Les nettoyeurs du Net. - Reputation Squad Blog

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Les nettoyeurs du Net. - Reputation Squad Blog
/Portrait / Analyse /
/Reportage / Enquête / Portfolio/
Les
nettoyeurs
du Net.
Ils sont aussi bien fossoyeurs
que maquilleurs. Leur mission: faire
disparaître de la Toile des informations
pouvant nuire à une réputation.
Une opération coûteuse mais pas
une assurance tous risques.
Par Léna Mauger /
Conception Sarah Illenberger /
Photos Ragnar Schmuck
5 novembre 2011
- 43
le magazine.
M
artine Aubry est « alcoolique
et lesbienne », son mari
« l’avocat des islamistes »,
Carla Bruni flirte avec Benjamin Biolay, la banque HSBC
impose des taux d’intérêt exorbitants aux étudiants… Calomnieuses ou véridiques, publiques ou privées, sur le Web,
les informations qui fâchent collent à la peau. Pour nous en
débarrasser, une nouvelle profession est née. On les appelle
les « nettoyeurs ». Ils sont tout autant veilleurs, arrangeurs et
maquilleurs d’image. Maîtres en art de paraître sur le Net.
Le nettoyeur type est un geek converti au conseil, un jeune
communicant rompu aux nouvelles technologies. Il a récemment créé sa société, ou été embauché dans le nouveau département d’une grosse boîte de communication.
Enfant du digital, il use d’anglicismes avec naturel, promet
de gérer notre page rank, notre community management, notre
personal branding (lire encadré) et de dissimuler les casseroles que nous traînons sur la Toile. Objectif: nous aider à
maîtriser notre e-réputation.
Ses clients sont des entreprises, désireuses de trouver une
boussole sur ces mers imprévisibles. Elles craignent de plus
en plus les crises virales:celles-ci naissent et se propagent sur
le Net, font tôt ou tard l’objet d’articles dans les médias classiques et restent inscrites dans la mémoire du Web. Les
exemples abondent. Début 2010, Greenpeace défie Nestlé
sur le thème de la surexploitation de la forêt indonésienne
en diffusant un clip parodique. La multinationale suisse attaque immédiatement en justice… et met le feu aux
poudres.Des millions d’internautes prennent le parti de l’association écolo et détournent le logo de Nestlé. Les reportages sur CNN,puis dans les médias du monde entier,contribuent à faire chuter son cours en Bourse.« L’une des règles d’or
44 -
est de ne pas se braquer. Les réseaux
sociaux impliquent des réponses précises, empathiques et ouvertes au
dialogue, auxquelles les boîtes ne
sont pas habituées », explique
Edouard Fillias, le directeur associé de l’agence Image&Stratégie, qui compte parmi ses
clients TF1, Bouygues immobilier, le Crédit agricole ou le
groupe de cliniques Vitalia.
Au grand café du commerce de
la Toile, les plus exposés aux
affres de l’e-réputation sont les
personnalités. Certaines préfèrent ne pas riposter. BernardHenri Lévy, pourtant considéré
comme soucieux de son reflet
numérique, assure ne rien balayer : « Il y a tellement de choses
désagréables sur moi que je laisse
faire, ça m’est indifférent. » Tapez
le nom du philosophe en chemise blanche et vous trouverez
en moins de deux clics, parmi
des dizaines d’autres attaques
peu flatteuses, des références à
« l’affaire Jean-Baptiste Botul ».
L’année dernière, BHL publie
De la guerre en philosophie (éditions Grasset), un plaidoyer pro
domo. Il y cite les travaux d’un
certain Jean-Baptiste Botul,
spécialiste de Kant. Problème :
Botul est un écrivain fictif, un
canular, inventé par une plume
du Canard enchaîné…
Internet
a la mémoire
longue. Les
quarts d’heure
warholiens
y restent
gravés dans
le marbre.
Hier encore, l’affaire aurait été rangée dans les archives
des journaux ou de l’INA (Institut national de l’audiovisuel)
et vite oubliée. Mais Internet a la mémoire longue. Les
quarts d’heure warholiens y restent gravés dans le marbre.
Alors les célébrités appellent les nettoyeurs à la rescousse.A
l’étranger,le top-modèle Kate Moss dispose à elle seule d’un
service de gestion de sa réputation en ligne. En France, une
présentatrice du petit écran a découvert il y a quelque
temps que des dizaines d’internautes s’acharnaient sur elle
via Facebook. Ils l’insultaient, demandaient sa démission.
