Jeff Thomas - Musée des beaux
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Jeff Thomas - Musée des beaux
Jeff Thomas Je vais essayer de ne pas vous endormir étant donné que je suis le troisième orateur aujourd’hui et que vous en avez déjà entendu beaucoup. Donc, tâchons d’être « dynamique » ! Avant tout, je souhaite remercier le Musée des beaux-arts et le Musée canadien de la photographie contemporaine pour avoir organisé cette exposition et l’avoir confiée aux conservateurs Andrea Kunard et Steve Lofts. Elle est absolument magnifique et elle est vraiment représentative de ce que nous, artistes photographes du Canada, avons accompli jusqu’à présent. Je pense qu’elle montre bien le chemin parcouru ces dernières décennies par notre toute jeune photographie autochtone. Je me souviens que j’ai commencé mon œuvre au milieu des années 1970, alors que je vivais à Buffalo, dans l’État de New York. J’ai d’abord recherché d’autres Autochtones qui étaient ou avaient été photographes professionnels, mais je n’en ai trouvé aucun. Je pensais être le seul et unique photographe indien au monde. Ce n’est que vers 1984 qu’une organisation appelée NIIPA (Association des photographes indiens et inuits) a tenu sa première conférence à Hamilton, en Ontario. Avant cela, il y avait aussi eu cette exposition aux États-Unis, en Oklahoma. C’était la première fois que j’exposais avec d’autres photographes autochtones et c’est là que je me suis rendu compte que nous formions un mouvement et qu’il y avait dans toute l’Amérique du Nord des Autochtones comme moi qui commençaient à pratiquer l’art de la photographie. Ensuite, l’année suivante, il y a eu le premier rassemblement de la NIIPA à Hamilton, en Ontario. C’était intéressant parce qu’en quelque sorte, nous mettions en marche un nouveau mouvement, nous cherchions à nous définir, nous discutions et nous prenions simplement conscience de ne pas être seuls et de tout ce que cela signifiait. Donc, après toutes ces années, nous voici au Musée des beaux-arts du Canada, discutant de la photographie autochtone et admirant une exposition comme celle-ci, qui vraiment… qui, selon moi, montre à merveille ce que nous sommes et la vision que nous avons. À vrai dire, j’aurais sûrement trouvé plus intéressant de parler des autres œuvres de cette exposition plutôt que des miennes, mais je vais quand même m’y coller maintenant. [Rires] Alors, ce qui est intéressant à propos de Rosalie… [Rires] En fait, je vais reprendre ce qu’elle a déjà dit à propos du Musée et de ses frustrations avec cet espace. Il nous a fallu trouver notre propre expression, développer notre voix et ensuite trouver un moyen de… de la faire entendre dans les institutions classiques. J’ai commencé mon travail artistique en ayant à l’esprit ce que j’appelle l’étude de « l’indianité », j’ai commencé officiellement en 1980. En 1979, après un accident de voiture, j’ai dû arrêter de travailler et m’interroger sur ce que j’allais faire de mon existence. Je me suis donc tourné vers la photographie pour commencer à me reconstruire. Les premières choses auxquelles je me suis intéressé concernaient en fait le monde dans lequel je vivais et dont je pensais faire partie. Enfant, j’ai eu la chance de fréquenter la réserve indienne, d’être influencé par mes aînés, d’écouter leurs histoires sur la vie dans la réserve, et tout cela. Ils savaient que j’étais là, assis à l’écart, à les écouter. Je me souviens qu’une fois l’un des aînés a dit : « Nous savons que Jeff est là, qu’il réfléchit et qu’il écoute, assimilant tout ce que nous disons, et qu’un jour, il racontera sa propre histoire. » Quand j’ai commencé à faire mes photos, j’avais cette idée en tête – raconter ma propre histoire. Je voulais me définir moi-même, tel que je me voyais, à savoir comme un Iroquois urbain. Je me souviens avoir cherché une définition de cette expression, mais je n’en ai trouvé aucune, pour beaucoup de raisons. J’ai compris que non seulement il n’y avait jamais eu de photographes appartenant aux Premières Nations, mais aussi que le paysage urbain n’avait jamais été montré à travers l’œil d’un Autochtone. À quoi ressemblerait ce paysage ? Que ferait un photographe autochtone ? Que photographierait-il ? L’hypothèse la plus naturelle serait qu’il photographierait sa propre collectivité. Mais, moi, en regardant les photographies historiques, avec ces Indiens qui semblent posés là, je me suis toujours demandé ce qu’ils voyaient. C’est ce qui piquait ma curiosité mais, bien entendu, les archives ne permettent pas de revenir en arrière et de trouver ce qui n’existe pas. Donc, nous ne savons pas ce que les Indiens pensaient et ce qu’ils ont vu à cette époque. J’ai compris que cette vision, comme la culture autochtone, n’était pas engluée dans le passé ou piégée quelque part, et qu’elle évoluait sans cesse. J’ai pensé que c’est ce que la photographie pouvait faire elle aussi, qu’elle pouvait témoigner de notre vision évolutive du monde, y compris du paysage urbain. Ce n’était pas aussi pittoresque que le travail de photographes comme Edward S. Curtis, mais cela témoignait de notre propre expérience et de tout ce qu’elle signifiait. Quand j’ai commencé à travailler… [Inaudible] Il s’agit ici de l’une des premières œuvres que j’ai créée à Buffalo. À l’époque, j’ai compris en me promenant dans les rues du centre-ville… Je n’ai rien trouvé à photographier qui fasse partie de ma culture à proprement parler. Alors, j’ai photographié le milieu bâti en me demandant un peu si c’était vraiment ce que je souhaitais faire. Je ne voulais pas photographier les gens. Je voulais juste me tenir là, sur le côté, en silence, prendre mes photos et observer. Chacune de ces photographies a son histoire. La première, ici au-dessus est un salon de coiffure. C’était en 1981 ou en 1982. Je venais de photographier la façade d’un bâtiment abandonné. Enfin, c’est ce que je croyais. J’allais partir quand j’ai entendu une voix