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Sandrine charlemagne
mon pays étranger
roman
LITTÉRATURE
ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
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En cet instant, je crois au soleil. À son disque
de feu irradiant le port de Marseille. Il est onze
heures trente. Dans le bleu implacable du ciel,
deux mouettes se suivent, en cercles concentriques.
Les oiseaux tournent, et nous autres tournons à
notre façon. Aujourd’hui, en ce jour d’août de l’an
2000, je m’en vais sur la terre paternelle. Ce pays
que je n’ai jamais vu. Destination Alger. L’île aux
mouettes, disait-on jadis. Alger, deuxième baie du
monde. Il fait incroyablement lourd sur le port. Les
gens, cernés de bagages en tout genre, s’entassent
sur ce tronçon de quai. J’étouffe dans ma longue
robe noire. Nous attendons ici l’ouverture des
portes du bateau. Ça doit faire maintenant au moins
trois quarts d’heure, et ma robe me colle à la peau.
Mais je prends mon mal en patience. Je regarde
alentour, avec l’œil du nouveau-né. Les lettres
se détachent sur la coque blanche du paquebot :
Tariq. Tariq signifie route, m’a-t-on dit. Puis là, je
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vois tous ces visages d’hommes qui m’entourent.
Il y a les Algériens qui se taisent et ceux qui discutent. J’entends leurs paroles, et j’ai honte de ne
pas comprendre. Parfois pourtant, il me semble
tout saisir. Comme si la langue paternelle réveillait
une part d’identité. On s’impatiente soudain. Un
vieillard râle à côté de moi, les mains agrippées à
un gros sac d’où dépasse une couverture imprimée
de têtes de girafes. Il n’est pas le seul à s’encombrer
ainsi. Peut-être un cadeau destiné à la famille, la
couverture arrivée tout droit de France ! Le vieil
homme, après s’être énervé, finit par rajuster sa
chéchia rouge, de biais sur son crâne, et défroisse
ensuite sa veste en toile. Ses vêtements ont fait leur
temps, mais son allure n’en reste pas moins celle
d’un patriarche d’une tribu lointaine. Les passagers
redoublent d’impatience, des voix gutturales se
chevauchent. Tohu-bohu des mécontents. On n’en
peut plus d’attendre. Je sens qu’un gars m’observe
avec insistance, les yeux rieurs. Il tranche sur les
autres. En impose tout d’abord par sa taille : une
bonne tête de plus que la plupart des voyageurs. Et
puis, il porte un costume bleu très chic. La chemise
blanche au col ouvert sur une fine chaîne en or.
L’homme se désaltère au goulot d’une bouteille, et
ses yeux prodigieusement clairs ne cessent de me
fixer. Tant de clarté viendrait de la réfraction du
soleil ? Maintenant que je le regarde autant que lui
me regarde, il se décide à s’approcher.
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– J’ai la phobie des avions. Qu’est-ce qu’il trafique l’équipage ? On cherche à nous rendre fous ou
quoi ? Tu as vu comme ça a failli virer à la castagne
au contrôle tout à l’heure ? Ce filou qui voulait
resquiller dans la file ! Cette manie de se charger
de cadeaux n’arrange rien. L’été dernier, j’ai croisé
un gars avec une machine à laver. Pourtant, on ne
manque pas d’électroménager au pays. Tu as soif ?
J’ai pris la bouteille cordialement tendue. L’eau
coule fraîche dans ma gorge. Je remercie l’homme,
en lui rendant sa bouteille. Je ne dis plus rien après
ça, et lui ne s’éloigne pas pour autant. Ainsi tout
près de moi, je peux voir ses mains soignées et sa
barbe naissante. Et ses yeux toujours aussi clairs,
d’un marron presque vert. Il parle à nouveau. Cette
fois, de la chaleur intenable. J’opine d’un signe de
tête. – Découvre ton pays étranger, découvre-le
avec tes yeux, crève la bonde pour que s’écoulent
les larmes et puis taris-les aussitôt écoulées, sois
attentive aux signes, pelletées de poussière, soleil,
fusion, accepte la confrontation d’avec tes origines.
Le cerveau, intellect-mental-système-nerveux, déjà
bien achevé. Pour le transfert d’embryon, c’est trop
tard. Ouvre les portes pour laisser venir à toi ce qui
devra venir –
Sur ce quai, ce sont les hommes qui l’emportent
en nombre. On ne voit pas d’emblée les quelques
femmes présentes. Des silhouettes râblées, affublées
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de sombres foulards. Puis d’autres plus chétives,
sous les fichus moins foncés. Silhouettes fondues
dans la masse, presque informes pour la plupart
sous le poids des tissus. Mais ce qui prime, ce qui
attire, c’est la profondeur des regards. Des prunelles comme traversées par des clous de cristal.
Sous ce soleil, l’effet n’en est que plus frappant.
Un bruit métallique se répercute. Enfin le bateau
nous ouvre ses portes. Aussitôt, c’est un crescendo
de hurlements, et ça se bouscule, et ça tire avec
exaspération ses kilos de bagages ! On croirait
les gens pris de panique à l’idée de rester à quai,
que le bateau parte sans eux. L’homme à la chaîne
d’or m’entraîne avec lui, se frayant par je ne sais
quelle manœuvre un passage dans cette pagaille.
La passerelle franchie, je remets vite mon billet
à un membre de l’équipage. Il montre un couloir,
m’indique que les classes cabines se situent à l’autre
extrémité. Mon compagnon de route, lui, s’arrêtera
en classe économique. Il m’a dit ça après m’avoir
chuchoté son prénom à l’oreille : Yacine. Et moi,
en petite étrangère, j’ai tout de suite fait le lien avec
Kateb Yacine. Et tandis qu’on se dépêche, avec nos
bagages, le titre d’une de ses pièces de théâtre me
revient : Mohamed, prends ta valise.
