L`hiver dans nos paysages - Association des architectes paysagistes

Transcription

L`hiver dans nos paysages - Association des architectes paysagistes
Conférence de Normand Cazelais
L’HIVER DANS NOS PAYSAGES
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«Au pays de pierre fendre, un diamant trace et trace
sur les vitres une flore impossible et superbe.»
Pierre Morency, Les paroles qui marchent dans la nuit
Dans le sujet de cet exposé, trois thèmes ressortent:
- l’hiver
- les paysages
- mais pas n’importe lesquels, puisqu’il s’agit de “nos” paysages.
Nous en parlerons donc dans cet ordre mais aussi dans leurs interrelations et de ce
qu’elles peuvent signifier. Vous me permettrez d’insister sur le Québec, puisque ce
congrès s’y déroule.
L’HIVER
Qui dit hiver pense froid. Le froid n’a pas bonne presse. Et depuis longtemps. Né à
Bagdad et ayant vécu au XIIe siècle à Palerme à la cour du roi Roger II de Sicile, al-Idrisi,
géographe et cartographe, herboriste, compositeur, illustrateur, philosophe et
bibliothécaire ambulant, a entrepris vers la fin de sa vie un long voyage vers le Danemark
et l’Europe du Nord. Dans une lettre, il a noté:
“En se dirigeant vers le nord, un homme passe naturellement de la civilisation à la
barbarie; en effet, on se demande même si une civilisation est possible dans les climats
nordiques.”
Le monde occidental a, quant à lui, magnifié au cours du XXe siècle les délices de la vie
sous un chaud soleil, surtout en hiver pour les vacances, avec – si possible – le corps
étalé sur du sable doux et la musique des vagues en toile de fond. Le froid? On le
considère utile dans le cas des climatiseurs et des réfrigérateurs ou pour assurer une
couche de neige aux amateurs de ski, de raquette ou de motoneige, guère plus. C'est
oublier un peu vite la place de l’hiver et du froid dans la fibre intime de bien des sociétés.
Et de celle du Québec en particulier.
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Voici déjà plusieurs décennies, le géographe français Pierre Deffontaines a analysé en
profondeur dans son ouvrage L'homme et l'hiver au Canada (entendu dans son sens de
Canada français), les liens que les gens d'ici ont tissés avec cette saison réputée difficile
dont l’étendue dépasse amplement les bornes officielles du solstice de décembre et de
l'équinoxe de mars. Même dans le sud du Québec, le gel attaque les plans d’eau dès
novembre et il faut attendre la fin avril ou le milieu de mai pour que les lacs «calent», pour
que la glace disparaisse complètement de leurs surfaces. Et si les saisons froides, à
savoir l’automne et l’hiver, sont longues, le printemps se traduit en une verte explosion qui,
en moins de deux semaines, transforme les bourgeons en feuilles.
Constatons d'entrée de jeu qu'il y a plusieurs Québec. Et plusieurs hivers. Le Québec
habité en permanence – l'œkoumène – n'occupe qu'une faible partie du Québec tout
entier, à peine le tiers: de l'Abitibi-Témiscamingue à la Gaspésie, du Lac-Saint-Jean et de
la Côte-Nord jusqu’à la frontière des États-Unis, cet espace est distendu et inégalement
peuplé. Le reste, largement vide d'occupation humaine, est le domaine de la forêt boréale
à perte de vue et, plus au nord encore, de la toundra, de lacs et de rivières sans nombre,
d’éparses communautés blanches, amérindiennes ou inuits.
En raison du climat, se distinguent deux Québec: l'un, méridional, dont la limite oscille
autour du 50e parallèle, et l'autre, septentrional, qui va jusqu'à l'extrême pointe du
Nunavik. Selon Louis-Edmond Hamelin, géographe lui aussi, «le Québec constitue la
province la plus nordique du Canada». Autorité en la matière: il a mis au point en 1963
une méthode de calcul d'un «indice intégré» de nordicité, composé de dix facteurs
conduisant à l'identification de «valeurs polaires». Ces facteurs s’appellent la latitude, le
nombre de jours au-dessus de 5,6ºC, le nombre de jours au-dessous de 0ºC, les types de
glace dans le sol, sur la terre ou sur la mer, les précipitations totales, les types de
couverture végétale, l’accessibilité terrestre, fluviale ou maritime, l’accessibilité aérienne,
la densité démographique, le degré d'activité économique.