m’appeler : « Hé vous, que faites-vous ici ? » Je me suis retourné et il y avait ce petit homme qui me regardait. J’ai pensé : « Merde, mais d’où peut-il bien venir ? » Pardon : « D’où peut-il bien venir ? » [Rires] – Il était pour ainsi dire sorti de nulle part. Je me suis retourné, je l’ai regardé et je lui ai expliqué que je photographiais simplement le bâtiment. Il m’a dit que son patron voulait savoir ce que je faisais. Donc, j’ai pensé qu’il fallait que j’y aille. J’ai entendu le grelot de la porte quand nous sommes entrés. Comme la vitrine était… Il y avait une sorte de toile… euh…On ne pouvait pas voir à l’intérieur. Donc, nous sommes entrés. La pièce était très sombre et plusieurs autres hommes âgés se tenaient également là. Je me suis donc retrouvé, planté… Mes yeux étaient en train de s’habituer à la faible luminosité et je regardais un tout petit homme qui semblait sortir tout droit d’un film des années 1940 sur la mafia ou quelque chose comme ça. Il avait une chemise blanche, une veste de sport, une corne italienne en pendentif, des petites touffes de poils sortant de sa chemise et tout... Vous savez, il ressemblait à James Cagney. C’était vraiment intéressant mais je me demandais ce que je faisais là. Il m’a dit : « Je voulais savoir ce que vous faisiez dehors. » Je lui ai répondu que j’avais simplement photographié le bâtiment parce que je trouvais la vitrine intéressante. Il m’a expliqué : « Vous savez, nous regardions dehors. Nous vous avons vu et pris pour un flic. » J’ai répondu : « Je n’en suis pas un. » À l’époque, j’avais de longs cheveux et je leur ai montré ma tresse. Alors, nous avons commencé à parler et je me suis dit que je n’avais rien à perdre parce que je me trouvais dans… dans cette pièce fermée à clef… Donc, j’ai demandé : « Puis-je vous photographier ? » Il m’a dit : « Non, les flics ont déjà assez de portraits de moi. » [Rires] J’ai répondu : « D’accord »… Ce n’était pas la salle de lecture d’une bibliothèque et donc j’ai demandé si je pouvais photographier l’intérieur. Il m’a répondu : « Ben, si ça ne fait rien aux gars » et leur a demandé : « Ca vous dérange s’il prend des photos ? » Ils ont dit non et j’ai donc commencé à photographier l’intérieur de la pièce. J’ai compris qu’il s’agissait d’un repère de paris clandestins. Donc, voilà mes premières photos. C’était intéressant parce que, dans le coin au fond, j’ai remarqué cet Indien assis derrière le comptoir et je suis allé vers lui. Nous avons commencé à discuter. Il m’a demandé qui j’étais et qui était mon père. Le nom ne lui disant rien, il m’a demandé qui était mon grand-père. Il s’est avéré qu’il avait connu celui-ci ou, du moins c’est ce qu’il pensait. Nous avons commencé à parler de cela et la chose intéressante c’est que mon grand-père est décédé quelques semaines à peine avant ma naissance. Selon l’histoire familiale, il a essayé de vivre suffisamment longtemps pour voir son premier petit-fils, c’est-à-dire moi, mais n’y est pas parvenu. J’ai donc grandi en me demandant ce qui serait arrivé s’il avait vécu assez longtemps et ce qui aurait été différent dans ma vie. Il y avait toujours cette espèce de fantôme qui était là, avec moi. Donc, quand je me promenais dans cette partie de Buffalo, dans le centreville, je remarquais qu’il y avait beaucoup d’hommes autochtones âgés dans les rues. Quoi qu’il en soit, nous discutions et soudain j’ai été frappé par le fait que nous avions noué un contact et que mon grand-père était peut-être vraiment venu ici. Donc, j’ai fait mes photos et nous avons encore parlé un peu. Ensuite, je suis sorti et je suis resté devant le bâtiment en me demandant ce qui venait de se passer. C’est intéressant parce que c’est là que j’ai su ce que je voulais faire car bien que n’ayant aucun moyen d’influer sur ce qui allait se passer, ce qui m’attirait vraiment c’était l’excitation ressentie, la possibilité de faire des rencontres inattendues et de discuter avec des gens. À partir de ce moment, c’est ce qui a guidé mes premiers travaux : photographier des endroits comme celui-là. À présent, la photographie en dessous… Mon fils allait à l’école Montessori de Buffalo et j’avais l’habitude de le déposer tous les matins. En partant, je voyais de l’autre côté de la rue cette station de lavage de voitures à la main devant laquelle un groupe d’hommes étaient généralement assis en attendant les clients. Un jour, je suis allé leur demander : « Les gars, cela ne vous dérange pas si je vous photographie ici devant ? » Ils ont répondu : « Non, mais vous devez en parler à la propriétaire. » Donc, nous sommes entrés et, comme pour l’autre photographie au-dessus, l’endroit était vraiment sombre. Le sol était détrempé à cause de l’eau de lavage et d’autres choses. Il y avait une femme âgée, assise sur une chaise avec, juste au-dessus de sa tête, une simple ampoule électrique qui pour ainsi dire l’illuminait. En entrant, j’ai regardé et j’ai pensé : « Wow, une expérience comme l’autre fois – qu’est-ce que je fais ici ? » Je lui ai expliqué ce que je faisais et je lui ai dit que je souhaitais photographier l’intérieur si elle le voulait bien. Elle m’a dit : « Non, pas question ! » Alors, j’ai demandé : « Puis-je photographier la façade du bâtiment ? » Elle m’a répondu oui. Donc, j’ai demandé à ces hommes s’ils voulaient bien retourner s’asseoir devant le bâtiment, mais ils ont refusé d’être photographiés. J’ai quand même pris la photo. Mais ce qui était intéressant c’est qu’il s’agissait d’une histoire. Cette activité commençait à s’emparer de moi. Ces photographies ont toutes été prises vers la même période, c’est-à-dire de 1980 à 1983. La photographie ici, c’est la Buanderie Kam Lee. Je photographiais la façade du bâtiment et, une fois encore, la vitrine était obstruée par du papier, des journaux. Alors, j’ai décidé… Bon, d’accord, j’ai pris la photo et j’allais partir quand une fois encore j’ai entendu une voix. Je me suis retourné et j’ai vu cette