, cela donnerait : je me trouve
devant la pissotière ; j’en ai une perception (une représentation, dirait
Freud) ; j’ai d’autres représentations mentales qui me viennent à l’esprit
par association (consciente ou inconsciente), des représentations des
innombrables expériences esthétiques que j’ai faites par le passé et qui
constituent le tissu conjonctif de ma mémoire esthétique — esthétique
signifiant sentimentale. Et je m’y retrouve ou je ne m’y retrouve pas.
L’épreuve de la réalité, qui me permettrait au fond de justifier par le
sentiment la phrase “ceci est de l’art” appliquée à l’objet que j’ai devant
les yeux, ce serait de savoir si dans la perception de cet objet, je retrouve
des qualités dont j’ai déjà des représentations, chargées d’affects. Et
quand Freud dit que la dénégation opère une “dissociation de
l’intellectuel et de l’affectif”, je trouve ça prodigieusement intéressant
en ce qui concerne la phrase “ceci est de l’art”, puisque cette phrase,
dans le déguisement grammatical qu’elle adopte d’un froid constat, fait
précisément cela : elle dissocie l’intellectuel de l’affectif, elle pose le mot
“art” comme s’il était un concept (c’est l’antithèse dans l’antinomie
kantienne) et cache le sentiment sur lequel elle repose (et c’est la thèse).
J’ai bien conscience que j’ouvre des pistes nouvelles (pour moi), que je
les partage avec vous (analystes) parce qu’elles sont de votre compétence,
mais que je les laisse en suspens. C’est frustrant. Mais c’est la règle du jeu
: la piste de la Verneinung, dans laquelle Freud voit l’origine de tout
jugement, me semble particulièrement féconde pour l’étude du
jugement esthétique, et je m’en serais voulu de ne pas vous indiquer
qu’ici, l’esthéticien pourrait bien avoir besoin des lumières de l’analyste.
Avis aux amateurs. Maintenant, revenons à la question de la comparaison.
Je pourrais me dire : bon, d’accord, cette pissotière n’est comparable
en rien à une œuvre d’art, parce que ses attributs formels ne relèvent pas
des conventions qui font de ce Cézanne un tableau, de ce Rodin une
sculpture, de ce concerto de Beethoven un morceau de musique. Donc,
je ne peux pas comparer. Mais je pourrais comparer les sentiments.
Comparons des choses comparables, comparons des sentiments. Est-ce
que le sentiment que me donne cette pissotière peut se comparer en
intensité ou en qualité à celui que me donne ce tableau de Cézanne ou
ce concerto de Beethoven ? Cependant, cette formulation me laisse
insatisfait également, parce qu’elle présume que le sentiment évoqué
par une pissotière est comparable en droit à celui qu’évoque un tableau
ou un concerto, que la comparaison est plausible. Ces sentiments, il faut
bien convenir qu’ils sont attachés à des objets. Les objets seuls ne sont
pas comparables entre eux, les sentiments seuls pas davantage. Il faut
trouver une équation qui lie ensemble objets et sentiments.
Cette équation se trouve chez Kant à divers endroits, dans la première,
dans la deuxième et dans la troisième Critique, partout où le
“mathématique” le cède au “dynamique”, partout où les principes
“constitutifs” s’effacent devant les principes seulement “régulateurs”,
partout où le jugement “déterminant” fait défaut et où y supplée le
jugement “réfléchissant”. Elle s’y trouve sous le nom d’analogie, et
désigne une comparaison indirecte : A est à B ce que C est à D. Le plus
fort, c’est qu’elle se trouve chez Duchamp aussi, sous le nom bien choisi
de comparaison algébrique, et que l’exemple qu’il en donne, avec son
humour inénarrable, est l’incarnation ubuesque parfaite des rapports
que peuvent entretenir une porcelaine sanitaire et les sentiments
scatologiques qu’elle évoque, quand le tout prétend aux valeurs élevées
de l’art : arrhe est à art ce que merdre est à merde. Voici donc la formule
par laquelle s’effectue le jugement esthétique qui me fait dire, devant
la pissotière de Duchamp, “ceci est de l’art” (voir le schéma de tout à
l’heure), en tant que ce jugement est comparatif : l’objet pissotière est
au sentiment que cette pissotière me donne ce que l’ensemble des œuvres
d’art de ma collection sont au sentiment que j’ai appris par expérience
à attendre des œuvres d’art, et que je résume d’un mot : le sentiment
d’avoir affaire à de l’art. Mettons cela sous forme de schéma :
Je n’ai pas d’autre argumentation pour justifier que j’ai fait entrer
l’urinoir de Duchamp dans ma collection. Pour justifier mon jugement,
il en faudrait un autre, qui juge que le premier est juste. C’est la thèse
kantienne : j’admets que mon jugement est subjectif, et j’en appelle
— dans l’empirique — à la jurisprudence de l’histoire de l’art, sur
laquelle je m’appuie (je ne suis pas le premier à juger que Fountain est
de l’art) et à laquelle je demande de redire la justesse et la justice de
mon jugement. Mais je formule mon jugement comme s’il était une
vérité objective. C’est l’antithèse : j’en appelle — dans le transcendantal
— à un accord universel indémontrable et sans doute inatteignable.
