BAPHOMET

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BAPHOMET
BAPHOMET
Le décès de mon ami d’adolescence, Michel Baron, antiquaire à L., n’a pas
vraiment défrayé la chronique. Une enquête menée rapidement a conclu à un crime commis
par un cambrioleur surpris dans ses activités. Le coupable n ‘a jamais été identifié, et
personne ne s’est vraiment soucié de déterminer la cause exacte des blessures qui ont été
fatales à mon associé.
Par contre, l’enquête a prouvé qu’aucun objet précieux n’avait disparu du
domicile de Michel, preuve que le supposé cambrioleur a été interrompu par sa victime avant
d’avoir pu faire un choix parmi les nombreuses pièces rares qui avaient fait l’orgueil de mon
ami.
Cette même enquête a permis aussi – et malheureusement – la découverte de
documents fort compromettants, pièces qui m’ont conduit tout droit à la cellule de laquelle
j’écris ces lignes.
En effet, Michel avait fort imprudemment conservé des preuves de la coupable
industrie à laquelle nous nous livrions depuis cinq ans, industrie qui consistait en un pillage de
chefs-d’œuvre et d’antiquités méconnus, pour bien sûr les revendre très cher à de riches
collectionneurs.
Notre association était née à partir d’une idée simple : nous savions que souvent,
les petites chapelles de campagne, plus ou moins désaffectées renfermaient des toiles de
maîtres du Moyen-Age, ou de la Renaissance. Nous savions que de nombreux collectionneurs
étaient prêts à de grands sacrifices financiers pour s’approprier ces pièces méconnues. Michel
avait des contacts avec de tels amateurs peu scrupuleux, et il me proposa un rôle dans ses
affaires. Je passais donc une bonne partie de mon temps à sillonner le pays à la recherche de
trésors cachés, mettant à profit le temps libre que me laissait mon métier de professeur. Sans
exagérer, je peux affirmer que la plupart des vols d’objets d’art commis dans la région Centre
ces trois dernières années sont à attribuer à notre duo. Je prospectais les monuments avec soin,
notant tous les détails : disposition du système d’alarme (quand il existait) facilité d’accès,
présence d’un voisinage pouvant donner l’alerte, etc. De plus, sans être un véritable expert,
j’étais capable d’estimer rapidement la valeur marchande d’un objet qui n’aurait jamais attiré
l’attention d’un profane. Ensuite, je remettais une description détaillée à Michel, qui proposait
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alors les pièces à son réseau d ‘acheteurs. Quand un amateur se présentait, Michel dérobait
l’objet ayant excité la convoitise de l’acheteur potentiel.
Notre système fut rapidement rôdé, et grâce à l’évidente discrétion de nos clients,
nous n’avions pas grand-chose à redouter de la police, qui avait d’autres préoccupations que
le vol d’objets d’art non répertoriés. Nos situations matérielles s’améliorèrent vite, et la vie
semblait nous sourire jusqu’à ma découverte du château de Missac qui allait déclencher la
catastrophe.
Le château de Missac consistait en un ensemble de ruines perdu dans un fouillis
de ronces. Seule une sorte de tour s’élevait au-dessus des murs épars dans ce paysage désolé.
Une panne de voiture sur la route de vacances bien méritées m’avait amené au bourg
somnolent nommé Neuvy, d’abord dans son garage à la pompe à essence datant du premier
choc pétrolier, puis dans son unique bistrot où la grosse patronne joviale m’avait indiqué les
ruines de Missac comme l’unique monument local digne d’intérêt.
Plutôt que d’attendre patiemment au bar que le garagiste répare ma voiture, je
préférai prendre l’air et me dégourdir les jambes.
J’avançais difficilement au milieu des broussailles vers ce qui semblait être le lieu
des fouilles : un quadrilatère débarrassé de sa végétation, entouré de cordes tendues sur des
piquets numérotés. La terre y avait été remuée, et on pouvait voir quelques outils abandonnés.