« J’avais beau me dire que cela arrive lorsque l’on est sous le feu
des projecteurs, c’est très douloureux pour mes proches et moimême. Les insultes les plus délirantes finissent par faire naître le
doute chez les autres et peuvent vous porter préjudice », affirmet-elle. 12 000 euros de frais de nettoyage plus tard, elle
parvient à débusquer l’auteur. Guidée par une agence d’eréputation, elle a préféré ne pas attaquer en diffamation.
Pour supprimer les traces de ces mauvais buzz, les nettoyeurs du Net commencent par contacter directement •••
Conception Sarah Illenberger / photos Ragnar Schmuck pour M Le magazine du Monde - 5 novembre 2011
Pour 10 000
à 50 000
euros par an,
ils scannent
le Web,
traquant
la moindre
apparition
du nom de
leur client.
46 - Conception Sarah Illenberger / photos Ragnar Schmuck pour M Le magazine du Monde
Le magazine.
••• les auteurs, sites ou hébergeurs. « Il nous arrive d’écrire
à des blogueurs ou à des journaux d’information en ligne. S’ils ont
fait une erreur factuelle, c’est dans leur intérêt de la corriger »,
explique Albéric Guigou, président de Reputation Squad.
Facebook, qui a récemment amélioré ses paramètres de
confidentialité, efface plus facilement qu’autrefois les commentaires calomnieux et les faux
comptes. Et une lettre recommandée
Petit lexique
peut suffire à convaincre un hébergeur de
retirer un contenu violant la vie privée.
du nettoyeur
« Il ne faut porter plainte, ou même menacer de
L’e-réputation, ou réputation
le faire, qu’en dernier recours », poursuit Alnumérique, est l’image
béric Guigou. Le risque majeur, dans ce
que les internautes se font
téléphone arabe géant, est d’amplifier les
d’une marque ou d’une
bruits de fond. Les nettoyeurs parlent
personne en fonction de
dans leur jargon d’« effet Streisand », en
traces qu’elle a laissées
référence à la chanteuse Barbra Streisand
sur la Toile.
qui a saisi la justice pour limiter la diffuLe personaL branding,
sion d’une photographie aérienne de sa
ou marque personnelle,
maison. Résultat, des milliers de perexprime le fait, pour un
sonnes sont allées sur la Toile regarder laindividu, de créer et de
dite photo… Martine Aubry a subi ce
gérer sa propre marque.
genre d’effet boomerang.Excédée de voir
un community manager, ou
son nom et celui de son mari associés à des
gestionnaire de commuinsultes, la première secrétaire du Parti
nauté, est une personne
socialiste est sortie de sa réserve en juillet
chargée d’animer et de
dernier, et a entamé des poursuites contre
fédérer les échanges entre
les auteurs… Résultat: quatre mois plus
internautes pour une
tard, l’écho de ces rumeurs apparaît tousociété ou une marque.
jours en première page de Google.
Il se sert pour cela des
La contagion est tellement rapide, sponréseaux sociaux.
tanée, incontrôlable, que les nettoyeurs
Le cybersquatting consiste
arrivent souvent trop tard. Exemple: une
à enregistrer un nom de
star américaine prend un café avec un
domaine correspondant à
homme marié dans le cadre de son travail.
une marque ou une perLes paparazzis sont là, en embuscade.
sonne, dans l’intention de le
Des photos sont publiées dans des jourrevendre à l’ayant droit ou
naux people, avec des légendes pleines
d’altérer sa visibilité.
de sous-entendus, reprises et déformées
un compte fake est un faux
dans les heures qui suivent par une vague
compte, créé sur Facebook
de sites dans le monde entier. L’avocat
ou Twitter, par une
Richard Malka et la société Reputation
personne tierce, afin de
Squad mettront trois ans à effacer les liens
voler une identité ou de
pour la modique somme de 15000 euros.
créer un fan-club.
« Les photos ont disparu, mais rien ne dit
Le page rank est un système
qu’elles ne réapparaîtront pas un jour. On ne
de classement des pages
peut pas promettre aux clients de parvenir à
Web mis au point par
tout supprimer. Les informations essaiment
les fondateurs de Google.
partout. Et lorsqu’on écrit à Google, ils renDes calculs mathématiques
voient leur mail type. Ils n’enlèvent rien, à
permettent de donner
l’exception des contenus à caractère pédophile
à chaque page une note
ou nazi. Au nom de la liberté d’expression,
de 0 à 10.
