La parole - Seine-Saint

Transcription

La parole - Seine-Saint
Actes
plateforme des droits
de l’enfant et des jeunes
Journée du 16 octobre 2008
La parole des enfants et des jeunes
entre pairs
La parole
La parole
des enfants
et des jeunes
entre pairs
Quatre journées pour débattre du droit à la parole des enfants et des jeunes
et rechercher ce qui le fera progresser.
Réunissant toutes les catégories de professionnels qui travaillent auprès
des enfants petits et grands, des adolescents et des jeunes adultes,
les nouvelles plateformes des droits de l’enfant et des jeunes se tiennent
sur quatre journées en 2007 et 2008.
Journée 1 : la parole : des fondements pour une culture commune
Journée 2 : la parole des enfants et des jeunes dans leur famille
Journée 3 : la parole des enfants et des jeunes dans les institutions
Journée 4 : la parole des enfants et des jeunes entre pairs.
Organisées par le Département de la Seine-Saint-Denis,
elles sont construites sur la complémentarité et le croisement des disciplines.
Leur objectif : mettre à disposition un socle commun de connaissances
et ouvrir un espace de débat et de partage d’initiatives entre professionnels.
Une occasion de prise de recul sur les pratiques quotidiennes de terrain,
pour construire la réflexion et nourrir les actions.
Actes
plateforme des droits
de l’enfant et des jeunes
16 octobre 2008
sommaire
Les nouvelles plateformes
des droits de l’enfant et des jeunes
Ouverture
2
Azzedine Taïbi
vice-président du Conseil général en charge des
sports, de la jeunesse et de l’éducation populaire
3
jeunes en 2005 ?
Jean-Pierre GOUDAILLIER
doyen honoraire, responsable des Relations
internationales à la Faculté SHS-Sorbonne,
professeur de linguistique à l’université
Paris-Descartes (Paris 5)
à la radio
Questions de la salle
Des paroles pour
vivre en amitié et
construire la paix
6
Anne-Caroline FIEVET
linguiste
Bernard Loche,
journaliste
Michel KOKOREFF
sociologue, maître de conférences à l’université
Paris 5, chercheur au Cesames (unité mixte CNRS/
Inserm), auteur de Sociologie des émeutes
(Payot, 2 008).
20
Les parlers jeunes
Animation
16
5 & 19
Questions de la salle
Quelle fut la parole des
Questions de la salle
et alors ?
13
Robi MORDER
chercheur en droit et sciences sociales aux
universités de Reims et de Saint-Quentin-enYvelines, président du Groupe d’Études et de
Recherches sur le Mouvement étudiant (GERME)
Michel BOTBOL
psychiatre et psychanalyste,
spécialiste de l’adolescence
Ils tchatchent,
mouvements de jeunes
Paroles entre pairs
sans la présence du père…
ni de la mère
Parole publique et
Questions de la salle
Questions de la salle
Agir contre les risques
d’enfermement
Joëlle BORDET
psychosociologue, Centre scientifique
et technique du Bâtiment (CSTB)
Questions de la salle
les jeunes de l’atelier d’écriture de l’Office
municipal de la Jeunesse d’Aubervilliers, dans
le cadre d’une rencontre avec des jeunes de
Palestine et d’Israël en Espagne et au Maroc
La parole des enfants et des jeunes :
conclusion des quatre journées
9
Le droit de participation des
mineurs dans le monde
32
Maître Kamel FILALI
avocat et professeur à l’université de Constantine
(Algérie), membre du Comité des Droits
de l’Enfant de l’ONU
Clôture
Emmanuèle GRAINDORGE
directrice de la Jeunesse au Conseil général
Ouverture
Paroles entre pairs
sans la présence du père…
ni de la mère
Azzedine TAIBI
Vice-président du Conseil général
en charge des Sports, de la Jeunesse
et de l’éducation populaire
Je vous souhaite la bienvenue et je tiens à vous
remercier de votre présence et de votre participation à cette dernière journée du cycle de conférences autour de la thématique de « la parole de
l’enfant et des jeunes » organisée par le Conseil
général.
Je suis certain
que les solutions
durables ne pourront
se construire que
collectivement, en
déployant une culture
commune sur les droits
en général et la parole de
l’enfant et des jeunes en
particulier.
Votre présence démontre la nécessité toujours
plus grande de se retrouver, d’échanger et de
partager des points de vue et des expériences,
divers et enrichissants, pour nous interpeller dans
notre quotidien. Elle illustre aussi des attentes
en matière de prise en compte de la parole des
enfants et des jeunes : droit élémentaire, il n’est
pas inutile de le rappeler, mais qui reste difficile à
faire valoir et à appréhender pour bon nombre de
personnes aujourd’hui, élus, professionnels, bénévoles, parents. Cette thématique nous fait prendre
du recul et interroge nos façons de voir, nos façons
de faire. S’enrichir, partager, apprendre, tels étaient
les objectifs fixés pour les quatre journées de ce
cycle de conférences.