Tout nordique qu'il soit, le Québec est moins près du pôle que la majorité des pays de
l'Europe de l'Ouest. Montréal, par exemple, s'inscrit à la latitude de Bordeaux et Sept-Îles,
sur le golfe Saint-Laurent, à celle de Paris. Regardons attentivement une mappemonde:
l'Écosse toute entière pourrait prendre place entre Schefferville et Kuujjuac sur la baie
d’Ungava, c'est-à-dire à des latitudes où l'on ne peut au Québec pratiquer ni agriculture, ni
élevage, ni pêche côtière, où les sévères conditions climatiques ont empêché jusqu'à ce
jour une occupation continue et humanisée de l'espace.
Quand il chante “Mon pays, ce n’est pas un pays, c’est l’hiver”, Gilles Vigneault a raison:
ici, l’hiver n’est pas qu’une saison, c’est un espace. La responsabilité en revient, d'une
part, au courant du Labrador qui charrie vers le sud les eaux froides, des fragments de
banquise et des icebergs de l'Arctique et, d'autre part, à la circulation atmosphérique des
latitudes intermédiaires qui impose à l'est du continent nord-américain les masses d'air
froid et sec issues du centre et de l'ouest de ce même continent. Malgré sa position à michemin entre le pôle et le tropique, le Québec ne jouit donc pas vraiment d'un climat
“tempéré”, sauf dans la vallée du Saint-Laurent et son pourtour.
Le Québec méridional est comme sur un terrain de football, au milieu d'une mêlée où des
fronts d'air chaud et d'air froid, telles des équipes adverses, s'affrontent sans relâche. On
le sait: ce climat n'est en rien «tempéré», à savoir, selon le dictionnaire, «ni très chaud ni
très froid». Caractérisé par un grand ensoleillement – même en hiver – et par des
précipitations régulières – notamment en neige –, c'est plutôt un climat de fortes
amplitudes thermiques: annuelles, mensuelles, hebdomadaires et parfois même
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journalières. Ce Québec connaît un climat assez doux pour permettre une agriculture
diversifiée et prospère, assez glacial parfois pour ne rien envier à la Sibérie, un climat où
se succèdent tornades et temps de calme plat, cieux brouillés et océans de soleil, verglas
et canicules, périodes de sécheresse et inondations. En raison des effets conjugués du
courant du Labrador et de la circulation atmosphérique, le froid l'emporte sur la chaleur
dans l'ensemble. Le Québec a donc un climat où le froid n'est jamais loin. Ni l’hiver
d’ailleurs.
En conséquence, nous vivons en fonction de l’hiver et de ses impératifs, même quand il
n’est pas là. Nos routes, nos maisons, nos aéroports, nos ponts, nos méthodes et
techniques agricoles, nos systèmes d’aqueduc et d’eaux usées ne sont-ils pas conçus
pour résister à la rigueur et aux caprices de notre hiver?
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En ce “Nouveau Monde” de tant de choses inconnues, l'héritage des Amérindiens mis à
part, aucune tradition ne s'offrait aux premiers Européens et à leurs descendants pour
composer avec son hiver et son froid. Ils venaient d’une Europe océanique, soumise aux
ciels bas, brumeux et gris, aux vents frais et mouillés de l’Atlantique et aux langues
adoucissantes du Gulf Stream, courant marin né aux Antilles.
Leur notion, leur connaissance de l’hiver étaient différentes. Rappelons, par exemple, que
les révolutionnaires français, dans leur calendrier républicain décrété le 5 octobre 1792,
avaient remplacé février par les mois de pluviôse (qui s’étalait approximativement du 20
janvier au 18 février) et de ventôse (qui se terminait à l’équinoxe de mars). C’était ce
genre d’hiver, peu enneigé, assez court et doux en général, caractérisé par de faibles
amplitudes thermiques et par un soleil souvent absent, qui prévalait en Europe de l’Ouest
au temps de Cartier, de Champlain et de tous ceux et celles qui, dans la foulée, sont
venus habiter de ce côté d’Atlantique-Nord. Il leur a fallu «vivre avec» l’hiver d’ici, se forger
des acquis. Tout en faisant la conquête de l'espace, tout «en faisant du pays».