Apparemment, les archéologues ne se consacraient à leurs découvertes que
quelques jours par semaine. Je flânais là pendant quelques instants, et trouvai le centre du
chantier : l’amorce d’un escalier conduisant à ce qui avait dû être une crypte à une époque
bien lointaine. Le plafond voûté, qui autrefois avait été recouvert de quelques mètres de terre
s’était effondré par endroits. Avec précautions, je descendis les marches usées. La lumière
parcimonieuse qui filtrait par les brèches me révéla un spectacle fascinant : un gisant de pierre
serrant une longue épée dans ses poings joints. Le temps avait usé le granit, adoucissant le
visage rude de celui qui, de nombreux siècles auparavant, était le seigneur de ces lieux. Plus
surprenante encore était la statue qui surplombait le tombeau ; sur une sorte de colonne ornée
de frises trônait une créature de basalte noir, qui ne devait assurément rien aux artistes
européens du Moyen-Age. À première vue, on aurait dit un aigle prêt à prendre son vol, ses
ailes puissantes à-demi déployées. Mais en regardant plus attentivement, on s’apercevait que
cette sorte d’oiseau ne pouvait exister : le volatile en question était affublé d’un visage
vaguement humain, face cruelle aux yeux profonds, à la bouche mince surplombée d’un nez
qui pouvait passer pour un bec.
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La statue provoqua en moi un vague malaise. Je pensais tout d’abord aux harpies,
ces créatures de cauchemar de la mythologie grecque. Mais la tête que je voyais ici en face de
moi était indiscutablement masculine. De plus, la facture de cet objet n’était pas hellénique,
mais plutôt orientale. Je me penchai pour mieux voir les bas-reliefs qui ornaient la colonne
supportant cette étrange statuette, lorsque le puissant faisceau d’une lampe-torche me fit
sursauter. Je me retournai, le cœur battant, et je vis la silhouette d’un grand gaillard se
découper dans la porte de la crypte. Je me rendis compte alors que j’étais entré sans
autorisation, et je pressentis des ennuis. Mais je fus très vite rassuré par le ton aimable de la
voix :
- Bonjour ! Ce drôle d’oiseau est bien intriguant, n’est-ce pas ?
Je fis quelques pas vers mon interlocuteur qui s’effaça pour me laisser passer.
Arrivé à l’air libre, je pris conscience de la chaleur lourde, qui contrastait avec la fraîcheur de
la crypte.
- Il fait meilleur en bas, hein ? Je me présente : Pierre Champais, archéologue amateur.
J’espère que je ne vous ai pas fait peur en arrivant comme ça.
Je souris à mon tour.
- Vous m’avez juste surpris. Je m’excuse d’avoir pénétré ici, mais la curiosité…
- Vous avez raison. Les visiteurs sont si rares ici. Touriste ?
- Si l’on veut… Ainsi c’est vous qui dirigez les fouilles de cet endroit ?
- Uniquement pendant mes trop rares loisirs. Je suis enseignant à Issoudun, et mon violon
d’Ingres est évidemment l’archéologie. J’ai fondé une petite association d’amateurs qui
s’occupe de fouiller un peu tout ce qui n’intéresse pas les chercheurs officiels. Cette année,
j’ai découvert ce château, et surtout cette crypte, et je pense que j’ai mis le doigt sur quelque
chose. Mais venez donc boire un verre, j’ai une glacière dans la voiture. Si ça vous amuse, je
vous parlerai un peu de Missac.
Je suivis Champais, qui avait garé son 4X4 à quelques dizaines de mètres de la
crypte. Je ne l’avais pas entendu arriver, trop fasciné par le tombeau. Nous allâmes nous
asseoir sur une grosse pierre, à l’ombre d’un arbre, et Champais tira deux bouteilles de sa
glacière. Il but un peu, et commença à parler. Visiblement, j’avais affaire à un chercheur
bavard, intarissable sur sa passion, et son récit éveilla en moi un véritable intérêt.
