TEMOIGNAGES LITTERAIRES DE LA GUERRE DES TRANCHEES

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TEMOIGNAGES LITTERAIRES DE LA GUERRE DES TRANCHEES
TEMOIGNAGES LITTERAIRES DE LA GUERRE DES TRANCHEES
Henri Barbusse, Le Feu. Journal d’une escouade. 1915, 1916.
1873-1935. Combattant volontaire. Le Feu est rédigé à l’hôpital en 1916 après son évacuation : publié en
feuilleton à l’été 1916 et par Flammarion à l’automne 1916 il obtient la même année le Prix Goncourt. Il adhère
au Parti communiste en 1923. L’ouvrage est inspiré de son expérience personnelle et décrit le quotidien des
poilus. L’ouvrage remporte un grand succès lors de sa sortie : c’était la première fois que la barbarie et l’atrocité
de la guère étaient dénoncées de la sorte.
« - C’est rien d’tout ça, mes fieux, dit le nouveau sergent, qui passait et s’arrêta. I’ fallait voir c’qui nous ont
balancé à Verdun, là d’où je deviens justement. Et rien que des maous : des 380, des 420, des deux 44. C’est
quand on a été sonné là-bas qu’on peut dire : « J’sais c’que c’est d’êt’ sonné ! » Les bois fauchés comme du blé,
tous les abris repérés et crevés même avec trois épaisseurs de rondins, tous les croisements de route arrosés, les
chemins fichus en l’air et changés en des espèces de longues bosses de convois cassés, de pièces amochées, de
cadavres tortillés l’un dans l’autre comme entassés à la pelle. Tu voyais des trente types rester sur le carreau,
d’un coup, aux carrefours ; tu voyais des bonshommes monter en tourniquant, toujours bien à des quinze mètres
dans l’air du temps, et des morceaux de pantalon rester accrochés tout en haut des arbres qu’il y avait encore.
Tu voyais de ces 380-là entrer dans une cambuse, à Verdun, par le toit, trouer deux ou trois étages, éclater en
bas, et toute la grande niche être forcée de sauter ; et, dans les campagnes, des bataillons entiers se disperser
et s’planquer sous la rafale comme un pauv’ petit gibier dans défense. T’avais par terre, à chaque pas, dans les
champs, des éclats épais comme le bras, et larges comme ça, et i’ fallait quatre poilus pour soulever ce bout de
fer. Les champs, t’aurais dit des terrains pleins d’rochers !… Et, pendant des mois, ça n’a pas décessé. Ah ! Tu
parles ! Tu parles ! répéta le sergent en s’éloignant pour aller sans doute recommencer ailleurs ce résumé de ses
souvenirs. »
« Deux êtres obscurs passent dans l’ombre, à quelques pas de nous ; ils s’entretiennent à demi-voix.
- Tu parles, mon vieux, qu’au lieu de l’écouter, j’y ai foutu ma baïonnette dans l’ventre, que j’pouvais plus la
déclouer.
- Moi, i’s étaient quat’ dans l’fond du trou. J’les ai appelés pour les faire sortir : à mesure qu’un sortait, j’y ai
crevé la peau. J’avais du rouge qui me descendait jusqu’au coude. J’en ai les manches collées.
- Ah ! reprit le premier, quand on racont’ra ça plus tard, si on r’vient, à eux autres chez nous, près du fourneau et
de la chandelle, qui voudra y croire ? C’est-i’ pas malheureux, s’pas ?
- J’m’en fous, pourvu qu’on r’vienne, fit l’autre. Vitement, la fin, et qu’ça.
Bertrand parlait peu, d’ordinaire, et ne parlait jamais de lui-même. Il dit pourtant :
- J’en ai eu trois sur le bras. J’ai frappé comme un fou. Ah ! Nous étions tous comme des bêtes quand nous
sommes arrivés ici ! »
Roland Dorgelès, Les Croix de bois, 1919
1885-1973. Journalise français, engagé volontaire, sous-officier. Il commence la rédaction de son roman dès 1915.
Il y évoque aussi bien les jours de permission à l’arrière que le quotidien dans les tranchées et de ses horreurs en
se servant de son expérience de combattant. Le roman est publié en 1919 et reçoit le Prix Femina.
« Ma tête lourde ne m’obéit plus. On esprit engourdi se perd en titubant dans une rêverie confuse.
La guerre… Je vois des ruines, de la boue, des files d’hommes fourbus, des bistrots où l’on de bat pour des litres
de vin, des gendarmes aux aguets, des troncs d’arbres déchiquetés et des croix de bois, des croix, des croix…
Tout cela défile, se même, se confond. La guerre…
Il me semble que ma vie entière sera éclaboussée de ces mornes horreurs, que ma mémoire salie ne pourra
jamais oublier. Je ne pourrai plus jamais regarder un bel arbre sans supputer le poids du rondin, un coteau sans
imaginer la tranchée à contre-pente, un champ inculte sans chercher les cadavres. Quand le rouge d’un cigare
luira au jardin, je crierai, peut-être : « Eh ! Le ballot qui va nous faire er’repérer!… » Non, ce que je serai
embêtant, avec mes histoires de guerre, quand je serai vieux ! »
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« C’est un grand troupeau hâve, un régiment de boue séchée qui sort des boyaux et s’en va par les champs, à la
débandade. Nous avons des visages blafards et sales que la pluie seule a lavés. On marche d’un pas traînant, le
dos voûté, le cou tendu.
