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Politiques Publiques
Un changement non
systémique est-il possible ?
Sylvie Trosa
Chargée de mission à l’Institut de la gestion publique et du
développement économique, département Recherche, études et Veille
La révision générale des politiques publiques (RGPP) rencontre des réactions très
contrastées entre ceux qui estiment que des mesures radicales sont prises et ceux qui
y voient une procédure totalement « top-down » (du haut vers le bas) sans aucune
écoute des agents, sans vrai débat, une sorte de putsch mû par une méfiance anti
fonctionnaires.
L
es deux points sensibles si l’on regarde les pays qui ont procédé à des réformes radicales de leur secteur public (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande,
Royaume-Uni) sont la gestion du temps et le rôle attribué à l’administration, les deux étant liés car l’angoisse de la perte de temps est moins
forte quand il y a confiance dans l’administration et dans sa volonté de garantir la
pérennité des réformes. Cette confiance en l’administration suppose une condition
politique, c’est-à-dire un accord transpartisan pour ne pas bouleverser les réformes
du service public à chaque alternance.
Le débat d’aujourd’hui porte sur le rythme du changement dans les services publics.
Selon certains, la réforme de l’état depuis les années 1970 n’a pas produit de changements significatifs, sauf quelques expérimentations utiles, à l’exception notable de
la LOLF. Il serait donc temps de ne plus débattre mais de prendre des décisions
peut-être douloureuses mais indispensables à une amélioration de la gestion des
deniers publics et à l’efficacité générale de l’administration. Ces décisions devraient
se traduire par des fusions de services, des rationalisations et des mutualisations de
moyens. Elles devraient être prises rapidement sinon elles pourraient s’enliser dans
les corporatismes de chaque administration, corporatismes parfois soutenus par certaines personnalités politiques. La thèse inverse fait remarquer que les réorganisations ne produisent pas nécessairement une plus grande efficacité, des économies et
un meilleur travail si les agents concernés s’opposent entre eux, n’embrassent pas le
changement et ne sont pas associés au processus de décision et de mise en œuvre.
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Pour reprendre la célèbre formule de Michel Crozier, « on ne change pas la société
par décret ». Certes, mais le seul instrument dont on dispose dans un pays fondé
sur le droit est précisément le décret (fort heureusement le Conseil d’État explore
aujourd’hui la possibilité de mettre en œuvre la loi par contrat). Puisque notre objet
n’est pas de trancher ce débat dans le contexte français, nous allons analyser comment la réforme s’est déroulée dans d’autres pays.
La force de la décision
En pratique, rares sont les changements consensuels. La réduction du nombre de
ministères, la stabilisation de leur périmètre, l’ouverture de tous les postes d’encadrement à la concurrence (chacun, doté d’un projet clair, peut se présenter et est sélectionné au mérite) ne se sont faits dans les pays anglo-saxons que par le moyen de
lois. En effet, l’idée de départ était que la coalition pour un statu quo serait trop forte
et les intérêts touchés trop grands. On peut aussi se souvenir que Gaston Defferre
affirmait publiquement que soit la décentralisation serait votée dans les six premières
lois de la législature, soit elle ne verrait pas le jour. Lorsqu’un gouvernement affiche
la mise en cause de subventions ou d’avantages acquis la situation est complexe. Il
faut gérer les transitions (comment traiter ceux qui vont dans un premier temps y
perdre massivement ?) puis faire reconnaître la légitimité de la mesure. Et ceci est
complexe à maints égards, à cause notamment de la montée de l’individualisme
dans notre société qui fait que la sensibilité aux difficultés de nos concitoyens est
faible, à cause de l’idée sous-jacente qu’il existe des réserves d’argent permettant
d’augmenter les impôts ou que la France pourrait emprunter encore, à cause enfin
du fait qu’il n’y a pas un débat général qui permette de montrer les conséquences des
choix les uns sur les autres (si nous faisons plus de routes, quel impact sur le budget
santé ?, etc.) malgré des tentatives réelles dans le débat d’orientation budgétaire. De
plus, on manque d’évaluations qui montrent l’efficacité des politiques publiques, leur
effet bénéfique et leurs bénéficiaires. Faute d’éléments un tant soit peu objectifs il est
difficile de plaider la suppression ou l’augmentation de certaines dépenses. La politique ne sera jamais parfaitement rationnelle, même s’il est possible de penser qu’elle
puisse en partie l’être (c’est ce que les Britanniques appellent une « evidence based
policy », c’est-à-dire une politique basée sur des preuves). Dès lors, faute de capacité
à faire émerger par le débat public des points d’accord, la loi et l’action volontariste
servent de substitut à la maturité de la société.
