La rencontre ville imaginaire / ville réelle

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La rencontre ville imaginaire / ville réelle
Mook / La ville Autrement N°1 / article n°14 / parution programmée en mars 2010
La rencontre ville imaginaire / ville réelle : un atelier de l’Ecole Spéciale d’Architecture
Vingt-quatre étudiants de troisième année ont travaillé sur le thème de la ville imaginaire
greffée au quartier de La Défense sous la direction de Reza Azard. L’enseignant nous livre
son exercice appliqué.
Contexte
Il s’agit d’un atelier de création de projets du 6ème semestre correspondant à la fin de la 3ème année du cursus
de l’Ecole Spéciale d’Architecture (Paris).
La 3ème année, un moment charnière
Située à mi-parcours dans le cursus universitaire, la 3ème année, celle de la Licence, est un moment de
transition. Elle présente les premiers signes de la complexité. Elle est décisive dans la vie d’un étudiant en
architecture, confronté à une rencontre inédite : le monde de la naïveté à celui du réel.
Le poids écrasant du monde réel
En architecture comme dans beaucoup d’autres domaines, le réel est fonction du temps. Il est un état temporaire
défini par l’agencement complexe d’un ensemble de réseaux convergents ou divergents, d’ordre spatial comme
l’enchevêtrement des pleins et des vides de la ville, d’ordre mobil comme les flux de déplacement, d’ordre social
comme les relations humaines à travers les usages, d’ordre historique comme la cohabitation de sédimentations,
etc. C’est alors que l’étudiant, face au monde abyssal du doute sur soi et de l’autocritique, risque de se laisser
dominer par la réalité au dépend de sa naïveté et d’orienter ses choix vers le déjà vu du déjà résolu ou du
logiquement résoluble. C’est le début de ce que j’appelle le « formatage » ou alors du reflex « copier/coller ».
Intégrer les paramètres complexes du réel dans une réflexion architecturale est une démarche qui relève du bon
sens. Mais un processus de création ne peut en aucun cas être réduit à une combinaison de questions et de
réponses.
Renforcer sa naïveté en imaginant un univers
Donner une véritable légitimité au monde imaginaire de l’étudiant en l’aidant à construire de façon précise et
progressive son univers personnel élaboré, permet d’éviter l’absorption par la réalité. Il s’agit donc de le préparer
à la rencontre avec le réel en dopant sa naïveté pour qu’elle résiste mieux à la complexité du réel.
Le texte comme moteur pour un travail conceptuel
Dans un premier temps, j’ai sélectionné une trentaine de textes issus d’univers suffisamment variés pour que tout
le monde s’y retrouve : de la littérature, de la science-fiction, de la poésie, de la philosophie ou de la théorie
architecturale (Calvino, Venturi, Zweig, Parent, Virilio, Silverberg, Hugo, Michelet, Xixi, Heron, Chalk,
Bachelard, Ungers, Orwell, l’AUC, Borges, Didi-Huberman, Dars et Barjavel). Suite à un tirage au sort, chacun
a reçu un texte parmi ses trois choix préférentiels de sorte qu’il y ait un texte différent par étudiant. Ce corpus
évoque des univers caractéristiques. Relativement imprécis dans ses définitions, il se pose comme énigme et
offre une grande possibilité d’appropriation par l’imaginaire de l’étudiant.
Le premier exercice demandé a été d’écrire une page à partir de leur texte de référence. Selon moi, l’écriture
comme support élémentaire du langage, est la première forme de réappropriation d’un événement extérieur à soi.
La représentation d’un monde
La deuxième période a été consacrée à l’élaboration des mondes imaginaires. À l’aide de photomontages, de
dessins, de maquettes et de films, chaque étudiant a illustré son univers. Ils devaient établir également une «
grille de règles », c’est-à-dire un ensemble de notions décrites précisément et définissant les contours de chaque
territoire imaginaire. Ces règles sont à la fois d’ordre géographique, spatial, social et politique.