jeune femme asiatique qui regardait par la porte et qui m’a demandé ce que je faisais là. Je lui ai expliqué et elle m’a dit : « Mon père voudrait vous parler. » [Rires] J’ai pensé : « D’accord » et nous sommes entrés. Une fois encore, c’était comme si je pénétrais dans un musée parce qu’à l’intérieur les murs étaient couverts d’étagères. Ils venaient d’emballer le linge, vous savez avec du papier et de la ficelle, et donc ces murs étaient couverts de paquets. Nous nous tenions là et l’homme ne parlait pas anglais. Alors, sa fille m’a servi d’interprète. J’ai expliqué ce que je faisais et le père n’était pas vraiment intéressé par tout cela. Je lui ai demandé si je pouvais le photographier et il a refusé. Mais ensuite il a remarqué mes longs cheveux et ma tresse. Alors, il a commencé à s’animer et à me parler de la Chine à l’époque où les hommes se coiffaient de cette manière. Cela a en quelque sorte brisé la glace. J’ai pensé qu’il s’était déridé un peu et que je pouvais peut-être lui redemander la permission de le photographier, mais il a de nouveau refusé. [Rires] Il ne m’a pas non plus laissé photographier l’intérieur. J’ai dû m’en passer. Donc, nous avons juste discuté un peu et je suis parti, j’ai quitté le bâtiment. Mais une fois encore, ce qui était intéressant dans cette aventure, c’était le fait de nouer un contact. Même si je ne voulais pas photographier des gens, j’étais de toute façon attiré par cela. Je n’avais pas le choix et, donc, une fois encore, ce moment a été décisif pour moi. Je veux dire que tous ces éléments se rassemblaient et me disaient : « Tu n’as pas le choix, c’est ça que tu dois faire. » C’est vraiment mon premier niveau d’implication en ce qui concerne la photographie. J’ai été influencé par les anciens photographes documentaires comme le français Eugène Atget, Walker Evans et la liste continue avec les nouveaux photographes paysagistes des années 1960. J’ai vraiment été impressionné par leurs travaux. C’est ce qui a guidé mon travail. Ce qui m’intéressait, c’était d’utiliser l’appareil photo pour capter les détails parce qu’en regardant les photographies historiques, j’ai découvert qu’elles en étaient dépourvues. Je veux parler de la manière dont vous êtes attiré par une photographie. Que regardez-vous ? Qu’est-ce qui vous attire vers une photographie et vous ouvre en quelque sorte un espace ? J’ai découvert que, conjointement avec cet espace, en ce qui concerne la manière dont je voyais la photographie, il y avait la façon dont mes aînés racontaient des histoires. En fait, ce qui est intéressant avec leurs histoires, dans la manière qu’ils avaient de les raconter et nous de nous en souvenir, c’est qu’ils n’arrêtaient pas de raconter, que l’histoire avançait en quelque sorte et que vous vous demandiez où elle allait et vous vous rendiez compte qu’elle avait pris une direction totalement différente. Alors, vous vous disiez : « Bon, à présent que va-t-il se passer ? » J’ai toujours pensé qu’en écoutant une histoire, on ouvrait un espace dans lequel on pouvait trouver son propre niveau d’implication à l’égard de l’histoire racontée, ce qui signifie tout simplement que vous faites vos propres liens entre votre vie et cette histoire. Alors, ils reviennent à cette histoire et la finissent. Vous réalisez que l’histoire est finie et qu’il s’est passé quelque chose. Voilà ce que je voulais faire aussi. Je voulais utiliser la photographie de cette manière, me servir des détails du quotidien pour attirer les gens et aussi trouver un sentiment d’appartenance commune et pas me distinguer moi-même en tant que photographe autochtone, mais en tant que photographe, simplement, et tout construire à partir de là. Nous avons quitté Buffalo en 1984 et nous avons emménagé à Toronto, où j’ai essayé de poursuivre le même genre de travail qu’à Buffalo. Je n’ai pas retrouvé le même environnement. La vie dans la rue n’était pas pareille et je ne pouvais donc pas faire le même genre de photos. Je commençais à me sentir vraiment frustré parce que j’avais envie de poursuivre ce travail, mais que je ne parvenais pas à trouver les sujets et je me demandais ce que j’allais bien pouvoir faire. Donc, un jour, je marchais avec mon fils Bear, qui est ici, dans la rue Queen. Nous nous dirigions vers Spadina et j’ai vu ce mur avec ce graffiti, que vous verrez là-bas, qui disait « révolution de la culture ». J’ai regardé le mur à travers mon viseur et il ne semblait pas très intéressant. Alors, j’ai demandé à Bear de poser devant. Il devait avoir sept ans à l’époque, huit ans, et il voulait toujours venir travailler dans la chambre noire avec moi... Donc, j’ai pensé que c’était une bonne occasion, que j’allais prendre une photo de lui et qu’il pourrait aller dans la chambre noire et développer sa propre épreuve. C’était ça l’idée. Mais ce qui s’est passé, c’est que quand j’ai vu la photo, quelque chose avait changé parce que, d’une certaine façon, c’est aussi moi que je regardais. Il est devenu évident pour moi que je ne me reconnaissais pas dans le monde d’aujourd’hui. En fait, je le regardais, je le visualisais mais…Où était la présence autochtone dans ce paysage ? Donc, le premier portrait que j’ai fait de Bear en 1984 posait cette question et la développait. Comment faire si on ne se sent pas représenté ? Comment commencer à occuper cet espace ? Donc, c’est la première idée sur laquelle j’ai commencé à travailler avec les portraits de Bear. Le fait de passer de ce niveau où je travaillais simplement avec les paysages pour devenir un acteur à part entière et me placer moi-même dans ces paysages était une manière d’attirer l’attention sur l’absence des membres des Premières Nations dans le paysage urbain. Ce que je trouvais également important à propos de ce travail, c’était comment survivre dans ce paysage. Comment nous faire une place dans celui-ci ? Parce que, pour beaucoup de personnes autochtones ou de Premières Nations, emménager en ville