Aujourd’hui, notre thématique « la parole des
enfants et des jeunes entre pairs » sera développée au cours de deux tables rondes : Parler entre
soi, et s’adresser à la société. Malgré vos emplois
du temps et vos journées chargés, vous avez pris le
temps de venir vous poser, vous écouter, échanger.
Vos expériences de terrain et vos analyses vont
traduire les réalités de vos missions, qui les rendent
à la fois passionnantes et complexes.
Dans ces questions, comme dans beaucoup
d’autres, je mesure l’importance du croisement
entre les domaines d’intervention, et la nécessité
de la participation et des échanges entre professionnels, de la transversalité. Ce qui importe, c’est
la façon dont nous donnons corps et sens à toutes ces synergies de terrain. C’est ce qui explique
aussi notre choix de l’approche pluridisciplinaire
afin d’obtenir différents éclairages sur le sujet
traité. Je suis très heureux que le Conseil général
vous accompagne dans cette dynamique. Je suis
certain que les solutions durables ne pourront se
2
construire que collectivement, en déployant une
culture commune sur les droits en général et la
parole de l’enfant et des jeunes en particulier.
Je remercie Maître Kamel FILALI, qui nous fera
l’honneur de clôturer cette journée : avocat et
professeur de droit à l’Université de Constantine,
il participe au Comité des Droits de l’enfant chargé
par l’ONU de surveiller la façon dont les États s’acquittent des obligations contractées en ratifiant la
Convention internationale des droits de l’enfant.
Je remercie également tous les autres intervenants qui, au travers de leurs expériences et de
leur expertise nous permettent de nous interroger
individuellement et collectivement en soulevant
des enjeux majeurs.
Cette réflexion est d’autant plus nécessaire
aujourd’hui que la parole des enfants et des jeunes est encore difficilement entendue dans notre
société, dans un contexte politique où les services
publics ainsi que les moyens pour l’éducation sont
durement remis en cause. Cette volonté de ne plus
donner la priorité à l’éducation nous interpelle toutes et tous dans notre engagement au quotidien,
dans nos pratiques, mais aussi dans notre relation
aux enfants et aux jeunes ainsi qu’à l’avenir.
Bernard LOCHE
Michel Botbol, vous êtes
pédopsychiatre, spécialiste
de l’adolescence et vous
avez publié un livre sur les
Toc (Troubles obsessionnels
compulsifs) chez l’enfant
et l’adolescent
Michel BOTBOL,
psychiatre et psychanalyste
D
u point de vue biologique et
sociologique, l’adolescence
représente la deuxième phase
de séparation-individuation ainsi que la
deuxième phase du développement de la
sexualité humaine.
À chaque fois
que l’adolescent se
rapproche de l’autre,
il est exposé à la fois
à un lien sexualisé et
à son incapacité
à faire la preuve
de son autonomie.
Cette étape est un moment fondamental de la
longue marche vers la séparation qui a commencé
dès la naissance. Elle oblige l’adolescent à se
confronter à la séparation, en utilisant les mêmes
modalités que celles qu’il a utilisées depuis la
naissance. Le bébé a en effet quotidiennement
expérimenté la séparation, au moment de dormir,
selon trois modalités possibles :
• Certains bébés s’endorment en suçant leur
pouce, en arrivant à se passer de la présence de
la mère dans la mesure où ils la recréent imaginairement.
• D’autres bébés ont besoin de voir pour croire :
ils crient, leur mère vient et ils sont rassurés, puis
ils crient à nouveau et leur mère revient et ainsi
de suite. Ce deuxième type de réponse n’est pas
pathologique mais le bébé est plus vulnérable
puisqu’il a besoin du « dehors », pour répondre au
besoin de son « dedans ».
Je remercie la ville de Pantin pour la mise à disposition de la salle. Je tiens aussi à remercier et féliciter
l’équipe de la direction de la Jeunesse du Conseil
général, qui a fait de ce cycle de conférences une
réussite. Pour preuve, 750 personnes ont participé
aux trois premières journées. Cette fidélité et cette
implication méritent d’être soulignées à l’heure
où l’urgence et le manque de moyens font partie
de vos quotidiens. Il importe maintenant que
nous réfléchissions ensemble à la poursuite de
la démarche avec un nouveau cycle de plateformes pour 2009. Je vous souhaite une très bonne
journée.
• D’autres bébés se tapent la tête contre les barreaux parce que leur demande est restée sans
réponse trop longtemps et trop complètement.
Leur déception est telle qu’ils n’attendent plus
rien de l’autre – ni en « dedans » ni en « dehors » –
et sont conduits à se débrouiller seuls, en saturant
leurs canaux sensoriels pour ne pas ressentir la
souffrance d’une séparation trop intense. Cette
troisième forme de réaction est heureusement
plus rare et est toujours pathologique.