Dès les débuts de la colonie, l’adaptation au pays et à sa dominante principale, l’hiver, a
exigé l’adoption de nouvelles habitudes alimentaires et de nouveaux vêtements, l’érection
de maisons et bâtiments aptes à résister de façon efficace à l’hiver et à ses tourments, la
mise au point de techniques et de moyens de transport ingénieux.
Ainsi, s’est développée au Québec une culture du froid. L’évolution des techniques et la
vie urbaine ont battu en brèche l’étroite relation ancestrale avec le froid. Celui-ci existe
toujours, mais il ne marque plus de la même manière le quotidien. Ce qui ne veut pas dire
qu'il n'imprime plus son empreinte sur les mentalités.
Les yeux rivés sur leurs ordinateurs, branchés sur l'Internet et le web, les jeunes
Québécois possèdent encore, comme les générations qui les ont précédés, la fièvre du
hockey, «sport national». Dès leur plus jeune âge, ils apprennent à jouer dans la neige, à
s’amuser avec elle. Bien habillés, ils n'ont pas peur du froid; au contraire, tels le renard et
le Petit Prince, ils s'apprivoisent mutuellement.
Arrivé à cette ère de haute technologie, le Québec a vu éclore de multiples entreprises et
projets liés à la vie au froid. Les verres à double et triple parois ont déclassé les châssis
doubles. Pour la construction des puissantes centrales hydroélectriques de la
Manicouagan et de la Baie-James il a fallu inventer des procédés de coulage de béton
maintenant devenus une référence en ce domaine très spécialisé. L'industrie des
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vêtements souples et légers mais particulièrement capables de contrer les températures
glaciales a connu un essor remarquable. Sans oublier, évidemment, la motoneige.
Les modes et circonstances d'adaptation au froid ont changé et se modulent autrement.
Les vieux rêves d'étendre l'œkoumène jusqu'aux rives de l'Arctique ont fait place à
d'autres visions. Les climatologues confirment le réchauffement de la planète. Comment le
climat – les climats – du Québec seront-il appelés à se modifier? Chacun regarde dans sa
boule de cristal. Chose sûre: en dépit d'un adoucissement éventuel du climat, le froid
gardera encore pour longtemps sa main mise sur la vie en ce pays.
LE PAYSAGE
Le paysage est une donnée culturelle. Même si la nature façonne des paysages, leur
appréhension (au sens de “compréhension”, de “saisie par l’esprit”) n’appartient qu’à
l’humain. Si les animaux et les êtres vivants en général délimitent leur territoire et, pour
certains, s’y identifient, seul l’homme y ajoute une dimension paysagère.
Le dictionnaire nous apprend que le mot paysage est entré dans la langue française au
XVIe siècle, probablement hérité du néerlandais landschap, auquel se rattache également
l’anglais landscape. Correspondant au départ à l’ensemble du pays, il a rapidement
désigné l’étendue du pays que l’œil peut embrasser dans son ensemble. C’est pourquoi,
même si un paysage peut être olfactif (on sent souvent la mer avant de la voir) ou gustatif
(la France, par exemple), intérieur ou sonore, le terme s’est très tôt identifié à la
perception visuelle de l’environnement immédiatement perceptible par le regard.
En Occident, la traduction picturale des paysages a commencé à s’épanouir grâce aux
Pieter Brughel, Paul Bril et autres peintres flamands du XVIIe siècle. Par la suite, à
l’exemple du Tintoret, de Constable, de Turner, qu’ils aient été Réalistes,
Impressionnistes, Expressionnistes, Surréalistes ou Automatistes, les peintres ont, selon
les diverses époques et écoles, porté leur attention à la lumière, aux ciels dans leur
diversité, aux changements d’atmosphère de la nature observée. Et, disons-le, à la
structure même des paysages: pensons à Cézanne et à sa relation si particulière avec la
montagne Sainte-Victoire. Cette transcription du paysage par les peintres a obéi dans
l’ensemble à deux approches, l’une voulant être le plus près possible de la scène
observée, l’autre s’attardant davantage à représenter la nature telle qu’on s’imagine
qu’elle devrait être.