est généralement quelque chose de négatif, en ce sens qu’elles sombrent dans tous les problèmes sociaux que connaissent beaucoup de gens – l’incapacité à se trouver vraiment soi-même dans ce paysage et s’y perdre. Mon grand-père était le parfait exemple de la personne qui a été élevée selon les traditions des Six-Nations. Sa langue maternelle était un dialecte iroquois. Il est venu vivre en ville, parlant une sorte d’anglais estropié et n’a pas vraiment pu trouver sa place dans ce monde, ce qui l’a conduit à l’alcoolisme et à une mort prématurée à l’âge de 47 ans. C’est ce que j’ai perdu dans cette histoire et je ne voulais pas connaître le même sort. L’idée était que nous devons assumer la manière dont nous nous voyons dans le monde urbain. Pour cela, il faut se reconnaître soi-même comme un Autochtone urbain dans un contexte négatif parce que, très souvent, le fait de dire qu’on est un Indien des villes signifie qu’on a été coupé de sa culture, qu’on a quitté sa réserve ou qu’on est né en ville et qu’on n’a vraiment aucune idée de son identité indienne. Cela avait cette connotation dans notre propre communauté et, donc, pour le monde extérieur, les Indiens véritables ou authentiques étaient définis par la vision donnée par Edward Curtis. Une personne aux longs cheveux, avec une sorte de… se tenant ou posant devant un tipi. Il y avait ces signifiants évidents qui attiraient l’attention sur le fait que vous étiez un Indien. Ces choses n’existaient pas dans les villes. Donc, la première étape consistait vraiment à m’immerger dans ce monde en me disant : « Toutes ces histoires ne doivent pas m’inquiéter, je sais ce qui est le plus important, comment allons-nous survivre ? » Donc, en effet, c’est ce qui s’est passé ici, avec cette photographie. Elle a été prise vers 1997 ou 1998. Bear venait d’arriver à Ottawa et vivait avec moi à l’époque. J’ai pensé qu’il y avait à Ottawa le monument Samuel de Champlain, juste derrière le Musée des beaux-arts. À l’époque, à la base du monument, se trouvait une statue d’Indien. En 1996, l’Assemblée des Premières Nations avait organisé une protestation au pied du monument et posé une couverture sur l’Indien. Ils voulaient que la statue soit retirée, pour deux raisons. La première était que cette statue donnait une représentation erronée de la contribution des personnes autochtones à la construction du Canada. Ils pensaient que cet homme se trouvait dans une position servile, en quelque sorte… l’homme qui conduisait le canoë de Champlain. Mais en fait son rôle a été bien plus important. L’autre raison concernait la manière dont il était vêtu et le fait qu’il portait juste un… [inaudible]… et rien d’autre. Donc, d’une certaine façon, cet homme était également érotisé. Moi, je voulais trouver un moyen de remettre en question cette idée d’un monument historique de l’histoire canadienne et du rôle des personnes autochtones. La seule solution véritable que j’avais lorsque j’ai commencé, c’était de demander à Bear de poser là, avec un tee-shirt portant l’inscription FBI. C’est un peu une mise en scène sur la surveillance aux États-Unis, avec le FBI, et aussi avec ce qui est inscrit sous ces initiales… « Full Blooded Indian », à savoir l’Indien de sang pur. Une fois encore, cela remet en question toutes ces idées de surveillance, d’Indien de sang pur, de qui est un véritable Indien, qui a le droit de parler des Indiens et toutes ces idées qui ont en quelque sorte été englobées dans une seule photo. L’Assemblée des Premières Nations a réussi et l’Indien a été retiré du monument en 1999 et installé en face, dans le parc Major's Hill. Donc, après votre visite ici, si vous voulez le trouver, il vous suffit d’aller près de la petite cabane de jardin là-bas et vous pourrez le voir dans son petit jardin indigène, comme ils disent. Donc… c’est comme ça qu’on a retiré l’Indien pour lui donner un nouvel endroit où vivre, en quelque sorte. En fait, ce qui s’est passé, c’est que le Ottawa Citizen et CBC ont rouvert le débat, avec un éditorial et un article « questions et réponses » pour savoir s’il fallait laisser l’Indien ou le retirer. J’ai été interrogé et j’ai dit que l’Indien devait rester parce qu’il avait un rôle à jouer dans le débat sur l’histoire du Canada et la manière dont les Autochtones ont été marginalisés dans cette histoire. Mais j’ai aussi dit qu’il fallait l’accompagner de renseignements et donc ajouter une plaque ou quelque chose d’autre pour informer le public et pas simplement donner un endroit où les touristes peuvent poser avec un Indien. Mais l’Indien a été retiré et installé de l’autre côté de la rue. L’intéressant, dans cette affaire, c’est qu’on a perpétué l’histoire coloniale parce qu’à présent, l’Indien a été retiré et qu’on y pense plus, qu’on ne le voit plus. En fait, on l’a «parqué » dans une réserve et donc j’ai continué à le photographier là-bas. [Rires] Les photographies qui ont résulté de cette initiative s’appellent « la réserve Major’s Hill » et l’idée, la trame narrative, est de savoir où vont tous ces Indiens que l’on retire d’un bâtiment, d’un monument, d’un film sur l’Ouest sauvage ou d’ailleurs. Hé bien, ils vont tous dans la réserve Major’s Hill. Donc, c’est une façon de poursuivre le dialogue et il me semblait important de ne pas le laisser écarter et être en quelque sorte étouffé, mais au contraire de le garder ouvert et de continuer à parler de ces questions. Voilà mon rôle en ce qui concerne le monument. Mais c’est la photo avec Bear qui a vraiment lancé la conversation sur la manière dont on prend quelque chose qui semble impénétrable, qui ne peut être déplacé et dont on commence à travailler avec. Donc, c’était une façon de procéder. La première étape était d’au moins aller là-bas, de repérer le problème et ensuite d’imaginer ce qui allait se passer. Qui aurait pu croire, quand nous avons fait ce premier portrait que, quelques années plus tard, on parlerait sérieusement de retirer