- Le château de Missac, dit-il, a été entièrement détruit pendant la Révolution. Pourtant, son
seigneur n’était qu’un petit noble de campagne, aussi crotté que les villageois qui, un beau
jour, ont brûlé ses maigres biens. J’ai retrouvé cette crypte un peu par hasard. La tombe que
vous avez vue est celle d’Enguerrand, elle remonte à environ 1110. C’est sans doute une
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découverte assez importante, dans la mesure où la statue qui monte la garde auprès du gisant
n’est pas habituelle.
- Vous avez une idée de sa provenance, demandai-je ?
- Probablement orientale, bien que je n’aie aucune certitude à ce sujet… Je pense
qu’Enguerrand l’a rapportée de croisade. Voyez-vous, nous avons quelques renseignements
sur ce seigneur. Un érudit obscur du siècle dernier a recueilli des textes et des légendes locales
sur les Missac. D’après lui, Enguerrand se fit croisé en 1089 et partit pour la Terre Sainte,
probablement plus par esprit d’aventure que pour délivrer le tombeau du Christ. Il revint de
Palestine en 1093, riche, mais très changé. Il était devenu un homme dur et cruel, qui ne
tolérait pas que l’on discutât ses ordres, même les plus insensés. Malheureusement, nous
n’avons pas de détail sur ce point précis. Cependant, la légende ajoute qu’Enguerrand n’était
pas rentré seul de la Terre Sainte. Un serviteur arabe l’accompagnait, une sorte de conseiller,
son âme damnée, disait-on. Au fil des années, Enguerrand devint de plus en plus fou. On parla
de messes noires, de cérémonies nocturnes dont le rituel venait d’une secte syrienne… On
murmurait aussi qu’un culte était rendu à la statue que vous venez de voir… On ajoute
qu’Enguerrand de Missac avait rapporté une fortune de sa croisade, mais que cet or était
d’origine magique. Enfin, tout un ensemble de légendes, de racontars probablement enjolivés
au fil des siècles par les chroniqueurs…
- Il me paraît incroyable que l’on en sache autant sur une histoire vieille de neuf siècles.
- C’est en effet surprenant. Mais les archives regorgent de détails pour qui sait les trouver. Et
mon prédécesseur du siècle dernier a mis la main sur le récit d’un ecclésiastique contemporain
d’Enguerrand.
- Et comment toute cette histoire de croisade s’achève-t-elle ?
- On pense qu’Enguerrand finit par dépasser les bornes lorsqu’il tua – ou fit assassiner – son
chapelain. Celui-ci lui faisait trop de remontrances sur sa conduite, et l’adjurait de revenir à la
vraie foi. Le seigneur de Missac, au soir d’une orgie, jeta une malédiction sur le malheureux
prêtre. Le lendemain, on retrouva le corps du curé, vidé de son sang et affreusement défiguré.
Enguerrand voulut étouffer l’affaire, mais on ne sait comment, l’évêché de Bourges fut mis au
courant. On frappa le dévoyé d’excommunication. Toujours suivant la légende, Enguerrand,
qui était déjà âgé selon les critères de l’époque, entra dans une terrible colère, puis s’effondra
mort, foudroyé par le ciel, raconte le chroniqueur. En fait, il était probablement usé par ses
débauches et par une fièvre ramenée d’Orient. Ensuite, Thibaud, son fils aîné, prit sa
succession comme seigneur de Missac. D’une nature plus effacée, il se réconcilia avec l’église
et les seigneurs voisins, et rentra dans le rang. Seule concession à son terrible père, il le fit
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inhumer selon ses dernières volontés, dans une crypte secrète, avec pour seule compagnie
cette sculpture d’oiseau… Et maintenant, neuf siècles plus tard, j’ai retrouvé le tombeau
d’Enguerrand.