Il n’est pas exagéré d’associer le paysage à un visage, celui de la Terre. Marqués par
l’évolution de la nature et fréquemment par les activités humaines, les paysages
présentent des traits qui leur sont propres. Ces traits expriment, comme chez les êtres
vivants, une identité, une double dimension d’horizontalité et de verticalité. Horizontalité,
d’une part, qui réfère à l’espace et donc à la géographie; verticalité, d’autre part, qui traduit
le passage dans le temps et donc l’histoire. Tout paysage présente un horizon qui lui
appartient et qui peut varier selon les saisons, le point de vue, les conditions
atmosphériques; horizon qui, en tendant vers un devenir, est le fruit d’une antériorité. À
moins d’être fixé sur une pellicule, une toile, une sculpture ou un support électronique, tout
paysage change, naît, existe en relation avec ce qui le constitue et l’entoure, puis
disparaît. Mais il demeure le témoin d’une réalité.
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En raison de leur progression démographique et des outils de plus en plus performants
dont elles se sont dotées, les sociétés humaines ont sans cesse et davantage influé sur le
substrat naturel. Il faut aller – et encore! – jusqu’au cœur du Groenland et de l’Antarctique
pour ne pas trouver trace de paysages humanisés. Les terrae incognitae ne sont plus que
souvenirs; il n’est pas un recoin de la planète qui n’ait été cartographié ou photographié;
même le fond des mers n’y échappe pas. Les paysages anciens ou orignaux, telles les
forêts de pin blanc et de chêne de l’Outaouais, ont largement disparu ou sont sur le point
de l’être, même si de grands efforts sont faits pour préserver ceux qui restent. Pour leur
donner plus d’importance, on les dit alors “naturels”...
De sorte qu’aujourd’hui les paysages – presque tous humanisés ou portant les effets des
actions de l’homme – expriment une fonctionnalité: ils sont urbains ou ruraux, agricoles ou
forestiers, résidentiels, commerciaux ou industriels, portuaires, balnéaires ou récréatifs. La
toponymie québécoise en atteste: Saint-Jean-Port-Joli, L’Industrie, Saint-Irénée-les-Bains,
pour ne citer que ces exemples. Cette fonctionnalité démontre à quel point nous avons
dorénavant une grande – sinon une immense – responsabilité en matière de paysage.
Je dirais que cette responsabilité s’amplifie avec le rôle identitaire que joue tout paysage.
Relisons un extrait d’un sonnet que vous connaissez certainement; il est de Joachim du
Bellay.
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d'usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !
Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m'est une province, et beaucoup davantage ?
Le propos de ce poème est universel. Pour retrouver son pays, pour se retrouver, quoi de
mieux que d’évoquer le paysage familier? D’Homère et Virgile aux poètes contemporains
de toutes les langues, le paysage est le phare qui identifie le lieu d’ancrage. En d’autres
mots: ceci – à savoir ce paysage – est une partie de moi, ceci est moi.
Pour atteindre une telle signification, il faut que le paysage soit vecteur de valeurs
fondamentales. L’une d’elles – et non la moindre – est la Beauté, avec un grand B. La
Beauté “éternelle qui ne connaît ni la naissance ni la mort, qui jamais ne change”, comme
l’a souligné Platon dans Le Banquet; Beauté qui – je cite – “existe en elle-même et par
elle-même, simple et éternelle, dont découlent toutes les belles choses”. Éternelle, qui ne
change jamais: la Beauté sublime le monde. David Hume, un autre philosophe, a ajouté:
“La beauté n’est pas une qualité inhérente aux choses elles-mêmes, elle existe seulement
dans l’esprit qui la contemple, et chaque esprit perçoit une beauté différente”.
