Former l`esprit critique - La Ligue de l`enseignement

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Former l`esprit critique - La Ligue de l`enseignement
Former l’esprit critique
Un pays est-il plus riche de travailleurs formatés et dociles ou de citoyens capables de
débattre et d’analyser les choix politiques, économiques, sociétaux auxquels toute société doit
faire face ? Les maîtres mots de l’éducation doivent-il être l’adaptation et la soumission à la
vérité officielle alors que les générations montantes vont devoir trouver des réponses lucides,
inventives et solidaires aux énormes défis qui pèsent sur leur avenir, qu’elles vont devoir
nécessairement opérer un changement de cap et pour cela soumettre à examen les idéologies
qui ont façonné le monde que nous leur transmettons ?
On voit là deux visions de l’éducation s’opposer. L’une est régressive et cynique : l’ampleur
de l’échec scolaire lui est prétexte à trier les enfants encore un peu plus tôt, sa culture du
résultat immédiat et de l’adaptation aux conditions professionnelles l’oppose à la notion de
culture générale, quant à son mépris de la pédagogie, il s’accommode bien avec l’idée qu’on
peut enseigner sans formation. La vision que nous lui opposons prend au sérieux la
démocratie et l’obligation qui en découle de permettre à chacun une appropriation intelligente
du bien commun que constituent les savoirs et la culture, ainsi que le développement de
capacités d’analyse et de jugement personnel le rendant apte à exercer ses choix privés
comme ses choix citoyens. Loin de se confondre avec l’esprit de critique, l’esprit critique c'est-à-dire la vigilance face aux raisonnements douteux, aux pressions idéologiques, aux
matraquages et aux informations vraies ou fausses qui circulent dans les médias et notamment
sur internet - est en effet la clé de l’émancipation intellectuelle et de la responsabilité civique.
Mais la maîtrise de connaissances ne suffit pas à faire reculer les préjugés dont les ancrages
affectifs et sociaux font obstacle au raisonnement : on sait que la notion de race dans l’espèce
humaine est sans fondements scientifiques, mais cela ne suffit pas à faire reculer le racisme.
Comment s’y prendre alors pour construire une vision critique et réfléchie des questions
citoyennes ?
Toutes les ressources de la culture et de l’intelligence peuvent et doivent y concourir. Exercer
son esprit critique, c’est porter une attention extrême aux mots, aux images, à la logique de
leurs enchaînements, à la rigueur d’une démonstration ; c’est pouvoir, grâce à l’histoire, aux
sciences économiques et sociales, à l’éducation aux médias, se situer dans la société,
comprendre ses données principales, savoir lire un document, un article, un tableau, une
statistique et en interroger la validité ; c’est également être conscient des choix sociétaux,
culturels, esthétiques, des valeurs dont on a hérité, et en approfondir le sens grâce à la
littérature, aux arts, à l’histoire, à la philosophie…
Mais vouloir former l’esprit critique suppose en outre une vraie volonté de développer le
jugement et l’initiative intellectuelle des élèves. L’école, en coopérant avec les autres acteurs
éducatifs, devrait permettre à tous les jeunes de faire l’expérience de leurs territoires,
d’apprendre à s’y repérer, à y trouver les ressources multiples qui contribuent à fonder la
culture de l’ouverture et du discernement. Elle devrait aussi les entraîner très tôt à la pratique
du débat argumenté. Non seulement comprendront-ils ainsi qu’une même question peut être
abordée sous des angles très différents et qu’un argument reposant sur une simple opinion est
à distinguer d’un raisonnement construit s’appuyant sur une preuve objective, mais ils
construiront aussi leurs propres convictions en s’exerçant à les faire entendre comme à
entendre celles des autres, ce qui nous mène au cœur du processus démocratique et de la
laïcité. Enfin, à rebours de l’ennui scolaire et de la sclérose de la pensée unique, ils prendront
conscience, à travers ces situations, de tous les savoirs et ressources mentales qu’ils peuvent
mobiliser autour d’un problème à résoudre en commun.
Robert JAMMES
Inspecteur Général Honoraire
de l’Education nationale
membre du Comité National éducation
de la Ligue de l’enseignement
Stéphane BEAUD
Docteur en sociologie à l’EHESS
Professeur à l’ENS de Paris