- Que comptez-vous faire de cette découverte, demandai-je ?
- Publier mes résultats dans des revues spécialisées, si ces messieurs estiment la trouvaille
assez intéressante. Je n’ai plus, pour être complet, qu’à retrouver la provenance exacte de
cette statue.
- Vous allez certainement passionner vos lecteurs.
- Détrompez-vous, la découverte n’est pas assez considérable, et l’histoire du Moyen-Age ne
passionne pas le grand public. Je ne toucherai que quelques spécialistes, si j’y arrive.
Champais se réfugia dans un silence qui dura plusieurs minutes. Apparemment,
son enthousiasme était retombé. Je compris qu’il était temps pour moi de prendre congé.
D’ailleurs, avec un peu de chance, ma voiture était peut-être déjà réparée. Je remerciais donc
l’archéologue amateur pour ses explications et partis au village.
Cette rencontre avait agréablement occupé mon temps, si bien que je trouvai mon
auto prête à mon retour. Finalement, la panne n’était pas grave, et je pus reprendre ma route.
Je dois avouer que, durant le trajet, je ne pus m’empêcher de ressasser ce que
j’avais appris durant l’après-midi. Le soir même je couchai par écrit la description de
l’étrange oiseau de pierre noire, afin d’être sûr de ne rien oublier. Puis je téléphonai à Michel,
lui racontant mon histoire, et lui demandai si il connaissait un acquéreur possible. Sa réponse
fut négative, mais il fut aussi intrigué que moi par la singularité de cet objet oriental, et il me
promit de se renseigner. Alors, avec le sentiment du devoir accompli, je pus profiter
pleinement de mes vacances.
Six mois s’écoulèrent ensuite, durant lesquelles nos affaires ne furent pas très
brillantes. Par la presse, j’appris qu’un gang de voleurs d’œuvres d’art avait été appréhendé, et
je dois avouer que notre ardeur fut atténuée par cette nouvelle. Michel et moi décidâmes qu’il
fallait mettre un frein à notre activité, bien que rien ne laissât supposer que nous puissions être
inquiétés.
Puis, presque par hasard, l’oiseau noir du tombeau d’Enguerrand de Missac revint
à ma mémoire. Un soir, Michel m’invita à boire un verre chez lui. Mon ami antiquaire habitait
l’appartement au-dessus de sa boutique. Il me reçut dans sa bibliothèque aux rayons bien
garnis, sa pièce préférée, et il m’expliqua qu’il avait reçu la visite d’un personnage qui serait
intéressé par la statue. Cet homme, d’Erlette, ne nous était pas inconnu, nous avions déjà faut
affaire avec lui. Quelques années auparavant, il nous avait acheté des objets d’art orientaux
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que nous avions dérobé dans une résidence secondaire. Féru d’occultisme, d’Erlette avait été
vivement impressionné par ce que Michel lui avait dit de ma découverte, et il avait exprimé le
désir d’acheter très cher cet objet. Nous avions besoin d’argent, et le coup semblait facile à
monter. Michel décida d’agir vite, et de s’emparer de la statue dès que possible. Grâce à mes
renseignements, il ne tarda pas à mettre au point son plan d’action.
Le soir du 24 février, Michel faisait triomphalement sauter le bouchon d’une
bouteille de champagne coûteux. La statue de pierre noire trônait sur son bureau. Pendant que
nous goûtions le liquide pétillant, Michel me racontait son exploit de la soirée. En fait, tout
s’était déroulé le mieux du monde. Mon ami était arrivé au château de Missac sans être vu de
quiconque, aidé par une nuit très sombre, et, grâce à mes indications, il avait facilement
trouvé la crypte. Ensuite, il avait descellé la statue de son socle, non sans mal, gêné par un
dépôt de calcaire dû aux infiltrations d’eau dans la crypte.
