Document - Mémorial de l`Alsace

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Document - Mémorial de l`Alsace
F ICHE
PÉDAGOGIQUE
L E S PA G E S I E T I V S O N T D E S T I N É E S A U X E N S E I G N A N T S .
Les incorporés de force
ÉTUDE DE DEUX DOCUMENTS COMPLÉMENTAIRES
Appréhender un fait historique (ici, l’incorporation de force en Alsace-Moselle entre 1942 et 1945)
à travers deux lettres de Malgré-Nous
- La lettre d’Albert S. (document 1)
- La lettre de Georges H. (document 2)
QUESTIONS :
1. Quelle est la nature et la date de ces documents ?
Dans quel contexte ont-ils été écrits ?
2. Quel est l’intérêt de ces documents ? Que nous apportent-ils ?
3. En quoi ces documents sont-ils complémentaires ?
4. Quelles sont les limites de ces documents ?
Aide à la compréhension des textes
1 - Qu’est-ce que l’incorporation de force ?
- Rappel des sinistres décrets du 25 août 1942 du Gauleiter
Wagner instituant l’incorporation de force des jeunes
alsaciens dans les unités militaires allemandes. Ces mêmes
dispositions sont également prises pour la Moselle le 29 août
par le Gauleiter Burckel.
- C e dispositif sera complété le 1 er octobre 1943 par le
« Sippenhaftgesetz » qui menace la famille de déportation
si l’un de ses membres se soustrait à cette obligation ou s’il
déserte.
Le dessin est d’André Muller, un incorporé
de force qui avait l’habitude d’illustrer ses
lettres.
télégramme suivant : « maison entièrement détruite par
les bombes. Rentre tout de suite ». Ce demi-mensonge
permet à Georges d’obtenir une permission d’une
semaine, alors que dans sa lettre il s’attend à un refus.
- Albert S. est le fils d’un restaurateur de Soultz sous Forêt. Le
document 1, en forme de testament, est une de ses dernières
lettres ; il est porté disparu à l’automne 1943, sur le front près
de Stalino, l’actuelle Donetsk en Ukraine.
- Georges H., né le 10 mars 1926 à Strasbourg est incorporé
de force le 15 avril 1944 dans la Kriegsmarine puis dans la
Wehrmacht. Il disparaît également sur le front russe, en
mars 1945.
4 - L a Feldpost (poste des armées) fonctionne bien pendant
la guerre car les nazis ont compris que, pour le moral des
troupes, les lettres et les paquets étaient indispensables.
Mais ces lettres expédiées par l’armée passent par la
censure ; elles doivent être écrites en langue allemande,
exception faite de quelques vallées vosgiennes
totalement francophones.
La lettre d’Albert S. montre qu’il est possible de
contourner la censure (avec la complicité de personnes
extérieures à l’armée ?) Les propos qu’il y tient sont bien
sûr punis par la peine de mort.
Après la libération de Strasbourg le 23 novembre 1944,
il n’y a plus de courrier possible avec l’Allemagne.
Cette période allant jusqu’à la fin de la guerre sera
très dure pour les soldats coupés de tout lien avec leur
famille ; et pour les parents sans nouvelles de leurs
enfants combattant sur le front ou en captivité chez les
soviétiques.
3 - Dans sa lettre, Georges H. parle du bombardement du 11
août sur Strasbourg. A Neudorf, une bombe est tombée
sur l’immeuble voisin de celui de ses grands-parents,
qui est également endommagé. La mère de Georges va
aussitôt à la Kommandantur où elle envoie à son fils le
5 - Les lettres comme celles de Georges H., écrites en
alsacien, sont d’une extrême rareté… Si des professeurs ou
des élèves des sections LCR (Langue et culture régionales)
souhaitent travailler sur ce document en alsacien, nous le
leur envoyons sur simple demande.
2 - Les auteurs des lettres :
I
F ICHE
II
PÉDAGOGIQUE
L E S PA G E S I I E T I I I S O N T D E S T I N É E S A U X É L È V E S ( P H O T O CO P I E S A U T O R I S É E S ).
Documents à étudier
Document 1
Lettre d’Albert S.
