LA CORRESPONDANCE AVEC FRONTON

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LA CORRESPONDANCE AVEC FRONTON
Portes ouvertes IAB – 8.10.16
Philologie Classique
D. Clerc et D. Follin
LA CORRESPONDANCE AVEC FRONTON
Journée Portes Ouvertes de l’Institut du monde Antique et Byzantin
Autour de Marc-Aurèle
Didier Clerc et Didier Follin
8 octobre 2016
Comme le personnage à l’honneur aujourd’hui est Marc-Aurèle, le domaine Philologie classique a
souhaité vous faire découvrir une œuvre littéraire étroitement liée avec cet empereur, à savoir les
lettres de son maître, Fronton.
Mais avant d’entreprendre une analyse plus détaillée de la correspondance entre Fronton et MarcAurèle, nous vous proposons d’abord une partie plus technique sur l’histoire de la transmission de
ce texte. Il s’agit en effet d’un « palimpseste », un mot qui vient du grec πάλιν + ψάω et qui signifie
« raclé à nouveau ». Ainsi, le palimpseste est un document (souvent en parchemin, qui est un
support plus cher mais aussi plus durable que le papier et le papyrus) qui présente au moins deux
couches d’écriture : celle qui ressort le plus est indiquée comme scriptio superior et est effectuée
après avoir effacé la première couche plus ancienne (la scriptio inferior).
Les raisons de cette pratique sont facilement identifiables. Le parchemin était cher, et s’il en
manquait, les copistes préféraient ou étaient obligés de se servir de tout ce qui se révélait moins
utile dans une bibliothèque : en effet, la scriptio inferior des palimpsestes contient souvent des
œuvres incomplètes ou jugées comme obsolètes (par exemple, les traductions de la Bible
antérieures à la Vulgate, la traduction en latin de la Bible qui fera référence). Parfois, le même sort
attendait aussi les auteurs païens, et en général les documents « dangereux », à savoir les œuvres
hérétiques.
Les manuscrits que nous allons étudier représentent un cas typique dans ce genre de documents.
Mais deux facteurs liés entre eux les rendent exceptionnels : d’une part les textes qui les composent,
et de l’autre leur histoire qui les met en relation avec des personnages illustres de la culture
européenne et surtout italienne.
Il s’agit de deux manuscrits dont la scriptio superior du VIIe siècle porte une traduction latine des
Actes du concile de Chalcédoine. Celle-ci cache une écriture plus ancienne (du Ve siècle) et très
importante pour les antiquisants, qui par ces mêmes manuscrits ont les seuls témoins d’un ouvrage
disparu pendant des siècles : la correspondance de Fronton avec les empereurs Marc-Aurèle et
Lucius Vérus. Mais avant de nous pencher sur ces lettres, nous aimerions souligner le caractère
hétérogène de ce palimpseste, qui rappelle l’interdisciplinarité de notre Institut : en effet, il recèle
non seulement la correspondance de Fronton mais aussi des scholies à Cicéron, le Skeireins (un
commentaire à l’Evangile de Jean en langue gothique), un fragment de l’ascension d’Isaïe, une
partie du Panégyrique de Pline, un folio de Perse et un de Juvénal, des fragments de déclamations
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de Symmaque et finalement des fragments de traités ariens, dont il sera encore question dans un
instant.
Comme on le disait, les lettres de Fronton nous sont conservées essentiellement par deux
manuscrits, l’un de la Bibliothèque Vaticane, l’autre de l’Ambrosienne de Milan. Mais à l’origine,
ces deux manuscrits en formaient un seul, écrit avec une écriture onciale au Ve siècle en Italie
septentrionale. Et les traités ariens, donc hérétiques, dont nous parlions pourraient nous aider à
préciser le lieu de compilation de ce manuscrit : en effet, il est probable qu’il ait été écrit à Pavie,
parce que les Lombards (ariens !) l’avaient choisie comme capitale de leur royaume. Avec la
conversion des Lombards au catholicisme durant le VIIe siècle, les documents hétérodoxes ont été
éliminés et les manuscrits souvent réécrits, en devenant des palimpsestes comme notre Fronton.
Cela expliquerait aussi la présence dans le palimpseste de la langue gothique.
