Introduction: Sur la trace de l`histoire des collections et des

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Introduction: Sur la trace de l`histoire des collections et des
Journal of Islamic Manuscripts 5 (2014) 111–124
brill.com/jim
Introduction: Sur la trace de l’histoire des
collections et des bibliothèques du Yémen
Anne Regourd*
Islam in the Horn of Africa, Université de Copenhague
[email protected]
Il est déjà bien établi que le Yémen regorge de manuscrits, encore localisés, pour leur majorité, dans des bibliothèques privées. Dans les années 1970,
cependant, les amateurs faisaient encore figure de pionniers et ressentaient
le besoin d’écrire quelques recommandations dédiées aux chercheurs intéressés1. Depuis, de quelques projets épars, on est passé à plusieurs projets systématiques touchant aux manuscrits du Yémen.
Des sources et …
En 1974, paraissait l’ouvrage d’Ayman Fuʾad Sayyid sur les sources de l’ histoire
du Yémen à l’époque musulmane2. Il y souligne le peu d’ œuvres éditées, la difficulté à y accéder au Yémen, ainsi que leur dispersion dans des bibliothèques
variées, dans le pays ou à l’extérieur. Ce constat justifia l’ entreprise d’ un tel
répertoire, avec, pour visée, celle d’encourager de futurs travaux sur l’ histoire
d’un pays mal connu. Les «manuscrits arabes forment la base de ce travail» :
* Chercheur associé au cnrs, umr 7192, « Proche-Orient – Caucase: langues, archéologie,
cultures», dirige les Chroniques du manuscrit au Yémen et le Programme de sauvegarde des
manuscrits de Zabid (Centre français d’ archéologie et de sciences sociales, Sanaa, cefas).
Actuellement, chercheur dans le programme Islam in the Horn of Africa, Université de
Copenhague.
1 Voir Arnold Green & Robert Stookey, « Research in Yemen: Facilities, Climate and Current
Projects», in Middle East Studies Association Bulletin, 8/3 (1974), pp. 27–46. A. Kevin Reinhart,
«Manuscript research in the Yemen [Arab Republic]», Middle East Studies Association Bulletin 14 (1980), pp. 22–30.
2 Sources de l’histoire du Yémen à l’ époque musulmane, Le Caire, Institut français d’archéologie
orientale, 1974. On se réfère ici à l’ introduction.
© koninklijke brill nv, leiden, 2014 | doi: 10.1163/1878464X-00502002
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dans le présent volume, Ayman Fuʾad Sayyid propose un reclassement des
sources arabes allant principalement jusqu’au xive s. de notre ère.
Ayman Fuʾad Sayyid mentionne les deux missions égyptiennes historiques
au Yémen, chargées d’y microfilmer des manuscrits. La première, conduite par
Ḫalīl Yaḥyā Nāmī3, a eu lieu en 1951–1952, soit avant la Révolution de 1962 qui
a mis fin à l’imamat zaydite et instauré la République, la seconde, dirigée par
Muḥammad Aḥmad Ḥusayn, en 1964: elles durent borner leurs ambitions de
déplacement à Sanaa, avec, pour la première, une incursion à Taez, où séjournait l’Imam Yaḥyā. Les manuscrits reproduits furent ceux de la Bibliothèque
de la Grande mosquée de Sanaa, dont fait partie la bibliothèque établie par
l’imam Yaḥyā b. Muḥammad b. Yaḥyā Ḥamīd al-dīn (1869–1948), al-Ḫizāna alʿāmira4. Cependant, en 1972, peu avant que le livre d’ Ayman Fuʾad Sayyid ne
sorte, étaient découverts des corans anciens, toujours dans la Grande mosquée
de Sanaa. Un programme de sauvegarde est alors mis en place par le gouvernement allemand et, en 1982, Ursula Dreibholz est envoyée pour les questions de
conservation à Dār al-maḫṭūṭāt, à proximité du lieu de la découverte. Est alors
responsable des antiquités et bibliothèques du Yémen le Cadi Ismāʿīl al-Akwaʿ
(m. 21 octobre 2008), grand érudit, auteur de nombreux livres et éditions de
texte, mais aussi responsable actif, infatigable, porteur d’ une vision d’ ensemble
qui a contribué à la lutte contre la contrebande, à l’ accroissement du fond de
Dār al-maḫṭūṭāt et au rayonnement du Yémen aussi bien en Occident qu’ en
Orient: l’exposition des anciens corans de Sanaa au Koweït, à l’ initiative de Dār
al-āṯār al-islāmiyya, eut lieu grâce à son soutien sans faille5. En 1972 toujours,
est créée à Tarīm, dans le Hadramaout, la Bibliothèque de manuscrits al-Aḥqāf,
autre grande bibliothèque d’accès public du pays, à l’ initiative de familles qui
y rassemblent leurs livres dans le souci de les préserver. Et en 1974, paraissait
l’édition critique du Kitāb al-Simṭ al-ġālī al-ṯaman fī aḫbār al-mulūk min alĠuzz bi-al-Yaman de Badr al-Dīn Muḥammad b. Ḥātim al-Yāmī al-Hamdānī par
Gerald Rex Smith6.
3 Ḫalīl Yaḥyā Nāmī, al-Biʿṯa al-miṣriyya li-taṣwīr al-maḫṭūṭāt al-ʿarabiyya fī bilād al-Yaman.
Taqrīr, Le Caire, 1952 ; Ayman Fuʾad Sayyid, Sources, pp. 419–429.