Les textes en italique sont en français dans le texte
Ostfront den 1 août 1943
Meine lieben Eltern,
Habe heute gerade ein bisschen Zeit und da will ich
die Gelegenheit benützen, um euch hier einen Brief zu schreiben,
und zwar im Falle…
Suite et traduction ci-dessous
Traduction
ne soit écrit nulle part « mort pour la patrie allemande ou pour
Front de l’est, le 1er août 1943
le Führer », mais quand le temps sera venu « tombé pour la
Mes chers parents,
A l’instant, j’ai un peu de temps et je veux profiter de cette
opportunité pour vous écrire une lettre pour le cas où quelque
chose m’arriverait. Oui, mon cher papa, ma chère maman, ce
liberté de la France et de l’Alsace-Lorraine ». Ce seront là mes
dernières pensées, s’il m’arrivait quelque chose, pour vous mes
chers parents, frères et sœurs et aussi pour les petits que j’aime
par-dessus tout et pour mon pays l’Alsace ; et mon dernier mot
sont là des choses qui peuvent arriver même si on ne l’espère
sera « Vive la France, ma patrie dans la vie et la mort ».
pas et si on essaie d’y penser le moins possible. Mes chers
Papa, s’il m’arrivait quelque chose, alors ce serait la volonté
parents, vous ne savez peut-être pas combien je tiens à vous,
de Dieu et je sais que tu as eu suffisamment d’ennuis dans ta
même si j’ai déjà dit certaines choses à maman que je n’aurais
vie et je sais aussi que ton plus grand souhait, s’il m’arrivait
pas dû dire. Intérieurement cela m’a toujours fait mal, mais
quelque chose c’est d’avoir un héritier. Ne prends pas la chose
j’étais obligé de dire quelque chose sinon ses nerfs auraient été
trop au tragique et pense toujours que je suis mort dans un
encore plus affectés.
état de paix et qu’en esprit je serai toujours avec vous. Mon
Et maintenant, je suis ici au front russe ; quand quelqu’un me
seul souhait, c’est que chaque année, devant le monument aux
demande ce que je fais là ou pour qui je combats, alors je ne
morts soit jouée la Marseillaise et si je devais être sous terre à
peux donner aucune réponse car je ne sais, et tous les autres
2 000 kilomètres de ma patrie, je serai avec vous. Alors, encore
Alsaciens ici ne savent pas pourquoi nous devons combattre.
Malheureusement, nous avons été contraints et peut-être que
quelqu’un me demanderait « pourquoi tu n’as pas foutu le camp
en France, il y avait pourtant des possibilités ? » Je l’avais alors à
l’esprit et l’aurais fait, mais vous vous souvenez : cela signifiait
que les parents de ceux qui s’enfuyaient étaient envoyés en
une fois, mes chers parents, vivez heureux là-bas au loin. Je
vous embrasse avec mille baisers et serai avec vous en pensées
dans la vie et la mort.
Albert S.
Le 1er août 1943, sur le front russe près de Stalino.
Pologne, et c’est pourquoi à ce moment-là j’étais resté. J’ai fait
le service militaire et maintenant cela fait presque dix mois que
je suis dans l’armée allemande, franchement dit, un idéal que
je n’ai jamais eu et j’ai refusé d’être officier car je ne suis pas né
Vivez heureux ma patrie, mes camarades, mes amis,
Vivez au loin, je suis en pensée avec vous,
pour vivre sous un tel régime et mourir pour lui. Mais s’il devait
Vivez heureux et pensez à quelle nation vous appartenez
m’arriver quelque chose, car cela fait presque trois mois que je
Vous êtes Français comme moi pour toujours dans la vie et dans
suis assis dans la merde, je voudrais, mes chers parents, qu’il
la mort, unis pour toujours.