3
Face à la séparation induite par le processus adolescent, l’adolescent dispose des mêmes modalités, mais avec la complication supplémentaire
que la sexualisation des liens rend conflictuelle
et problématique l’appel à l’autre qui ne l’était pas
avant la puberté. À chaque fois que l’adolescent
se rapproche de l’autre, il est exposé à la fois à un
lien sexualisé et à son incapacité à faire la preuve
de son autonomie : le lien parent/enfant, premier
de tous les liens d’altérité, a vocation à rassurer,
mais, avec la puberté, il devient en même temps
porteur de menaces. Lorsqu’il se rapproche de ses
parents pour se rassurer, l’adolescent s’expose en
effet à une menace et à une blessure : le constat
de l’échec du processus de séparation en annulant la distance qu’il a mise entre lui et ses parents
pour satisfaire à son obligation de se séparer.
Dans les bons cas, il va utiliser toutes ses ressources imaginaires pour dépasser ce paradoxe et
aller voir ailleurs en investissant le monde extrafamilial, ce qui constitue la première de ses tâches
d’adolescent. Il ne s’agit pas de renoncer aux liens
familiaux, mais de les déplacer. Dans un premier
temps persiste l’idéal que l’enfant déposait sur
ses parents, mais il n’est plus porté par eux mais
par d’autres – ceux avec lesquels la dépendance
est moins menaçante, c’est-à-dire généralement
ceux qui sont le moins différents de l’adolescent,
notamment en termes de génération, c’est-à-dire
les pairs. Ceux-ci jouent alors un rôle fondamental au début de l’adolescence, en permettant au
jeune de compenser les effets de la séparation
obligée d’avec les parents.
De son côté, la parole se caractérise par le fait
qu’elle n’appartient pas à celui qui la prononce et
qu’elle implique toujours une allégeance à un collectif : quand nous parlons, nous parlons toujours
en premier lieu la langue de l’autre. La parole est
Paroles entre pairs
sans la présence du père…
ni de la mère
donc toujours porteuse de la reconnaissance de
l’altérité. À l’adolescence, le processus de séparation souligne cette caractéristique. Plus qu’à
d’autres périodes, elle apparaît d’abord comme
un attribut de ceux dont on craint de dépendre,
ce que l’on désigne métaphoriquement comme
le père ; elle vient donc marquer la séparation
qui fonde la subjectivité de l’adolescent tout en
l’éprouvant. Dès lors, l’adolescent va modifier la
langue pour la faire sienne dans la mesure où
cette modification l’éloigne de celle du père tout
en la rapprochant de la communauté des pairs ;
c’est une parole affiliatrice, qui tente de méconnaître ou réduire sa dimension de filiation. Ce qui
compte alors, ce n’est plus le sens qu’elle porte
mais le lien qu’elle permet d’établir. C’est ce qui
va la conduire à être utilisée plus dans sa sonorité
que dans son sens, avant tout comme un véhicule
d’affect. Elle est alors performative, c’est-à-dire
proche d’un acte comme on le constate dans les
propos comme « je t’aime », « je te promets », « je
t’insulte » où dire, c’est faire.
L’adolescent va modifier
la langue pour la faire
sienne dans la mesure
où cette modification
l’éloigne de celle du père
tout en la rapprochant
de la communauté
des pairs ; c’est une
parole affiliatrice.
Si nous voulons parler la langue des jeunes, il nous
faut tenir compte de cette limite inhérente à leur
investissement du langage et partager leur affect
avant de pouvoir espérer transmettre par les
mots et le sens qu’ils portent. Lorsque la relation
à l’autre (significatif et différent) est à la fois le
problème et la solution, comme c’est souvent le
cas avec les adolescents, c’est le faire avec qui doit
être privilégié car il permet l’accordage affectif
avant même que les paroles puissent trouver leur
valeur. Il permet de se lier sans imposer trop précocement et trop violemment le poids de nos différences et l’asymétrie foncière de toute relation
éducative pédagogique ou thérapeutique.
4
Questions de la salle
« En tant qu’adultes travaillant avec des
plus jeunes, nous rencontrons effectivement
une certaine difficulté à communiquer à
partir du langage. L’adulte doit faire passer un
message et le jeune doit se faire entendre. Si
nous devons, comme vous le dites, partager
l’affect avant de partager le sens des mots, ne
nous retrouvons-nous pas pris au piège ? En
effet, dans une telle position, nous subissons
la façon de s’exprimer du jeune, alors que
notre rôle consiste également à élargir la
communication, à donner plus d’ouverture.»
Paroles entre pairs
sans la présence du père…
ni de la mère
«
Il ne faut pas donner
trop d’importance à
nos paroles en pensant
qu’une fois que nous
avons dit des choses,
elles servent de repères.