En déplaçant ainsi la statue, il avait mis à jour une étrange gravure que l’objet
couvrait depuis neuf siècles. Il hésita à revenir pour prendre la colonne gravée, et décida en
fin de compte que l’étrange rapace de pierre noire suffirait. L’expédition n’avait duré que
deux heures. Selon Michel, ce vol n’avait été qu’une promenade de santé, comparativement à
d’autres actions passées. Ce succès justifiait à nos yeux le champagne, et l’euphorie qui nous
avait envahi ce soir-là.
Michel décida de téléphoner à d’Erlette dès le lendemain matin, pour fixer un
rendez-vous le soir même à huit heures. Comme d’habitude, d’Erlette fut ponctuel. C’était un
homme de grande taille, à l’allure aristocratique, qui avait toujours été discret sur lui-même et
ses activités. S’ajoutant à son appréciable discrétion, nous savions qu’il payait bien, et vu
notre genre de commerce, c’était tout ce qui nous importait.
Nous nous installâmes dans la bibliothèque, et Michel apporta la statue. Il la
déposa avec précaution sur le bureau, et d’Erlette sourit largement :
-Tout à fait conforme à la description que vous m’en avez faite. Je la prends.
Il sortit de sa poche une imposante liasse de billets, et la déposa aux pieds de
l’oiseau. Inutile de vérifier, pensai-je, avec ce client-là, nous ne risquons rien. Alors,
l’acheteur se désintéressa de nous pour examiner avec une loupe les caractères usés gravés sur
le dos de la statue. Je me risquai à poser une question :
- Pourriez-vous nous dire ce qu’est exactement cet objet ? Et aussi ce qu’il faisait là où nous
l’avons trouvé ?
D’Erlette me regarda :
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- Cet objet est très ancien, dit-il. Bien plus ancien que le croisé qui l’a ramené en France.
Vous savez, nos chevaliers ont côtoyé des gens étranges sur le chemin de Jérusalem. Les
Templiers eux-même ont rapporté des sculptures de ce genre en Europe. Ils les appelaient des
Baphomet, et le clergé les qualifiait de démons. Ces choses ont apporté à leurs propriétaires
une puissance qu’ils n’ont pas toujours su maîtriser…
Michel intervint :
- pourtant, Enguerrand n’était pas un Templier, plutôt un coureur d’aventure, d’après ce que
l’on sait.
- Mais il a pu, lui aussi, rencontrer des possesseurs de l’ancien savoir arabe, des prêtres des
religions antérieure au prophète Mahomet, qui lui auraient communiqué certains secrets
concernant les djinns, les efrits et les démons qui règnent sur les cités perdues. Cette statue
représente un de ces démons, un esprit de la colère et de la vengeance que cite Al Azred dans
son livre maudit. D’après la tradition, un initié peut utiliser les pouvoirs du djinn à son profit,
à condition de connaître les incantations et les talismans pour se protéger. Je me demande,
ajouta-t-il comme pour lui-même, si ce démon a conservé sa puissance après tant de siècles…
- Vous voulez dire, s’étonna Michel, que vous croyez à ces légendes ?
- Peut-être, qui peut savoir ?
- Mais alors, dis-je, vous voulez tenter quelque chose ?
- Non, bien sûr. Ces choses sont pour moi un sujet d’étude, pas un objet d’ambition. De plus,
un apprenti sorcier, au sens propre du terme, qui ne serait pas protégé, s’attirerait de
nombreux ennuis et provoquerait bien des catastrophes.
Cette dernière réflexion nous laissa muets. Je voyais bien que quelque chose
tourmentait Michel ; croyant savoir ce que c’était, je rompis le silence :
- Michel m’a raconté que sur le dessus de la colonne supportant la statue, il y avait un œil
gravé, un œil où brillait une petite flamme. S’agirait-t-il d’un des talismans dont vous
parliez ?
- Peut-être, cet œil était-il dans une étoile à cinq branches, demanda d’Erlette ?
