Une passion grecque - L`espoir secret de Molly

Transcription

Une passion grecque - L`espoir secret de Molly
1.
Laurel Evans retint son souffle. Un minuscule fragment doré affleurait sous sa truelle. La troquant pour un
pinceau, elle repoussa la terre qui le recouvrait et poussa
un soupir de déception.
Un sentiment tout relatif. Il s’agissait d’une bague, un
bijou naguère porté et prisé par un habitant de cette cité.
Cela changeait des débris de poteries et d’outils que ces
fouilles livraient quotidiennement. C’était une aubaine,
même si l’objet n’avait rien à voir avec ce qu’elle cherchait, le Graal de tout helléniste, cette relique mythique
qu’elle rêvait, en hommage à ses parents, de voir à la
une des magazines d’archéologie du monde entier. Ce
qu’elle espérait, c’était la découverte ultime, celle qui
couronnerait sa thèse de doctorat et lui permettrait de se
faire enfin un nom dans le métier.
Abritant la bague au creux de sa paume, elle se redressa.
La chaleur écrasait les pentes du mont Parnasse, la poussière lui brûlait les poumons, mais il aurait été malvenu de
se plaindre. Travailler sur ce site surplombant les ruines
de Delphes était un privilège d’autant plus précieux que
le temps jouait contre eux. Le chantier prendrait fin dans
quelques semaines, il fallait redoubler d’efforts et d’ingéniosité pour trouver enfin le trésor légendaire.
Invisibles de ce versant‑ci, les ruines de la cité naguère
dédiée à Apollon s’étalaient au pied de la montagne. Si
seulement la Pythie avait pu reprendre du service pour leur
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dire où creuser ! Pour l’heure, en tout cas, la procédure
voulait que Laurel prévienne Melanie, la chef de chantier, de sa modeste trouvaille. De sa position en altitude,
Laurel regarda les autres membres de l’équipe s’affairer
avec truelles et tamis dans les tranchées rectangulaires
creusées à flanc de montagne. Mais de Melanie, aucune
trace. Où était‑elle ? D’habitude la première arrivée sur
le site, elle donnait de la voix pour encourager employés
et bénévoles. Avait‑elle abandonné le chantier dont elle
était responsable pour accompagner son mari, Tom, dans
les grottes ? Peu probable. Peut‑être était‑elle restée au
lit, terrassée par le rhume qui sapait son énergie depuis
quelques jours.
Laurel essuya le filet de sueur qui coulait sur sa tempe.
Son chapeau en toile à larges bords la protégeait de l’ardeur
du soleil, mais il la faisait aussi transpirer, et elle devait
se laver les cheveux tous les soirs.
Elle glissa la bague dans un sachet de conservation
qu’elle scella. Comme elle s’apprêtait à y coller une
étiquette, elle se rendit compte que sa paume saignait de
nouveau sous le pansement. Zut.
Après l’avoir tant bien que mal replacé, elle ajouta une
épaisseur de sparadrap pour tenir le tout en place. Cela
lui apprendrait à attraper à pleine main un morceau de
poterie aux arêtes tranchantes. Encore heureux qu’elle
ne l’ait pas taché de son sang.
Elle était en train de remplir l’étiquette quand elle
perçut un mouvement du coin de l’œil et releva la tête.
Un homme gravissait le sentier escarpé qui serpentait
entre rochers, buissons brûlés et cactées. Il avait le pas
aussi sûr que les chèvres qui trottaient sur ces pentes en
faisant tinter leurs clochettes, et négociait parfaitement les
aspérités du terrain. Le soleil faisait briller ses cheveux
noirs et un subtil jeu d’ombres et de lumières sculptait
ses traits, soulignant ses pommettes saillantes, son nez
droit et ses lèvres pleines. On aurait dit un visage tout
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droit sorti des ateliers de Phidias, Apollon dans toute
sa splendeur revenu sur le mont Parnasse pour visiter le
temple construit en son honneur…
Laurel se redressa. Son cerveau ramollissait, sans
doute du fait de la chaleur. Loin d’être un avatar du dieu
grec, cet homme appartenait au xxie siècle, comme en
témoignaient son pantalon de ville kaki et sa chemise
bleue cintrée qui épousait amoureusement ses pectoraux.
Waouh. D’où sortait‑il, et que faisait‑il à crapahuter
sur ces pentes dans sa tenue de citadin, et par 40°C à
l’ombre, si tant est qu’il y eût de l’ombre ?
Etait‑ce l’un des hommes d’affaires qui parrainaient
le projet ? Un journaliste venu enquêter sur l’avancement
des fouilles ? Ou un acteur de cinéma en repérage pour
son prochain film ? Son physique hors normes faisait
pencher Laurel pour cette dernière hypothèse.