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Prendre le temps du débat
Il n’en reste pas moins que toutes les décisions ne relèvent pas de ce caractère de
bouleversement dramatique. à ce moment joue une particularité française qui est
celle d’annoncer des décisions presque ficelées, éventuellement avec une certaine
marge de manœuvre mais faible, puis de négocier. Le désavantage de ce système est
qu’il ne permet pas d’expliquer les raisons de la réforme, ce qui suppose une longue
pédagogie, et qu’il n’est pas non plus garant de la rigueur budgétaire. En effet, en cas
de forts mécontentements, le gouvernement « lâche » assez souvent.
Y a-t-il des versions alternatives ?
Certaines expériences permettent de le penser. Prenons le cas de La Poste où, à
partir d’hypothèses de base, une équipe a eu un an pour écouter toutes les parties
prenantes. Cela s’est terminé par une grande conférence rendant compte des débats
et expliquant les choix qui allaient être pris. Cette méthode est-elle une garantie de
consensus ? Si aucune ne l’est, il est possible pourtant d’espérer que le temps du dialogue a mieux permis de cerner les enjeux, et de mieux identifier les difficultés. La
réforme a été acceptée grâce à sa méthode de maturation.
Les pays nordiques sont très habitués à ce que l’on pourrait appeler l’accoutumance
au changement. Les grandes réformes sont toujours précédées d’un rapport d’expertise mais qui ne développe pas qu’une solution ; des commissions travaillent, vont
sur le terrain, écoutent les réactions aux éventuelles propositions, reviennent sur le
terrain, si nécessaire. Il ne s’agit pas que de questionnaires mis sur internet ni de
blogs, mais de débats nourris où tous les problèmes sont posés, tandis que les solution s’affinent au cours du temps.
En Australie, les trois grands axes du processus de réforme sont l’examen systématique de l’utilité des services publics (qui est exactement la révision générale des
politiques publiques en France qui consiste à questionner la pertinence de la mission
puis à examiner qui est le mieux à même de la mettre en œuvre), la différenciation
claire entre le maître d’ouvrage et le maître d’œuvre pour mieux maîtriser les phénomènes de lobbyisation des administrations, et enfin les moyens de faire coopérer
les administrations et leurs partenaires pour de meilleurs résultats. En 1998, lorsque
l’État a voulu se réformer, ces trois thèmes ont été abordés simultanément. Ils ont
fait l’objet d’un livre blanc de discussion expliquant les raisons et les conséquences,
ainsi que les méthodes utilisées à l’étranger pour parvenir au même objectif et les
différents moyens de la mise en œuvre. Sur chaque dossier un haut fonctionnaire
(au moins du niveau d’un sous-directeur français) a été libéré d’une partie de ses
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obligations afin d’animer des tournées régionales de débat, monter des colloques,
et procéder à la dissémination des idées et à l’écoute de ceux qui vivront leur mise
en œuvre. En général le processus a pris moins de trois ans, les premières mesures
ayant été décidées dès la première année tandis que les années suivantes ont servi à
l’évaluation afin de peaufiner voire de rectifier le dispositif.
Au Royaume-Uni le rapport Lyons sur les relations
L’accoutumance
état-collectivités locales a connu sa version définitive
au
changement,
cinq ans après le commencement des travaux. Comment
une
pratique
un pays si pragmatique, habitué aux décisions dures, anordique.
t-il pu prendre autant de temps ? En fait des décisions
ont été prises durant la période d’élaboration du rapport. Et celui-ci n’a pas abordé les « relations en général » de l’État et des collectivités locales mais a examiné toutes les politiques publiques partagées entre les deux ou
celles des collectivités locales en propre. La tâche était donc très lourde. Pour autant
Sir Lyons, le président de cette commission, a abondamment insisté sur le fait qu’il
ne brusquerait pas les choses et laisserait le temps au débat et à la maturation des
esprits. Ceci rejoint une question fondamentale : le temps de la réforme est aussi
celui de la gouvernance. Plus les ministres se sentent de courte durée, de même les
hauts fonctionnaires, moins la réforme est bien gérée.
Les pays qui ont pris des décisions dites radicales sans travail d’écoute, de stratégies,
d’alliances, de systèmes permettant de convaincre, isoler ou rendre inoffensifs les
opposants ont le plus souvent échoué. La Nouvelle-Zélande en est un cas typique.