On ne peut pas démontrer la vérité d’un jugement esthétique parce
que ce n’est pas un raisonnement de type syllogistique, du type d’une
induction, d’une implication, d’un donc, qui peut y mener. On ne peut
que poser son jugement, par un quasi-raisonnement analogique qui fait
le détour par l’égalité de deux rapports entre des choses dont la quatrième
est et reste l’inconnue.
Je pense que la comparaison algébrique donne la formule de tout
jugement esthétique comparatif, même quand les objets sont
comparables parce que les conventions les décrètent tels. Elle est en tout
cas la seule façon de comparer les incomparables. Je vous lis ce que j’ai
pu écrire là-dessus dans un petit texte qui s’intitule justement
“Comparer les incomparables” : “En réalité, le jugement esthétique
n’est pas une comparaison directe. Il ne place pas dans les plateaux de
la balance une chose candidate au nom d’art d’un côté et de l’autre
toutes les œuvres qui ont déjà passé l’examen, et pas davantage un
sentiment d’avoir affaire à de l’art d’un côté et de l’autre un sentiment
d’art vague et général qui serait comme le commun dénominateur affectif
de tout ce qu’on juge être de l’art. C’est une comparaison par analogie,
une “comme si”-comparaison. Quand vous décidez de faire entrer une
œuvre d’art dans votre collection, et surtout si c’est une œuvre que ne
soutient que peu de jurisprudence ou aucune, une chose que rien du
côté du médium, de la forme, du style ou du sujet ne prépare à être de
l’art, mais qui vous enjoint malgré tout de la comparer à tout l’art qu’il
y a dans votre collection, une chose si inattendue que de l’appeler “art”
au sens le plus générique du terme est précisément l’enjeu, une chose
qui a toutes les chances de susciter un sentiment de ne pas avoir affaire
à de l’art, vous ne le ferez pas en vous basant sur votre seule expérience
passée. Les comparaisons échouent. Et pourtant, c’est comme si vous en
passiez par un “raisonnement” comparatif qui dirait : cette chose, qui
me demande de la comparer à toutes les choses que je juge être de l’art,
est aux choses déjà présentes dans ma collection ce que le sentiment
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dérangeant de ne pas avoir affaire à de l’art que cette chose occasionne,
est au sentiment que mon expérience passée m’a appris à attendre de
l’art. Et voici d’autres lectures possibles de cette même algèbre — parce
que, comme en algèbre on peut éventuellement permuter les termes
— : cette chose, ici, qui pour moi n’est pas encore de l’art, entretient
avec le sentiment de non-art qu’elle suscite le même rapport que celui
que la totalité de ma collection d’art entretient avec mes attentes. Ou
encore : le sentiment qui bouleverse tant mes attentes se compare à ces
mêmes attentes comme cette chose inattendue se compare avec tout ce
que je nomme “art”. Ou encore : mon expérience de l’art est aux choses
que cette expérience m’a mené à collectionner ce que mon inexpérience
devant cette chose nouvelle, ici, est à la chose en question. Etc.”