Si j’avais réservé plus tôt, j’aurais été plus
proche de ceux que je recherche. Seulement je m’y
suis prise trop tard, il ne restait que deux places en
première.
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Les Algériens de France sont nombreux à retourner au pays. Yacine, tirant derrière lui sa valise à
roulettes, parle justement de tous ceux qui vont
retrouver leur famille. Il évoque les bas de laine
de ses compatriotes, leurs efforts pour mettre un
peu de fric de côté. Il ajoute que c’est un devoir de
venir en vacances au bled. Malgré ce qui s’y passe.
Lui ne pourra jamais faire autrement ! Atteignant
la cabine, Yacine pousse du pied la porte, d’un air
excédé. Ambiance de chambrée : des lits superposés
en métal aux couchages bas de gamme, un lavabo
ébréché, un robinet d’eau froide, et une vieille tablette
fixée au mur. Yacine argue que ça ne changera
jamais. Qu’avec ou sans pétrole, ce sera toujours du
« foutage » de gueule ! Il soulève sa valise pour la
poser sur le matelas du bas. Sa valise est assortie au
bleu de son costume. La sueur perle sur ses tempes.
Pour le moment, il n’y a qu’un seul voyageur dans
la cabine, assis sur le lit d’en face. Les deux hommes
se saluent et engagent une petite conversation. À
les écouter, on pourrait croire qu’ils se connaissent
depuis longtemps. Étrangers l’un à l’autre, et d’un
coup si fraternels. Ils se parlent en arabe dialectal.
Le son de leurs voix, graves et enrouées, m’envahit
cependant d’une sorte de malaise. Indigènes, bicots,
melons, ratons, moricauds, bougnoules, crouilles…
dire que tous ces mots-là !... J’aimerais tant pouvoir
échanger avec eux dans leur langue. Discussion terminée, Yacine s’allonge sur son lit, après avoir quitté
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ses chaussures d’un noir lustré. Et c’est en riant de sa
taille qu’il surélève ses jambes sur sa valise, tandis
que s’affaissent ses larges épaules. Le corps massif,
quasi seigneurial sur ce lit de fer, dont toute la puissance au repos fait figure de roi « déchu » dans cet
espace ridicule. L’iris de ses yeux se fend : un félin.
Dans les couloirs, l’agitation persiste. Des
passagers qui cherchent leur numéro de cabine.
Qui se trompent de place et crient de plus belle. Ce
bateau pourrait être comme un berceau cyclopéen,
éternel gardien de tous les déracinés. Une gamine
trébuche, tombe par terre, et les volants de sa petite
robe se soulèvent. Sanglot ravalé, elle se redresse
prestement, se frotte le genou, avant de reprendre
sa course. Yacine me propose de le retrouver après
mon déjeuner. Il connaît le principe : en première,
les repas sont inclus dans le prix du billet. Lui, il
piquera un somme en attendant. Donc, libre à moi
de revenir. Oui, ça me dit bien, et je lui réponds
qu’il me reverra tout à l’heure.
Je viens de passer la frontière entre les secondes
et premières classes dans le prolongement du même
couloir : c’est une moquette rouge corail qui remplace
le lino des classes économiques. Une femme en voile
me frôle, tout imprégnée de jasmin, laissant sur son
passage un effluve subtil. On dit du jasmin qu’il
possède des vertus aphrodisiaques. Je me demande
si cette femme connaît son pouvoir ? J’ai envie de la
rattraper pour lui parler, comme j’ai vu le faire Yacine
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dans sa cabine. Mais à coup sûr, je manquerai de
naturel. Alors je laisse tomber. Le couloir débouche
sur d’autres, tous identiques. J’en traverse un premier,
puis un second. Mais mon numéro n’apparaît sur
aucune des portes. Bateau labyrinthique ! À force
de tourner, je finis quand même par arriver devant le
numéro 17. C’est le cœur battant que j’entre dans ma
cabine, pour poser mon bagage sur un des lits du bas.
De cette couchette, je dispose d’une vue sur un beau
rectangle d’océan. Je suis émue. Mon premier voyage
en bateau. Et, nec plus ultra, en première classe : une
douche aux chromes étincelants ! De nouveau dans le
couloir, il ne reste plus qu’à me diriger vers la salle
du restaurant. Le bateau est si grand que je tourne
encore un moment dans les couloirs avant de tomber
sur un panneau fléché indiquant enfin le restaurant.
Je grimpe un escalier et j’imagine que des marches
sans fin rejoignent les portes d’un autre ciel. – Nina,
toi tu es déjà très haut. Si haut. Peux-tu bâtir les
fondements d’une autre justice et nous mener sur une
autre route ? Peux-tu faire s’arrêter de s’effondrer le
monde, avec son sang, ses larmes et ses cris ? Dis-le
que tu pourrais –
Nina n’avait jamais douté de la nécessité de ce
voyage. Et m’avait fait promettre de l’emmener
avec elle le jour où j’irais là-bas. Et moi, je lui avais
promis. On ira voir ensemble le pays de ton père,
disait-elle. Aussi en ce jour de l’an 2000… Pour
elle et pour moi.
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DU MÊME AUTEUR
À corps perdus, récit, J.-C. Lattès, 1994.
Anastasia, théâtre, L’Harmattan, 1999.
© SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2012.
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