l’Indien et de l’installer ailleurs ? En fait, lorsque la place a été laissée vacante, j’ai commencé à inviter les gens à monter sur la plateforme et à poser pour moi. Pas seulement des Autochtones, mais quiconque connaissait mon travail et ce que je faisais. Ma démarche consistait réellement à faire participer le public à une discussion sur les monuments, sur notre représentativité au sein de cette histoire et sur ce qu’elle racontait. Il s’agissait juste d’amener les gens à en parler. Je crois que le meilleur commentaire que j’ai reçu sur ce travail, c’est qu’à présent les gens vont jusqu’au monument et disent que chaque fois qu’ils passent, ils pensent à cet Indien qui n’est pas là, qui est ailleurs, et aux photographies que j’y ai faites. Il s’agit d’un ensemble continu d’œuvres mais, en plus, j’ai demandé aux gens d’écrire leur propre histoire afin d’étoffer ces renseignements. En fait, si vous voulez en savoir plus, certaines photos se trouvent sur mon site Internet scoutingforindians.com. Vous trouverez aussi d’autres portraits et d’autres histoires. Je pense que c’est vraiment la première partie de ce que je vais vous expliquer. Ensuite, nous passerons à la section suivante, et je vous l’expliquerai à son tour. Une fois encore, si quelqu’un veut m’arrêter pour poser une question, il ne faut pas hésiter. Je n’ai aucun programme, je dis les choses comme elles me viennent, mais je m’arrêterai à la fin sur les deux photographies là-bas dont je vous ai déjà parlé. La première photographie est le premier portrait que j’ai fait de Bear en 1984. L’intérêt est que non seulement elle reconnaît l’absence des Autochtones dans le paysage urbain, mais aussi… si on regarde attentivement la casquette de base-ball, on peut voir le portrait d’un Indien appelé Two Moons (Deux-Lunes), qui a été fait par Edward Curtis en 1908, je crois. Two Moons était un vétéran de la bataille de Little Big Horn. L’intérêt de cette photographie est qu’elle n’a pas été mise en scène. Il se trouve juste que c’est la casquette que Bear portait ce jour-là. Donc, c’est la convergence de différentes choses. D’un côté il y a la représentation de l’indianité par Edward Curtis et de l’autre nous, qui ouvrions en quelque sorte la voie à une autre façon de parler de l’indianité. C’était ce qui comptait, en tout cas pour moi. Alors, comment faire fond sur tout cela ? Quand j’ai commencé à travailler et à réfléchir, à l’époque des photos du salon de coiffure et de Kam Lee, j’ai aussi pensé à Edward Curtis. En fait, un jour, je me promenais dans un centre commercial du même quartier et c’était avant ces photos, vers 1978 ou autre, 1977. Donc, je me promenais et j’ai vu ce magasin de cartes postales. Je me suis arrêté parce que ces cartes représentaient des Autochtones et il s’est avéré qu’il s’agissait de portraits faits par Edward Curtis. C’est un artiste très connu qui a photographié les Autochtones de 1900 à 1930 environ. Il a réalisé un catalogue ou un index en 20 volumes appelé The North American Indian. En fait, il a recensé tous les groupes tribaux, de l’Alaska au Nouveau-Mexique, et a véritablement créé la norme permettant de reconnaître les Autochtones, du moins sur les photos. Beaucoup de ceux qu’il a photographiés dans la partie la plus au nord, comme le Montana ou le Dakota du Sud, étaient des dignitaires bien connus pour leur résistance à l’installation de la civilisation blanche sur leurs terres. Quand j’ai regardé ces œuvres – et je pense qu’il y a quelque chose de vraiment important parce que les visages que j’ai vus sur ces photos m’ont rappelé mes aînés – cela a été un premier contact pour moi. Ce n’était pas le fait que l’homme porte une coiffure de guerre, une chemise ou autre chose, mais c’est le visage qui a capté mon attention. Je voulais écouter les histoires de ces gens, je voulais entendre ce qu’ils avaient à dire. Et, bien sûr, je n’avais aucun moyen d’avoir ces renseignements. Donc, à l’époque j’ai pensé que je ferais ma propre version du North American Indian et qu’un jour ces deux visions se rencontreraient. C’est ainsi qu’est née la série que j’ai baptisée « Entretiens avec Edward Curtis ». J’ai commencé à reproduire ses photographies et à les juxtaposer avec mes propres œuvres, instaurant une sorte de dialogue entre les deux. Les droits d’auteur n’ont pas posé problème jusqu’à présent. [Rires] Donc, avec de la chance… Euh… Rosalie gardera les choses ici et nous, nous croiserons les doigts pour ne pas être jetés en prison. Les photographies que j’ai utilisées viennent de la Bibliothèque du Congrès. Ce qui est intéressant, c’est qu’il s’agit en quelque sorte des pièces qui ont été écartées de l’œuvre finale de Curtis. Ce sont celles qui n’ont pas été acceptées dans le North American Indian. Ce sont des épreuves à la gélatine argentique. Donc, ce ne sont pas des photogravures, elles n’ont pas été colorisées et autres et j’ai vraiment aimé leur aspect brut. Il y a une photographie célèbre montrant une famille assise dans un tipi. Dans sa version finale, on voit toutes les possessions de cette famille alignées dans le tipi. Mais, à la Bibliothèque du Congrès, il y a une autre version où on voit une horloge entre le père et le fils. En fait, Curtis a retouché la photo et effacé l’horloge sur la version finale. Pour moi, c’est le détail qui m’a marqué, qui m’a attiré vers cette photographie et c’est comme ça que mes entretiens avec Edward Curtis sont nés. L’idée était vraiment d’avoir ce dialogue parce que son œuvre avait et a encore une valeur, mais je voulais trouver à quel niveau cette valeur existait et comment elle fonctionnait pour moi. Donc, voici vraiment le genre de choses qui ont commencé à évoluer à partir de ces deux photographies. Ici, ce sont les quatre rois indiens. J’ai emménagé à Ottawa en 1993 parce que je voulais aller aux Archives nationales pour fouiller leurs collections. Avant, je vivais à Winnipeg. J’étais très curieux et je m’intéressais