Son métier ne lui laissait guère le temps de fréquenter
les salles obscures, mais si ce bel Hellène était acteur, elle
visionnerait ses films, par simple goût des belles choses.
S’efforçant de revenir à son travail, elle référença le
sachet et le glissa dans la poche de son tablier de toile,
en prenant soin de le cacher sous une serviette. Melanie
et Tom n’auraient pas apprécié qu’un journaliste ait la
primeur de sa découverte.
L’inconnu s’arrêta pour parler à l’un des bénévoles qui,
au grand dam de Laurel, pointa le doigt dans sa direction. Malgré la distance, ses yeux noirs la transpercèrent
comme s’il lui suffisait d’un regard pour tout savoir d’elle.
Elle eut tout loisir de le détailler tandis qu’il reprenait son
ascension. Il n’était pas très grand, un mètre quatre-vingts
tout au plus, mais le contraste de son torse musclé avec
sa taille fine — une caractéristique commune à beaucoup de Grecs — allongeait sa silhouette. Ou étaient‑ce
sa beauté et l’intelligence de son regard qui le faisaient
paraître plus grand ?
— Laurel Evans ?
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Une pointe d’accent teintait ces mots prononcés à la
perfection.
— Oui. Puis-je vous aider ?
— Je suis le Dr Andros Drakoulias, dit‑il en lui
tendant la main.
Sa poignée de main était ferme, et sa paume un peu
calleuse fit prendre conscience à Laurel que la sienne était
moite. Elle retira sa main pour en essuyer la transpiration
sur son short. Allait‑il se méprendre sur son geste et croire
qu’elle n’avait pas apprécié le contact ? Tant pis. Si son
regard de velours noir ne lui avait pas ôté ses moyens,
elle ne se serait pas comportée aussi stupidement.
— Vos collègues, les deux Dr Wagner, m’ont demandé
de vous tenir au courant.
— Au courant de quoi ?
Elle n’arrangeait pas son cas, mais c’était secondaire.
La mine grave d’Andros commençait à l’inquiéter.
— Est‑il arrivé quelque chose à Tom et à Melanie ?
— Ils sont venus ce matin à mon cabinet en se plaignant de fièvre et de douleurs thoraciques. Les examens
que j’ai pratiqués montrent qu’ils souffrent tous deux de
pneumonie.
— De pneumonie ? répéta-t‑elle, incrédule. Comment
est‑ce possible ? Ils avaient de simples rhumes…
— C’était malheureusement plus grave. Je les ai placés
sous perfusion d’antibiotiques, je les garde en observation
jusqu’à demain.
Savait‑il seulement de quoi il parlait ? Avait‑il les
compétences et le matériel pour poser un diagnostic
fiable ? Devait‑elle emmener Tom et Melanie à l’hôpital
de la ville la plus proche, par précaution ?
— Qu’est‑ce qui vous fait croire qu’il s’agit de pneumonie ?
Un sourire étira les lèvres sculpturales d’Andros.
— Une simple auscultation permettait à Hippocrate
de les diagnostiquer, mademoiselle Evans, ce n’est pas
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moi qui vous apprendrai que les Grecs sont les pères de
la médecine moderne. Croyez-le ou pas, mon petit cabinet
est équipé de tout le nécessaire pour prendre des radios,
faire des analyses de sang et mesurer la saturation du sang
en oxygène. Tous ces examens ont été pratiqués sur les
deux patients, et les résultats confirment le diagnostic.
Déjà brûlantes sous l’effet de la chaleur, les joues de
Laurel s’enflammèrent.
— Excusez-moi, je ne voulais pas vous vexer. Je
sais que les Grecs anciens ont placé l’Omphalos dans
le Grand Temple d’Apollon pour prouver que c’était le
nombril du monde, dit‑elle pour détendre l’atmosphère,
mais beaucoup considèrent que les Egyptiens sont des
précurseurs en matière de médecine, et qu’ils ont créé un
code de déontologie de la profession bien avant Hippocrate.
L’Omphalos, le nombril du monde donc, était la pierre
conique près de laquelle la Pythie délivrait ses sibyllines
prédictions.
Le sourire d’Andros s’accentua. Ouf, il le prenait à la
plaisanterie.
— Ne le dites pas trop fort, mademoiselle Evans. Ce
genre de propos pourrait vous attirer des inimitiés par ici.
— Y a-t‑il d’autres sujets à éviter ?