Quand j’échange avec les collégiens,
je suis moi aussi dans mon affect ; adulte
ou adolescent, chacun a son affect et peut
échanger à ce propos, même si le registre est
différent. Par ailleurs, pour donner de la place
à l’autre, il me semble essentiel de toujours
confirmer que j’ai bien entendu ce qui a été
dit, de montrer que la parole est reconnue et
entendue.»
Irène TALMONE, agent d’éducation à la santé,
mairie de Pantin
« Qu’en est-il du langage non-verbal ? »
Djamal KABACHE, directeur d’un centre social,
Bagnolet
Peter KPODZRO, directeur de la maison de quartier
Pasteur, Saint-Ouen
Maître Kamel FILALI
Une sorte d’aliénation est provoquée chez le jeune :
une rupture avec la société se produit, dans le sens
où l’idéal n’existe plus. Le jeune ne reconnaît plus la
famille et la société comme gardiennes des valeurs et
entre dans une phase d’aliénation où il ne reconnaît
que ceux qui parlent son propre langage. Ce jeune
devient très vulnérable à l’endoctrinement. Il prend à
mes yeux le statut de victime. Comment l’aider ?
Michel BOTBOL
Cette question est centrale. Il n’existe pas une seule
manière de réagir. Dans un certain nombre de
cas, qui ne sont pas forcément les plus fréquents,
transmettre par le sens ne fonctionne pas et nous,
travailleurs sociaux, devons alors intervenir de
façon particulière. Il ne faut pas donner trop d’importance à nos paroles en pensant qu’une fois
que nous avons dit des choses, elles servent de
repères ou qu’une fois que nous avons marqué
notre désaccord, il est entendu comme tel. Au
contraire, il faut d’abord que l’esprit du jeune fasse
de la place à l’autre. De plus, cet autre ne doit pas
s’imposer d’une façon trop éloignée de la réalité du
moment psychique de ce jeune ; le jeune ne serait
pas capable de le supporter et cela le conduirait au
rejet. Le partage d’affects constitue un préalable
pour dialoguer avec un jeune en difficulté, à condition que l’interlocuteur soit un adulte différent et
porteur de références fortes. Comment faire passer
ces références à des jeunes contraints psychiquement par l’incapacité du lien à l’autre ? Lorsque le
rappel à la loi ne fonctionne pas, des voies autres
que la pédagogie de la citoyenneté ou du « zéro
tolérance » doivent être trouvées.
« L’origine des problèmes à l’adolescence
doit-elle être recherchée dans la petite
enfance, c’est-à-dire dans la première phase
de séparation ? »
Louiza MAHDI, éducatrice de jeunes enfants,
centre de PMI départementale, Montfermeil
Ce ne sont pas
les paroles qui sont
dites mais l’affect.
Michel BOTBOL
Premièrement, en ce qui concerne l’affect et le langage verbal, ce qui est important au fond, c’est que
quelque chose qui a été dit soit entendu. Or, ce ne
sont pas les paroles qui sont dites mais l’affect. Irène
Talmone prête ainsi son oreille affective, c’est-à-dire
son corps. La situation est délicate dans la mesure
où les affects impliquent tout notre être et notre
histoire : ils sont bien plus complexes que les mots
précis. Dès lors, en partageant le langage non verbal
des actes, ceux-ci sont transformés en affect. Et
cet affect est raconté grâce à la confrontation avec
d’autres affects. Tous constituent des occasions de
faire ressortir des éléments de sens de cet acte.
5
Deuxièmement, ce qui est dit du langage et de la
loi peut bien entendu être dit de la culture. Maître
Kamel Filali, l’aliénation par rapport à la société et
la culture est en effet due à notre rapport au langage et à la loi, mais aussi à d’autres rapports : tout
ce qui va favoriser le lien autour du « même », d’un
« même » exigeant qui apparaît comme « ce qui
permet de ne rien différencier ». Le choix de telle
ou telle catégorie religieuse ou culturelle permet
de s’opposer dans un compromis extraordinaire,
puisque l’adolescent s’oppose à la loi et la culture
des pères tout en partageant quelque chose avec
l’ensemble des fils, selon une transmission inversée : le fils devient le père et inversement. Le roc
de l’idéologie se présente comme solution à cette
problématique psychologique et sociologique qui
vient se poser à l’adolescent, dans la mesure même
de la difficulté qu’il a à traiter tranquillement la
séparation. Dans ce lien de dépendance accepté,
l’adolescent réussira à s’opposer tout en étant
rassuré, selon un processus analogue à celui que
vit l’adolescent qui rentre une heure en retard chez
lui : pendant une heure, il est à la fois le fils parfait
et l’homme le plus libre, car il s’oppose à la loi des
pères tout en étant certain que ses parents ne pensent qu’à lui. Malheureusement, certaines horreurs
liées à des logiques identitaires excessives n’ont
d’autres mécanismes que celui-ci.