F ICHE
PÉDAGOGIQUE
III
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Document 2
Lettre de Georges H. de Wingen
Les textes en italique sont en français dans le texte
Nordland, 13.8.44
Liewi Maman,
Geschd Owe wie i vum wach kumme bin hawi Telphonisch
den Telegramm, bekumme. Wie i de Text nonit gekannt
hab isch’s mer Kühl ewer de Rücke geloffe…
Suite et traduction ci-dessous
Traduction
sont dans notre cas, ne tremble pas pour l’avenir, on pourvoira
Nordland1, 13.8.44
à nos besoins. Nous sommes, surtout toi, à la fin de la crise
Chère maman,
Hier, au retour de la garde, j’ai reçu le télégramme par
téléphone. Comme je n’en connaissais pas le texte, j’ai eu froid
dans le dos. La maison disparue, ce n’est pas grave, pourvu que
vous soyez tous en vie. Là, j’ai à nouveau eu de la chance. Le
coup est dur au début, mais désespérer serait absurde. Après la
guerre, il faudra de toutes manières recommencer à zéro. Vous
êtes tous à plaindre, mais Bonne Maman et Bon Papa2, ce sont
eux que je plains le plus, devoir dans leurs vieux jours encore
subir cela. Ce matin de bonne heure, j’ai été à Kiel-Wik (ce ne
fut pas simple) chercher le télégramme. J’ai aussitôt tout mis en
œuvre pour avoir du congé. C’est très difficile, car le capitaine et
qui a commencé avec la mort de notre papa. A présent, il s’agit
de tenir le coup durant ces derniers mois difficiles, après nous
pourrons recommencer à zéro. Puis-je t’écrire : « L’humour, c’est
quand on rit quand même », je te vois, désespérée devant notre
tas de débris, je me demande pourquoi. A cause de meubles, de
bibelots, de livres. Vanité. Les souvenirs sont indestructibles.
Si on regarde sous un angle spirituel ce que l’on pourrait
considérer comme une catastrophe, ce n’est pas un malheur,
tout au contraire. – Comment Anne Mie s’accomode-t-elle de
tout cela, comment va toute la famille du 26 ? J’ose m’imaginer
ce que ce fut lorsque la maison s’est écroulée. Est-elle (La fin
de la lettre manque)
l’officier de la division ne sont pas à bord, il faut que j’attende
qu’ils arrivent. Si je n’y parviens pas, je n’y aurai été pour rien.
Maintenant j’en suis au même stade que Teddy3, je ne m’en fais
1 - La lettre a été écrite à bord du Nordland, un bateau de guerre qui croise au
large du port de Kiel.
pas plus que lui, tu peux compter dessus. On tient à certaines
2 - Grand-mère et grand-père.
petites choses, mais on ne peut pas les garder éternellement,
3 - Un copain originaire de Mulhouse, soldat dans la même unité.
alors, que l’on soit obligé de s’en séparer tôt ou tard, cela revient
au même. Que notre cathédrale ait pris un coup, cela m’a fait
mal de l’apprendre. Ecris-moi aussitôt que possible pour me
donner des nouvelles de votre situation. Ne t’attends pas à ce
que j’obtienne du congé, Teddy n’en a pas obtenu et un ami qui
a perdu son frère au front non plus. Portez votre croix sans dire
un mot. Dieu nous a envoyé cette épreuve, à nous d’avoir la
patience qu’il faut pour la surmonter. Des millions de personnes
IV
F ICHE
PÉDAGOGIQUE
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Guide pédagogique
ÉTAPE 1 : PRÉSENTATION DES DOCUMENTS : DATES, LIEUX,
AUTEURS, CONTEXTE, ETC.
Les deux lettres ont été écrites par des Alsaciens incorporés
de force dans l’armée allemande, le premier en 1943, le
second en 1944. Il s’agit de lettres donc de documents privés
qui ne sont pas destinés à être publiés (raison pour laquelle
on a respecté l’anonymat des auteurs : Albert S. et Georges
H.). Mais après 70 ans, ces lettres sont devenues des
documents historiques.
1) Albert se trouve sur le front russe près de Stalino,
l’actuelle Donetsk, en Ukraine. Les combats font rage
en ce mois d’août 1943 et les armées du Reich sont en
déroute après la contre-offensive soviétique consécutive à
la victoire de Stalingrad (hiver 1942-1943).