Réalité, perception: perpétuel antagonisme, dilemme continuel. N’est-ce pas pourquoi les
paysages considérés comme beaux sont associés à la bonne humeur, à l’équilibre, au
bonheur? Et que ceux considérés comme laids le sont à la déprime, au désordre, au
malheur? Or, l’un des principaux reproches adressés à l’homme moderne et à ses moyens
si puissants n’est-il pas de fabriquer des paysages lourds de laideur?
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“Ah! comme la neige a neigé!
Ma vitre est un jardin de givre!”,
s’est exclamé Émile Nelligan dans l’amorce de son poème Soir d’hiver. Les blancs
paysages d’hiver, notamment les paysages d’hiver québécois, véhiculent une idée de
beauté, une beauté si forte qu’elle puisse équivaloir à la détente et au plaisir. Si forte
qu’elle puisse oblitérer l’idée du froid et de tous les inconvénients et irritants qu’il implique.
À preuve, l’abondante utilisation qui est faite par les campagnes de publicité touristiques
des paysages enneigés.
Mais qu’en est-il réellement de l’hiver dans nos paysages?
L’HIVER ET NOS PAYSAGES
Un premier constat s’impose: l’œkoumène rétrécit comme peau de chagrin. Dans les
régions dites périphériques et même plus près, des paroisses se vident, des villes et des
villages ferment, des champs entiers retournent à la fardoche et la forêt reprend ses droits.
Les ponts couverts – qui étaient plus d’un millier – sont moins d’une centaine; ces
ouvrages, vous vous en souvenez, constituaient, avec leur tablier protégé des
accumulations de neige par un toit à double pente, une astucieuse adaptation à notre
hiver. Quand ils subsistent aujourd’hui, c’est à l’état de reliques; c’est parce que les
chemins qui y mènent ne sont plus guère fréquentés et leur fonction initiale d’agents de
transport appartient au passé. De même, si l’espace urbain incluant les villes et leurs
banlieues ne cesse de s’étoffer, de se densifier, de s’étaler, l’espace rural se vide de ses
maisons et de ses bâtiments; sous l’effet du regroupement et de l’augmentation de la taille
des fermes, les laiteries, les vieux poulaillers, les écuries, les granges d’antan
disparaissent; la forme et la taille des champs eux-mêmes changent. Ainsi en est-il du
visage de nos campagnes. Sur la Rive-Sud de Montréal, les boisés de ferme reculent au
profit des champs consacrés à la monoculture, notamment du maïs destiné à l’élevage
industriel. Et que dire des sentiers de motoneige qui dessinent leurs sillons à travers prés
et forêts, qui opposent souvent ruraux et citadins et presque toujours des gens qui ont des
conceptions fort différentes de l’hiver?
L’hiver québécois est à un tournant. Nous n’épiloguerons pas sur la question des
changements climatiques; d’autres sauraient le faire avec plus de science et de talent.
Notons seulement quelques manifestations:
- pour survivre, tout centre de ski digne de ce nom doit fabriquer de la neige
artificielle car, pour ses exploitants, ne se fier qu’aux chutes de neige serait
suicidaire;
- le ministère des Transports du Québec doit revoir la conception des routes et de
leur entretien pour faire face à de nouvelles conditions de gel et de dégel; sur la
Côte-Nord par exemple, des tronçons de la route 138 ont dus être fermés puis
être refaits ou relocalisés, suite à de sévères glissements de terrain le long du
Saint-Laurent qui accentue sa pression sur les berges;
- au Nunavik dans le Grand Nord, le pergélisol fond littéralement; en conséquence,
routes, aéroports et bâtiments devront et doivent déjà être construits
différemment;
- les rythmes d’englacement et de fonte des cours d’eau – ces “chemins qui
marchent” des Amérindiens – ne sont plus les mêmes, agissant sur la dynamique
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des niveaux des eaux et forçant les experts à réviser les contours des plaines
d’inondation.
Et on pourrait sans peine multiplier les exemples. Tout cela, vous vous le savez bien, a
des répercussions sur nos paysages hivernaux. D’où la question: comment nous
adapterons-nous à nos nouveaux hivers issus des transformations conjuguées du genre
de vie et du climat?
