Claude SImon Leçon de choses

Transcription

Claude SImon Leçon de choses
Claude SImon
Leçon de choses
Générique
Les langues pendantes du papier décollé laissent apparaître le plâtre humide et gris qui s’effrite, tombe par
plaques dont les débris sont éparpillés sur le carrelage
devant la plinthe marron, la tranche supérieure de celleci recouverte d’une impalpable poussière blanchâtre.
Immédiatement au-dessus de la plinthe court un galon
(ou bandeau?) dans des tons ocre-vert et rougeâtres
(vermillon passé) où se répète le même motif (frise?) de
feuilles d’acanthe dessinant une succession de vagues
involvées. Sur le carrelage hexagonal brisé en plusieurs
endroits (en d’autres comme corrodé) sont aussi éparpillés parmi les débris de plâtre divers objets ou fragments d’objets (morceaux de bois, de briques, de vitres
cassées, le châssis démantibulé d’une fenêtre, un sac vide
dont la toile rugueuse s’étage en replis mous, une bouteille couchée, d’un vert pâle, recouverte de la même
poussière blanchâtre et à l’intérieur de laquelle on voit
une pellicule lilas de tanin desséché et craquelé déposée
sur le côté du cylindre, etc.). Du plafond pend une ampoule de faible puissance (on peut sans être aveuglé en
fixer le filament) vissée sur une douille de cuivre terni.
Au-dessous du minuscule et immobile déferlement de
vagues végétales qui se poursuivent sans fin sur le galon
de papier fané, l’archipel crayeux des morceaux de plâtre se répartit en îlots d’inégales grandeurs comme les
pans détachés d’une falaise et qui se fracassent à son
pied. Les plus petits, de formes incertaines, molles, se
sont dispersés au loin après avoir roulé sur eux-mêmes.
Les plus grands, parfois amoncelés, parfois solitaires,
ressemblent à ces tables rocheuses soulevées en plans
inclinés par la bosse (équivalent en relief du creux — ou
d’une partie du creux — laissé dans le revêtement du
mur) qui en constitue l’envers et sur laquelle ils reposent. Sur leur face lisse adhère quelquefois encore un
lambeau de feuillage jauni, une fleur.
La description (la composition) peut se continuer (ou
être complétée) à peu près indéfiniment selon la minu-
tie apportée à son exécution, l’entraînement des métaphores proposées, l’addition d’autres objets visibles dans
leur entier ou fragmentés par l’usure, le temps, un choc
(soit encore qu’ils n’apparaissent qu’en partie dans le
cadre du tableau), sans compter les diverses hypothèses
que peut susciter le spectacle. Ainsi il n’a pas été dit si
(peut-être par une porte ouverte sur un corridor ou une
autre pièce) une seconde ampoule plus forte n’éclaire
pas la scène, ce qui expliquerait la présence d’ombres
portées très opaques (presque noires) qui s’allongent
sur le carrelage à partir des objets visibles (décrits) ou
invisibles — et peut-être aussi celle, échassière et distendue, d’un personnage qui se tient debout dans l’encadrement de la porte. Il n’a pas non plus été fait mention des bruits ou du silence, ni des odeurs (poudre,
sang, rat crevé, ou simplement cette senteur subtile,
moribonde et rance de la poussière) qui règnent ou
sont perceptibles dans le local, etc., etc.
Expansion
[...] La figure 13 porte comme légende : Ouvriers collant du papier sur les murs d’une chambre. Le texte qui
l’accompagne dit Cependant la couche de plâtre bien
uni, qui recouvre les murs, n’est jamais assez résistante
pour que le frottement de quelque objet un peu dur,
comme une chaise ou un meuble quelconque, ne puisse
l’entamer; il y aurait donc bientôt des quantités de raies
marquées sur les murs; de plus ces murs, d’abord très
blancs, ne tarderaient pas à être salis et comme l’eau
détériore le plâtre, on ne pourrait pas les laver. C’est
pour éviter ces inconvénients que l’on colle ordinairement du papier sur les murs (fig. 13). Ce papier protège
le plâtre, et quand il est déchiré ou sali, on l’enlève pour
en coller un autre. Le plafond que les meubles ne touchent pas n’a pas besoin d’être ainsi protégé; aussi l’on y
laisse ordinairement le plâtre à nu. Il est même préférable de lui conserver cette teinte blanche qui rend la
chambre plus claire, Sans parler de son utilité, le papier
que l’on colle sur les murs, par les teintes qu’on lui
donne, par les dessins qui y sont représentés, donne à la
chambre un aspect plus agréable. Elle s’agenouille sur le
tapis et entoure de ses bras le petit lit. Elle se penche sur
l’enfant endormie et pose avec précaution ses lèvres sur
son front. Les bords des paupières fermées dessinent
deux minces croissants, comme des parenthèses horizontales, au-dessus des joues fraîches. Dans l’obscurité
de la chambre, l’oreiller, le rabat du drap font des taches
bleuâtres. Elle prend l’un des petits bras et le soulève
doucement pour le faire passer sous le drap. Le poignet
est marqué par deux plis fins dans la chair drue, comme
l’articulation d’une main de poupée. Elle écoute le faible souffle régulier. Quand elle rabat le drap elle sent le
souffle sur sa main. Elle entend une chouette hululer
dans le parc. Elle se redresse. Elle regarde le petit lit
flottant dans la pénombre. Les cheveux, les plis du
drap, le rebord du lit dessinent des ombres noires, estompées, comme de larges coups de pinceau sur un
fond d’aquarelle où leurs contours se dissolvent. Elle
écoute le silence de la maison. Elle se relève, les jambes
embarrassées dans sa longue jupe. Elle va jusqu’à la
porte et l’entrouvre sur le couloir. Les gonds de la porte
grincent légèrement. Elle reste de nouveau immobile à
épier le silence. Elle entend son cœur qui cogne dans sa
poitrine. Le tireur s’essuie la bouche d’un revers de main
et attire à lui une musette posée sur la table non loin du
bocal. Il en sort une boîte à cigares en bois au couvercle
décoré sur son pourtour d’un galon noir où s’entrelacent deux lignes dorées et onduleuses comme une succession de vagues. Au centre de chaque petite lentille
formée entre les courbes opposées (dos et creux) se
trouve un point doré, comme une pupille. Les petits
yeux à la cornée noire et à l’iris métallique forment une
chaîne ininterrompue. Le mot CLARO est peint au
pochoir, de biais et à l’encre noire sur la planchette qui
forme le fond de la boîte, striée de veines fines comme
des cheveux. À cheval sur le plat et l’un des côtés est
collée une image où l’on peut voir de petits personnages
(un cavalier, quelques passants), un fiacre, un tombereau, devant une façade aux hautes arcades (baies?)
couronnée par une balustrade et un fronton arrondi sur
lequel flotte un drapeau rouge et jaune. Le sol de la
place est ocre clair, rosé, la façade, prolongée sur la
droite par un bâtiment monotone, comme le mur d’une
fabrique, d’un ocre plus soutenu. Le tireur ouvre la
boîte et prend un cigare. [...]
© éditions de Minuit, 1975