Or, à un moment indéterminé, ce manuscrit est partagé en deux et arrive à l’Abbaye de San
Colomban à Bobbio, où il passe inaperçu pendant des centaines d’années, jusqu’en 1605. A ce
moment-là, Federico Borromeo (fondateur de l’Ambrosienne) envoie un ami à Bobbio pour qu’il
fasse l’inventaire des manuscrits remarquables, afin de les acheter : les Actes du concile de
Chalcédoine (et donc notre Fronton) n’y figurent pas. Néanmoins, en 1606 la deuxième et plus
grande partie du manuscrit est rachetée par la Bibliothèque Ambrosienne et part vers Milan.
Quelques années après, en 1618, la première partie arrive en revanche à la Bibliothèque Vaticane.
Là aussi, les deux parties de notre manuscrit sont oubliées. Mais cette fois il lui faudra un peu
moins, à savoir deux siècles, pour être redécouvert : en 1815 le futur cardinal Angelo Mai identifie
la scriptio inferior du manuscrit de Milan comme étant la correspondance de Fronton, et publie tout
de suite le texte après l’avoir déchiffré aussi à l’aide de produits chimiques tels que l’acide gallique
(qui a ensuite abîmé le parchemin, parfois irrémédiablement, ce qui entraîne un dur travail de la part
des philologues contemporains pour pouvoir proposer un texte de qualité). Son impact sur la
communauté scientifique est énorme, parce qu’il s’agit d’un texte jusque-là inconnu. Nous laissons
la parole à l’homme qui a été le plus enflammé par cette découverte, Giacomo Leopardi (Discours
sur la vie et les œuvres de M. Cornélius Fronton, I. Trad. Didier Clerc) :
« Je déplorais la perte des œuvres de Fronton, que j’imaginais excellentes, inférieures uniquement à
celles de Cicéron. Bref, j’étais très intéressé à Fronton et j’adorais presque éperdument son éloquence
que j’ignorais. En décembre 1815, je vis dans les journaux l’annonce de la révélation surprenante de
nombreux de ses écrits, retrouvés dans un palimpseste de l’Ambrosienne et mis au jour avec beaucoup
d’illustrations à Milan par le découvreur des nouveaux fragments de Cicéron [à savoir, du De
Republica], Docteur Angelo Mai. Les littéraires qui se sont trouvés dans une situation pareille
connaissent l’émotion qu’on éprouve en ces moments : les autres ne pourraient pas s’en faire une idée,
bien que je veuille la décrire. Après l’excitation, la stupeur, la joie, le sentiment qui me parcourut fut
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l’impatience. J’étais jaloux du sort des Milanais, qui pouvaient tout de suite satisfaire leur curiosité et
assouvir leur désir ».
Leopardi demande une copie de l’édition d’Angelo Mai, et voici de quel enthousiasme il salue
« son » Fronton, comme il l’appellera après :
« Enfin, les volumes longuement attendus arrivèrent. Je me jetai sur eux comme un affamé sur une
assiette de nourriture : je les parcourus, je les lus rapidement, et je m’aperçus que mon espoir n’était
pas vain. Ces pages nous font connaître Fronton, nous fournissent de nouveaux indices pour juger du
caractère et du génie de Marc-Aurèle, et, bien qu’elles comportent quelques lacunes, on peut les lire
avec profit et elles sont presque toujours absolument délectables ».
Cet enthousiasme du jeune Leopardi l’amènera à en faire une traduction même avant qu’Angelo
Mai n’ait le temps de découvrir l’autre partie du manuscrit en 1819 à la Bibliothèque Vaticane.
Cette traduction restera inédite, mais son étude de Fronton l’accompagnera longtemps : encore en
1822 (26 juillet) il utilisera une expression tirée de Fronton pour son journal intime (le Zibaldone)
et, ce qui est plus intéressant ici, en 1828 (21 juin) il insérera Fronton dans une question qui
l’occupera durant toute sa vie, à savoir la comparaison entre temps modernes et Antiquité, une
comparaison qui voit l’Antiquité nettement gagnante :
« En lisant la lettre curieuse de Vérus à Fronton où il le prie d’écrire l’histoire de ses hauts-faits durant
la guerre parthique, j’ai vraiment l’impression de lire la lettre d’un écrivain moderne sur une de ses
œuvres, adressée à un journaliste. Il y a le même amour-propre, la même exagération, le même mépris
pour la vérité etc. […] Mais là aussi, quelle différence entre les anciens et les modernes ! Ceux-ci
confient 1. de petits ouvrages, 2. à des journalistes, 3. pour qu’ils en fassent un article ; les anciens, en
revanche, remettent 1. leurs hauts-faits militaires ou civils, 2. à des hommes célèbres, 3. pour qu’ils
écrivent une histoire ».