4 Voir le catalogue, Fihrist kutub al-ḫizāna al-mutawakkiliyya al-ʿāmira bi-al-ǧāmiʿ al-muqaddas
bi-Ṣanʿāʾ al-maḥmiyya, plusieurs impressions, dont en 1312/1894–1895, 1361/1942.
5 Voir l’obituaire fait par Muhammad Jazim dans : Actualités, Chroniques du manuscrit au
Yémen (CmY ), 7 (janv. 2009), http://www.cefas.com.ye/spip.php?article189, bientôt http://
cmy.revues.org/1877. Le Cadi Ismāʿīl a occupé ce poste de 1969 à 1990. Catalogue de l’exposition au Koweït: Maṣāḥif Ṣanʿāʾ. 19 March–19 May 1985, Kuwait City, Kuwait National Museum,
Dar al-Athar al-Islamiyyah, 1985.
6 G. Rex Smith, Ayyubids and Early Rasulids in the Yemen (567–694ah/1173–1295ad), London,
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C’est à partir des années 1990 que les manuscrits connaissent un nouvel
élan avec les créations de la Muʾassasat al-Imām Zayd b. ʿAlī al-ṯaqāfiyya ou
Fondation de l’Imam Zayd b. ʿAli pour la Culture (1994, voir ici ʿAbd al-Salām
al-Wajīh), avec, entre autre mission, la sauvegarde des manuscrits zaydites, et
celle de la Fondation Hāʾil Saʿīd (1996), par un homme d’ affaire de Taez, qui
étend ses activités à l’accès gratuit à la culture7. Puis, la présence de l’ unesco
et la création du General Organism for the Preservation of the Historical Sites
of Yemen (gophsy) ont entraîné quelques actions en faveur de fonds manuscrits à Sanaa, Zabid et Shibam (Hadramaout). Le Programme de sauvegarde
des manuscrits de Zabid (2001, Centre français d’ archéologie et de sciences
sociales, cefas, Sanaa) prend forme dans ce contexte. Faisant suite à l’ initiative
de Zabidis alertés par les questions patrimoniales, il a été soutenu par une institution yéménite, le Fonds social de développement, dans le cadre de ses actions
culturelles. Programme franco-yéménite centré sur la formation d’ une équipe,
localement, et sur la transmission des savoirs, il applique des normes internationales au catalogage de bibliothèques de lettrés et intègre les nouvelles
technologies avec la numérisation de papiers filigranés8.
Depuis 2006, les Chroniques du manuscrit au Yémen poursuivent un travail de répertoire régulier des manuscrits yéménites/du Yémen et des sources
publiées. Un bulletin des projets est tenu. Au-delà, le manuscrit y est approché
de manière multidisciplinaire avec la codicologie, la catalographie, les nouvelles technologies, les questions de conservation et, à présent, l’ anthropologie
et les sciences sociales. Puisse le présent volume apporter une nouvelle pierre
à l’édifice, avec des contributions qui se partagent entre édition de textes
(Amir Ashur & Ben Outhwaite; Arianna D’Ottone; Samer Traboulsi) et catalogue/catalogage (Anne Bang; Stoyanka Kenderova; Ismail Poonawala; ʿAbd
al-Salām al-Wajīh; Jan Just Witkam).
Parmi les sources citées par Ayman Fuʾad Sayyid, figure l’ historien yéménite
Ibn al-Daybaʿ (m. 1537). Un manuscrit de la Bibliothèque nationale de Bulga-
Luzac, (E.J.W. Gibb Memorial Series, 26), vol. 1, 1974. L’étude suit avec le vol. 2 paru en
1978.
7 Pour un inventaire de la bibliothèque en 2008, voir Anne Regourd, «L’inventaire du fonds
manuscrit de la Fondation Haʾil Saʿid (Taʿizz)», catalogue en annexe, CmY, 7 (janvier 2009),
http://www.cefas.com.ye/spip.php?article172, bientôt http://cmy.revues.org/1871, http://cmy
.revues.org/1873?file=1.
8 A. Regourd avec la collaboration d’ Hélène C. David & ʿAbd al-Rahman al-Ahmar, Catalogue
cumulé des bibliothèques de manuscrits de Zabid. i. Bibliothèque ʿAbd al-Rahman al-Hadhrami,
1, Les papiers filigranés, Sanaa, Centre français d’ Archéologie et de Sciences sociales (cefas),
Fonds social de Développement (fsd), 2008, en ligne sur le site du cefas.
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rie, à Sofia, contient la chronique de la ville de Zabid, en Tihama, sur la bande
côtière de la mer Rouge, puis du premier Yémen ottoman jusqu’ en 1562, relatée dans cinq textes différents copiés par le même scribe, inconnu. L’ auteur
des trois premiers est Ibn al-Daybaʿ, mais la troisième œuvre, une urǧūza,
est inédite9. C’est également le cas des deux urǧūza–s qui suivent, ignorées
à ce jour (Stoyanka Kenderova). La poésie yéménite, comme source, a attiré
l’attention des chercheurs depuis de nombreuses décennies : c’ est vrai aussi
bien pour l’histoire de l’agriculture, de l’économie, des sciences et de la technologie, que pour la diététique10.