Troisièmement, l’adolescence est effectivement
liée à la petite enfance. L’enfant arrive à l’adolescence armé de sa capacité à supporter la menace
d’aliénation que représente la séparation. S’il
n’existe pas de lien absolu entre le bébé sage et
l’adolescent serein, il existe en revanche entre le
bébé ayant du mal à s’endormir et l’adolescent en
difficulté un lien conceptuel autour de la notion
de narcissisme, de l’investissement de soi, de la
confiance.
Ils tchatchent,
et alors ?
Bernard LOCHE
Nous allons maintenant
nous intéresser plus
précisément à la langue des
jeunes. Jean-Pierre Goudaillier,
vous êtes l’auteur de Comment
tu tchatches, dictionnaire
du français contemporain
des cités.
Ils tchatchent,
et alors ?
Jean-Pierre GOUDAILLIER, doyen
honoraire, responsable des Relations
internationales à la Faculté SHSSorbonne, professeur de linguistique
à l’université Paris-Descartes (Paris 5)
L
es jeunes s’approprient la langue
en la modifiant. Le verlan constitue
l’exemple type de ce processus. Il
consiste à prendre la langue de l’autre en la
triturant, en la déstructurant, en la rejetant
dans l’autre sens. Ceci est le reflet du fait que
les jeunes ressentent une exclusion.
Avec le « français contemporain des cités » (FCC),
l’identité se forge au travers de la langue en
excluant l’autre. Par ce biais, les dominés renvoient
aux dominants une langue autre et mettent en
mots les maux de la violence sociale et de la violence réactive. Ce que parler veut dire de Pierre
Bourdieu est donc toujours d’actualité.
1. Quelques rappels nécessaires
• par un mouvement d’identification par lequel
il assimile un trait, une propriété, un attribut de
l’autre ;
• mais aussi par un mouvement inverse d’identisation grâce auquel il peut affirmer ses différences
par rapport à l’autre.
L’appartenance à un groupe social et les comportements langagiers ne sont pas des données indépendantes. Les comportements langagiers doivent être considérés comme des actes d’identité :
l’appartenance des individus à un groupe social
est construite à travers leurs actes de langage, qui
sont de véritables actes d’identité qui comportent
un double mouvement :
• d’identification (appartenance au groupe) ;
• d’identisation (affirmation d’une spécificité).
Avec le « français Concepts généraux :
L’adolescent, le jeune de cités construit son identité
identité/identification/identisation
grâce à ce processus dynamique double.
contemporain
L’appartenance des individus à un groupe ou à des
des cités » (FCC), groupes donnés permet l’obtention d’une identité Identité des jeunes de cités
l’identité se forge sociale positive, si ces individus peuvent se compa- Les comportements individuels ou de groupe des
au travers de la langue rer aux autres groupes : paradoxalement, l’identité jeunes de cités doivent être considérés comme
des actes d’identité grâce auxquels chacun d’entre
en excluant l’autre. se forge en dénigrant l’Autre, les autres.
L’identité se construit en termes :
• spatiaux ( jeunes des cités, des quartiers versus jeunes du centre-ville, des quartiers avec
pavillons) ;
• sociologiques voire socio-économiques (jeunes
issus des classes populaires versus jeunes issus de
la petite bourgeoisie) ;
• socioculturels (culture des rues versus culture
bourgeoise).
eux se positionne en référence à différents pôles
identitaires. Leur identité est territorialisée. Le lieu
d’habitation devient soit un signe de prestige soit
un stigmate. Les jeunes issus de l’immigration
se positionnent par rapport à plusieurs pôles de
référence qui varient selon les individus et les âges.
Leurs deux principaux pôles de référence sont :
• le pays d’origine de leurs parents ;
• la France, leur pays d’accueil.
habitent constituent une transition entre le pays
d’origine de leurs parents et leur pays d’accueil.
Une culture « interstitielle » apparaît et se développe au cours des années 1980 et 1990 à la périphérie des grandes villes (entre tours et barres
de cités) et au sein même des villes (dans les
quartiers accueillant des jeunes issus de l’immigration). Une identité spécifique est revendiquée
à travers différents vecteurs : la musique (le rap),
la danse (le hip-hop), les vêtements, les graffitis et
des pratiques langagières discursives propres.
Dans l’univers
des cités,
la créativité lexicale
particulièrement intense
fonde l’identité
des groupes de pairs et
en maintient
la cohésion.
Dans l’univers des cités, la créativité lexicale particulièrement intense fonde l’identité des groupes
de pairs et en maintient la cohésion. Prenons
maintenant quelques exemples.
2. Manifestation de l’identité
Un jeune dit à un journaliste : « On en a marre
de parler français normal… Comme les riches…
Les petits bourges parce que c’est la banlieue ici »
(Élève d’origine maghrébine du groupe scolaire
Jean-Jaurès, Pantin, journal télévisé 20 heures, TF1,
14 février 1996).