à l’imagerie historique des personnes des Premières Nations. Je venais de commencer mes recherches quand j’ai trouvé au musée du Manitoba une référence sur Edward Curtis, indiquant que son volume complet se trouvait aux Archives nationales. C’est ce qui m’a poussé à quitter Winnipeg pour Ottawa. J’ai compris qu’il me faudrait beaucoup de temps pour étudier cette œuvre et que le seul moyen de le faire était de vivre ici et d’y consacrer toutes mes journées. Alors, c’est ce que j’ai fait. Pendant que j’étais là, je me suis lié d’amitié avec des archivistes et, un jour, l’un d’eux m’a fait visiter la collection. C’était à l’époque où toutes les œuvres d’art et toutes les photographies passaient par la rue Wellington avant d’être envoyées à Gatineau. Nous nous sommes donc promenés dans ce qu’ils appelaient la collection d’art documentaire. L’archiviste a tiré un mur mobile et on s’est retrouvés devant ces portraits géants appelés les Quatre rois indiens, représentant les hommes qui sont allés en Angleterre en 1710. À cette époque, en Amérique du Nord, Anglais et Français essayaient de s’imposer sur le continent et ils utilisaient les Iroquois, qui étaient leurs alliés à l’époque. Donc, les chefs iroquois se sont rendus en Angleterre et ils ont essayé de se faire leur propre place dans cette négociation. C’est la première fois que des portraits en pied ont été faits d’hommes autochtones. Pendant leur séjour, on leur a offert du vin et des dîners, on leur a donné de nouveaux vêtements, les capes rouges, etc. Quand j’ai regardé ces tableaux sur ce mur, il faisait sombre et j’ai pensé que nous devions les voir tous les jours. Il fallait les sortir de là et les faire entrer dans le quotidien au lieu de les reléguer aux Archives. Je n’ai pas cessé de réfléchir à cette idée et à la manière de la concrétiser. J’ai demandé une reproduction des quatre tableaux et, dans le cadre de mes Entretiens avec Edward Curtis, j’ai juxtaposé mes portraits avec ceux des quatre rois. Pour le premier portrait, avec Hendrick, j’ai fait mon autoportrait, pour lequel j’ai utilisé une fois encore le monument Champlain en toile de fond. L’idée était qu’il fallait assumer la responsabilité de toute notre histoire. Donc, sur la photo, Hendrick tient en main notre équivalent de l’archive : la ceinture wampum. Les ceintures wampum représentaient les événements importants de l’histoire iroquoise. Il y avait quelqu’un, qu’on appelait le gardien de la ceinture wampum et qui pouvait raconter l’histoire de chaque ceinture. C’était son rôle dans la communauté. Donc, ces ceintures étaient nos archives et j’ai fait une découverte importante pour moi, à savoir, que les photographies étaient… dans mon monde, les équivalents de la ceinture wampum, ayant chacune une histoire et commémorant un événement de ma vie. C’est ainsi que j’ai commencé à les regarder et à me dire : « D’accord, c’est cette voie que je dois suivre. » Alors, ici, ces photographies ont été prises à l’époque des événements d’Oka en 1990. Quand je vivais à Winnipeg, je revenais voir mon frère et nous parlions de cet automne où les Warriors, ou « Guerriers », d’Oka était venus voir les Six-Nations pour essayer de recruter de jeunes hommes et les ramener avec eux à Québec. Mon frère disait qu’ils n’avaient pas très bien géré les choses devant les Six-Nations et qu’ils n’avaient pas convaincu beaucoup de jeunes hommes de les suivre. Nous discutions de la manière dont ils s’étaient présentés, avec des bandanas, une tenue de camouflage et d’autres accessoires. Nous étions assis dans la remise de mon frère et je lui ai dit : « Tu sais nous pouvons faire nos propres guerriers. » Alors, nous avons commencé à leur faire porter des lunettes de soleil, un bandana, une casquette de baseball et d’autres accessoires. Je voulais utiliser cette photo avec le casque de soudure comme une version du guerrier iroquois des temps modernes et suggérer ainsi que la bataille continuait. La même photo, ici avec Joe David, que j’ai photographié à Kanesatake en 19… je crois que c’était en 1993. Il faisait vraiment partie des Warriors qui étaient en première ligne… pendant les événements d’Oka. Les négociations ont abouti à des terres agricoles – ces terres avaient été achetées et devaient être remises à la communauté Mohawk, mais le gouvernement rechignait à remettre vraiment ces terres. Alors, Joe David est venu occuper l’une d’elles. C’est là qu’il est resté. Hélas, il a eu une fin tragique parce qu’en fait…. On dit qu’il a été assassiné par la police à cette époque. On lui a tiré dans le dos, il s’est retrouvé paralysé et ne s’est jamais vraiment remis. C’est donc l’histoire de Joe David mais, une fois encore, c’est aller de 1710 à nos jours pour rappeler aux gens que la bataille continue et que les événements d’Oka font partie de tout cela, comme toutes ces autres choses que nous voyons dans les actualités. C’était une personne s’exprimant très bien, très compatissante et très passionnée par cette cause et qui a donné sa vie pour elle. Alors, ici sur cette photo… c’est un Mohawk de Kanesatake. Je lui ai demandé de poser devant le ministère des Affaires indiennes et j’ai découvert quelque chose de très intéressant. Je venais juste de le rencontrer et nous avons commencé à discuter. Je lui ai parlé du projet sur lequel je travaillais et j’ai dit que je souhaitais l’intégrer dans cette série à cause de ses origines, du bâtiment dans lequel il travaillait. Il a accepté. Il est sorti, nous avons trouvé cet emplacement et nous avons veillé à ce que le drapeau canadien soit visible en arrière-plan. Ma démarche était encore de faire appel à des gens ordinaires, ceux dont vous ne supposeriez pas forcément qu’ils sont de la trempe de ces guerriers de première ligne que vous avez vus dans les journaux télévisés et ailleurs. Pourtant, nous menons tous ce combat d’une manière ou d’une autre et cela fait aussi partie des choses que j’ai apprises de mon