… un «vide» documentaire
Des sources importantes pour l’histoire du Yémen ont été publiées par des
éditeurs yéménites, parfois en association avec les pays qui ont fait l’ histoire
de l’imprimerie arabe, à l’instar du Markaz al-dirāsāt wa-al-buḥūṯ al-yamanī
et de Dār al-ādāb, à Beyrouth, ou avec ceux qui ont des liens politiques avec
le Yémen, tel l’Iraq. À Sanaa, on note la collection ouverte, il y a environ un
siècle, grâce au projet culturel d’édition des perles du patrimoine yéménite
par Muḥammad b. ʿAlī al-Akwaʿ, un projet du Wizārat al-iʿlām wa-al-ṯaqāfa.
ʿAbd Allāh Muḥammad al-Ḥibšī, originaire du Hadramaout, est l’ autre auteur
prolifique d’éditions de textes, auxquelles il faut ajouter des catalogues de
manuscrits, cités dans ce volume. Plus récemment, la Fondation de l’ Imam
Zayd b. ʿAli pour la Culture a fait de l’édition de textes l’ une de ses missions. En
2006, enfin, est créée «La bibliothèque yéménite», une collection de l’ Institut
archéologique allemand et du cefas, qui accueille dès son premier volume des
éditions de documents manuscrits tribaux à valeur juridique (ʿurf )11.
9
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11
Voir dans ce volume, l’ article d’ Ayman Fuʾad Sayyid, «al-Kitāba al-tārīḫiyya fī al-Yaman fī
al-ʿaṣr al-islāmī ».
Pour les premiers, voir par exemple: Dan Martin Varisco, Medieval Agriculture and Islamic
Science. The Almanac of a Yemeni Sultan, Seattle/London, University of Washington Press,
“Near East”, 6, 1994, 10 sq.; Yaḥyā b. Yaḥyā al-ʿAnsī, al-Maʿālim al-zirāʿiyya fī al-Yaman, Sanaa,
cefas, American Institute for Yemeni Studies, 1998. Pour le second, Armin Schopen &
Oliver Kahl, Die Natāʾiǧ al-fikar des Šaʿbān ibn Salīm aṣ-Ṣanʿānī. Eine jemenitishe Gesundheitsfiber aus dem frühen 18. Jahrhundert. Text, Übersetzung und Kommentar, Wiesbaden,
Otto Harrassowitz, 1993.
Paul Dresch, The Rules of Barat. Tribal documents from Yemen, Sanaa, cefas, Institut
allemand d’archéologie, « La Bibliothèque yéménite», 1, 2006.
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Même en termes génériques ou thématiques, notre connaissance des manuscrits du Yémen est, cependant, loin du compte. Dans le champ des études
documentaires en général, les travaux sur les fondations pieuses – ou waqf –
constituent un domaine bien balisé. Depuis deux décennies, elles se consacrent
à comparer les systèmes, selon les écoles sunnites ou avec la réalité chiite, très
récemment avec les acclimatations chrétiennes, selon les pays, … Or sur la carte
de notre connaissance du waqf, le Yémen est un quart presque encore vide12.
En termes de conservation, pourtant, une opération de copie de waqfiyyas a été entreprise par les Ottomans, durant leur première et seconde occupation du pays. Le «vide» documentaire s’explique par la difficulté à accéder aux documents auprès de l’administration des Waqfs. Quant aux particuliers, lorsqu’ils disposent d’une copie, l’ état de conservation en est souvent critique. L’état des études sur la question est fort heureusement en train
d’évoluer13.
Par ailleurs, on a cru pendant longtemps que l’ inventaire des manuscrits
ismaéliens accessibles pour la branche tayyibite, née d’ un schisme avec les
Fatimides d’Égypte, au vie/xiie s., était clos. Mais les fonds de bibliothèques
insuffisamment explorés de par le monde et, beaucoup plus inattendu, ceux
détenus par des propriétaires privés qui s’ouvrent, au Yémen, redonnent de
12
13
Éditions de waqfiyya ou de documents montrant le fonctionnement du waqf : Muḥammad al-Akwaʿ, Al-Waṯāʾiq al-siyāsiyya al-yamaniyya, Bagdad, 1396/1976; Robert Bertram
Serjeant & Ḥusayn al-ʿAmrī, « Administrative Organisation», Chap. 11, dans R.B. Serjeant
& Ronald Lewcock (éd.), Ṣanʿāʾ. An Arabian Islamic City, Londres, World of Islam Trust,
1983 [1re éd.], pp. 144–160, comprenant une typologie des waqf-s et waqfiyya-s au Yémen,
pp. 151–154 et index, ibid., p. 630; Frédérique Soudan, Le Yémen ottoman d’après la chronique d’al-Mawzaʿī, Le Caire, Institut français d’ archéologie orientale, 1999, indique, p. 4,
qu’elle a utilisé quatre waqfiyya-s du ministère des Waqfs de Taez, portant paraphe d’alMawzaʿī, instructives « pour le détail archéologique et les noms des domaines qui étaient
sources de revenus» ; récemment, Mʾhamed Saïd, « Une waqfiyya sultanienne du Yémen.
L’acte de fondation de la madrasa al-Ašrafiyya de Taʿizz (803/1400)», Annales Islamologiques, 46 (2012), dossier « L’exercice du pouvoir au temps des sultanats», Actes du
séminaire de l’Institut français d’ archéologie orientale (Le Caire), 2006, pp. 255–272. Nous
sommes moins familier des publications portant sur les interactions entre la communauté
juive yéménite et le waqf, dont une partie est en hébreu.