Après avoir appliqué une doctrine abstraite (une administration ne doit couvrir
qu’un seul métier) et avoir découpé ses ministères dans un véritable « jeu de Lego »
tout en en fusionnant d’autres, les pouvoirs publics ont découvert qu’ils avaient créé
une concurrence nocive entre les administrations, une absence de coopération là où
elle était nécessaire, et n’avaient pas fondamentalement changé les comportements
antérieurs. Cette expérience montre la limite (et l’inanité) du thème de « l’inertie de
l’administration » si souvent avancé pour expliquer l’échec de la réforme de l’état.
Certes il existe toujours des individus ou corps qui ont fort à y perdre, en ce cas il
faut imaginer des mécanismes inattaquables qui s’imposent (par exemple la mise en
compétition pour montrer qui est le meilleur). Mais pour autant, l’inertie est souvent
le fait d’une incompréhension des enjeux et des gains pour les usagers et pour les
agents. Peut-on convaincre tout le monde ? Non certes, mais on peut pour le moins
essayer, et à tout le moins éviter de faire accéder ceux qui ne partagent pas les valeurs
que l’on veut atteindre aux postes de direction.
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Forte ou faible ?
Demeure une question fondamentale. Qu’attend-on de l’administration ? Qu’elle
exécute ? Mais en ce cas, la critique libérale prend toute son ampleur : s’il s’agit
simplement d’exécuter pourquoi ne pas mettre ce travail sur le marché concurrentiel
pour savoir quel pourrait être le prestataire le moins coûteux et offrant le niveau le
plus élevé de qualité ? Les théories économiques sur la sous-traitance montrent que
le problème est plus complexe que formulé ainsi, car il dépend de la capacité du secteur privé à faire des profits et à délivrer les niveaux de qualité. Pourtant ce débat a
eu lieu depuis 1990 dans les pays anglo-saxons, ce qui montre que définir l’administration comme « exécutante » ou prestataire de services en donne une vision réductrice. Il existe d’autres dimensions, comme le conseil en politiques publiques, qui ne
consiste pas à définir les objectifs à la place des ministres mais à leur fournir une
expertise ex ante et un suivi de la mise en œuvre de politiques de qualité. Or tous
les pays ou presque constatent que les capacités d’expertise sont insuffisantes ou peu
valorisées dans le processus de prise de décision. Les fonctionnaires ne devraient-ils
pas être les premiers consultants des ministres ?
à cette question d’une véritable ambiguïté sur le rôle
de l’administration s’ajoute la tentation de l’« alignement », le sentiment des ministres que l’administration
ne répond pas avec suffisamment de célérité et de bonne
volonté à leurs demandes et qu’il faut donc l’encadrer
et la contrôler plus, voire la doubler par la présence de
cabinets ministériels de plus en plus fournis. Ce constat
a par exemple été fait en Nouvelle-Zélande dans les
années 1980. C’est pourquoi, dans ce pays, on a par la
suite contraint les administrations à des objectifs et des
indicateurs quantitatifs non négociables, des obligations
de comptes-rendus permanentes. Le rôle de l’administration en matière de conseil a
été réduit, les ministres s’adressant directement aux lobbies de la société civile.
Des
administrations
qui fonctionnent
comme des
entreprises
et qui doivent
rendre compte
de leurs
résultats.
à l’inverse d’autres pays ont considérablement renforcé le rôle de l’administration, notamment le Royaume-Uni et l’Australie en choisissant leurs directeurs par
concurrence ouverte et sur des bases d’un mandat de moins de cinq ans (sauf problème grave), et en leur donnant une délégation et responsabilité de management
quasi complète. Les administrations y fonctionnent comme des entreprises qui doivent rendre compte au ministre des résultats de leur politique. Lorsque surgit un
problème, y compris un conflit social, c’est le directeur et non le ministre qui l’a en
charge et s’explique devant les médias. L’organisation des services, la définition des
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priorités de management, la gestion des ressources humaines relèvent entièrement
du directeur général, de son équipe, sous la surveillance d’un conseil de surveillance
– sauf exception due à des règles de la fonction publique. Si le ministre change de
politique ou ajoute des priorités, il doit renégocier l’accord passé avec le directeur de
son administration sur l’équilibre objectifs/moyens. Les façons de faire, contrairement au modèle néo-zélandais, sont laissées à l’appréciation de l’administration, dès
lors que les résultats sont atteints. Que penser de ces deux modèles opposés (celui de
« la mise au pas » des administrations/celui de leur « mise en pouvoir ») ?