Mais Fronton occupe une place importante pour Leopardi aussi en relation au domaine que nous
présentons aujourd’hui, la Philologie classique. En effet, Leopardi a contribué de manière positive
et avec ingéniosité à la formation du texte en proposant des corrections qu’il enverra de manière
privée à Angelo Mai. Celui-ci s’appropriera ce travail sans jamais citer sa source, et Leopardi ne
s’en apercevra pas, ou en tout cas il fera semblant de ne pas s’en apercevoir. Ses remarques
resteront donc sous un autre nom jusqu’à l’édition la plus récente de Fronton par M. P. J. van den
Hout, qui le premier a rendu à Leopardi ce qui est à Leopardi en signalant ses contributions dans
l’apparat critique. Ainsi, van den Hout a rendu aussi à Fronton ce qui est à Fronton, en lui
reconnaissant le mérite d’avoir eu un lecteur et un admirateur illustre de plus.
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Rien de nauséabond comme la lecture de ces élucubrations de rhéteur. On serait presque tenté de
plaindre l’homme illustre qui les a exhumées, d’avoir perdu un temps précieux à tirer du néant ce qui
n’est après tout que cendre et poussière. (Alexis Pierron, Histoire de la littérature latine, 1852,
plusieurs fois rééditée)1
La rapidité avec laquelle Alexis Pierron rejette l’œuvre frontonienne témoigne du peu d’intérêt
que les philologues ont accordé à cet orateur du IIe siècle ap. J.-C., considéré comme vain, pédant et
archaïsant. Les intérêts du XXe siècle pour ce qu’on a appelé les auteurs minores et pour d’autres
formes littéraires comme l’épistolaire ont néanmoins contribué à faire sortir Fronton de l’ombre.
L’édition et le commentaire de M.P.J. van den Hout (1954/19882 - 1999) a permis de rendre le texte
plus accessible et a fourni des outils de travail essentiels pour approcher un orateur qui a gravité
dans les cercles littéraires du IIe siècle de notre ère.
Né à la fin du premier siècle en Numidie, Fronton suit le cursus honorum – carrière politique
(questeur en Sicile, sénateur sous Hadrien, édile et préteur). Avocat et orateur, sa renommée
importante lui vaut la charge de précepteur auprès des princes Marc Aurèle et Lucius Vérus dès
138/139, peut-être même dès 135/1362. Alors âgé d’une quinzaine d’années, Marc Aurèle (121-180)
voit en lui un précepteur et un proche de la famille. Ainsi, l’orateur en vue gravite autour du
pouvoir impérial (Marc Aurèle, Lucius Vérus, la mère de l’empereur), envoie ses lettres aux
personnages les plus en vue de l’époque (l’orateur grec Hérode Atticus, l’historien Appien)3 et
dirige une école de rhétorique4. Il semble qu’il s’éteigne vers le milieu des années 160, sans doute,
selon Pascale Fleury, « entre les années 166 et 168, période où la peste fit le plus de ravage »5.
Dans le cadre de cet exposé, il sera question d’un échange de deux lettres (I, 6 et I, 7) entre Marc
Aurèle et Fronton, datées approximativement de 143, soit à la fin de l’enseignement dispensé par
1
Alexis Pierron, Histoire de la littérature romaine, Paris, Hachette, 1879, p. 611.
Les dates 138/139 sont transmises par la communis opinio. Pascale Fleury nuance : l’année 139 marque le début
supposé de la correspondance conservée entre l’orateur et Marc-Aurèle. Ces débuts révèlent déjà une tendre intimité, ce
qui laisse supposer que Fronton était sans doute le professeur de Marc Aurèle dès 135-136 (Fronton, Correspondance,
textes traduits et commentés par Pascale Fleury avec la collaboration de Ségolène Demougin, Paris, Les Belles Lettres,
2003, p. 13).