Muḥammad Jāzim a rassemblé un grand nombre de waqfiyya-s d’époque rassoulide,
voir Muḥammed ʿAbd al-Raḥīm Jāzim, « Un nouveau corpus documentaire d’époque
rasūlide: les actes de waqf de Taʿizz», CmY, 10 (juil. 2010), http://www.cefas.com.ye/spip
.php?article346, bientôt http://cmy.revues.org/1900. Parmi elles, l’édition de la waqfiyya
ġasaniyya dans les collections du cefas est en cours. L’article de M. Saïd donne la
publication de l’ une des pièces du dossier (voir note précédente).
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la perspective aux études de cette branche de l’ ismaélisme. Les documents
conservés sous le nom de Qarāṭīs al-Yaman abritent la correspondance échangée entre les dignitaires de la daʿwa du Yémen et leurs homologues en Inde,
après la période de migration en direction de ce pays vécue par la communauté
tayyibite, au xvie s., qu’elle renseigne. Une partie en est éditée ici (Samer Traboulsi).
Le Yémen conservatoire
Le cas des écrits ismaéliens est intéressant. Les Ayyoubides, après avoir succédé
aux Fatimides, détruisirent avec soin tout ce qui comptait comme patrimoine
ismaélien en Égypte et la tradition ismaélienne connut le même sort en Afrique
du Nord. Or les écrits qui y avaient été composés par les duʿāt, de même qu’ en
Iran ou ailleurs, furent préservés au Yémen, alors qu’ ils avaient complètement
disparu de leurs pays d’origine (Ismail Poonawala).
Le caractère conservatoire du Yémen a été constaté et souligné à propos de
différents courants de pensée religieuse. C’est le cas du muʿtazilisme, transmis
par les écrits zaydites, qui fait à présent l’objet d’ une reconstruction systématique14. Le programme «Yemen Manuscript Digitization Initiative » s’ est donné
pour objectif de préserver les manuscrits arabes de bibliothèques privées du
Yémen15. En 2010, grâce à un financement conjoint du National Endowment for
the Humanities (neh) et du Deutsche Forschungsgemeinschaft (dfg), administré par la Bibliothèque de l’Université de Princeton et par l’ Université libre
de Berlin16, l’accent est mis sur la création d’une infrastructure permettant la
numérisation des manuscrits de bibliothèques privées au Yémen et leur libre
accès grâce à la Bibliothèque en ligne de Princeton (http://pudl.princeton.edu/
collections/pudl0079). L’opération débute par les manuscrits zaydites de la
14
15
16
A.F. Sayyid, Sources, p. 424 ; voir les travaux de Guy Monnot et Daniel Gimaret; Étienne
Renaud, «Histoire de la pensée religieuse au Yémen», dans Joseph Chelhod (éd.), L’Arabie
du Sud, Paris, 1984, vol. ii, pp. 57–68; multiples publications dans le cadre de l’Intellectual
History of the Islamicate World, dirigé par Sabine Schmidtke, http://www.geschkult.fu
-berlin.de/e/islamwiss/news/2te_aktualisierte_Auflage_der_Brosch__re__Research_Unit_
Intellectual_History_of_the_Islamicate_World_.html.
Conduit par David Hollenberg (Université d’ Oregon), site: YMDI.uoregon.edu.
Sabine Schmidtke & Jan Thiele, Preserving Yemen’s Cultural Heritage. The Yemen Manuscript Digitization Initiative, Cahiers d’ histoire de la culture du Yémen nº 5, Ambassade
d’Allemagne au Yémen, Institut archéologique allemand de Berlin, Sanaa, 2011.
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Fondation de l’Imam Zayd b. ʿAli pour la Culture (voir ʿAbd al-Salām al-Wajīh)17.
En 2013, l’Intellectual History of the Islamicate World de Berlin étend le projet
à la numérisation des manuscrits yéménites du monde entier, à la formation
d’une e-bibliothèque, accessible depuis un portail unique, le « Human Web»18.
Le Yémen possède, on l’a dit, parmi les plus anciens corans connus avec ceux
de Kairouan et de Damas19. La collection en écriture ḥiǧāzī couvre différentes
périodes. Quelques 95 fragments de reliure demeurent20. Le projet Corpus
Coranicum, basé à Berlin, devrait dorénavant en montrer tout l’ intérêt, la
plaçant dans une réflexion plus large sur la transmission manuscrite et orale
du Coran21.
Ce rôle conservatoire a d’emblée placé le Yémen au centre des études sur les
manuscrits arabes, tant sur le plan textuel que codicologique ou sur celui de
leur conservation et restauration.
Des hommes, des idées, des manuscrits
Les manuscrits circulent évidemment hors des frontières, mais ils sont liés à
des hommes, à leurs réseaux. Reposant sur une base familiale ou bien véhicules
d’idées, ils reflètent leurs préoccupations, leurs intérêts, qu’ ils soient d’ ordre
intellectuel, social, économique, ou prosaïquement d’ ordre quotidien. À travers un épisode de la lutte d’obédience auprès de la communauté juive en
Égypte et au Yémen, mettant aux prises deux institutions religieuses, puis d’ un
acte légal ayant pour objet de préserver une épouse de potentiels aléas, on
touche du doigt l’importance prise, au xiie s. de notre ère, par la communauté
juive fixée au Yémen. L’attraction exercée par les possibilités de gain accru dans
17
18
19
20
21
Cf. CmY 13 (janv. 2012), http://www.cefas.com.ye/spip.php?article426, bientôt http://cmy
.revues.org/1931.
Cf. CmY 16 (juil. 2013), http://www.cefas.com.ye/spip.php?article538, bientôt http://cmy
.revues.org/1995.
