Vers la fin programmée des banquiers privés suisses ?
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Vers la fin programmée des banquiers privés suisses ?
ACTUALITÉ INTERNATIONAL Vers la fin programmée des banquiers privés suisses ? La pression des contraintes réglementaires, prudentielles et fiscales rend de plus en plus improbable le statut de « banquier privé ». Une disparition qui semble de plus en plus inéluctable ! P n Didier Planche our Grégoire Bordier, associé novembre 1932. Quant au statut particulier Lombard Odier et Pictet, annoncèrent leur responsable de la banque épo- conféré aux banquiers privés dès 1934, il se transformation en société en commandite nyme à Genève, les six établis- justifie par la présence dans leurs rangs d'un par actions (SCA) de droit suisse dès le 1er sements bancaires, dont le sien, ou de plusieurs associés indéfiniment res- janvier 2014, mettant ainsi un terme à leur au bénéfice du précieux label « banquier ponsables des engagements de l'établisse- régime juridique de société de personnes. privé » ne peuvent pas être considérés ment bancaire, recourant à leur propre capi- La SCA recouvre une forme hybride, à comme les derniers des Mohicans de la tal en cas de besoins financiers. Répondent savoir qu'elle fonctionne comme une sotradition bancaire helvétique et encore ainsi à la marque collective « banquier privé », ciété anonyme (SA) à l'interne et dans la déposée en 1997 auprès de l'Institut fédéral relation avec ses actionnaires-commanmoins ses rescapés. « Les banquiers privés sont ici les vrais banquiers privés, dont de la propriété intellectuelle, des enseignes ditaires, mais aussi comme une société le coeur de métier est la gestion de patri- bancaires revêtant la forme juridique de la de personnes pour ses associés indéfinimoine privé. Comme leur responsabilité raison individuelle, de la société en nom col- ment responsables. En cas de faillite, ces personnelle illimitée sur les actifs de leur lectif, ou en commandite. Fortes du statut de derniers perdent les fonds propres investis banque respective les oblige à mener une banque suisse, elles sont toutes agréées par dans la SA, mais aucunement toute leur gestion prudente, leurs intérêts s'alignent la FINMA, l'autorité fédérale de surveillance fortune, ce qui pouvait être le cas auparaautomatiquement sur ceux de la clientèle, des marchés financiers. vant avec la société de personnes. Leurs laquelle les sollicite toujours autant. Là se responsabilités sont dès lors identiques à situe l'atout-phare des banquiers privés La crainte de leurs propres risques celles de tout administrateur d'une SA. Ni encore à taille humaine et leur principal financiers plus, ni moins. avantage concurrentiel, en plus de leurs De concert en 2013, les deux ex-poids Simultanément, la Banque Mirabaud compétences éprouvées en matière de lourds des banquiers privés stricto sensu, emboîta le pas de ses deux challengers, gestion et de services offerts, ainsi que de leur respect de la confidentialité », nous explique celui qui cumule la présidence de l'Association des banquiers privés suisses et la vice-présidence de l'Association de banques privées suisses, toutes deux basées à Genève. C'est uniquement dans cette dernière association que siègent désormais les trois banques genevoises Lombard Odier & Cie SA, Mirabaud & Cie SA et Pictet & Cie SA qui, dès 2014, reléguèrent aux oubliettes leur statut de banquiers privés. En Suisse, le terme « banquier privé » correspond à une définition stricte mentionnée dans la Loi fédérale sur les banques Le siège de la FINMA, l'autorité fédérale de surveillance des marchés financiers et les caisses d'épargne du 8 suisses, à Berne. 44 GESTION DE FORTUNE – n° 272 – Juillet/Août 2016 INTERNATIONAL / ACTUALITÉ même si elle ne régate pas dans la même catégorie, étant nettement plus petite ne serait-ce qu'en termes de masse sous gestion. A l'époque, cette modification statutaire des trois banques privées parmi les plus réputées de la place helvétique et genevoise en particulier provoqua un véritable séisme dans le monde bancaire suisse. Certains analystes et commentateurs n'hésitèrent d'ailleurs pas à prédire la fin prochaine des banquiers privés. Aux dires d'alors des associés de Pictet, de Lombard Odier et de Mirabaud, ce choix mûrement réfléchi de changement de structure juridique correspondait à la nécessité de mieux répondre à la croissance et à la diversification des activités, et davantage encore à leur internationalisation. D'où l'obligation de s'adapter aux nouvelles réglementations bancaires internationales toujours plus complexes et, par la même occasion, de