3
Les destinataires de Fronton ont été étudiés par G. Pflaum « Les Correspondants de l’orateur M. Cornelius Fronton de
Cirta » in R. Marcel (ed.), Hommages à J. Bayet, Bruxelles, Latomus, 1964, p. 544-560 et S. Demougin, « Amici.
Remarques sur les entourages aristocratiques à Rome » in N. Belayches (ed.), Rome, les Césars et la Ville aux deux
premiers siècles de notre ère, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2001, p. 207-229.
4
À la suite de E. Champlin, Pasacle Fleury rappelle que « Fronton ne fut pas un rhéteur, c’est-à-dire qu’il ne fut pas un
professeur exigeant un salaire pour ses leçons ; il est vrai que nulle part dans la correspondance ou dans les Nuits
attiques il n’est question de salaire : il est probable que la fortune de Fronton, somme toute assez modeste en regard de
celle de son entourage, provenait en grande partie de ses possessions personnelles, de son activité judiciaire et des
rétributions du prince » (Fronton, Correspondance, textes traduits et commentés par Pascale Fleury avec la
collaboration de Ségolène Demougin, Paris, Les Belles Lettres, 2003, p. 15).
5
Fronton, Correspondance, 2003, p. 16.
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l’orateur au jeune prince6. Dans la première lettre, Marc Aurèle raconte à Fronton la réaction de son
souverain-père Antonin le Pieux après qu’il lui a déclamé un passage d’un des discours de l’orateur.
En guise de réponse, Fronton insiste sur l’amitié qui le lie à son élève et sur la reconnaissance qu’il
souhaite lui témoigner. L’extrait du discours déclamé par Marc Aurèle est l’occasion d’un échange
entre maître et élève au sujet de la théorie rhétorique tout en permettant aux épistoliers de s’assurer
de leur attachement réciproque.
Vale, disertissime, doctissime, mihi carissime, dulcissime, magister optatissime, amice desiderantissime. (I, 6)
Porte-toi bien, le plus éloquent, le plus savant, le plus cher à mon cœur, toi le plus doux, le plus souhaité des
maîtres, le plus désiré des amis.
Dans la salutation à Fronton à la fin de sa lettre, Marc Aurèle souligne les qualités attribuées à
son maître en les mettant en évidence par un effet sonore produit par l’accumulation des superlatifs.
Ces qualités portent autant sur son attachement à l’orateur ‘dulcissime’ / ’desiderantissime’ que sur
ses compétences rhétoriques ‘disertissime’ / ’doctissime’. Si l’adresse au destinataire répond à une
condition du genre épistolaire en jouant le rôle d’un τόπος entre louange et expression des
sentiments, il convient de s’intéresser à ce ton laudatif et sentimental pour mieux distinguer ce qui
ressort du τόπος et ce qui correspond à la réalité.
Le qualificatif ‘disertissime’, utilisé par Marc Aurèle, manifeste une certaine admiration des
compétences oratoires du maître. Au début de sa lettre, le jeune prince liste les qualités du discours
de Fronton parmi lesquelles le lecteur reconnaît aisément les concepts fondamentaux de la
rhétorique : à savoir l’inventio (recherche d’argument), la dispositio (l’organisation du discours) et
l’elocutio (le style).
Sensuum facultatem, elocutionis uariam uirtutem, inuentionis argutam nouitatem, orationis doctam dispositionem
vehementer miratus est.
La vigueur des idées, les vertus variées de l’expression, la nouveauté ingénieuse de l’invention, la disposition habile
du propos l’impressionnèrent vivement.
L’extrait cité par le prince et la lettre-réponse de son maître illustrent un procédé typique de
l’elocutio (style) frontonienne : le recours à l’image. La rhétorique de Fronton, comme sa
pédagogie, accorde en effet une large place à l’image/comparaison qui permet d’exprimer des
6
Michel P.J. van den Hout note que la période la plus importante de la vie de Fronton s’étend de 139 à 145, lorsqu’il
était le professeur de Marc Aurèle (Michel P.J. van den Hout, A Commentary on the letters of M. Cornelius Fronto,
Leiden – Boston – Köln, Brill, 1999, p. VIII).