Raja, 21 ans déclare : « On connaît tous un peu de
mots de tout le monde. On parle le français, avec
des mots rebeus, créoles, africains, portugais, ritals
ou yougoslaves. Blacks, Gaulois, Chinois et Arabes,
on a tous vécu ensemble ». (Jean-Michel Décugis/
Aziz Zemouri, Paroles de banlieues, Paris, Plon,
1995, p. 104).
Cette langue
déstructurée
devient réactive :
elle est renvoyée
à l’autre, le dominant,
en réaction à
la violence sociale.
3. Les communautés et leurs appellations
Il est intéressant d’étudier les façons dont les
communautés s’appellent les unes les autres.
• Les Arabes, plus particulièrement maghrébins,
sont désignés par les termes suivants : « beur »,
« rabza », « rabzouille », « reubeu », etc.
• Les Asiatiques et les Chinois sont appelés :
« miaou », « noiche », « jacky » (en référence à Jacky
Chan), « jaune », « oinich », « tchoune », etc.
• Les Français de souche ont pour désignations :
« babtou », « bab », « toubab », « boubta », « blonblon », « blondin », « céfran », « céanf », « Chabert »
(en référence au Colonel Chabert), « fils de Clovis »,
« fromage blanc », « from », « gaulois », « pâtérillettes », « rillette », « roumi », « roum », etc.
Stigmatiser le « bled » et tout ce qui peut y faire
L’identité est un processus de référenciation dyna- référence est une façon pour ces jeunes de rejeter
mique. De ce fait, les phénomènes liés à ce proces- une identité stigmatisée et d’affirmer une identité
sus doivent être étudiés en termes d’identification différente, à savoir française, qui est dès lors peret non d’identité. Un sujet construit son identité : çue comme moderne. Le quartier et la cité où ils
6
7
• Les Noirs (africains et antillais) sont, quant à
eux, désignés par les termes suivants : « black »,
« blackos », « Blanche Neige », « cainfri », « cainf’’»,
« greune », « khalouche », « keubla », « négro »,
« nèg’», « nombo de leurcou » (qui correspond à
« bonhomme de couleur » en verlan), « renoi »,
« renous », etc.
4. Expression linguistique
de la violence sociale
La violence sociale s’exprime notamment à travers les expressions suivantes :
• « demer » ;
• « galérer » ;
• « galérien » ;
• « hétiste » qui vient du « mur » en arabe algérien ;
• « jober » pour « avoir un emploi » ;
• « rapace » pour les contrôleurs de la RATP,
dans Ali le magnifique de Pail Smaïl ;
• « rouille » pour « ennui » – la force de l’expression
verbale est ici probante ;
• « taffer » pour « travailler » ;
• « squatter les parents » pour ceux qui restent
chez leurs parents passé un certain âge pour des
raisons socio-économiques ;
• « trime » ;
• « tenir le mur », « tenir le bâtiment ».
5. Expression linguistique
de la violence réactive
La violence sociale provoque une violence réactive, comment le montrent les expressions suivantes :
• « dealer son RMI », qui signifie toucher son RMI
et le faire fructifier dans le réseau des drogues ;
• « arrachage » pour « vol » ;
• « péta » pour « voler » ;
• « pouilleder » pour « dépouiller » ;
• « taper un taxi basket », qui signifie prendre un
taxi sans payer la course au chauffeur ;
Ainsi, les mots montrent à la fois qu’une identité
très forte se forge par l’exclusion des autres et que
les jeunes des cités déstructurent la langue pour
la faire leur. Cette langue déstructurée devient
réactive : elle est renvoyée à l’autre, le dominant,
en réaction à la violence sociale.
Les parlers jeunes
à la radio
Bernard LOCHE
Anne-Caroline FIEVET, linguiste
Anne-Caroline Fiévet,
vous avez écrit votre thèse
sous la direction de Jean-Pierre
Goudaillier. Vous allez nous
expliquer comment ce langage
des jeunes se retrouve dans
our ma thèse, j’ai enregistré en
les émissions de radio.
2003 trois émissions nationales de
libre antenne diffusées en soirée
(entre vingt heures et minuit) : l’émission de
Difool sur Skyrock, l’émission de Max sur Fun
Radio, l’émission de Maurad sur NRJ.
P
J’ai pu observer des différences entre les stations.
• Les jeunes appellent pour demander des conseils
sur des problèmes d’ordre affectif, médical ou
sexuel (depuis la célèbre époque de Doc et Difool
sur Fun Radio), mais sur Skyrock ils téléphonent
aussi pour évoquer des difficultés ayant trait à la
mixité sociale.
• Skyrock et Fun Radio sont destinées aux adolescents alors que NRJ se destine à un public plus
large : elle vise à la fois les plus jeunes enfants et
les parents.
En fait,
ce sont surtout
les animateurs qui
prononcent
les « gros mots »
et non les jeunes
issus des quartiers
d’habitat social.
• Les programmations musicales varient : dans les
années 2000, Skyrock a pris le tournant du rap et
du RnB. Nous pouvons donc nous attendre à ce
que les jeunes issus des quartiers d’habitat social
soient plus présents sur cette station.