satisfaire certaines autorités fiscales étrangères qui n'appréciaient plus du tout le statut de société de personnes jugé plutôt opaque, car sans obligation légale de publier des résultats (bilans, comptes de pertes et profits), ni de communiquer les informations financières à caractère événementiel. Cette transformation juridique leur permettait dès lors de gagner en clarté et en cohérence, de même qu'en trans- Les six derniers banquiers privés vont devoir passer en société anonyme parence financière avec la publication de comptes annuels consolidés et la mise en place d'un organe de contrôle indépendant, au sein de la SCA. Leurs explications trouvaient certes une justification face à l'évolution de l'environnement bancaire international, mais les véritables raisons furent occultées. Concrètement, les associés des trois établissements bancaires prirent réellement peur pour leur propre fortune, en apprenant que ceux de l'ex-banquier privé La Banque Bordier, 172 ans d’histoire Grégoire Bordier Associé, Banque Bordier & Cie, à Genève Société indépendante à responsabilité illimitée, la Banque Bordier & Cie, fondée à Genève en 1844, gère une masse sous gestion de plus de 10 MdCHF et emploie 240 collaborateurs. En Suisse, l'établissement est implanté à Nyon, Berne et Zurich, en plus de son siège genevois. A l'étranger, ses implantations se situent en France et en Grande-Bretagne pour l'Europe, à Singapour pour l'Asie, et en Uruguay pour l'Amérique latine. Hormis la gestion privée en architecture ouverte, qui constitue son coeur de métier, Bordier & Cie propose également ses conseils dans la planification financière, la gestion de portefeuilles, la prévoyance professionnelle et les family services. Sa croissance vient de la clientèle suisse recherchant l'optimisation fiscale de leur patrimoine et de leurs avoirs de prévoyance, de la clientèle itinérante qui se déplace en Suisse et à l'étranger pour des raisons fiscales, et de la clientèle internationale considérant la Suisse comme un refuge patrimonial, politique et monétaire. n Wegelin, donc doté du même statut juridique, devaient assumer personnellement une amende de 74 M$ infligée par la justice américaine, à la suite d'un jugement portant sur l'organisation d'une fraude fiscale massive pour des clients américains. Si la Banque Wegelin avait été une SA, la responsabilité financière des associés n'aurait porté que sur le capital-actions, et non sur leur fortune personnelle. De plus, l'affaire Madoff restait encore gravée dans les mémoires, elle qui coûta son pesant d'or à certains établissements bancaires, à cause de clients lésés et du liquidateur américain ayant réclamé des montants colossaux. De quoi faire sérieusement réfléchir les trois banquiers privés sur les risques financiers qu'ils couraient avec leur statut de société de personnes, surtout que les litiges avec les services fiscaux américains et concomitamment avec la justice de l'Oncle Sam montaient en puissance à cette époque. D'ailleurs, les amendes liées à l'US Program pour incitation à la fraude fiscale de clients américains ont commencé à tomber dès la fin 2014-début 2015. Bien sûr, c'est la mort dans l'âme que les trois banquiers privés prirent cette décision de changer de statut juridique. La FINMA ne lâchera pas Qu'en est-il aujourd'hui des six banquiers privés qui clament leur volonté de conserver leur authenticité, grâce à leur statut de société de personnes indéfiniment responsables. Dans les faits, les problématiques à régler n'épousent certes pas la même envergure que les trois établissements passés en SCA, en raison de leur taille beaucoup plus restreinte. Pour la plupart d'entre eux, la croissance et la diversification de leurs activités, voire leur internationalisation, s'avèrent déjà sous contrôle. En revanche, les nouvelles réglementations, en grande partie liées à la fiscalité et à la gestion des risques, se sont accélérées et complexifiées en quelques années, en particulier dans le cadre du Swiss finish, voulant que les Suisses lavent plus blanc que blanc… Les coûts se rapportant à la compliance et à l'implémentation des réglementations ont donc explosé, engendrant la baisse des marges des banques actives dans la gestion de fortune, déjà mises à mal par le recul de leurs revenus et actifs. Bien sûr, les banquiers privés paient chèrement cette nouvelle donne réglementaire, même si, globalement, ils disposent de solides fonds propres, réalisent des bénéfices n° 272 – Juillet/Août 2016 – GESTION DE FORTUNE 45 ACTUALITÉ / INTERNATIONAL L'ex-banquier privé Wegelin a dû assumer personnellement une amende de 74 M$ infligée par la justice américaine