Arrivé sur la hauteur, je m’arrête et me retourne pour voir une dernière fois, emporter dans mon âme l’image
de cette grande plaine couturée de tranchées, hersée par les obus, avec les trois villages que nous avons pris :
trois monceaux de ruines grises.
Comme c’est triste, un panorama de victoire ! La brume en cache encore des coins sous son suaire et je ne
reconnais plus rien, sur cette vaste carte de terre retournée. Les Trois-Chemins, la Ferme, le Boyau blanc, tout
cela se confond ; c’est la même plaine, usée jusqu’à sa trame de marne blanche, une lande anéantie, sans un
arbre, sans un toit, sans rien qui vive, et partout mouchetée de taches minuscules : des morts, des morts… […]
Il a fallu tenir dix jours sur ce morne chantier, se faire hacher par bataillons pour ajouter un bout de champ à
notre victoire, un boyau éboulé, une ruine de bicoque. »
Ernst Jünger, Orages d’Acier, 1ère éd. Allemande en 1920, 1ère trad. en Français 1930 (extraits de l’éd. de 1960).
1895-1998. Officier Allemand. Composée après-guerre, à partir des notes consignées dans un carnet tenu
pendant la guerre, Orages d’acier est un témoignage et une œuvre littéraire peu ordinaire en ce qu’elle vit,
évolue, se façonne et se refaçonne pendant 60 années, au gré des rééditions successives (7), au prix d’un travail
de réécriture permanent. La première édition est de 2 000 exemplaires publiés à compte d’auteur. Il dénonce peu
les horreurs de la guerre, ses descriptions sont souvent froides, l’émotion est par contre plus forte lorsqu’il s’agit
de décrire l’ardeur au combat. Il ne fait cependant pas part d’une haine vis-à-vis de l’adversaire.
« Jusqu’à la position Siegfried, chaque village n’était plus qu’un monceau de ruines, chaque arbre abattu,
chaque route minée, chaque puits empoisonné, chaque cours d’eau arrêté par des digues, chaque cave crevée à
coup d’explosifs ou rendue dangereuse par des bombes cachées, chaque rail déboulonné, chaque fil
téléphonique roulé et emporté, tout ce qui pouvait brûler avait flambé : bref, nous changeâmes le pays en
désert, en prévision de l’avance ennemie. Ces spectacles faisaient songer à une maison de fous, comme je l’ai
dit, et provoquaient des sentiments analogues, mi de comique, mi de dégoût. Ils furent aussi, et l’on ne tarda
pas à s’en apercevoir, funestes pour la discipline. Ce fut la première fois où je vis à l’œuvre la destruction
préméditée, systématique, que j’allais rencontrer jusqu’à l’écœurement dans les années suivantes; elle est en
corrélation étroite avec les doctrines économiques de notre temps et rapporte au destructeur lui-même plus de
tort que de profit. Les villages auraient été de toute manière anéantis dans les combats qui suivirent, mais
d’une manière plus digne du soldat. »
« Le tonnerre du combat était devenu si terrible que personne n’avait plus l’esprit clair. Il avait une puissance
étouffante, qui ne laissait plus de place dans le cœur pour l’angoisse. La mort avait perdu ses épouvantes, la
volonté de vivre s’était reportée sur un être plus grand que nous, et cela nous rendait tous aveugles et
indifférents à notre sort personnel. […]
La fureur montait maintenant comme un orage. Des milliers d’hommes avaient déjà dû tomber. […]
Le grand moment était venu. Le barrage roulant s’approchait des premières tranchées. Nous nous mîmes en
marche.
Parmi les masses qui s’étaient levées, on se trouvait pourtant solitaire; les formations s’étaient mélangées.
J’avais perdu les miens des yeux; ils s’étaient fondus comme une vague dans le ressac. […] Ma main droite
étreignait la crosse de mon pistolet, et la main gauche une badine de bambou? Je portais encore, bien que
j’eusse très chaud, ma longue capote et, comme le prescrivait le règlement, des gants. Quand nous avançâmes,
une fureur guerrière s’empara de nous, comme si, de très loin, se déversait en nous la force de l’assaut. Elle
arrivait avec tant de vigueur qu’un sentiment de bonheur, de sérénité me saisit.
L’immense volonté de destruction qui pesait sur ce champ de mort se concentrait dans les cerveaux, les
plongeant dans une brume rouge. Sanglotant, balbutiant, nous nous lancions des phrases sans suite, et un
spectateur non prévenu aurait peut être imaginé que nous succombions sous l’excès du bonheur. »
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