enfance. Il était donc question de la responsabilité sociale, du fait que la photographie ne sert pas uniquement à divertir ou à une sorte de découverte de soi. C’est cela bien sûr, mais c’est aussi se demander comment poursuivre le combat dans nos propres collectivités, à notre propre manière. Comment nous y prendre pour négocier ce nouveau paysage ? Il se trouve que la photographie est l’un des moyens d’y parvenir. La dernière photographie, là-bas, s’appelle Rêve/Évasion. Un jour, Bear était venu me retrouver après une réunion à Toronto. Il m’attendait et j’ai remarqué ce panneau de l’autre côté de la rue, avec cette grande tête d’Indien. Alors, j’ai demandé à Bear de poser devant. Je ne savais pas très bien ce que j’allais en faire, mais je voulais en quelque sorte montrer que nous vivons avec cette idée artificielle de l’indianisme, de ce qu’elle signifie et du fait qu’un véritable Indien ressemble à celui de la publicité, là-bas, alors qu’en réalité nous faisons partie d’un genre de paysage radicalement différent. Je voulais également juxtaposer ma photo avec celle des guerriers à cheval. Leur photo a été prise en 1901, à Calgary, dans le cadre de la visite royale qui traversait tout le Canada à l’époque. En fait, ce qu’ils ont fait à Calgary, c’est qu’ils ont rassemblé tous les habitants des réserves Blackfoot (inaudible) et ont monté ce village indien. C’est ce que les dignitaires ont vu à cette époque. Ensuite, il y avait bien sûr des Indiens à cheval pour divertir les visiteurs. Une fois encore, j’ai juxtaposé cette notion d’indianité avec différentes strates, allant de la publicité à Bear et aux hommes à cheval. Ce qui est intéressant à propos de cette photographie, c’est que…euh… J’ai toujours envisagé le moment où Bear deviendrait lui-même un artiste à part entière et c’est vraiment cohérent avec les principes que nous-mêmes respectons en tant qu’Autochtones. Il est question de la génération suivante, de la manière dont nous faisons notre apprentissage et de ce que nous découvrons dans notre travail et qui est transmis à la génération suivante. Dans l’autre pièce, là-bas, vous verrez la vidéo de Bear sur le mur. L’an dernier, j’ai participé à une exposition à Toronto et elle faisait partie de l’exposition parce que j’avais photographié Bear à bord d’un tramway quand il était plus jeune et que c’était presque identique à cette photographie, l’autoportrait qu’il a fait de lui-même sur le train. Donc, je lui ai demandé d’étoffer cette vidéo afin de l’inclure dans l’exposition. C’était intéressant de penser à moi, ici, en 1984, photographiant Bear sans réfléchir devant ce mur, pour boucler la boucle et en arriver à un moment où il voit le monde à sa propre manière. C’est cet héritage que je voulais perpétuer. Quand j’allais écouter mes aînés, ils parlaient de la jeune génération, disant que celle-ci ne s’intéressait pas à sa propre culture et que cette culture allait en mourir. Comme j’étais un jeune garçon impressionnable, je me demandais ce que je pouvais faire pour éviter d’entrer dans cette zone critique de non intérêt. C’est vraiment sur la manière dont je me suis trouvé moi-même, en faisant des photos et en travaillant avec cette idée d’agence sociale, en parlant du changement et, une fois encore, en transmettant le flambeau à la génération suivante. Les deux dernières photographies là-bas sur le mur font partie de la série dite du Délégué. Cette série est née la première fois où j’ai photographié Bear, à Nepean Point, au monument Champlain. Il allait emménager sur la côte Ouest et j’étais un peu inquiet parce que j’allais perdre ma source d’inspiration et je ne savais pas comment la remplacer. Dans un certain sens, cela signifiait que je devais sortir seul et faire quelque chose. Ce qui s’est passé, c’est qu’on a fait un documentaire sur mon œuvre intitulé Shooting Indians. Le réalisateur, quand il présente le film, tient un Indien et un cowboy en plastique, montrant que c’est le sujet qu’il traite. Quoi qu’il en soit, nous sommes restés plusieurs années sans nous revoir, mais j’ai reçu par la poste cette boîte contenant les figurines en plastique de cowboys et d’Indiens qu’il avait utilisées dans le film avec une note disant : « Jeff, tu trouveras probablement quelque chose de plus intéressant à faire avec ça. Alors, vas-y utilise-les ! » C’est ce que j’ai fait. J’ai pris la première figurine et je me suis promené dans Ottawa, en cherchant un endroit où la faire poser. J’étais vraiment curieux de voir de quoi elle aurait l’air. C’est ainsi qu’a commencé la série Indians on Tour, qui était une sorte de prolongement des portraits de Bear, mais aussi l’examen du stéréotype le plus connu, avec ce genre de scénario, les cowboys et les Indiens, que je plaçais pour ainsi dire directement dans votre cour. Donc, tous ces emplacements sont des sites familiers pour les gens mais, d’une certaine façon, je place l’Indien hors de leur vue et hors de leurs pensées et l’installe dans le monde quotidien. La série a grandi avec les années et elle est devenue plus fouillée. J’ai commencé à élaborer des dioramas portatifs pour mes figurines et à les y installer dans des poses légères, de manière a pouvoir les placer partout où je le voulais. J’ai commencé à voyager et je les emportais partout avec moi. Je les posais comme des sortes de petits jalons de mes voyages, m’intéressant d’abord à toutes les idées du monument Champlain. Que se passerait-il si cet Indien quittait ce site ? Où irait-il ? Que voudrait-il voir ? Je cherchais une fois encore à utiliser la narration comme base et je suggérais en quelque sorte que c’étaient les endroits où l’Indien irait, qu’il rechercherait d’autres personnes comme lui et je montrais ce dont ces personnes auraient l’air. Cette série a évolué vers une autre série intitulée Scouting for Indians, pour laquelle je me suis promené en photographiant toutes les représentations d’Indien que je pouvais trouver dans le