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sentiments ou de clarifier une pensée7. Les trois imagines présentes dans la lettre-réponse montrent
que l’orateur puisait ses comparants dans une tradition littéraire qui s’inspire de la vie quotidienne,
par exemple lorsqu’il construit une analogie entre son discours embelli par la bouche de Marc
Aurèle et les légumes et le ragoût qui paraissent plus raffinés servis dans un plat doré ; de la
mythologie en évoquant les armes et les javelots d’Hercule et Achille portés par Patrocle et
Philoctète ; ou encore de la nature lorsqu’il compare l’amour infini que lui porte son élève à la
profondeur de la mer.
Si inuentio, dispositio et elocutio relèvent de la plume de Fronton, c’est Marc Aurèle qui, devant
Antonin le Pieux, prend en charge l’actio du discours. Après l’avoir entendu, le souverain est
« touché » ‘adfectus’ et impressionné ‘miratus est’. Si Marc Aurèle attribue le mérite de cet effet de
la parole à son maître, ce dernier considère au contraire que seule compte la « prononciation » de
l’élève.
Non miror itaque quod placuerit oratio oris tui dignitate exornata.
Je ne m’étonne pas de ce que mon discours ait plu, embelli par la dignité de ta bouche.
Au-delà de la tonalité laudative, la remarque de Fronton met aussi en évidence l’importance de la
performance de l’orateur dans l’art rhétorique, élément qu’il enseignait sans doute à son élève.
Quelques lignes plus haut, le professeur mentionne rapidement les éléments auxquels tout bon
orateur doit veiller : le regard, la voix et les gestes.
… et oculos mihi tuos utendos et uocem et gestum et inprimis animum accodommodasti.
… tu as donné tes yeux pour me servir, ta voix, tes gestes et, en premier lieu, ton esprit.
Cet éloge de la performance de Marc Aurèle s’achève sur un τόπος d’humilité qu’il faut
probablement relativiser. C’est en effet pour le maître, au moment où son rôle de précepteur tend
justement à se réduire, une occasion d’encourager son élève à cultiver son éloquence, art pour
lequel, semble-t-il, le jeune prince était doué8.
Mea contra oratio mediocris, ne dicam ignobilis, a doctissimo et facundissimo hominum Caesare inlustrata est.
Au contraire, mon discours médiocre, pour ne pas dire méprisable, fut illuminé par César, le plus savant et le plus
éloquent des hommes.
7
Par exemple en III, 14 lorsque Fronton compare son émotion à la réception d’une lettre de Marc Antoine au bonheur et
à la crainte du jeune homme qui voit sa bien-aimée arriver.
8
L’ensemble des enseignements de Fronton se concentrent sur la parole du César qui, inclassable, revêt probablement
plus les atours de l’épidictique que du judiciaire ou du délibératif. De fait, la seule catégorie traditionnelle dont aura à se
servir le César s’apparente plus à l’épidictique qu’à toute autre. (Pascale Fleury, op. cit., p. 105).
6
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Grâce aux commentaires de l’élève et à la réponse du maître, la lecture croisée de ces deux
lettres donne une idée des compétences et des théories rhétoriques de Fronton. Le τόπος laudatif de
la salutation de Marc Aurèle, qui faisait l’éloge de l’éloquence du professeur, traduit sans doute
autant l’admiration de l’élève qu’une certaine réalité. Il semble effectivement que Fronton avait
acquis une certaine réputation : Aulu-Gelle le décrit comme un fin connaisseur de la langue latine9,
et, au IVe siècle, soit environ deux cents ans plus tard, Ausone le présente comme « un très grand
orateur » ‘tantus orator’ (Grat. Ac. 7, 21) et Eutrope comme un « très noble orateur » ‘orator
nobilissimus’ (Brevarium, 8, 12)10.
Si Marc Aurèle assure dans la même salutation son attachement à son maître, ce dernier consacre
à leur relation une importance de premier plan dans sa réponse. Sa lettre commence avec un passage
qui peut surprendre le lecteur par la présence d’un champ lexical de l’amour renforcé par des
tournures marquant l’intensité.
Domino meo
Accepi, Caesar, litteras tuas, quibus quanto opere
laetatus sim, facile aestimas, si reputaueris singula.
Primum, quod caput est omnis mei gaudii, cum te bene
ualere cognoui, tum quod ita amantem mei sensi finem ut
amori nullum neque modum statuas, quin cottidie aliquid
reperias quod circa me iucundius atque amicius facias.
