Alphabet cyrillique

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Dossier
Jean-Claude Pinson
Alphabet cyrillique
[…]
Д
il y a des moments, sur la page, où l’on sent qu’il faudrait pouvoir tordre le cou à la fiction. Se
jeter à l’eau sans rien. Sans masque ni tuba. Sans combinaison. Pas facile en hiver. De même
qu’il n’est pas facile (j’ai essayé hier soir) de trouver un pan de nuit étoilée où le fond soit bien
noir, vraiment débarrassé de ces lumières parasites que partout l’urbanisation répand.
Et donc (j’espère que vous suivez) pas facile non plus de nous défaire ici des compères qui
désormais nous tiennent compagnie depuis plusieurs livres.
Ai beau secouer mes puces comme un chien, m’exhorter d’un „dehors le pitre à grelots“,
s’accrochent Giacomo et consorts.
Si bien que cette fois encore c’est avec eux, avec vous, chères âmes mortes et grelottantes
qu’il me faut m’aventurer sur la page.
Au moins, j’aurais aimé ne pas augmenter l’effectif. Mais Giacomo a plaidé que Lermontov
était son exact contemporain, comme lui romantique à la dent dure, et qu’il nous serait bien
utile pour le voyage au Caucase. C’est un très bon tireur, Michel Iourévitch, a-t-il assuré. Très
bon aussi au sabre. Et en plus excellent interprète. Son français est parfait, et même il parle
un peu tchétchène
nous voilà donc avec une nouvelle recrue: le cornette Lermontov (Michel Iourévitch). Un revenant de plus pour nous aider à bien chamaniser en vue du grand voyage.
Chaque soirée désormais se passe chez les Assimil (Mikhaïl, lui, les appelle Assimilov). Ou
comment apprendre à converser en russe sans peine au coin du feu en 70 leçons. Le samovar trône et fume. Les cassettes s’énervent en se réenroulant. Michel, impassible, ne nous
passe rien. Veille à ce que nous accen-tu-ï-ons bien
͕͓͋͏͑, la petite maison au toit de chaume où l’on a ramené son corps après le duel, Michel
Iourévitch nous la fait visiter. Au milieu de son jardin, la domik ressemble à une maison de
village. Pas très différente de la maison de Lissogorskaïa où tu es en ce moment, Alissa.
C’est devenu aujourd’hui un musée. Très fier, le camarade Lermontov, de nous montrer aux
murs ses croquis et peintures d’ethnographe. Pics enneigés, ravins à pic, cosaques et cavaliers tcherkesses, minarets, ͏. ͙.͋
les récits ne manquent pas qui racontent la mort de Lermontov, son duel avec Martynov, à mipente du Machouk. D’ailleurs, il avait pris les devants, détaillant lui-même chaque péripétie
dans un roman prémonitoire où le héros, comme il sied à l’air du temps, meurt lui aussi en
duel.
C’est un soir de juillet et la nature, non moins bonne scénariste, fait rouler un formidable
orage. Moustiques qui bourdonnent autour des chevaux, tandis que ça y est, se mettent à
tomber les premières gouttes sur les feuilles poussiéreuses. Coups de tonnerre, hennissement des chevaux à l’attache. Une, une seule détonation sèche et Lermontov s’écroule, touché à la poitrine. Mort instantanément.