— Hum, Hippocrate est la question la plus sensible,
dit‑il, l’œil plein de malice. J’ai vécu quinze ans aux EtatsUnis, je sais que, pour les Américains, le reste du monde
est arriéré. Si vous doutez de mon diagnostic, pourquoi
n’irions-nous pas consulter les oracles au temple, ou
demander l’aide d’Asclepios ?
Esculape chez les Romains. Le dieu de la médecine.
— Ce ne sera pas nécessaire. Je vous fais confiance,
docteur Drakoulias…
Elle lui sourit dans l’espoir de se faire pardonner son
impair.
— Merci d’avoir pris la peine de monter jusqu’ici pour
me tenir au courant. En l’absence de Mel et de Tom, c’est
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moi qui supervise le site, mais je viendrai les voir ce soir.
Où se trouve votre cabinet ?
— A Kastorini, au bord du golfe d’Itea ; guidez-vous
au clocher du monastère, on le voit de loin, par la route
de la côte.
— Quelle est l’adresse exacte ?
Les dents d’Andros étincelèrent, blanches comme
neige près de sa peau bronzée, et une fossette inattendue
se creusa dans sa joue gauche, ce qui ajoutait encore à
son charme.
— Il n’y a pas d’adresses à Kastorini. C’est un petit
village où tout le monde trouve son chemin sans numéros
ni noms de rue. Encore une fois, le clocher vous servira
de repère, le cabinet se trouve juste à côté.
Pas d’adresses ? Comment les habitants recevaient‑ils
leur courrier ? Elle garda sa question pour elle, de peur
de se ridiculiser davantage.
— Très bien. Alors, à ce soir.
— Une dernière chose, dit‑il, l’air de nouveau grave.
Melanie et Tom Wagner travaillaient‑ils dans une fosse
ou un endroit humide où ils auraient été exposés à des
moisissures ou des champignons ?
— En fait, ils ne travaillent pas ensemble. Melanie
supervise le chantier sur ce versant‑ci de la montagne,
et Tom s’occupe des fouilles dans les grottes qu’on a
découvertes il y a quelques années.
— C’est étrange que deux personnes en bonne santé
déclarent soudain une pneumonie en même temps. Il doit
y avoir un facteur déclenchant qu’il faudrait peut‑être
identifier. Melanie s’est‑elle rendue dans les grottes
récemment ?
Soucieuse de ne pas répondre à la légère, Laurel réfléchit.
— Je suis à peu près sûre que non. Elle y a effectué une
visite à la réouverture du chantier il y a deux mois, c’est
tout. Lors des réunions hebdomadaires, elle présente les
résultats de notre équipe, et Tom les siens. Chaque équipe
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fonctionne de manière autonome avec ses bénévoles et
ses journaliers. Personne n’empiète sur le territoire de
l’autre, c’est plus efficace ainsi.
— D’accord. On verra demain où ils en sont, et si
cela vaut la peine de mener une enquête sanitaire sur le
terrain, dit‑il en promenant son regard autour des énormes
tranchées creusées dans la montagne. Je n’habitais pas ici
quand Peter Manago a ordonné des travaux d’excavation
pour se faire construire une maison et que la pelleteuse
a révélé ces ruines. Cela remonte à combien de temps
déjà ? Cinq ans ?
Déjà. Cinq ans s’étaient écoulés depuis le cataclysme qui
avait décimé sa famille et anéanti son monde. Elle avait
pourtant l’impression que c’était la veille, tant le souvenir
de ce terrible jour demeurait vivace dans son esprit.
— En effet, dit‑elle, la gorge serrée. Vous n’avez jamais
visité le site des fouilles ?
— J’en avais l’intention. Alors, combien de trésors dédiés
à Apollon et à ses oracles avez-vous déterré ? demanda-t‑il
en se déridant. Tous les gamins qui ont grandi au pied de
cette montagne creusaient des trous géants — géants à
nos yeux d’enfants, du moins — dans l’espoir d’exhumer
un sphinx, un char ou une relique ayant appartenu à un
grand prêtre. Cela aurait fait notre fortune.
— J’en déduis que vous faisiez partie de ces gamins ?
— Eh oui, je suis né et j’ai grandi à Kastorini ; de
nombreuses chèvres ont dû tomber dans les fosses creusées par mes soins. Après avoir amassé des cailloux, des
cailloux et encore des cailloux, et parfois, ô miracle, un
os d’animal, j’ai décidé que je gagnerais mieux ma vie
avec la médecine.
Elle rit. L’argent n’était certainement pas la motivation
première des archéologues dignes de ce nom, d’aucuns
prétendaient d’ailleurs que la profession ne nourrissait
pas son homme. Elle, en tout cas, l’exerçait avant tout
par passion des civilisations anciennes.