Reproductions dans : Maṣāḥif Ṣanʿāʾ, et sur le site de l’unesco, http://portal.unesco.org/
ci/photos/showgallery.php/cat/534. Une base de données est en cours de constitution
dans le cadre du programme Corpus Coranicum (notre note 20).
U. Dreibholz, « Some aspects of early Islamic bookbindings from the Great Mosque of
Sanaʾa, Yemen», dans François Déroche & Francis Richard (dir.), Scribes et manuscrits
du Moyen-Orient, Paris, Bibliothèque nationale de France, «Études et recherches», 1997,
pp. 15–34.
Dirigé par Angelika Neuwirth, voir les différents axes du programme sur le site www.bbaw
.de/en/research/Coran.
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l’océan Indien grâce au commerce en plein essor entraîne le départ d’ Égypte de
nombreux juifs, devenus, du fait de leur enrichissement, influents. L’ ampleur
du mouvement touche particulièrement les jeunes hommes, en âge de convoler ou responsables d’une famille. Les modèles juridiques présents en Orient
inspirent l’apparition d’actes légaux d’un type nouveau dans la communauté
égyptienne, garantissant aux femmes de quoi parer à l’ absence de leur conjoint
quelle qu’en soit la cause. Les liens institutionnels et familiaux entre les communautés juives égyptienne et yéménite rendent compte de la présence de ce
matériel contenant une parcelle de l’histoire du Yémen dans la Geniza du Caire,
dont on n’a visiblement pas épuisé les ressources, même après la parution
d’ouvrages conséquents dédiés aux marchands juifs de l’ océan Indien médiéval (Ben Outhwaite & Amir Ashur).
Les manuscrits livrent dans leurs marges vivantes et ouvertes la trace de leur
circulation entre les mains des hommes qui les ont produits, en sont devenus
les possesseurs ou les ont enseignés, commentés … C’ est le cas du manuscrit de
Dār al-maḫṭūṭāt, Muṣṭalaḥ al-ḥadīṯ, qui contient une copie du Kitāb al-Ḍuʿafāʾ
wa-al-matrūkīn d’al-Nasāʾī (m. 303/915), l’auteur bien connu de l’ une des six
collections canoniques de hadith. Les certificats d’ audition et de lecture portés
par les marges indiquent que ce texte était étudié à la Mosquée des Omeyyades,
à Damas, dans le dernier quart du xiie s. de notre ère. Ce manuscrit, parvenu de
Syrie au Yémen, soulève la question des échanges entre ces deux pays, et celle
de savoir quand et comment – ou mieux avec qui, il a pris le chemin de Sanaa.
Les intenses échanges commerciaux dans la région, déjà évoqués pour le xiie
s., mais aussi scientifiques, qu’atteste la bibliothèque rassoulide, dont la doxographie de leurs œuvres, toujours en progrès, livre une idée, ou bien les textes
de l’Alépin Ibn al-Biṭrīq al-Ḥillī (m. au début du xiiie s.), copiés avant 1268
par un scribe zaydite et conservés à Saada, au Nord du Yémen, plus largement
les modèles et objets en circulation, font du Yémen rassoulide une hypothèse
tenable pour l’entrée de ce manuscrit dans le pays (Arianna D’Ottone).
Cet autre manuscrit, déjà évoqué, qui contient la chronique de l’ histoire
de Zabid et du premier Yémen ottoman jusqu’ en 1562, est passé entre les
mains d’un soufi de la Qādiriyya, dont la famille est originaire de Guilan, en
Iran du Nord, mais qui est né à Hama et habite dans la partie européenne
de l’Empire ottoman, avant de parvenir dans la bibliothèque en waqf fondée
dans la deuxième moitié du xviiie s. par un notable de Vidin, en Bulgarie du
Nord-Est. Son père, le principal pourvoyeur du fonds manuscrit, originaire de
Serbie, avait été un janissaire des Ottomans. C’est depuis 1888 que le manuscrit
est conservé à la Bibliothèque nationale de Bulgarie (Stoyanka Kenderova).
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Enjeux sociaux: les manuscrits au centre
En matière de circulation des manuscrits, il faut aussi compter avec les confréries soufies, rattachées à un cheikh éponyme, dont les ramifications n’ont pas
de frontière: plus proche de nous dans le temps, la ʿAlawiyya, une confrérie
ḥaḍramie, étend son influence, via son réseau familial et intellectuel, à l’ océan
Indien, à l’Indonésie et à l’Afrique de l’Est22. Loin d’ être seulement une nébuleuse, elle agit au travers d’institutions – des mosquées et madrasa-s –, pourvues de bibliothèques riches en manuscrits. Non plus sur la bande côtière
africaine, mais à l’intérieur, à Lamu, au Kenya, la mosquée al-Riyadha est fondée au xixe s. par l’un des Ǧamāl al-Layl, une branche familiale des BāʿAlawī.
Le manuscrit Lamu rm 44, de son colophon à ses marques de propriété, met
en évidence que, copié par un Ḥaḍramī ʿAlawī de la famille al-Ḥaddād au
Hadramaout ou quelque part dans l’océan Indien en 1253/1837–1838, soit une
cinquantaine d’années après que l’œuvre ait été écrite, il change de propriétaire en 1891–1892 (première évidence écrite) et devient le bien d’ un autre
al-Ḥaddād; il est détenu ensuite par un cheikh, probablement originaire du
Hadramaout, à Jakarta, puis reprend sa route vers l’ Est de l’ Afrique dans les
bagages d’un al-Ḥaddād BāFaqīh, pour parvenir, enfin, à Lamu, à la Riyadha,
dans la deuxième moitié du xxe s.