J’ai “buté” sur l’œuvre de Marcel Duchamp en 1975 et je ne suis pas sûr
d’en avoir fini avec elle. Toutes les réflexions dont je vous ai fait part ce
soir ont mûri dans l’intervalle, soit environ soixante-dix ans après que
Duchamp ait “inventé” le premier readymade, trente ans après que
Duchamp ait commencé à disputer à Picasso le titre d’artiste le plus
important du siècle, vingt ans après que Fountain soit entrée en grande
pompe dans les musées d’art moderne. Or j’en parle comme si c’était
“une chose que ne soutient que peu de jurisprudence ou aucune, une
chose que rien du côté du médium, de la forme, du style ou du sujet ne
prépare à être de l’art”, une chose “si inattendue que de l’appeler “art”
au sens le plus générique du terme est précisément l’enjeu, une chose
qui a toutes les chances de susciter un sentiment de ne pas avoir affaire
à de l’art.” Je retarde, c’est sûr.
Pendant longtemps j’ai réfléchi sur cet urinoir comme devant un fait
accompli, en me demandant à quelles conditions un objet quelconque
avait été appelé “art” par la culture officielle d’aujourd’hui, et j’ai
trouvé la réponse, de manière parfaitement autoréférentielle, dans
l’œuvre de Duchamp, dégageant ce que j’ai appelé les quatre conditions
énonciatives de la phrase “ceci est de l’art”, telle qu’elle peut s’appliquer
à un objet quelconque. (C’est le premier chapitre de Résonances du
readymade.) Mais ce travail m’a laissé profondément insatisfait, parce
qu’il me mettait en position d’anthropologue martien qui venait sur la
planète terre et qui, avec un détachement proche de celui de Néron
voyant Rome brûler, se posait la question de ce que les humains du XXe
siècle finissant pouvaient bien rassembler sous le nom d’art.
Je me suis rendu compte que ce n’était pas possible de dire : “mes
contemporains trouvent qu’une pissotière, c’est de l’art”, sans prendre
parti moi-même. Je ne pouvais pas me permettre, pour des raisons éthiques
et politiques, ce type de détachement. Ma culture est pour moi un enjeu
réel, vécu si vous voulez, puisque je n’ai pas choisi de vivre à l’époque où
je vis mais que l’art de mon époque est pour moi une passion vivante. En
rester au fait accompli comportait un danger de liquidation des acquis
de la modernité. C’eût été comme accepter de dire que tout ce processus
historique de destruction, de déconstruction ou d’abandon des
conventions artistiques traditionnelles s’achève dans l’absence de
convention comme nouvelle convention. Si le n’importe quoi est la norme,
on peut fermer boutique.Pour cette raison, il m’a semblé que je n’avais
pas le droit de dire “ceci est de l’art” sans faire moi-même un jugement
sur cette pissotière, sans dire : “en effet, c’est de l’art”, et sans
argumenter éventuellement ce jugement.
D’une certaine manière, je peux dire que mon argument, c’est tout le
travail théorique que Duchamp m’a fait faire et qu’il a fait faire à tant
d’autres interprètes de l’art contemporain. Mais ce n’est là qu’un signe
de la richesse de l’œuvre, un indice, pas une preuve. Par exemple :
Duchamp m’a amené à construire une théorie esthétique qui tient en
un seul théorème, l’art est un nom propre. Essayez donc de justifier que
vous baptisez telle ou telle chose du nom d’art au moyen de cette théorie.
Ça ne marche pas (ce qui, évidemment, me met en joie). Et je me retrouve,
comme vous, comme tout le monde, en face de quelque chose qui en fin
de compte, relève du sentiment, du sentiment qu’en effet cette pissotière
me donne d’être de l’art, pour des milliards de raisons presque
impondérables. C’est, je crois, le grand apport éthique de Duchamp :
loin de s’être approprié un urinoir, et de l’avoir, tel le roi Midas, touché
d’un geste qui le transforme en art — ce à quoi beaucoup croient
pouvoir le réduire, tant parmi ses adversaires que ses thuriféraires —,
il nous met tous, nous “les regardeurs qui faisons les tableaux”
(l’expression est de lui), devant la responsabilité d’avoir à redire, face à
cette pissotière ou cette pelle à neige, et chacun pour son compte : “oui,
c’est de l’art”, ou au contraire, “non, ce n’est pas de l’art”.