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— Depuis le temps que vous creusez ici, vous avez
dû trouver des choses, tout de même, fit‑il en promenant
son regard sur les tranchées sécurisées par des cordons.
Que signifie la croix rouge au bord de certaines fosses ?
— Que les fouilles n’ont rien donné à cet endroit.
D’habitude, quand on met à jour un site vieux de plusieurs
millénaires, c’est un peu comme dans un gâteau à étages :
la couche la plus récente se trouve au-dessus, et il faut
descendre en profondeur pour trouver les zones d’habitation
les plus anciennes, les outils, les ustensiles et récipients
de cuisine, les armes, les objets artisanaux…
Elle s’animait en parlant. Elle adorait partager ses
connaissances avec les visiteurs qui semblaient intéressés
par son travail.
— Tout nous renseigne sur les habitudes des gens qui
vivaient sur le site, y compris la manière dont ils construisaient leurs murs. Mais ici il n’y a rien de tout cela. Les
couches fondatrices sont absentes. Signe qui ne trompe
pas, il n’y a pas de cimetière, pas de restes humains,
malgré les nombreux bâtiments qui devaient abriter des
centaines de personnes. Cela nous incite à penser qu’il
s’agissait d’abris temporaires pour des pèlerins de passage.
— Intéressant. De quand datent‑ils ?
Il avait cessé d’observer le site pour la regarder, elle.
Son sourire et ses yeux magnétiques, où se lisait une
fervente attention, achevèrent de court‑circuiter les
neurones de Laurel.
— Pardon ?
— A quelle époque ces pèlerinages avaient‑ils lieu ?
— Oh. Les pèlerinages remontent à l’Antiquité, mais
ces maisons-ci, ou ce qu’il en reste, ne datent pas d’il y a
plus de cinq siècles. Cela confirme que le culte d’Apollon
s’est perpétué bien après la fin de la suprématie grecque
en Méditerrannée et l’interdiction des cultes païens.
Malgré le tremblement de terre qui a détruit une partie
des temples au ive siècle avant J-C, puis la mainmise de
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Rome, les gens ont continué à honorer leurs dieux et à
venir consulter les oracles.
— En parlant de tremblement de terre, celui qui s’est
produit il y a deux semaines a-t‑il causé des dégâts sur
le site ?
Pourtant peu puissant, le séisme avait effrayé tout le
monde, surtout elle. Quand la terre s’était mise à gronder
sous ses pieds, les récits qu’on lui avait fait de la mort
de ses parents avaient resurgi, et elle avait continué à
trembler longtemps après la fin des secousses telluriques.
— Un pan de rocher s’est détaché, sans faire de blessés,
et quelques failles sont apparues dans les grottes. Plus
de peur que de mal.
— Tant mieux.
Il l’observait si attentivement qu’elle s’interrogea.
L’expression de son visage trahissait‑elle ses pensées ?
Elle plaqua un sourire sur ses lèvres.
— Je suppose que vous gardez des photos des objets
que vous trouvez ? demanda-t‑il.
— Bien sûr. Nous photographions tout, même les bris
de poteries. Puis nous reprenons en photo les statuettes,
amphores et outils reconstitués par nos soins. Nous en
avons des catalogues entiers. Voulez-vous en voir un ?
— Volontiers, dit‑il avec enthousiasme.
Elle l’entraîna sous la tente, à proximité d’une tranchée
où les fouilles avaient exhumé plusieurs pierres portant
des inscriptions identiques à celles du fronton du temple
d’Apollon. Un des blocs de stuc portait la formule sibylline qui avait convaincu ses parents que le trésor qu’ils
cherchaient se trouvait là. Cette partie du site était bien
sûr fermée aux visiteurs, mais rien n’interdisait de donner
à Andros un aperçu de leurs trouvailles récentes.
Elle déposa sa découverte du jour dans le compartiment adéquat, puis sortit un album de feuillets plastifiés
contenant quelques belles photos de vases et de bijoux
reconstitués. Ils les regardèrent, si près l’un de l’autre que
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leurs épaules se touchaient. Les poils du bras d’Andros lui
chatouillaient la peau. Tout en lui faisant les commentaires
réservés aux visiteurs éclairés, elle s’emplit les narines de
son parfum, un mélange de lotion après-rasage, de soleil
et d’odeur virile. Presque joue contre joue, ils feuilletèrent
ainsi les pages, comme unis dans une étrange complicité.
Soudain, elle se rendit compte que la séance durait un
peu trop longtemps.
— Désolée, dit‑elle en refermant le catalogue. Je suis
tellement passionnée par mon métier que je me laisse
parfois emporter.