Il faut souligner que la situation radiophonique
est très différente de la situation dans la cour de
récréation : le jeune qui téléphone se retrouve
dans une situation médiatique et n’emploie pas la
même langue que d’habitude, notamment car les
rôles ne sont pas les mêmes. L’émission de Skyrock
est écoutée par un million d’auditeurs – les deux
autres par 500 000 à 600 000. De plus, l’animateur,
plus âgé (en particulier Difool), revêt une certaine
puissance : il a une position de grand frère.
J’ai relevé les mots argotiques de ces émissions afin
de déterminer s’ils appartenaient à l’argot ancien
8
ou au FCC ou encore à l’argot commun des jeunes.
Dans Libre Antenne, le sociologue Hervé Glevarec
avait déjà mené une analyse sociologique. Les jeunes issus des quartiers d’habitat social, par exemple
ceux de Seine-Saint-Denis, sont particulièrement
les bienvenus sur Skyrock. Au contraire, sur Fun
Radio, Max fait plutôt comprendre aux rares jeunes
des cités ayant passé le standard qu’ils se sont égarés sur cette station. Sur NRJ, la situation est tout
à fait différente, la tranche d’âge est plus large ; j’ai
noté l’apparition de certains verlans, exclusivement
prononcés par l’animateur qui se veut « branché »
et compris par l’auditeur de trente ans – lequel se
sent ainsi lui aussi encore « dans le coup ».
Les parlers jeunes
à la radio
De ces trois émissions étudiées en 2003, seule
celle de Skyrock est encore à l’antenne aujourd’hui.
Pour ne pas perdre d’auditeurs, Fun Radio et NRJ
demandent aux animateurs qu’elles embauchent
d’imiter le ton de Skyrock. Dès lors, depuis 2003,
une certaine uniformisation des émissions et des
pratiques argotiques est observée. En particulier,
certains mots du FCC se répandent vers l’argot
commun de tous les jeunes, notamment grâce
à la chanteuse Diam’s qui a été diffusée de façon
massive sur NRJ.
Depuis 2003,
une certaine
uniformisation
des émissions
et des pratiques
argotiques
est observée.
Je continue à enregistrer les émissions pour étudier les évolutions. Selon moi, une place serait
aujourd’hui libre pour une émission originale. Par
ailleurs, pour les jeunes d’habitat social, une place
doit absolument être réservée à des émissions
de radios associatives (telle que Fréquence Paris
Plurielle), seules émissions où la parole des jeunes
peut s’exercer de façon réellement libre.
Questions de la salle
Les animateurs sont omniprésents dans ces trois
émissions : sur Fun Radio et NRJ, 70 à 80 % des mots
sont prononcés par l’animateur, 50 à 60 % sur Skyrock. La question des « gros mots » et de l’obscénité
a souvent été débattue dans la presse. Les parents
et les professeurs s’inquiètent du contenu de ces
émissions que leurs enfants écoutent enfermés
dans leurs chambres. En fait, ce sont surtout les
animateurs qui prononcent les « gros mots » et
non les jeunes issus des quartiers d’habitat social.
En ce qui concerne l’obscénité, la rubrique généralement citée est « Le Problème du mois » de Skyrock ;
la radio a été condamnée cet été à une amende
de 200 000 euros. Cependant, les sociolinguistes
ne disposent pas d’études en réception sur ces
émissions ; or, tout dépend de la réception. Une
correspondance pouvait toutefois être établie
jusqu’ici entre un âge argotique (correspondant
à l’entrée au collège et à l’arrivée de la puberté) et
un âge radiophonique. Or, cet âge radiophonique
est en train de descendre : Pierre Bellanger, patron
de Skyrock, se bat pour que les auditeurs soient
pris en compte dès huit ans dans les sondages
Médiamétrie.
«
La diversité de langages dans les
banlieues est-elle utile à la société ?
Contribue-t-elle à une identité nationale ?
Ne complique-t-elle pas l’insertion
des jeunes d’« habitat social » en les
stigmatisant ?
Que faudrait-il faire pour ces jeunes ? »
Antoinette MOUSSA-MONTAIGNE,
représentante de la Défenseure des enfants pour
la Seine-Saint-Denis
Jean-Pierre GOUDAILLIER
Je travaille dans les cités depuis quinze ans. Ces
jeunes se situent dans le réseau de pairs, mais
pas uniquement : l’école, la vie sociale en dehors
de la cité existent aussi. Je ne connais pas de personne qui se « ghettoïse » : ce n’est pas la langue
qui « ghettoïse », mais la société par la précarité
sociale. À l’école, le français et les mathématiques
constituent les deux premiers moyens d’évaluation. Systématiquement, les jeunes des cités
9
sont enfermés dans l’illettrisme qui ne représente pourtant « que » 10 à 15 % d’une classe d’âge
nationale et 20 à 25 % dans certaines zones. Si des
problèmes avec la langue existent dans les cités,
il ne faut pas croire que 80 % de ces jeunes sont
dans une situation de précarité linguistique. De
plus, lorsqu’il est présent, l’illettrisme est la conséquence de la précarité sociale : il faut absolument
refuser le discours selon lequel ne pas savoir parler français occasionnerait la violence.