- Oui, et gravé de caractères indéchiffrables… J’ai laissé la colonne sur place, précisa Michel.
D’Erlette secoua la tête :
- Vous auriez dû l’emporter, dit-il. C’est un talisman de protection. Mais rassurez-vous, il ne
faut pas prendre ces histoires au pied de la lettre.
Il finit son verre et se leva :
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- Maintenant, je dois prendre congé. Il faut que je m’absente une semaine pour mes affaires,
aussi vais-je vous laisser la statue en garde. Je reviendrai mardi prochain pour l’emporter, et
j’aurai alors l’autre moitié de la somme convenue.
Nous acceptâmes ce délai. Une fois d’Erlette parti, Michel s’effondra dans son
siège.
- Ce fou a failli me faire peur, avec ses histoires de démons. J’avoue que je n’aime pas la
perspective de passer une semaine en compagnie de cette bestiole…
- Oui, plaisantai-je. Mais dis-toi que tu vas aussi dormir avec tout cet argent.
Il rit :
- D’accord, tu m’as rassuré. Et pensons que mardi prochain, c’est le double que nous aurons.
Finis les problèmes financiers. En attendant, je vais ranger notre trésor.
Il se leva, et alla placer l’argent dans son coffre. Puis il chercha une place pour
dissimuler la statue. Finalement, il l’enferma simplement dans un buffet ancien, dans le
séjour. Tout était terminé et je partis tranquillement, promettant à Michel de la rappeler avant
mardi.
Curieusement, c’est lui qui m’appela au lycée, deux jours plus tard. Il paraissait
bizarre, aussi lui donnai-je rendez-vous à onze heures, après mon dernier cours de la matinée.
Je choisis un bar où j’avais mes habitudes. Michel arriva un peu en avance, il paraissait assez
bouleversé.
- Alors, lui demandai-je, qu’est-ce qui t’inquiète ?
- Tu vas rire, mais cet oiseau m’obsède, répondit-il à contrecœur.
- Quoi ?
J’étais stupéfait. Michel avait toujours été un modèle d’équilibre, et je peinais à
croire qu’il puisse céder à une quelconque superstition. Cependant, il n’avait pas l’air de
plaisanter quand il m’expliqua :
- Depuis le soir où d’Erlette est venu, je ne cesse de rêver à ce maudit oiseau. Je le vois au
milieu d’une esplanade, dans une ville de chaleur et de poussière. Je suis au pied d’une
colonne, au sommet de laquelle repose la statue. Je ne sais pas ce que je fais là, mais ce n’est
sûrement pas du tourisme…
Il s’interrompit pour commander un alcool qu’il but en tremblant. Sa nervosité me
rendait de plus en plus inquiet.
- Et alors ?
- Alors, la statue bouge, son maudit visage humain - en fait si inhumain- se tourne vers moi…
Et en général c’est à ce moment-là que je me réveille.
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- Si ce n’est que ça, dis-je, soulagé, je trouve normal que cet objet soit dans tes rêves. Il
représente beaucoup d’argent pour nous. Et puis, le fait de l’avoir volé excite peut-être en toi
un sentiment de culpabilité. Ajoutons à ça les contes de d’Erlette, et le tour est joué.
- C’est aussi ce que j’ai pensé au début, mais je ne suis pas du genre à culpabiliser ainsi, sinon
je choisirai une autre activité. Et puis, il y a aussi les bruits…
- Les bruits ?
- Ils ont commencé hier. Comme des rats dans les murs. J’ai posé des pièges, mais je n’ai rien
pris. Et ces bruits semblent provenir du buffet où est la statue. Voilà l’histoire. Traite-moi de
fou si tu veux, mais moi, je suis sûr qu’il y a quelque chose de malsain chez moi…
Il resta silencieux un bon moment, tournant son verre entre ses mains. C’était la
première fois que je le voyais si tendu. Je décidai de lui parler franchement :
- Ecoute, tu me parais au bord de la dépression. Sincèrement, je crois que tout ça n’existe que
dans ton imagination. Mais pour te rassurer, je passerai demain soir chez toi, et je prendrai la
statue avec moi. Je la rapporterai mardi, et ensuite à d’Erlette de s’en occuper. Qu’en pensestu, l’ami ?