— Ne soyez pas désolée. Je suis très intéressé, fasciné,
même.
La caresse de sa voix et la flamme sombre qui brûlait
dans son regard la laissèrent un instant penser qu’il ne
faisait pas allusion aux fouilles, ce qui était absurde. Et
pardonnable. Quelle femme n’aurait pas chaviré au contact
d’un aussi bel homme ?
— D’après mes sœurs, je suis en boucle dès que je
parle de mon travail, j’endors mes auditeurs.
— Ce n’était pas mon cas, je vous assure. Je buvais
vos paroles. Ne vous excusez jamais de parler de quelque
chose que vous aimez.
Pendant quelques secondes, elle se laissa hypnotiser
par ce regard qui semblait pénétrer au plus profond d’elle.
Lisait‑il ses secrets ? Puis elle sortit de sa transe et replaça
l’album dans son carton.
— Vous vous êtes blessée, dit‑il en s’approchant pour
lui prendre la main.
D’un geste très doux, il ôta le sparadrap et le pansement
pour examiner la plaie qui saignait de nouveau.
— Ce n’est rien, dit‑elle en essayant de se dégager.
Je me suis coupée avec un morceau de poterie. Dès mon
retour à l’hôtel, je changerai le pansement.
— Etes-vous à jour de vos rappels antitétaniques ?
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— Bien sûr, docteur Drakoulias. Les égratignures
sont monnaie courante dans le métier.
— Je sais. L’année dernière, j’ai soigné un des ouvriers
de ce chantier, il avait laissé son égratignure s’infecter.
Cela s’est transformé en septicémie, et il a failli y rester.
D’amical, le ton était devenu réprobateur, presque sévère.
— Quand vous viendrez voir les Wagner, je désinfecterai votre plaie et je vous poserai un pansement digne
de ce nom.
Elle pouvait parfaitement prendre soin d’elle-même
toute seule. Elle ouvrit la bouche pour le lui dire, mais les
mots moururent dans sa gorge. Protester n’aurait servi à
rien, à en juger par la détermination du visage d’Andros ;
et elle n’en avait d’ailleurs aucune envie. Une partie d’elle
se languissait de quelqu’un qui s’occuperait enfin d’elle,
après toutes ces années passées à servir de mère, père,
cuisinière, tutrice et confidente à ses sœurs. Elle n’avait
personne pour l’aider à relever les défis que celles-ci lui
lançaient en permanence. Sans parler de ceux qu’elle se
lançait à elle-même.
La voix de la raison se fit de nouveau entendre. Surtout,
ne pas s’imaginer qu’il lui proposait de la soigner pour ses
beaux yeux. Il faisait son boulot de médecin, rien de plus.
— Ce ne sera pas la peine. J’ai tout ce qu’il faut dans
ma chambre.
— Ne discutez pas, dit‑il en lui relâchant lentement la
main. Je vous attends au cabinet vers, disons, 18 heures ?
La question était de pure forme. Il n’admettrait pas
d’objection. Et quelle femme saine d’esprit aurait refusé
de se laisser soigner par cet homme ?
— D’accord. 18 heures.
La paume encore chaude de celle d’Andros, elle le
regarda descendre le sentier. Pourquoi avait‑elle cédé
aussi facilement ?
Elle passerait quelques minutes au chevet de Mel et de
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Tom, se laisserait soigner puisqu’il fallait en passer par là,
puis elle réintègrerait ses pénates, et cela s’arrêterait là.
Nourrir un béguin pour le beau Dr Drakoulias aurait
été doublement stupide. Elle allait quitter le pays dans
quelques semaines, et le temps qu’il lui restait devait être
exclusivement employé à atteindre le but qu’elle s’était fixé.
Sa carrière mettait du temps à décoller. A son âge, ses
parents étaient déjà des archéologues de renom, nombre
de publications prestigieuses rendaient compte de leurs
exploits. Elle les entendait encore la gronder quand elle
n’obtenait qu’un 14 sur 20 en dissertation, une note médiocre
selon eux. Seule l’excellence trouvait grâce à leurs yeux.
« Tu dois servir d’exemple à tes sœurs. »
Sans doute auraient‑ils été bien déçus par elle en ce
moment. Elle végétait, sans avoir fait le moindre progrès
notable sur le projet qui leur tenait tant à cœur.
Elle regagna sa tranchée attitrée et se laissa tomber à
genoux pour creuser.
La meilleure manière d’honorer la mémoire de ses
parents et de les rendre fiers de leur fille aînée au-delà de
la mort était de finir le travail qu’ils avaient commencé.
Ensuite, elle se fixerait ses propres objectifs.
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