Affolement, on court sous la pluie battante chercher en ville un médecin. Mais aucun
n’accepte de se déplacer avant la fin de l’orage. La nuit est tombée quand on trouve enfin
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cocher et télègue pour ramener le corps à la ͕͓͋͏͑. On l’étend sur le divan du bureau. A minuit, un médecin arrive enfin, qui ne peut qu’officiellement constater la mort
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͍͏͎͔ͣ= la vie. La vie grise souvent, ses étendues de papier recyclé
parfois, on y entend des жigouli qui roulent au loin sur la neige
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Cælebs et Lermontov en grande conversation autour d’un feu de palettes et de pneus allumé
par des ouvriers sur le terre-plein de Penhoët. Discutent, en spécialistes, des mérites comparés du fusil d’assaut M 16 et de la kalachnikov. Les gars en bleu de chauffe et surveste kaki
écoutent vaguement, occupés d’abord à se chauffer les mains, tandis que s’élève dans le ciel
d’hiver une fumée très noire. Aïe se garde bien d’intervenir
plus tard, M. I. L. nous écrira (en français) qu’il a „pris goût à la guerre“. Lyre et fusil, tout lui
plaît au Caucase, les eaux à Piatigorsk comme les combats à l’arme blanche dans les montagnes. Un vrai démon, Michel Iourévitch. Nous informe aussi que notre dragonnet-lyre (nous lui
avons envoyé des photos du poisson) se nomme en russe „souris-lyre“ – ͓ͣ͢͟– ͒͏͇͗ –. Ce
qui est nettement moins glorieux
Amérique ou Caucase, West oder Ost, jazz ou chœurs de l’armée rouge, la question de la
destination l’aura pas mal taraudé, Hölderlin.
Juste avant de partir pour la France, il écrit l’hymne intitulé Die Wanderung (en traduction
aviaire: „migration“). On y trouve ces vers: „Ich aber will dem Kaukasos zu!“ („Mais moi, c’est
vers le Caucase que je veux aller!“).
Mer Noire, Кавказ, il fantasme, Hölder (mais superbement, comme à son habitude). Hypothèse des meilleurs érudits: il vient de lire dans Hérodote une excitante histoire de Sarmates
et d’Amazones, où chasse et chevauchées, tir à l’arc et parapente, feux de camp et pour finir
au fond des bois communisme sexuel („au milieu du jour, les Amazones avaient cette habitude: elles s’écartaient du camp, seules ou par deux, pour satisfaire leurs besoins naturels.
Les Scythes s’en aperçurent et firent de même. L’un d’eux s’approcha d’une femme qui se
trouvait seule, et celle-ci le laissa jouir d’elle sans faire de résistance. Elle ne pouvait pas lui
parler, car ils ne se comprenaient pas; mais elle lui fit entendre par signes qu’il eût à se trouver au même endroit le lendemain, en lui indiquant qu’ils devraient être deux, et qu’elle-même
amènerait une compagne…“
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finalement, comme on sait, il part pour Bordeaux. Traverse toute la France. Frimaire, nivôse,
confrontation douloureuse à la réalité de la Révolution – si assombrie, est-ce Dieu possible?
Mais la lumière du Sud-Ouest, incomparable, qu’il découvre
ciel d’après tempête. Valleuse, échancrure, coin aux icônes où la campagne laisse voir un
grand triangle de mer. Un grand rectangle de soie rose y tournoie lentement au ciel. Valse
lente dans le soleil couchant. Valse triste et sentimentale, très erratique et sans pourquoi,
dans le jour finissant. Le kitsurfer a le bon goût d’être invisible, comme il sied à tout dieu qui
dispense de la beauté, marionnettiste derrière sa végétale iconostase (frise de pins maritimes,
thuyas, chênes verts)
Hölderlin, ébloui, parle de Grèce antique et athlétique, entonne le cri de guerre des marins,
hourrah. – Un cri russe, le sait-il?
dans une lettre en français, quelques années plus tard, Lermontov conseillera au pauvre
Scardanelli de choisir, plutôt que la mer à Sotchi, trop courue, les eaux sulfureuses de Piatigorsk. Se propose même de lui trouver ici une maison de cure. Y sera mieux selon lui qu’à
Tübingen, dans la fameuse tour du menuisier
juste un instant, c’est le printemps de l’an 1841, imaginons-les converser tous les deux en
chevauchant sur les pentes du Machouk, tandis qu’au loin, en guise de réponse à la question
„que faire?“ qui les poursuit, la chaîne de l’Elbrouz fait dans la neige et la dentelle
[…]
(inédit extrait d’un livre en cours)
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