Le dévoilement du réel : Le quartier de la Défense
À mi-parcours, l’univers réel, jusqu’à lors inconnu pour les étudiants, leur a été dévoilé. J’ai choisi le quartier de
la Défense comme situation réelle. Son histoire est marquée par de nombreux projets utopiques ou réalisés. C’est
un territoire amplificateur de l’imaginaire architectural et urbain, une forme de laboratoire d’expérimentations,
de prouesses et de folies. Le CNIT par l’architecte Jean de Mailly, le projet des frères Polack pour la tour
Tourisme-TV, celui de la tour Cybernétique de Nicolas Schöffer, La Grande Arche d’Otto Von Spreckelsen, la
Tour Sans Fin de Jean Nouvel et la tour Phare de l’agence Morphosis sont autant d’exemples emblématiques. La
Défense est un quartier fait d’expériences juxtaposées qui ne s’entremêlent presque jamais. Il y a un réseau dense
et mouvementé de circulations automobiles, en sous-sol et en périphérie de la dalle ; juxtaposé à un réseau piéton
souterrain essentiellement dédié au centre commercial et au transport ; un réseau de déplacement piéton sur la
dalle, dominé par les employés de bureaux à l’Ouest vers l’arche et par les rares habitants à l’est vers Paris ; un
réseau de tours monofonctionnelles de bureaux ; et enfin une suite d’immeubles d’habitation relativement bas…
Durant une séance complète, les étudiants ont pu découvrir une série de films, d’ordre fictionnel, documentaire
ou simple animation promotionnelle, représentant l’univers du quartier de La Défense. L’enjeu était de faire
comprendre que le réel
n’est pas qu’une question d’espace mais de réseaux complexes définissant un milieu.
La représentation du réel
Le troisième exercice consistait à une analyse sensible et personnalisée : écrire un texte relevant de la perception
« Défensienne » ; imaginer une narration à la Défense en la dessinant à la manière d’une bande dessinée ou en
réalisant un petit court métrage.
Le projet dans le contexte réel : la mise en réseau
Le dernier acte de l’atelier a représenté le moment fort du processus. Un programme commun à tous les
étudiants leur a été imposé : habiter un milieu de façon temporaire en choisissant entre un programme de
logements étudiants ou de chambres d’hôtel. Plus de 7 000 étudiants, disséminés dans des structures scolaires
privées et publiques, fréquentent quotidiennement le quartier de la Défense sans compter le pôle Descartes et
l’université de Nanterre à proximité. Il y a donc un réel manque de structure d’hébergement pour les étudiants de
l’Ouest parisien. En ce qui concerne le programme de l’hôtel, il s’agissait de définir des lieux de pose courte
journalière, sommeil ou repos, propice à l’amélioration du cadre de vie des employés en suractivité constante,
représentant 85% des usagers de la Défense.
D’autres éléments programmatiques laissés à la liberté de chaque étudiant devaient compléter le programme de
base imposé. Ces fonctions complémentaires, extraites des univers imaginaires, avaient comme rôle de
singulariser les projets. Elles devaient être notamment inspirées de la grille des règles mise en place durant la
phase précédente.
Pour le rendu final des projets, une unique forme de présentation leur a été demandé : un film dans l’esprit de «
La Jetée » de Chris Marker, dont la trame narrative, basée sur des lectures de textes sur une succession d’images
fixes ou animées, devait clairement dérouler tout le processus de création depuis le début de l’exercice.
L’ensemble de ces films décrit de véritables mutations de leurs univers imaginaires vers leur mise en réseaux
avec le monde réel du quartier de la Défense.
Enfin, nous avons réalisé une animation 3D, une sorte de promenade aérienne virtuelle dans le quartier de la
Défense, représentant la finalité spatiale de l’ensemble des projets de l’atelier.
Une diversité de projets
Du fait de la diversité typologique originelle de l’ensemble des textes préalablement diffusés, confrontée aux
individualités affirmées des étudiants, le résultat final des projets affiche une diversité foisonnante de possibilités
architecturales et urbaines tantôt en accord, tantôt en opposition au monde du réel.
Citons quelques une des actions établies au cours de cet atelier:
Implanter une série de blocs sur l’île de Puteaux et les relier à la Défense par des passerelles aériennes ; Extraire
des programmes du centre commercial en sous-sol et les disséminer dans des constructions modulaires sur la
dalle de la Défense ; Relier un ensemble de tour par des tubes programmatiques intégrant des chambres d’hôtel ;
Créer un terrain de paint-ball, une arène et un stade de hockey sur glace où les employés de firmes rivales
peuvent s’affronter ; Construire une cité aérienne dédiée au repos, au-dessus de la Défense ; Habiter les espaces
vides engendrés par l’épaisseur de la dalle, dans des maisons à patios intégrant des espaces à altitudes variables ;
Se reposer dans des capsules aériennes rotatives dont le mouvement impose le sommeil ; Se reposer dans les
épaisseurs des panneaux publicitaires camouflant des chambres d’hôtel ; Rencontrer des étudiants habitants dans
des cellules implantés sur une structure tridimensionnelle au cœur de la Grande Arche ; Grimper dans une tour
dédiée à la méditation dont l’unique possibilité d’ascension par une longue série de marches prend la tournure
d’un pèlerinage ; Passer un après-midi entier dans un bain thermal au milieu de l’esplanade ; Pratiquer l’escalade
dans les heures creuses de l’activité et grimper dans des chambres très confortables pour un repos mérité
Reza AZARD