La Riyadha possède un fonds intéressant d’œuvres dévotionnelles en langue
arabe formant la base de l’éducation, les mêmes que dans le Hadramaout,
qu’aux Comores et à Zanzibar23, des textes soufis relayant la tradition de la
ʿAlawiyya ḥaḍramie, peu à peu constitués en canon, enfin des généalogies établissant l’autorité spirituelle et intellectuelle de familles. L’écrit est au centre
du dispositif éducationnel. Il est tout particulièrement important dans le cas
22
23
Sur la diaspora ḥaḍramie dans l’ Océan indien et en Extrême-Orient en général, voir Ulrike
Freitag & William G. Clarence-Smith, Hadhrami Traders, Scholars and Statesmen in the
Indian Ocean, 1750s–1960s, Leyde, New York, Cologne, E.J. Brill, 1997; Ahmed Ibrahim Abushouk & Hassan Ahmed Ibrahim, Hadhrami Diaspora in Southeast Asia. Identity Maintenance or Assimilation ?, Leyde, Boston, E.J. Brill, 2009. Les sultans de Bruneï de la famille
Bolkiah se réclament d’ une ascendance yéménite.
À titre comparatif, pour l’ Érythrée, cf. Albrecht Hofheinz, «A Yemeni Library in Eritrea.
Arabic Manuscripts in the Italian Foreign Ministry », Der Islam, 72/1 (1995), pp. 98–136.
En Éthiopie, le Kitāb Tanbīh al-anām d’ al-Murādī al-Qayrawānī est le livre de prière le
plus fréquent; voir aussi : Alessandro Gori, « Texts in the Mawlid Collection in Harar:
Some First Critical Observations», African Study Monographs, Suppl. 41 (mars 2010),
pp. 51–62.
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de l’établissement de généalogies, car la dire (ou la re-dire) oralement ne suffit
pas: elle doit être vérifiable par écrit (Anne K. Bang).
Les écrits généalogiques sont une référence incontournable des disputes
autour de la légitimité sociale de telle ou telle famille de Sayyid. Le réseau de
la Riyadha reflète l’orientation réformiste active dans le Hadramaout du xxe
s. ainsi que des connections personnelles avec ʿAlī b. Muḥammad al-Ḥibšī (m.
1915), le fondateur du ribāṭ al-Riyāḍ à Sayʾūn. La diaspora ḥaḍramie s’ est scindée avec l’apparition du mouvement réformiste qui a produit une contestation
des marques d’allégeance ou de déférence traditionnellement marquées aux
Sayyid-s.
Posséder une bibliothèque est un élément de l’ évaluation sociale et contribue à établir le renom d’un lettré. La science contenue dans les livres est un
trésor. Les propriétaires sont incités à dissimuler au regard d’ autres familles –
ou branches ou individus de la même famille – leurs manuscrits. En termes
de conservation, cela peut conduire à la disparition de bibliothèques entières.
L’incidence qu’ont les rapports sociaux, à comprendre dans leur dimension
anthropologique, sur la copie de manuscrits a été, elle, moins vue24.
Manuscrits et autres formes de reproduction
La période à laquelle la mosquée Riyadha a été créée donne toute son importance à sa bibliothèque de manuscrits. En effet, l’ écrasante majorité des 38
manuscrits sur les 148 du fonds, qui sont détaillés ici, ont été copiés au plus
tôt à la fin du xixe s., la plupart datent du xxe s. Un seul a été produit au début
du xixe s., quelques-uns restent non datés. En d’ autres termes, ils sont contemporains de l’institution qui les abrite et de la production en général de livres par
impression (lithographies, imitant souvent de nombreuses caractéristiques des
manuscrits, ou typographies), puis des cassettes audio ; sans doute y a-t-il aussi
dans ce fonds des livres imprimés ainsi que des manuscrits photocopiés. Les
manuscrits les plus récents sont produits sur cahiers d’ écolier, un fait relevé au
Yémen et en Éthiopie (manuscrits islamiques), où il s’ est perpétué jusqu’à la
seconde moitié du xxe s. On a des exemples avérés de livres imprimés recopiés
à la main. En somme, la reproduction de livre par copie manuscrite a continué
concurremment avec différentes méthodes mécaniques, impression ou photo-
24
Cf. A. Regourd, « Zabid : des lettrés et des manuscrits», dans Guillaume Charloux &
Jérémie Schiettecatte (éd.), Yémen. Terre d’ archéologie, Sanaa, cefas, à paraître.
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copie25. Le téléphone portable, très répandu au Yémen comme dans l’ ensemble
du monde arabe, est certainement un phénomène d’ une autre potentielle incidence, à suivre de près. La question est donc plutôt de savoir quand, pour
chaque pays, la copie de manuscrit a cessé.
Le manuscrit comme objet
Parmi les fonds yéménites les plus importants à l’ extérieur, sont inventoriés/
catalogués systématiquement ou progressivement ceux du fonds Glaser (Berlin, Ahlwardt, 1887; Vienne), de la British Library (inventaire de Husayn alʿAmri, 1980), de l’Ambrosiane (Milan, vol. 2, 3 et 4, « Nuovo Fondo», Catalogue
d’Oscar Löfgren & Renato Traini, 1981–2011), de l’Institut d’ études ismaéliennes
(Londres, voir ici Ismail Poonawala et Samer Traboulsi), de Leyde (voir dans ce
volume, Jan Just Witkam).