Le révisionnisme en la matière nous pend toujours au nez, et s’il ne nous
pendait pas au nez, ce ne serait pas intéressant, parce que d’avoir
embaumé un objet quelconque qui n’a effectivement pas des propriétés
esthétiques, au sens classique du terme, tellement émouvantes ou
tellement remuantes que ça, de l’avoir embaumé pour toujours et de
l’avoir mis au musée, ce serait passablement mortifère si cet objet n’était
pas ouvert à la provocation que constitue l’injonction d’avoir à le rejuger
chacun pour soi. Ce n’est qu’à cette condition-là que je dis : “oui, je me
bats pour que la pissotière de Duchamp soit encore au musée dans cinq
cents ans”, ce qui est quand même, il faut bien le dire, une idée très
étrange — et vachement drôle.
Paris, décembre 1993-janvier 1994.
THIERRY DE DUVE ? Professeur à l’Université de Lille 3, l’historien et
philosophe de l’art Thierry de Duve est l’auteur d’une dizaine de livres
sur l’art et l’esthétique de la modernité. Il a été le commissaire de
l’exposition Voici – 100 ans d’art contemporain, qui s’est tenue en
2000 au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, et celui de la participation
belge à la Biennale de Venise 2003. Il travaille actuellement à une théorie
esthétique de l’art nourrie par la Critique de la faculté de juger de Kant.
Son livre sur l’enseignement artistique, Faire école (Presses du réel, Paris,
1992), ressort à l’automne 2008 dans une nouvelle édition revue et
augmentée (Presses du réel-Mamco).
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LA CRITIQUE D'ART À L'OEUVRE
Jacques Leenhardt
RÉSUMÉ: Cette réflexion sur la critique d’art part de la division
traditionnelle qui existe entre les arts de l’image, objets de la critique, et
les techniques du langage mises en œuvres par les critiques d’art dans
leur écriture. Le but de la critique a toujours été de faire se rencontrer
ces deux ordres, but qui est justifié par l’opposition philosophique entre
sensibilité et entendement.
En montrant comment la pratique artistique, peu à peu au cours de son
histoire du XX siècle, a rapproché ces deux domaines et fait intervenir de
manières diverses l’écriture et le discours dans les œuvres d’art ellesmêmes, j’en viens à formuler une hypothèse limite: et si le travail critique,
délaissant partiellement l’ordre du langage, se donnait les moyens de
développer un discours critique en usant des moyens de la sensibilité et
de l’image elle-même? L’évolution actuelle des techniques rend une
telle utopie presque imaginable!
MOTS-CLÉS: Écriture critique; sensibilité et discours; critique d’art.
“De grâce, laisse quelque chose à suppléer
par mon imagination” (Diderot, Salon de 1763),
Par ces mots adressés à Boucher, Diderot ouvrait une ère nouvelle dans
l’art et surtout dans le rapport destiné à s’établir entre le public et l’art.
Si l’artiste doit laisser un champ de liberté à la critique, c’est qu’il doit
aussi permettre au spectateur de l’œuvre de la faire vivre en lui, de faire
vivre pour lui l’œuvre qui lui est proposée. Ainsi l’ouverture d’un horizon
devient-il une des définitions de l’œuvre et redessine de ce fait l’ensemble
des rapports constitutifs de l’art, en tant que celui-ci est ce qui se tisse
autour de la notion d’œuvre.
C’est dans un tel contexte que peut aujourd’hui se poser la question de
l’œuvre, qu’on considérera donc ici, moins comme un objet, résultat fini
et clos d’un travail, qu’à la manière d’un procès abouti. Encore faut-il
noter que dans cette perspective, il ne serait pas exagérément paradoxal
d’affirmer que ce procès peut ne pas aboutir et donc peut n’avoir pour
résultat que le néant. Un néant d’œuvre, du point de vue de la définition
traditionnelle et objectale de l’œuvre.