Michel parut vraiment soulagé.
- D’accord, tu dois avoir raison, je suis un peu surmené. Mais je tiendrai le coup une nuit
encore. Merci. Je compte sur toi demain soir.
Maintenant que la décision était prise, il se détendit un peu. Il partit rapidement,
en me remerciant encore. Pourtant, je me sentais inquiet, et si je n’avais pas eu un rendezvous important ce soir-là, je me serais volontiers chargé tout de suite de la statue. Un
sentiment de malaise ne me lâcha pas de toute la journée. C’est pourquoi le lendemain matin –
un mercredi, je n’avais donc pas cours – mon premier geste fut de téléphoner à Michel. La
sonnerie retentit plus de vingt fois, mais personne ne décrocha. Et je savais qu’à cette heureci, Michel était forcément dans sa boutique… Je décidai d’aller voir, et m’habillai en toute
hâte avant de courir chez mon ami. Confronté au rideau de fer désespérément baissé, je levai
la tête et vis que la lumière du séjour était restée allumée. Une certaine angoisse me gagna…
Je me souvins alors que j’avais un double des clés. Soulevant à-demi le rideau métallique, je
remarquai qu’il ne portait aucune trace d’effraction. Après avoir exploré le magasin désert, je
gravis l’escalier, fonçai dans le séjour… La première chose que je vis fut le buffet où Michel
avait placé la statue. Ses portes béaient, défoncées. Un fauteuil était renversé au milieu de la
pièce, et je remarquai quelques traces de sang.
Je courus vers la chambre, en ouvrit la porte à la volée : rien ! Je me précipitai
alors vers la bibliothèque, où Michel avait l’habitude de travailler ; La porte était ouverte sur
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l’abominable spectacle auquel je m’attendais depuis un moment. Le corps de mon ami gisait
sur le tapis, au milieu des éclats de verre de la fenêtre brisée. Après avoir téléphoné à la
police, je retournai le corps sans vie. En voyant le visage, je dus me détourner pour vomir :
Michel avait la face labourée de griffures profondes, au fond desquelles j’apercevais la
blancheur de l’os. La gorge était ouverte, la langue arrachée, les yeux crevés… Toutes ces
chairs injuriées le rendaient méconnaissable, et pourtant, moi, son meilleur ami, il me sembla
lire sur cette parodie de visage humain, un sentiment de terreur intense…
J’étais en état de choc quand la police arriva. Je fus encore plus choqué quand,
plus tard, je m’aperçus que les portes du buffet avaient été défoncées de l’intérieur. Tout le
monde connaît la suite : l’enquête m’innocenta du crime, car j’avais un solide alibi. Le
meurtre fut imputé à un mystérieux cambrioleur. Et l’autre enquête, celle qui porta sur la
provenance des objets d’arts retrouvés chez Michel, m’envoya ici, dans cette cellule où j’écris
ces lignes.
L’oiseau démon arabe, l’esprit familier d’Enguerrand de Missac, s’est-il assez
vengé sur Michel, ou bien me cherche-t-il encore pour me faire regretter de l’avoir dérangé
dans sa crypte ?
Cette question a son importance. Car j’aurai bientôt purgé ma peine, et je suis
effrayé par la liberté qui vient. Je sais que mes nuits seront encore plus éprouvantes, car
bientôt je ne serai plus protégé par de solides barreaux.
Et parfois se mêlent au vent le cri plaintif d’un rapace, et le battement lourd
d’ailes de pierre noire…
Publié dans « Horrifik », n° 8, Mars 1994
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