Google est en train de créer un Big Brother éterkLout est un nouvel outil
nel », s’inquiète Me Malka. Quant à son
permettant d’analyser sa
client, s’il témoigne en anonyme, c’est de
présence sur Internet, afin
peur de relancer la machine à buzz…
d’établir un Klout score ou
Il faut vingt ans pour construire une répuscore dit d’influence.
tation, et cinq minutes seulement pour la
détruire, a dit le milliardaire américain
Warren Buffett.Face à ce danger,l’équipe d’Obama a mis en
place durant la campagne présidentielle de 2008 le site Fight
The Smears (« combattons les salissures »). Son objectif:
rétablir la vérité à chaque fois qu’une attaque est identifiée
et la neutraliser au plus vite.En Suisse,le site ICorrect,fondé
en mars dernier, propose aux célébrités de démentir les
5 novembre 2011
fausses rumeurs publiées à leur sujet moyennant 1000 dollars par an. Nos nettoyeurs français, eux, offrent d’abord à
leurs clients un service de veille de leur image, appelé crawling. Pour 10000 à 50000 euros par an, ils scannent le Web,
traquant la moindre apparition de leur nom, puis analysent
les messages, de manière quantitative et sémantique. C’est
le meilleur moyen d’anticiper les crises potentielles, assurent-ils. 90 % du travail peuvent être automatisés.
Les veiLLeurs se font aussi fossoyeurs. A
défaut de parvenir à effacer certaines informations, ils proposent de les
enfouir dans les sous-sols des moteurs de recherche. Une
semaine après l’affaire new-yorkaise, les communicants de
Dominique Strauss-Kahn avaient déjà noyé les photographies du suspect à la mine sombre parmi des images du
directeur du FMI au sommet de sa gloire en première page
de Google images. Un autre spécialiste de l’e-réputation
raconte comment il a amélioré la page Wikipédia d’un chef
d’Etat africain au parcours pas toujours exemplaire : « On
ne peut pas dresser un portrait hagiographique. Si cela est dénoncé
auprès de Wikipédia, le profil sera supprimé. Mais on peut noyer
les informations négatives au milieu d’autres, plus positives. Il
est également possible de créer des liens ou des articles et de les
utiliser comme sources pour faire des modifications. »
Gommer une mauvaise image implique de la remplacer par
une autre. Pour réussir ce tour de passe-passe, les agences
vendent le même remède : l’omniprésence. « Au xxe siècle,
avoir du pouvoir, c’était être le seul à détenir certaines informations. Aujourd’hui, celui qui a le plus d’influence est aussi celui qui
communique le plus », estime Jérôme Lascombe, président
de Hopscotch. Occuper le terrain, donc, être sur tous les
fronts. Ouvrir un site, un blog, des comptes Facebook,Twitter, LinkedIn,Viadeo, créer des communautés, réaliser des
webdocumentaires, mettre en avant sa vie privée… Autant
de contenus qui, selon les façonneurs de réputation, aident
à prévenir les usurpations de comptes et autres cyber-attaques. Et renvoient l’image d’une boîte ou d’un individu
moderne. Coût de l’opération? Jusqu’à 100000 euros pour
un forfait incluant veille + nettoyage + création de contenus
personnels. Les hommes et les femmes de pouvoir sont
sensibles à ces prestations. Le Web 2.0 les fascine autant
qu’il les effraie. « Ils ont été habitués à communiquer dans les
médias classiques, qu’ils savaient plus ou moins maîtriser. Ils sont
aujourd’hui conscients qu’Internet est une caisse de résonance inédite, mais ne savent pas encore comment s’en servir», explique
André Dan, fondateur de Challengy.
Lorsqu’une crise survient, les arrangeurs se chargent de
faire remonter les données positives à coups de mots-clés.
Exemple de maquillage: en pleine affaire Clearstream, Dominique de Villepin et son entourage ont lancé un site et
une page Facebook. Ces vitrines de l’homme politique
s’affichent aujourd’hui en haut de la première page Google.
Là où la majorité des internautes s’arrête. Mais ces ravalements de façade ne marchent pas à tous les coups. En
juin 2010, en pleine marée noire dans le Golfe du Mexique,
British Petroleum a acheté pour 3,6 millions de dollars de
mots-clés sur Google afin de renvoyer les internautes vers
son site de communication de crise. Le géant pétrolier s’est
également armé de Twitter et Facebook. Las ! Un faux
compte Twitter, tournant en dérision cet attirail de communication, a vite eu plus de succès que l’officiel…
En réalité, le 2.0 est un grand village dont personne ne détient la clé. « Les Etats et les grands patrons rêvent de contrôler
le Net et rêvent aussi d’y contrôler leur image. C’est un danger mais
c’est aussi une illusion. Internet est un espace où différentes •••
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le magazine.