C’est ce qui se passe dans le cas paradigmatique du portrait de la Belle
Noiseuse inventé par Balzac dans Le Chef d’œuvre inconnu, portrait
dont il ne reste à proprement parler, après un travail infini mené par le
peintre Frenhofer, que le modus operandi. Ce tableau n’est pas moins
paradigmatique pour autant, bien au contraire. L’œuvre de Frenhofer se
résume en vérité à une tension soutenue vers la signification absolue, au
prix du néant d’œuvre, tension qui est l’éthique de l’artiste aboutissant
à une véritable autodestruction de l’image sinon de l’objet peint. Le
tableau La Belle Noiseuse reste cependant une « œuvre » dont la
transcendance dans la culture est incontestable, mais qui n’a pu nous
parvenir que transformée en récit pas Balzac.
L’œuvre de Frenhofer évoquée par Balzac est devenue en quelque sorte
l’œuvre par excellence, celle qui, dans sa tension vers la perfection de
l’expression des sensations et des sentiments de l’artiste, ne peut que se
réduire au récit de sa quête. Toute concrétisation visuelle de cet idéal
hyperbolique ne serait qu’un vil objet, comparée à la lave incandescente
qu’elle aurait dû être. Le récit balzacien montre à l’extrême que l’œuvre
accomplie, si elle accepte de se charger de cette mission dévorante de
« mettre en œuvre la vérité », selon la définition heideggerienne, ne
peut qu’exposer le modus operandi et jamais l’opus même.
Dès lors cependant qu’on accepte de poser la question de l’œuvre dans
le cadre technique, philosophie, historique et sociologique de son modus
operandi, il devient indispensable de s’inquiéter du rôle qu’y jouent les
différents acteurs qui y sont impliqués. La tâche est considérable, qui
implique une manière de réécriture de toute l’histoire de l’art du point
de vue de ce qui fait œuvre. Mais là ne sera pas mon propos. Les instances
instrumentales et épistémologiques qui entrent dans le dispositif qui
produit l’œuvre dans la culture, sous les contraintes d’un temps et d’un
lieu déterminés, sont multiples. Prenons, pour situer les choses, un
exemple banal, qui nous permettra de revisiter la problématique
balzacienne du Chef d’œuvre inconnu en nous situant essentiellement
au plan de l’antinomie qu’elle décèle entre réalisation de l’image et
écriture.
La responsabilité qu’assume le concept d’une exposition par rapport
aux objets exposés a attiré l’attention depuis des années et fait débat.
Le commissaire d’exposition est depuis la légendaire exposition de Harald
Szeemann « Quand les attitudes deviennent œuvre », clairement
devenu un personnage central, et de ce fait hautement problématique,
puisqu’on l’accuse régulièrement de se substituer aux œuvres, de leur
surimposer un sens dont elles ne sont pas nécessairement porteuses, bref
de les instrumentaliser au seul bénéfice d’une cohérence dont elles ne
sont pas nécessairement porteuses. Qu’on le veuille ou non, le
commissaire d’exposition prend sa part de responsabilité dans l’existence
sociale de l’œuvre. Dès l’instant où l’institution muséale (commissaire,
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JACQUES LEENHARDT, La critique d'art à l'oeuvre
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conservateur etc, ) est partenaire de la signification, le discours critique
fait partie intégrante de la structure d’institutionnalisation. Ce qui est
nouveau à cet égard n’est pas tant ce rôle, que la conscience que chacun
a désormais de l’importance de ce rôle, serait-ce pour le critiquer.
Le rôle d’intermédiaire que joue le critique entre l’artiste, l’œuvre et le
public étant reconnu, la question se pose des modalités de cette médiation.
Traditionnellement, le critique agit à travers l’écriture.
Héritier lointain de l’ancien thème « ut pictura poesis », il est par cette
tradition commis à la tâche de rendre par des mots ce que la peinture
rend par des traits et des couleurs eux-mêmes ressaisis dans une forme.
À bien des égards, cette contrainte provient de la tradition des arts
libéraux dans laquelle la division des rôles avait été fondée sur le média
lui-même. D’un côté le poète, de l’autre le peintre. L’écriture, comme
mise en forme du langage, était censée apporter un complément
d’intelligibilité à un travail visuel réputé échapper à la compréhension
du plus grand nombre. L’universalité supposée de la maîtrise du langage
assurait le bien-fondé de cette mission, que la poésie descriptive et savante
devait assumer pour le public éclairé. De son côté l’Eglise développait
des arguments opposés en chargeant les peintres d’illustrer pour le
peuple les vérités théologales auxquelles ce dernier ne saurait avoir accès
autrement.