2) La lettre de Georges date d’une année plus tard (1er
août 1944) ; la déroute allemande se confirme, mais
Georges est encore relativement à l’abri car il est engagé
dans la Kriegsmarine (cf. Jean Noël Grandhomme, « Les
Malgré-Nous de la Kriegsmarine » : beaucoup de jeunes
incorporés de force se sont engagés dans la Kriegsmarine
car l’instruction est plus longue). Georges se trouve sur un
bateau de guerre, le Nordland, au large de Kiel, mais peut
apparemment débarquer sans trop de peine pour chercher
son télégramme.
3) Les destinataires sont les parents des deux soldats,
les uns à Soultz-sous-Forêt, les autres à Strasbourg.
Le contexte : l’Alsace sous la botte nazie, la terreur,
la surveillance quotidienne et, à partir de 1944, les
bombardements qui précèdent la libération. La maison
des grands-parents de Georges a été touchée par les
bombardements de Strasbourg-Neudorf.
ÉTAPE 2 : INTÉRÊT DE CES DOCUMENTS
1) Les deux lettres sont écrites dans le feu de l’action et
témoignent de l’état d’esprit des deux soldats à un
moment précis (contrairement à des « mémoires » qui
sont écrites après coup, quand le temps à transformé la
perception des faits).
2) Le moral d’Albert est au plus bas :
- Il souffre de l’absurdité de la situation ; il n’a rien à faire
ici dans un uniforme qui n’est pas le sien.
- Il dénonce l’injustice de l’incorporation de force qui
prend la famille en otage.
- Vu la violence des combats, il n’a plus d’espoir de s’en
sortir ; sa lettre prend l’allure d’un testament où il exprime
quelques regrets sur sa conduite passée, mais se soumet
à la volonté de Dieu.
- Il fait preuve d’un ardent patriotisme ; c’est en quelque
sorte un testament politique où, dans les passages écrits
en français, il affirme ses dernières volontés patriotiques.
3) Georges, lui, garde sa foi en la victoire finale, il se montre
optimiste, veut rassurer sa maman dans le malheur. C’est
vrai qu’il n’est pas encore au front comme Albert. On peut
aussi deviner un peu de « bluff » pour ne pas inquiéter sa
maman (il a perdu son père, vraisemblablement au début
de la guerre). Ses arguments :
- La perte des biens matériels est peu de chose, ce ne sont
là que des vanités… alors qu’au front des hommes sont
tués.
- Il faut accepter les épreuves que Dieu nous envoie avec
l’espoir que la fin de la guerre est proche.
- Soyons donc philosophes et gardons le sens de
l’humour.
ÉTAPE 3 : LES DEUX DOCUMENTS SONT COMPLÉMENTAIRES
car ils montrent, à des degrés divers, la triple souffrance
des incorporés :
1) Les souffrances physiques : la faim, le froid, les
bombardements et les attaques, le danger de mort
permanent (doc. 1).
2) La souffrance morale et psychologique : le drame de
devoir combattre son propre pays dans le camp des
ennemis (doc.1).
3) La souffrance de la séparation : être loin des siens, de
ses parents, parfois de sa femme et de ses enfants, de
ses amis, qui tous vivent sous un régime totalitaire et qui
sont pris en tenailles entre les occupants et les armées de
libération qui bombardent les villes (doc.2).
ÉTAPE 4 : LES LIMITES DE CES DOCUMENTS
1) Se poser la question de l’objectivité de ces textes à cause
des problèmes de la censure. Il est évident que la lettre
d’Albert n’est pas passée par la censure car il aurait été
fusillé sur-le-champ.
2) L’historien ne peut pas généraliser à partir de deux
lettres ; pour connaître le drame de l’incorporation de
force il faudrait analyser des centaines de lettres de ce
type et en tirer des connaissances généralisables. Ce
travail a été partiellement réalisé par des historiens ;
d’autres continuent à y travailler.
3) Il convient aussi de faire appel à d’autres sources :
témoignages autres que ceux des soldats, journaux,
textes officiels, voire des sources littéraires (essais,
romans, théâtre, etc.).
Marcel Spisser, IA-IPR d’histoire-géographie honoraire