Nous avons tous, individuellement et collectivement, une responsabilité à assumer dans le
maintien d’une diversité de paysages – qu’ils soient “naturels” ou liés aux activités
humaines – et dans leur aménagement. Tous, nous développons et utilisons des
techniques, nous composons avec les données de la nature et façonnons des paysages.
Par définition, les architectes-paysagistes (du grec tekton, “ouvrier”) figurent parmi les
premiers concernés par de telles problématiques. Quelles solutions, quelles réponses
seront-ils en mesure de fournir?
Autrefois, l’hiver signifiait l’arrêt des activités “ordinaires”, une certaine forme
d’enfermement, d’isolement. La vie était comme en suspens, l’hiver était une période de
réflexion, de retour sur soi. On mangeait les réserves de nourriture, on trappait; les
hommes “montaient” dans les chantiers et devenaient bûcherons, draveurs. Le
développement technologique et économique a changé la donne, au point où les gens ont
appris qu’ils pouvaient fuir l’hiver, aller en des ailleurs plus chauds pendant quelques
semaines sinon quelques mois. Au point où l’on peut vivre au quotidien sans pratiquement
mettre le nez dehors: la fameuse ville souterraine de Montréal, avec son métro et ses
accès, ses kilomètres de corridors circulant entre galeries de boutiques, tours à bureaux et
édifices résidentiels en un exemple souvent mis de l’avant. La pénétration de
l’informatique et de la domotique dans tous les foyers a avivé encore plus le cocooning:
tout un chacun peut demeurer chez lui et exercer cette activité à distance, surtout en hiver.
Sommes-nous à l’aube d’une nouvelle civilisation? À ce cocooning florissant s’ajoutent les
préoccupations environnementales, des interrogations identitaires (pensons à la récente
Commission Bouchard-Taylor au Québec sur les accommodements raisonnables – qui,
curieusement, n’a jamais parlé de l’hiver...), le vieillissement des populations des pays
économiquement avancés, l’intensification des mouvements migratoires entre les
continents et les conflits culturels qui en résultent, l’affirmation internationale de l’Inde et
de la Chine, le terrorisme de toute origine qui ne cesse de modifier les conditions du
transport aérien et du tourisme entre autres. Et, bien sûr, les transformations climatiques
que nous avons évoquées plus tôt.
L’hiver change déjà, et nous aussi. Nos perceptions, nos façons de composer avec lui
évoluent. Mais dans quels sens?
Notre hiver est froid mais ensoleillé. Il a une compagne fidèle, la neige, qui embellit de son
“blanc manteau” cher aux poètes l’horizon à portée du regard. La luminosité de nos cieux
clairs d’hiver agit sur nous, sur nos tempéraments. La neige aide à passer l’hiver en
fournissant un tapis propice à l’exercice d’une grande variété de sports allant du patinage
à la motoneige. Hiver, neige, froid, luminosité – et les paysages qui en résultent – font
partie de notre identité. Que deviendront-ils? Que deviendrons-nous?
Comment réagirons-nous? Quels moyens adopterons-nous?
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Érigerons-nous, sous d’autres formes, des équivalents à la ville nordique de Fermont qui
protège son espace de vie d’un haut mur? Jusqu’à quel point apprendrons-nous – et
persisterons-nous – à penser vert, à construire vert, à utiliser des modes d’entretien qui
sauront respecter la nature, l’hiver et nos paysages hivernaux? À en créer de nouveaux?
Comment allierons-nous la pensée théorique et l’action pratique, les beaux sentiments et
les impératifs des besoins courants? Trouverons-nous la voie pour réinsérer l’homme
dans la nature? Pour cesser de nier l’hiver?
Ces dernières années, le gouvernement québécois a initié une réflexion sur les “aires
protégées” et les “paysages humanisés”. Une réflexion qui, n’en doutons pas, aura son
impact sur nos paysages. La notion d’un hiver qui se transforme devra être au cœur de
cette réflexion. L’Harmonie, sœur jumelle de la Beauté, sera-t-elle au rendez-vous?
Décidément, les architectes-paysagistes ont beaucoup de défis qui les attendent!...
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