Extrait de « L`obéissance » de Suzanne Jacob lu par Alexandrine

Transcription

Extrait de « L`obéissance » de Suzanne Jacob lu par Alexandrine
Extrait de « L'obéissance » de Suzanne Jacob
lu par Alexandrine Agostini lors de l’événement
« Eau Citoyenne » le 26 avril 2003
Les gouttes de pluie pénètrent dans la terre une par une. Certaines
vont rejoindre des nappes d'eau où elles se purifient. Les autres
dévalent les côtes et tombent dans des fossés, d'autres roulent sur
les toits et glissent dans les gouttières, mouillent les chats, tombent dans des
trous d'homme. Certaines séjournent dans des montagnes, sur des plateaux,
dans des miroirs lisses. D'autres vivent aux creux des gorges, sous des ombres
sévères fermées aux rayons du soleil. Il y en a qui parviennent à pénétrer entre
les pétales des roses où elles flageolent dans le parfum. Il y a de grands
rassemblements de gouttes, des ruées, des nuées, des marées, qui ameutent
tous les filets, toutes les flaques, et elles frétillent, elles papillonnent, elles
voltigent, elles courent. C'est l'eau, elle s'éparpille et se rejoint, contourne et
s'enlise, sèche, gît, déprime, renaît, bondit, saute, glisse sur de larges pierres
lisses, s'ouvre les veines sur des rochers, s'égratigne sur les arêtes, reprend son
souffle dans des vallées où les vaches, les brebis, les chèvres et les poules la
boivent et la pissent et elle retrouve toujours ses chemins, ses avenues, ses
grandes routes toujours en travaux. Il y a des routes d'eau abandonnées comme
des ruines, comme des villages ou des villes fantômes traversées par des
insectes lents.
Entre la rue des Cèdres et la rivière, il y a un petit bois où les gouttes
s'enchevêtrent aux ramures et aux nids d'oiseaux, descendent le long des
troncs des érables, des merisiers, des peupliers, illuminent les fougères et
tombent par rigoles dans la rivière. L'eau de la rivière fait un coude, en rase
campagne, avant de monter toute droite vers le nord, jusqu'au fleuve, jusqu'au
golfe, jusqu'à l'océan. Au creux du coude de la rivière, c'est Choinière, où l'eau
passe sous trois ponts en s'alourdissant des déchets de quatre usines qui la
pénètrent et la brûlent.
La lune de novembre gonfle l'eau de cette artère ouverte, l'agite, l'endolorit, la
tourmente, la menace. C'est juste avant les premiers froids, et l'eau file de plus
en plus vite sous les trois ponts de Choinière, eau migratrice faisant mauvaise
route, fuyant en sens contraire des oies. Si elle le pouvait, ce jour-là, elle
couperait à travers les bois, pour éviter le coude de Choinière, ce détour qui
ralentit sa course, qui l'épuise à force de déversements des usines. Ce jour-là,
comme si elle avait lu un malheur dans l'oeil brillant de la lune, comme si elle
était harcelée de folles prémonitions, si elle le pouvait, elle renoncerait à ce
coude d'eau, elle n'irait pas. Il est quatre heures de l'après-midi quand l'eau de la
rivière vient comme un chat qui a faim se glisser et s'enrouler autour des jambes
d'une petite fille. Elle pénètre dans deux petites bottes blanches, dans des
collants blancs, elle s'y réchauffe à peine. La petite fille avance en elle et, elle,
elle entre dans la robe jusqu'au ventre chaud de la petite. Une mouette perdue
ricane soudain. Le vent s'engouffre dans le bec de la mouette. "Maman, aidemoi, je vais me noyer." La lune pousse l'eau, l'eau pousse la petite fille, lui fait
perdre pied, l'emporte, la remplit, bouche, narine, gorge, jusqu'au fond des
poumons.

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