Ego denique olim iam me puto satis amari, tibi autem
nondum, etiam quantum me diligas, satis est ; ut non
mare ullum tam sit profundum quam tuus aduersus me
amor : sane ut illud queri possim, cur me nondum ames
tantum quantum plurimum potest, namque in dies plus
amando efficis, ne id quod ante diem amaueris plurimum
fuerit. Consultatum mihi putas tanto gaudio fuisse,
quanto tua tot in una re summi amoris indicia ?
À mon souverain,
J’ai reçu, César, ta lettre ; à quel point elle m’a réjoui,
tu en jugeras facilement si tu considères chacun des
points suivants. En premier lieu – et c’est, parmi toutes
mes joies, la plus grande – savoir que tu te portes bien ;
ensuite, sentir que tu m’aimes sans poser aucune limite
et aucune condition à ton amour : chaque jour, il n’est
rien que tu puisses trouver de plus agréable et de plus
amical à faire pour moi. Je crois depuis longtemps déjà
être assez aimé, mais il n’est pas encore assez pour toi
de m’aimer avec une telle ardeur ; aucune mer dès lors
n’est aussi profonde que ton amour pour moi : je
pourrais certes te demander pourquoi ton amour n’est
pas aussi grand que ce qu’il sera à son apogée, car en
m’aimant plus de jour en jour tu prouves que l’amour
que tu me portais hier n’était pas à son apogée. Crois-tu
que mon consulat m’a donné une joie aussi grande que
le sont les nombreuses preuves de ton immense amour
dans le cas que voici ?
L’effet hyperbolique du passage rend compte d’un fort attachement, au point peut-être de nous
interroger sur sa sincérité (flatterie ?), d’autant plus que, dans l’ensemble de leur correspondance,
Fronton et Marc Aurèle laissent très souvent libre cours à l’expression de leurs sentiments.
Rappelons-nous qu’il s’agit là d’une convention générique : le genre épistolaire suppose un ton
proche du dialogue et favorise une expression de l’amitié11. Reste que les termes employés
surprennent si on ne les envisage pas dans le contexte du IIe siècle de notre ère. En effet, les mots
9
Aulu-Gelle rapporte un échange entre Favorinus et Fronton au sujet de la supériorité de la langue grecque ou latine. À
la fin de leur défense, Favorinus reconnaît que Fronton possède une « si riche et un tel raffinement dans la connaissance
des mots » ‘scientiam rerum uberem uerborumque eius elegantiam’ (NA, II, 26).
10
Remarquons que la correspondance de Fronton aurait été rassemblée et publiée déjà au IV e siècle de notre ère par des
descendants de sa famille (Fronto, Selected Letters, p. 7).
11
Cf. Démétrios, Du style, texte établi et traduit par Pierre Chiron, Paris, Belles Lettres, 223-224-232.
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latins amor, utilisé abondamment par Fronton, et desiderium, qu’on retrouve dans le superlatif
desiderantissime de Marc Aurèle, réfèrent non seulement à l’amour sexuel, comme en français,
mais aussi à un amour platonique qui lie des amis ou des membres d’une même famille12. Ces
tournures sentimentales seraient redevables, selon Pierre Grimal, à la langue utilisée dans le cadre
de l’éducation grecque classique qui faisait du maître un erastês (« aimant ») et de l’élève un
erômenos (« aimé »)13. Cette référence à une époque grecque classique (V-IVe s. av. J.-C.) n’a rien
d’étonnant dans le contexte du mouvement de la Seconde Sophistique (IIe s. ap. J.-C.) qui s’inspire
justement de cette époque grecque classique. Cela permet de mieux comprendre l’utilisation, sans
doute ludique, de ce vocabulaire affectif. Néanmoins, dans ses Pensées (I, 11), Marc Aurèle évoque
la franchise de son maître. Fronton lui-même, dans la lettre I, 3, explique au prince qu’il se garde
bien d’adopter les attitudes d’un courtisan14. Si la réalité de cette amitié paraît difficile à préciser, il
reste délicat de croire que maître et élève ne partageaient pas un attachement réciproque. Des liens
touchants se laissent en effet deviner lorsque Fronton se confie au sujet de sa maladie et, plus
encore, lorsque l’élève s’inquiète de la santé de son maître (V, 61-65)15. Il semble donc que, au-delà
de la convention de genre et du jeu littéraire, Fronton et Marc Aurèle partagent une relation sincère
renforcée par les liens d’amitié qui unissaient l’épouse du maître et la mère de l’élève.