confortables et enregistrent une rentabilité enviable. Hélas pour eux, la troisième réforme de l'imposition des entreprises, actuellement en discussion au Parlement, va encore les pénaliser fiscalement par rapport aux établissements bancaires en SA, puisque leur taux d'imposition ira bien au-delà des 13 à 16 % envisagés sur les bénéfices des SA, étant eux taxés sur leur fortune personnelle en tant que sociétés de personnes. Et cela même si les actions d'une SA sont aussi fiscalisées dans la fortune d'un particulier, au choix comme fortune privée ou commerciale. Dans ces conditions, prévoir que les six banquiers privés passeront prochainement en société anonyme semble inéluctable. C'est juste la question du timing qui demeure incertaine. Cette transformation de statut juridique s'impose d'autant plus que celui de société de personnes rend trop compliqué le montage financier des opérations d'acquisition, de fusion, voire de succession, et même impossible les augmentations de capital. Et par les temps qui courent, l'une ou l'autre relève bien d'une réalité stratégique… par nécessité. La crainte de leur responsabilité financière personnelle en cas de litiges avec les services fiscaux de l'un des pays membres de l'Union européenne (UE), ou de n'importe quel autre Etat étranger, qui les taraude en permanence, devrait les inciter à accélérer leur changement de statut juridique. Enfin, la discrétion financière légendaire des banquiers privés indispose de plus en plus les fonctionnaires zélés de la FINMA. De plus, cette carence d'information ne correspond plus du tout aux standards élevés de transparence financière et de gouvernance prévalant actuellement dans le secteur bancaire international. « N'avoir aucune obligation légale de publication financière représente un réel avantage, car nous ne subissons aucune pression des marchés, ni de l'extérieur, ce qui nous permet de travailler en toute indépendance sur le long terme. En revanche, c'est volontiers que nous ouvrons nos livres de comptes aux clients qui en font la demande », tient à préciser Grégoire Bordier. 46 GESTION DE FORTUNE – n° 272 – Juillet/Août 2016 Il n'empêche que les gendarmes de la FINMA, qui font aujourd'hui la pluie et le beau temps au sein du secteur bancaire et financier suisse, contraindront un jour ou l'autre les six banquiers privés à pratiquer la transparence financière, d'où leur obligation de changer de statut juridique. Et ce d'autant plus que la Confédération helvétique est en pleine discussion avec l'UE, très à cheval sur la transparence, pour que les banques suisses obtiennent un plein accès à son marché, dans le cadre des accords bilatéraux. Or, comme ce genre de tractations passent toujours par le donnant-donnant, il est loisible d'imaginer que l'UE souhaite aussi un changement de statut juridique des banquiers privés, estimant qu'ils font tâche avec leur opacité tenace, quelque part un résidu du secret bancaire. Et puis les griefs s'allongent, puisque la FINMA partie en guerre contre les risques bancaires, considère que les banquiers privés actuels ne disposent plus d'une taille critique minimum et que leur mode de fonctionnement sans conseil d'administration ni comité exécutif séparé constitue un réel facteur de risques, malgré leur responsabilité financière illimitée. Oui, les six banquiers privés suisses sont en voie de disparition. Inéluctablement. D'ailleurs, ils étaient encore sept en début d'année, avant que l'un d'eux, la banque genevoise Gonet & Cie, communique en février dernier sa décision de se transformer en SA… n 81 il y a 75 ans, 6 aujourd’hui ! L'Association des banquiers privés suisses avec des membres exclusivement au statut juridique de société de personnes totalisait 81 établissements en 1941, contre 14 en 2005 et plus que 6 cette année, en l'occurrence Baumann & Cie, Bordier & Cie, E. Gutzwiller & Cie, Mourgue d’Algue & Cie, Rahn+Bodmer Co. et Reichmuth & Co. Principalement actifs dans la gestion de fortune privée et institutionnelle en Suisse romande et alémanique, les neuf membres de l'Association de banques privées suisses (Bordier & Cie, E. Gutzwiller & Cie, Piguet & Cie (passage en SA en cours), Lombard Odier & Cie SA, Mirabaud & Cie SA, Mourgue d’Algue & Cie, Pictet & Cie SA, Rahn+Bodmer Co., Reichmuth & Co) emploient près de 7 500 collaborateurs à travers le monde, dont plus de 4 500 en Suisse, soit 5 % de la place bancaire helvétique. Ils gèrent et administrent des actifs pour un montant proche des 700 MdCHF, soit environ 10 % des fonds sous gestion en Suisse. Cette association a succédé au Groupement des banquiers privés genevois au début janvier 2014. n