Or avec le développement de ce que Benjamin a appelé l’ère de la
reproductibilité technique de l’image, les peintres ont cessé d’être les
maîtres de l’image et de contrôler les règles de son usage. Il devenait dès
lors urgent d’en approfondir les mécanismes, ne serait-ce que pour en
critiquer l’usage. Ce qu’on a souvent appelé l’art pour l’art, qui a abouti
à faire du métier de peintre le laboratoire de toutes les techniques de
l’image, a conduit à ce que j’appellerais une « analytique » de la
peinture et de l’image. Il s’en est suivi le développement d’une véritable
sémiotique de l’image, inaugurée par les avant-gardes, qui ont fait du
travail sur les formes de la visualité un des enjeux majeurs de leurs
recherches et a profondément bouleversé cette division traditionnelle
du travail.
Elle a en particulier conduit à une prise de conscience des mécanismes
de production du sens dans et par l’image. À proportion du
développement des medias, et singulièrement de la publicité qui joue
dans cette affaire un rôle majeur, l’efficace de la mise en image est devenue
un bien inégalement partagé. La professionnalisation des métiers de
l’image a favorisé la constitution d’un véritable corpus de compétences
portant sur ses modes d’efficacité. La manipulation de l’image, dans le
domaine politique aussi bien que publicitaire, résultat de l’amplification
du champ public de l’image, a permis à des spécialistes de devenir les
détenteurs d’un savoir très élaboré portant sur son instrumentalisation
et sa manipulation. La sémiotique contemporaine de l’image en est
l’héritière directe.
Cette évolution, liée à l’accession du monde de l’image aux machines et
aux techniques de la reproductibilité non plus seulement mécanique
mais électronique, a créé un nouveau fossé de compétence et donc des
conditions nouvelles de manipulation.
Toute une part de la culture contemporaine, sans qu’il faille
nécessairement pleurer là-dessus, se trouve confronté aux résultats de
ces évolutions. Musicien ou cinéaste (ces deux domaines étant les plus en
avance sur ce chemin), l’artiste doit se poser la question de savoir s’il
produit son œuvre pour un public limité, circonscrit par exemple au
niveau national, ou s’il vise un public illimité, intégrant l’ensemble des
cultures planétaires. Ce questionnement, qu’il soit légitime ou non, est
nouveau et dépend moins de l’universalité des valeurs ou des contenus
véhiculés par son œuvre que des possibilités techniques et effets spéciaux
qu’il met en œuvre et par conséquent des exigences financières qui en
découlent. Un langage universel est en train de se constituer, ancré dans
les caractéristiques techniques des langages de l’image.
On peut cependant, malgré l’importance croissante prise par les purs
effets techniques, souligner que les artistes ont été les premiers, de la
photographie au cinéma et à la publicité, à développer des savoirs
spécifiques sur ce qu’on pourrait appeler une rhétorique de l’image. Ils
se sont formés à thématiser l’aspect cognitif de l’art dans des œuvres
orientées vers la critique de l’image. Le dernier siècle de fermentation
artistique a en quelque sorte réalisé, pour les arts visuels, ce que la
rhétorique, comme discipline académique avait réalisé pour le langage,
de Quintilien à Fontanier.
Sur ce parcours accéléré de la maîtrise des agencements sémiotiques de
l’image, prenons trois repères : Marcel Duchamp, René Magritte et
Lauwrence Wiener. Il s’agit essentiellement de marquer le retournement
du rapport entre le mot et l’image, et ses conséquences aussi bien sur
l’évolution de l’art que sur les relations entre critique et art.