Une idée immédiate et répandue consiste à assimiler les sources de l’ histoire
à l’écrit et donc au texte manuscrit26. Un catalogage détaillé inclut une description du manuscrit à la fois comme texte et comme objet, généralement
distribuée sous des rubriques. Cependant, lorsqu’ il est pratiqué en continu,
folio après folio, comme c’est le cas pour les nouvelles acquisitions à Leyde,
une infinité d’informations surgit, en contexte, l’agencement des textes apparaît clairement, une sorte de radiographie du manuscrit est donnée. Parmi les
pratiques repérées des copistes yéménites, se trouve celle des marques placées au-dessous et au-dessus des lettres afin de confirmer l’ absence de point(s)
diacritique(s) (ihmāl)27. En termes de transmission du savoir, c’ est l’ assurance
que le texte doit être lu ainsi. Le Yémen est particulièrement intéressant pour
l’étude de cette pratique car elle est demeurée durablement, jusqu’à une date
25
26
27
On laisse de côté l’ impression par tampon, dont l’ ampleur de l’utilisation d’après les
artefacts connus est plus notable sur support tissu que papier.
Voir la discussion soulevée, par exemple, par Lucien Febvre, Combats pour l’histoire, Paris,
Armand Colin, 1953, p. 428. En ce qui concerne la papyrologie arabe, voir les conclusions de: A. Regourd, “Introduction: Qu’ est-ce qu’ un document?”, dans id. (éd.), Documents & histoire i. Islam, viie–xiiie siècle, Genève, Droz, (Ecole pratique des hautes études,
Hautes études orientales – Moyen et Proche-Orient 5, 51), 2013, pp. 1–12, pp. 10–11.
Voir la discussion sur l’ origine de cette pratique soulevée par Philippe Beaujard, «Les
manuscrits arabico-malgaches (sorabe) du pays Antemoro (Sud-Est de Madagascar)»,
dans Constant Hamès (éd.), Coran et talismans. Textes et pratiques magiques en milieu
musulman, Paris, Karthala, 2007, pp. 217–257, p. 225 sq.
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récente. Le catalogage d’un fonds permet de s’appuyer sur une base statistique
(Jan Just Witkam).
Il est encore difficile de décrire les spécificités codicologiques du manuscrit
au Yémen, dans la mesure où les caractéristiques régionales ne sont pas encore
bien connues. Pour des raisons anthropologiques, on s’ attendrait plutôt à une
diversité, qui a priori fait apparaître osée toute tentative de généralisation.
On notera que les manuscrits de Lamu sont des codex et non des feuillets
isolés, comme il arrive en Afrique subsaharienne. La ligne de partage est à vrai
dire floue en termes géographiques: au Mali, au Nigéria, en Éthiopie, codex et
feuillets séparés coexistent, et, en Éthiopie, s’y ajoute la présence de cahiers
non cousus.
Du reste, ce n’est pas une chose nouvelle que de regarder le manuscrit
comme un objet. Porteur de baraka, il peut aussi être un symbole du pouvoir
politique, tels les grands corans ou les corans-reliques28. Des manuscrits produits en nombre, continûment, au moment où des procédés de reproduction
mécanique du livre existaient, génère une interrogation sur la raison d’ être de
cette production, invite à la traiter comme un moment. D’ où cette réflexion sur
le manuscrit-objet, offert comme cadeau, dans laquelle, au xxe s., sa valeur marchande serait prise en compte (Anne K. Bang). La problématique du cadeau
n’échappe cependant pas à celle de la transmission, décrite plus haut, qui fait
apercevoir derrière un manuscrit, chaque fois, un homme. C’ est un exemple
charnière.
Les dynamiques du flux interne des manuscrits
Lorsque nous nous représentons le ratio entre les manuscrits présents au Yémen ne serait-ce qu’au début du xxe s. et ce qu’ il en reste aujourd’hui, savons
pertinemment qu’il tend à diminuer peu à peu, notre approche est par force
post-comparative. Bien sûr, nous avons une idée des causes actives, ou des
maux, à l’œuvre. Historiquement, les mouvements de populations du Yémen
vers ailleurs, le plus souvent en direction de l’ intérieur de la péninsule Arabique, l’Inde et l’Indonésie, enfin la Corne de l’ Afrique, ou vers Madagascar et
les Comores, sous le coup de différentes impulsions, politiques, économiques
28
Voir les problématiques développées par F. Déroche, «Of Volume and Skins», dans Sheila
S. Blair & Jonathan M. Bloom, God is beautiful. He loves beauty. Islamic art conference,
Doha, 2013, pp. 56–77; Jean-Michel Mouton, « De quelques reliques conservées à Damas
au Moyen-Âge. Stratégie politique et religiosité populaire sous les Bourides», Annales
islamologiques, 27 (1993), pp. 245–254.
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ou sociales, sont connus. Rappelons ici pêle-mêle le cas des Ismaéliens ou de
la diaspora ḥaḍramie, avec ses Sayyid-s tout à la fois commerçants et lettrés.
Il est plus rare de voir décrites les dynamiques à l’ origine des flux de manuscrits à l’intérieur du pays, d’en voir démonter les ressorts. On dispose dorénavant d’indications sur la richesse des bibliothèques en manuscrits pour la
ville de Šahāra (Šihāra), puis des quantités et de la manière dont elle s’ est vidée
depuis 80 ans environ. Manuscrits perdus, volés, bibliothèques pillées durant
la Révolution de 1962, les éléments humains sont désignés au premier chef.