monde quotidien : banques, ornements architecturaux, magasins de cigares et autres. C’est devenu une archive des endroits où l’on pouvait trouver ces différentes représentations de l’Indien. Mais, une fois encore, on retrouvait cette idée de voyage et des choses que l’Indien pourrait voir. Sur la photographie là-bas, la première, il pose à côté de ce qu’on appelle la ceinture wampum, la ceinture wampum de Hiawatha, qui symbolise la formation de la confédération des Iroquois. Elle représente les cinq tribus qui ont été unifiées par le Pacificateur et Hiawatha. Ce qui m’a vraiment intéressé dans tout cela, c’est… Vous souvenezvous quand j’ai parlé des premières fois où je suis sorti prendre des photos et où je me suis dis que je n’avais aucun lien culturel avec ce que je voyais ? Au fond de moi, je me disais qu’un jour, je me promènerais dans la rue et que, soudain, je me retrouverais devant une chose qui se rapporterait à moi en tant qu’Iroquois. Elle aurait une sorte d’impact, elle évoquerait un thème, je ne sais pas lequel, mais elle serait importante. Je roulais vers North Bay, il y a trois ans. J’étais sur l’autoroute 17 et je venais de passer la ville d’Arnprior. Il pleuvait, la circulation était dense et, pendant que je conduisais, j’ai aperçu du coin de l’œil quelque chose qui me semblait très familier. J’ai trouvé que cela ressemblait à la ceinture wampum de Hiawatha, mais sous forme de graffiti. Tout au long du trajet vers North Bay, je me demandais pourquoi elle était là, qui l’y avait mise et autres questions. Donc, en revenant, j’ai pu la retrouver, tout mettre en place et prendre quelques photos. La question était : « Pourquoi est-elle là ? » C’était un nouveau voyage à entreprendre pour moi. L’important, c’est que pour la première fois depuis toutes ces années j’avais enfin trouvé cet objet du monde de tous les jours qui avait un rapport avec moi, en tant qu’Iroquois. Donc, le mystère était là et j’ai pensé que je devais le résoudre. Un jour, je lisais le Ottawa Citizen et j’en étais à la rubrique consacrée aux voyages de l’édition du dimanche. Il y était question d’Arnprior, où se trouve une vieille forêt de pins blancs. Le pin blanc est représenté dans la partie centrale de la ceinture wampum. Il symbolise les gardiens du feu, le fait d’utiliser la cime des arbres pour veiller sur la confédération et la surveiller, toutes ces métaphores intéressantes qui entrent en jeu, mais c’est le pin blanc. Bear et moi sommes allés à Arnprior et avons trouvé les arbres dans le cimetière. C’était intéressant parce que nous avions bouclé une boucle. C’était la conclusion de quelque chose et un nouveau commencement. La photographie juste à côté a été prise en Angleterre, il y a deux ans je crois. J’avais été invité à une exposition à Canada House. Elle était basée sur les quatre photographies des quatre rois indiens et était organisée par le Musée du portrait du Canada. Ils ont inclus cette œuvre dans l’exposition et nous ont invités moi et une autre artiste, Shelly Niro, à venir à l’inauguration. Donc, nous y sommes allés. Je voulais jouer sur l’idée des délégués qui se sont rendus à Londres en 1710 et voir si je pouvais suivre la voie qu’ils avaient empruntée à cette époque. J’avais quelques renseignements rudimentaires sur l’hôtel où ils avaient séjourné et ma femme et moi avons donc en quelque sorte suivi leur piste. Nous avons retrouvé la rue, mais l’hôtel n’existait plus. Il avait brûlé, je suppose. Alors, j’ai pris mon appareil photo, je l’ai installé à l’angle et je me suis simplement dit que j’allais photographier la rue et que je pourrais au moins parler des quatre rois indiens qui avaient réellement marché dans cette rue en 1710. J’ai installé mon appareil et j’ai pris cette photo. Ce n’est qu’à mon retour, quand j’ai examiné la photo, que j’ai vraiment vu les trois hommes de l’autre côté de la rue, qui regardaient ce qui se passait. Vous savez que c’est le genre de choses que vous ne pouvez pas mettre en scène. Vous ne pouvez pas demander à quelqu’un de venir et de prendre part à la scène. Cela doit se passer à son propre niveau, avec son énergie propre. C’est ainsi que cette photo est née. Une fois encore, elle est construite à partir de ces quatre portraits. Donc, il y a une série de photos qui sont nées de ce voyage et bien que je n’aie pas pu trouver les endroits où ils étaient réellement allés…Voilà ce que nous avons fait. Nous avons pris ce grand autocar de visite qui faisait le tour de Londres et toutes les vues que j’ai photographiées ont été prises dans l’esprit des quatre rois indiens, en imaginant qu’ils se promenaient, regardaient et prenaient des instantanés avec leur appareil photo. Ce n’était pas forcément regarder les quatre rois, mais plutôt regarder ce qu’ils avaient pu voir à l’époque. Je pense que cela couvre assez bien toutes les œuvres qui sont ici, sauf dans l’autre pièce. Là-bas, vous verrez une autre œuvre intitulée Warriors. Elle est similaire à cette œuvre-ci, mais les « guerriers » que vous verrez sont peints au pistolet sur le mur en béton. On voit l’un des piliers qui soutient le pont Mercier. C’est ce pont qui a été bloqué pendant les événements d’Oka en 1990. C’est sans doute relativement près de l’endroit où ont été érigées les barricades, mais au raz du sol cette fois. Ce que je voulais faire, c’était parler une fois de plus de la question des terres, des droits autochtones et de toutes ces idées, mais aussi regarder la notion de guerriers [et faire fond] sur la photo que j’avais faite avec mon frère. Elle est juxtaposée avec la photographie historique prise à l’époque de la rébellion de Riel, en 1890 je crois, mais il s’agissait réellement de certains de ceux qui avaient participé à la rébellion. Une fois encore, on juxtapose en quelque sorte deux éléments, ce qui a eu lieu en 1885, ce qui a eu lieu en 1990 à Oka et, bien sûr, l’histoire qui va avec. Voilà, je pense vous avoir pas mal tout dit. Fin.