••• identités coexistent, où il faut accepter d’être un salaud et un
saint. Celui qui n’est qu’un saint ne sera pas cru: les autres se diront
qu’il a payé le prix pour cela », analyse le psychanalyste Serge
Tisseron. Et beaucoup sont prêts à payer très cher…
Sur la Toile, leS habiTanTS ne SonT paS TouS égaux. Comme
les puissants, les simples citoyens ont une réputation à défendre. Comme les puissants, ils sont devenus des marques,
qui choisissent (ou non) de mettre en avant telle ou telle
information et sont soumis à des jugements anonymes.
Comme eux aussi, ils font des erreurs, telle celle, banale,
d’envoyer un courriel privé à son réseau, ou de mettre en
ligne une image compromettante. Mais contrairement aux
puissants, le simple citoyen n’a pas forcément les moyens
de créer des actualités en faisant parler de lui, ni de s’offrir
les services d’un nettoyeur.
La Commission nationale de l’informatique et des libertés
reçoit des centaines d’appels et de courriers d’internautes
démunis. Certains ont été refoulés d’un entretien d’embauche : le recruteur était tombé sur un blog un peu trop
décalé, créé des années plus tôt. D’autres sont poursuivis
par de vieux fantômes. Cadre supérieur, Pierre (1) a par
exemple été entendu dans le cadre d’une affaire de harcèlement au travail il y a sept ans. Il a finalement été blanchi.
Mais le fait divers a fait l’objet d’articles de journaux, toujours bien référencés. Il y a aussi ceux qui, comme la chanteuse Rihanna ou Laure Manaudou, subissent la vengeance
d’un proche et s’aperçoivent, souvent à l’occasion d’un divorce, que leur ex a mis en ligne des vidéos coquines. Ces
particuliers déboussolés représentent un nouveau marché,
sur lequel surfent déjà les nettoyeurs du Net.
Aux Etats-Unis, la quête de la virginité numérique est devenue une industrie, fonctionnant sur le même modèle que
les compagnies d’assurances. L’agence Reputation.com,
surnommée « l’assurance Google », effectue, pour 15 dollars
(10 euros) par mois, une veille permanente de l’image de ses
clients. En France, Swisslife et Reputation Squad ont lancé
en juin une assurance similaire, facturée 9,90 euros par mois,
pour une protection juridique et des prestations de nettoyage. Pour 4,90 euros par mois, zen-reputation envoie des
alertes SMS en cas de commentaires négatifs. Faire supprimer une page Web coûte ensuite 39,90 € hors taxe. Satisfaits
ou remboursés. Les mécontents peuvent toujours poster
leurs réclamations sur le Facebook des nettoyeurs.
Notre vie privée vaut de l’or
Que restera-t-il de nous sur la Toile dans un siècle ? Tout, absolument tout ce que nous y avons mis et ce que les autres y ont
posté, si l’on s’en tient à la législation actuelle. Pourtant, 75 % des
Européens sont favorables à un « droit à l’oubli » sur Internet, selon
un sondage publié en juin par la Commission européenne. Viviane
Reding, la commissaire européenne chargée de la justice et
des droits fondamentaux, souhaite réviser la directive de 1995 sur
la protection des données afin de permettre aux citoyens
de « corriger, retirer et effacer » leurs informations personnelles.
Le Sénat français s’est également prononcé en ce sens. Une
proposition de loi visant à mieux garantir le droit à la vie privée à
l’ère numérique a été déposée en mars 2010. Mais le texte, qui
prévoit notamment un droit à la suppression des données sans
frais, reste en attente à l’Assemblée… Ces initiatives se heurtent
à la politique des géants américains comme Google et Facebook.
Selon eux, le droit à l’oubli est contraire à la liberté d’expression.
Contraire, aussi, à leur modèle économique, fondé sur la masse des
contenus et leur géolocalisation. Nos traces valent de l’or… L. M.
(1) A sa demande, le prénom a été changé.
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Conception Sarah Illenberger / photos Ragnar Schmuck pour M Le magazine du Monde - 5 novembre 2011

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