Moins spectaculaires, mais ravageurs, les insectes ne sont pas mentionnés : ils
sont très actifs, il est vrai, surtout en régions chaudes et humides29. Peu apparents, d’autres mouvements sont à l’œuvre. Des bibliothèques héritées depuis
des générations sont à présent à Sanaa (elles y parviennent parfois en deux
temps), quelques-unes ailleurs, en Tihama, à Taez ou dans la région de ʿImrān.
Elles sont dispersées par héritage, un problème important en termes de préservation et conservation des manuscrits, puis sont vendues ou suivent leurs
propriétaires dans leurs mouvements, principalement l’ acquisition d’ un travail. Si le processus d’exode vers Sanaa ou Aden est général et a subi une accélération depuis les années 1990, il est préférable de ne pas généraliser raisons et
périodes. Lorsqu’on dispose de dates précises pour Šahāra, l’ immigration des
provinces en direction de l’étranger, déjà évoquée, et surtout vers la capitale,
commence un peu avant la Révolution de 1962, mais est peut-être aussi une
conséquence des événements qui lui sont liés. À ces données de première main,
recueillies par un lettré et catalogueur, mais aussi contemporain et propriétaire
de manuscrits, laissant place à la mémoire et à la transmission orale, font écho
celles délivrées dans les marges des manuscrits: colophons, marques de possession et de lecture témoignent en tous les cas d’ une activité intense autour
des manuscrits sur la durée et d’échanges, telle cette marque de lecture par un
membre de la famille al-Akwaʿ, à Šahāra en 1687. Quant à l’ histoire des bibliothèques privées, on voit qu’elles s’accroissent par héritage, achat, sûrement par
des présents, mais aussi grâce à la copie de manuscrits par leurs propriétaires
(ʿAbd al-Salam al-Wajih et les illustrations). Il est fondamental que les bibliothèques publiques, s’accroissant à partir de fonds privés, ajoutent à leurs tâches
celle de, systématiquement, récoler leur histoire.
29
Voir la rubrique « État du manuscrit » dans chaque fiche de: A. Regourd (dir.), Catalogue cumulé des bibliothèques de manuscrits de Zabid. i. Bibliothèque ʿAbd al-Rahman alHadhrami, fasc. 1 et 2, Sanaa, cefas, fsd, 2006 & 2008, en ligne sur le site du cefas, http://
www.cefas.com.ye/spip.php?article377, et http://www.cefas.com.ye/spip.php?article385.
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Le manuscrit comme bien
Le manuscrit est considéré comme un bien depuis longtemps: les livres ayant
statut de waqf – souvent des corans, l’illustrent30. Aujourd’hui, c’ est la contrebande (taḥrīb) qui est le plus souvent invoquée pour parler d’ hémorragie des
manuscrits hors du pays. Le phénomène n’est pourtant pas comparable à ce
qui précède. La contrebande met en jeu les frontières d’ un pays, la notion de
patrimoine, qui, en introduisant l’idée que le bien d’ un seul est le bien de tous,
engendre, dès sa notion, un sentiment de dépossession, enfin, le commerce,
et même, le grand commerce. Dans cette épopée pathétique pour les bibliothèques privées qu’est la contrebande, un lien se rompt entre l’ homme et le
manuscrit, l’histoire connaît une interruption et quelque chose de l’ âme du
manuscrit s’en va. On voit déjà se profiler un phénomène nouveau sur la place
du marché de l’art: de riches hommes d’affaire venus d’ Orient acquièrent à
titre privé des manuscrits comme d’autres biens, cependant non-imposables.
Recyclant parfois ainsi leur trop plein de devises, ils font évaluer leurs collections afin de les transmettre en connaissance de cause à leurs descendants.
Les manuscrits numérisés n’ont pas davantage de marges vivantes, l’ endroit
où, ici et là, se trouvait couchée la trace, parfois caviardée, de la longue chaîne
des hommes qui les ont transportés, annotés, possédés, vendus/achetés, ou lus.
Ce volume donne une idée de la circulation des manuscrits du Yémen entre les
différentes régions du pays et sur la carte du monde. Le Yémen a été un lieu
d’enseignement du sunnisme pendant plusieurs siècles, dont les ramifications
se sont étendues loin à l’est, de même qu’à l’ouest ; il a abrité une branche schismatique de l’ismaélisme, qui a dû émigrer. Lettrés, marchands-lettrés, confréries et réformistes ont constitué des véhicules, y compris physiques, des manuscrits. Tout contribue à faire de l’histoire des collections et des bibliothèques un
élément capital dans l’identification de la provenance des manuscrits et dans
celle des styles régionaux.
30
Les plus anciennes mentions connues d’ un manuscrit en waqf remontent au iiie/ixe s., cf.
F. Déroche, « Les manuscrits arabes datés du iiie/ixe s.», Revue des études islamiques, 55–
57, 1987–1989, pp. 345–350. Le ms. Weiner 181, contenant un Kitāb al-idrīsiyya fī bayān iʿrāb
Milḥat al-iʿrābiyya (sic), avec un colophon à la date de ḏū al-qaʿda 1267/août-septembre
1851, porte, collée sur les ais supérieures et inférieures, une étiquette originale avec la mention: «(1) Māl ṭayyib (2) al-ḥāǧǧ šayḫ Ādam Muḥsayn ʿAlī Wāsī (3) ʿAdan wa-Ḥudayda»,
soit les villes d’ Aden et d’ al-Hudayda (c’ est nous qui soulignons).
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