Cet échange de deux lettres entre Fronton et Marc Aurèle témoigne donc de leur ‘attachement’
réciproque et de leur intérêt pour la rhétorique. Même si ces lettres ne sont pas rédigées en ayant
vocation à être publiées et lues devant un public, elles donnent une idée de la théorie rhétorique
enseignée par Fronton qui, à chaque fois qu’il prend la plume, propose un exemple à son élève
Marc Aurèle. Le cadre épistolaire se fait ainsi le lieu ‘ludique’ et ‘amical’ d’une mise en pratique
des théories rhétoriques et devient, plus qu’un discours sur l’art de dire, une démonstration du bene
dicendi.
12
Fronto, Selected Letters, ed. Caillan Davenport & Jennifer Manley, London – Oxford – New York, Bloomsbury,
2014, p. 10.
13
Pierre Grimal, « Ce que Marc-Aurèle doit à Fronton », REL, 68, 1990, p. 151-159, p. 153 pour la référence précise.
Pierre Grimal ajoute que Fronton a écrit un Discours sur l’amour en grec, à l’intention de Marc Aurèle : ce serait pour
l’orateur l’occasion de s’amuser « à pasticher le style et la manière des ‘sophistes’ de son temps, qui se posaient en
continuateurs directs de l’hellénisme attique. »
14
Fronton parle dans la lettre I, 3 de la relation qu’il partage avec Marc Aurèle et se présente comme quelqu’un qui
n’est pas intéressé : « Il (Fronton) ne s’est même pas acquitté de ses devoirs quotidiens envers toi plus que les autres et,
bien au contraire, il est un suivant, mais un suivant bien peu assidu. En effet, il ne se rend pas souvent à votre demeure à
la pointe du jour, ni ne vous salue quotidiennement, ni ne vous accompagne partout, ni n’attend toujours quelque chose
de vous » (I, 3).
15
Cet élément a contribué à poser l’hypothèse que cette correspondance est avant tout privée et non destinée à une
diffusion publique. Difficile d’imaginer un orateur avec une telle réputation s’épancher publiquement sur sa maladie.
(cf. Fronton, Epistulas, texte établi par M. P. J. van den Hout, Leipzig, Teubner, 1988, p. LX). De sa maladie, Fronton
semble en faire un τόπος de sa correspondance privée afin de souligner son affection pour son élève. À plusieurs
reprises, l’orateur relève différents « actes thérapeutiques » qui l’aident à supporter sa maladie : il cite l’écriture des
lettres (I, 3), la perspective de revoir Marc Aurèle (V, 55) et les recommandations aux dieux de la part de ce dernier (I,
3). De plus, lorsque Fronton relève les progrès de son élève (III, 12), il explique que cela le rend heureux et en bonne
santé.
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Bibliographie
Éditions des lettres de Fronton et Marc Aurèle
Cornelii Frontonis aliorumque reliquiae quae codice vaticano 5750 rescripto continentur, édité par
F. Ehrle, Milan, Hoepli, 1906.
Correspondence, texte traduit par C. Haines, Cambridges, Cambridge Univesity Press, Loeb, 19191920.
Epistulae, texte établi par M. P. J. van den Hout, Leiden, Brill, 1954.
Marco Aurelio latino, texte traduit par Luigi Pepe, Naples, Armanni, 1957.
Opere, texte traduit par F. Portalupi, Turin, Unione Tipografico – Editrice Torinese, 1974.
Epistulae, texte établi par M. P. J. van den Hout, Leipzig, Teubner, 1988.
The meditations of Marcus Aurelius Antoninus, texte traduit par A. S. L. Farqharson, with a
selection from the letters of Marcus and Fronto, texte traduit par R. B. Rutherford, Oxford,
Oxford University Press, 1989.
Epistolario, texte traduit par A. Palacios Martin, Madrid, Ed. Gredos, 1992.
Correspondance, texte traduit et commenté par Pascale Fleury avec la collaboration de Ségolène
Demougin, Paris, Les Belles Lettres, 2003.
Selected Letters, texte traduit et commenté par Caillan Davenport & Jennifer Manley, London –
Oxford – New York, Bloomsbury, 2014.
Études
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