Le point douloureux pour la France est qu’une mise en pouvoir des administrations
est incompatible avec l’habitude prise de donner un pouvoir d’administration aux
cabinets ministériels. L’existence de ces cabinets, devenus souvent pléthoriques, n’est
qu’un moyen de reculer la réforme de l’administration. Avec en prime de vastes troupes de fonctionnaires sous-utilisées et sous-valorisées. C’est une réponse de court
terme au coût à long terme élevé, car un manager responsable et de qualité ne se fera
pas coiffer dans la moindre de ses décisions par un jeune membre inexpérimenté de
cabinet, sauf à avoir atteint un très haut degré de détachement. Cette situation n’enclenche pas une administration imaginative, créative, « pensant latéralement ».
Il serait intéressant d’avoir des études de cas qui montrent en quoi consiste concrètement l’activité journalière d’une administration, quelles tâches ont une plus-value et
lesquelles relèvent de la procédure, du contrôle inutile ou de la peur du risque.
La première réponse serait d’interroger les ministres pour savoir quel modèle sert le
mieux leurs intérêts, celui d’une administration faible, instrumentalisée, contrôlée de
toutes parts ou d’une administration « mise en pouvoir » qui s’engage sur des résultats ?
Ce débat ne peut plus être esquivé : la démoralisation de l’administration réduite à
répondre à des demandes de changement incessantes des cabinets ministériels et sous la
pression de cabinets de consultants devenus presque maîtres d’ouvrage est trop forte. Et
la question n’est pas simple car chaque partie, administration et politique est frustrée.
Deux réalités émergent :
•L’équilibre ne peut être trouvé que par un changement systémique qui s’attelle
à tous les blocages qui ne permettent pas de recruter les plus compétents dans
la fonction publique ou de donner des compétences adéquates à ceux qui y
sont, qui prend en charge tous les facteurs de lenteurs qui sont souvent moins
justifiés par une bonne gestion des deniers publics que par des procédures trop
lourdes et déresponsabilisantes. Il faut un véritable new deal avec les managers
sur leurs responsabilités et les moyens de leur responsabilité. Il faudrait un
« Grenelle du management ».
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•Le changement doit fondamentalement être culturel, même si ce mot fait peur.
Il s’agit de convaincre les ministres qu’agir n’est pas que du court terme, qu’une
vraie solidarité gouvernementale doit l’emporter sur leur ministère, que les
hauts fonctionnaires sont dignes de confiance. Cela ne se fera pas en un jour, il
faudra des mesures concrètes qui y contribuent comme des contrats objectifs/
moyens de trois ans pour les directeurs (si le ministre change, il est tenu d’expliquer publiquement pourquoi il change les objectifs) ; une stabilisation par
la loi de nombre de ministères et de leur périmètre ; un véritable comité pour
l’éthique de la vie publique comme il en existe un au Royaume-Uni depuis
dix ans, qui veille aux manquements à l’éthique, mais qui surveille également
l’action des cabinets ministériels, etc. ; une concurrence ouverte pour l’accès
aux postes de direction qui assure que personne n’est choisi en fonction de son
« corps » d’origine ou de ses réseaux mais de son mérite et de son projet.
Des enjeux importants se jouent aujourd’hui : comment réformer ? À quel rythme ?
Avec quel rôle de l’administration ? Ils mériteraient un débat public et ouvert. La
réforme, dite Sautter, de fusion de la Direction générale des impôts et de la Direction
générale de la comptabilité publique qui a échoué en 2000 est en passe de réussir
aujourd’hui : ce changement et sa méthode devraient faire l’objet de débats publics.
Car ce que l’expérience montre, c’est qu’il faut sortir de la dichotomie entre big
bang et changement progressif pour adopter le principe de l’amélioration continue.
L’amélioration continue, cela signifie que tous les processus de travail, de relation
avec les usagers et les partenaires doivent être sans cesse revus et améliorés, non
comme une contrainte artificielle ou une décision venant d’en haut mais un processus naturel où il n’y a pas d’un côté le « travail et les missions » et de l’autre
la réforme. Pragmatisme contre révolution ? La rationalité n’est pas seule en cause
mais également notre amour national du tout pour le tout, des camps opposés, de la
radicalité, du symbolisme simple qui crée des identités. Notre mode de gestion de
la réforme de l’État est dans sa pensée marquée par notre histoire révolutionnaire et
politique. Thèse/antithèse, à quand la aufhebung qui n’est pas la synthèse mais l’élévation par-delà les dichotomies ?
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