Si nous repartons du thème horacien « ut pictura poesis », qu’on peut
traduire, mais non réduire à une comparaison entre l’ordre visuel de la
peinture et l’ordre grammatical de la poésie, ces deux ordres étant reliés
par l’articulation comparante « comme » (« ut »), nous pouvons
suivre une évolution qui mène et malmène ces deux univers, donnant
alternativement l’ascendant à l’un puis à l’autre, construisant une histoire
qui abandonne le terrain de l’analogie pour explorer des formes plus
exclusives de la relation. Ainsi apparaît la tentation de réduire l’image au
texte, caractérisée par la montée en puissance des éléments écrits au
sein même du tableau, puis à son remplacement. On est proche alors de
cette carte de géographie dont chaque détail est explicité par un écriteau
qui, à se multiplier à l’infini, finit par occulter le territoire qu’il semblait
vouloir décrire.
On constate d’ailleurs que cette évolution reprend deux formes bien
distinctes : la transformation du texte en image par saturation de l’espace
visuel au moyen d’écritures et la disparition de l’espace plastique au
bénéfice du seul texte, non toutefois comme texte écrit, lisible encore,
figure de l’écriture, mais le texte comme concept d’une œuvre qui se fait
absente aux sens constitutifs de la sensibilité, pour ne s’adresser qu’à
l’intellect .
D’un côté la stratégie menée par Mallarmé dans Un coup de dé, qui
conduit le texte à devenir un objet visuel dans l’espace, la page prenant
une fonction comparable à celle de la toile orthogonale, de l’autre
l’envahissement de l’espace plastique par des considérations d’ordre
intellectuel, écrites, comme c’est le cas de plus en plus souvent depuis
Duchamp, puis à sa disparition comme œuvre sensible, seul le concept
recueillant l’attention du « spectateur » comme l’atteste l’œuvre de
Lauwrence Wiener. Ben et Kossuth s’appuient également sur ce double
mouvement. L’œuvre de Magritte, bien que très largement fondée sur les
paralogismes du discours, donne en revanche plein droit à l’image, à
l’égal du texte. La particularité de ses œuvres est justement de jouer
souvent, mais pas nécessairement toujours, sur la co-présence de ces
différents langages et sur leur irrémédiable irréductibilité, comme dans
le fameux Ceci n’est pas une pipe .
Que le thème de l’ut pictura poesis constitue la colonne vertébrale de
l’art occidental souligne assez que pour notre tradition, la relation de
l’image au concept est une question toujours vivante parce que jamais
résolue. Comment pourrait-elle l’être d’ailleurs, puisque dans cette
opposition se joue la coordination du sensible et de l’intelligible, et que
notre tradition philosophique n’a jamais su construire de manière stable
un lien entre ces entités dès lors qu’elles avaient été distinguées et
nommées, et donc irrémédiablement séparées. Cette séparation est sans
doute une des tragédies de la pensée occidentale, si on considère qu’elle
a passé son temps à tenter de coudre ensemble les deux bords de cette
plaie, de suturer la béance ainsi ouverte dans l’être au monde même de
l’homme , et continue à la faire.
La manière dont chaque œuvre d’art visuel articule cette question est
singulière. L’évolution de l’art a cependant montré, comme je le rappelais
plus haut, que la question a de plus en plus pris la forme d’une
confrontation des langages plutôt que celle d’une pratique visant à
gommer le paradoxe en mettant en œuvre, autant que faire se peut,
l’illusion de l’analogie. Si les avant-gardes de ce siècle ont radicalisé
l’irréconciliation, c’est que notre société moderne ne vise plus à offrir
l’illusion que le sens manifeste et l’effet ressenti sont un,
mais bien au contraire qu’on sait désormais qu’ils sont deux. Et peutêtre contraires voire contradictoires. La dénonciation de l’idéologie de la
représentation tient à cette prise de conscience.
La conséquence logique de cet échauffement épistémologique autour
de la question des rapports entre le langage des concepts et le langage
des images pourrait bien, aujourd’hui, consister en ceci que les rapports
entre artistes et critiques, manipulateurs de mots et manipulateurs
d’images trouvent de nouveaux registres d’expression. Point n’est besoin
de souligner que les plasticiens, de plus en plus souvent, accompagnent
leur activité d’une pratique d’écriture. Il pourrait paraître outrecuidant
de suggérer que les mêmes causes provoquant les mêmes effets, il n’y
aurait rien d’extravaguant à imaginer que des critiques se sentent appelés
à user de moyens d’expressions ordinairement réservés aux plasticiens,
comme cela fut le cas à la fin du XIX e siècle lors de l’exposition des « Arts
Incohérents ». Dans le ligne de mire de cette interrogation, ou trouve en
fait une question de caractère épistémologique : une image peut-elle
fonctionner à la manière d’un concept par rapport à une autre image?
Lorsque Kant, dans le Critique de la Raison Pure, se trouve confronté à la
question de l’articulation du concept et de l’expérience sensible, il fait
appel, pour résoudre l’antinomie qui menace ces deux univers de ne
jamais se rencontrer, à la notion de « schème transcendantal». Et de
quoi le schème est-il analogue, poursuit-t-il pour nous faire comprendre
sa pensée? Au monogramme. Or ce qui caractérise le monogramme est
d’exprimer du texte dans le langage de l’image. Dans le monogramme se
rejoignent et se fondent le sensible et l’intelligible. C’est donc dans la
nature du monogramme, comme image, que réside sa capacité à dépasser
l’irréconciliations des univers intellectuel et sensible. Le monogramme
est une image d’un type particulier, tel qu’en elle le sens intellectuel
sature ce qui est donné à voir.
Peut-on imaginer que le travail critique consiste précisément à produire
de telles images, de tels analogues des œuvres auxquelles il se réfère?
Traditionnellement le travail d’écriture, tiraillé entre l’exercice descriptif
et la vaticination poétique, tentait d’obtenir ce résultat. Rien cependant
n’empêche d’imaginer que le critique, lui aussi à l’œuvre sur la frontière
béante entre le sensible et l’intelligible, puisse avoir recours aux moyens
que lui prête l’image.
Une telle hypothèse, ici seulement hasardée, n’a que la modeste
prétention d’ouvrir une fois encore, mais sous un jour inhabituel, le
débat sur la mise en œuvre. Car enfin, une fois conscients des attentes
excessives qui pèsent sur les artistes depuis le romantisme allemand, les
chargeant de rien moins que de la réconciliation de toutes les
contradictions avérées, nous ne pouvons oublier que l’œuvre, dans sa
signification, est le résultat d’un faisceau d’interventions qui organisent
sa production, sa monstration et sa capacité à produire du sens. Les
moyens par lesquels ce dernier se manifeste dans l’espace de la culture
sont, par nature, pluriels, et les frontières disciplinaires n’y jouent guère
de rôle.
Resterait une question, si l’on admet les principes dégagés ici : le recours
à l’image serait-il pour le critique l’aveu d’une incapacité à tirer de son
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JACQUES LEENHARDT, La critique d'art à l'oeuvre
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REVISTA PORTO ARTE: PORTO ALEGRE, V. 16, Nº 27, NOVEMBRO/2009
langage, l’écriture, les effets de sens adéquats? Le recours au registre
visuel n’est-il pas appelé à pallier un déficit du registre métaphorique ou
poétique?
Parlant ici pour une part d’expériences personnelles, je ne suis pas le
mieux placé pour en juger. Il me semble toutefois que l’origine du
mouvement qui peut attirer vers un tel mélange des registres renvoie
directement à l’aporie décelée par Kant. La recherche d’une expressivité
proprement « schématique » implique chez le philosophe allemand
la reconnaissance du pouvoir synthétique de l’image dont le registre
métaphorique du langage n’est jamais que le pis aller. Le recours au
registre visuel obéirait donc à une injonction qui trouve son origine dans
l’organisation même des facultés humaines, à savoir à l’étayage de l’une
sur l’autre de la sensibilité et de l’intellection. Cet étayage réciproque,
dont la théorie du « schème » avec son monogramme est l’illustration,
accorderait finalement un rôle déterminant, dans la compréhension, à
la faculté imageante elle-même, à l’imagination.
JACQUES LEENHARDT: Philosophe, Docteur en Sociologie, directeur
d’études de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris.
Président de l’Association Internationale des Critiques d’Art, est l’auteur
de plusieurs ouvrages, dont Les Amériques Latines en France, 1992 et
Dans les jardins de Roberto Burle Marx, 1994.