Le FCC est riche de mots issus de l’immigration du
monde entier ainsi que de mots de l’argot français ancien. Par ailleurs, les jeunes ne parlent pas
que le FCC. Par exemple, avec « Le Lexik des cités »,
des jeunes d’Evry sont devenus amoureux de la
langue française. Les ateliers d’écriture des cités
montrent bien que l’illettrisme ne constitue pas
l’unique réalité.
«
Les chansons de Diam’s véhiculent
un langage moyen. Dès lors, leur diffusion
massive ne nie-t-elle pas l’inventivité
constante et la fonction de résistance
du langage des jeunes ? »
Catherine MAYEN, Aide sociale à l’Enfance,
Conseil général de la Seine-Saint-Denis
Anne-Caroline FIEVET
Ce que vous dites est tout à fait exact. Une maître
de conférence tchèque a proposé à des jeunes de
son pays de traduire des chansons de Diam’s, de
MC Jean Gab’1, de Rohff et de Booba. Je participe
à cette expérience en apportant un éclairage à
la fois linguistique et culturel. Les chansons de
Diam’s sont les plus simples du point de vue argotique. Les textes de Rohff et Booba sont déjà plus
compliqués au niveau linguistique. La chanson
« Je t’emmerde » de MC Jean Gab’1 s’est révélée la
plus complexe à traduire au niveau culturel car
elle fait référence à de nombreux rappeurs.
Les parlers jeunes
à la radio
Ce n’est pas la langue
qui « ghettoïse »,
mais la société
par la précarité
sociale.
Jean-Pierre GOUDAILLIER
en séjour, choquée par la façon dont un
auditeur parlait de sa copine, j’ai demandé
aux jeunes ce qu’ils en pensaient.
«
Pour finir, je voudrais évoquer la question
de la séparation. Dans notre structure, les
jeunes restent six mois à un an. L’an dernier,
j’ai remarqué qu’ils ne sont pas préparés
à la séparation. Du jour au lendemain, le
jeune part car nous lui avons trouvé une
orientation. Les autres ont alors des actes
de violence car nous n’avons pas travaillé la
séparation. Lors de la réunion des jeunes du
jeudi, je leur ai demandé ce qu’ils pensaient
des départs de leurs camarades. Cela a été
très touchant. Ils ont pu exprimer leurs
affects et leur souffrance. Nous négligeons
souvent de tels paramètres pourtant
essentiels dans nos pratiques. »
Établir une revendication dans une langue hermétique casse la revendication. Il a été conseillé
aux rappeurs d’écrire leurs chansons en langue
française, d’où le succès des messages de Diam’s.
Pouvez-vous revenir sur le lien entre les
jeunes issus de l’immigration et la parole ? »
Yasmine HAMOUDI, service de la Jeunesse,
Ville de Stains
Jean-Pierre GOUDAILLIER
Quand un jeune n’est pas sage, il est menacé
d’être renvoyé au « bled » qui est stigmatisé. Par
ailleurs, venir de certains quartiers est discriminant dans l’accès à l’emploi : de nombreux jeunes
ressentent le racisme au quotidien. Dès lors, se
sentant exclus, ils trouvent des parades identitaires. Tant que le syndrome algérien et colonial
n’aura pas été évacué dans la société française,
tant que la repentance n’aura pas eu lieu, des
ressentiments s’exprimeront. C’est là le moteur
du mal-être de ces jeunes et c’est pourquoi le langage devient une arme. Dans le même temps, ils
ont tous conscience que c’est la langue française
enseignée à l’école qui leur donnera un travail.
Lorsqu’il est présent,
l’illettrisme est
la conséquence
de la précarité
sociale : il faut
absolument refuser
le discours selon
lequel ne pas savoir
parler français
occasionnerait
la violence.
«
Je travaille dans une structure qui
accueille des garçons adolescents, âgés de
quatorze à dix-huit ans. Je suis ravie de
travailler en Seine-Saint-Denis parce que ce
département est novateur.
Quand un jeune interpelle un autre en
disant « hé négro viens voir ! », je lui fais
remarquer que s’il appelle ainsi son ami
dans un endroit public, un Français de
souche aura dès lors lui aussi le droit de
l’appeler « négro ».
En ce qui concerne les émissions de libre
antenne, il me semble important que les
jeunes disposent d’un espace libre dans
leur chambre. Maintenant, nous pouvons
discuter avec eux des propos entendus
dans ces émissions. Par exemple, un jour,
10
Yasmina ZEMIRI, pôle adolescents de Montfermeil,
direction de l’Enfance et de la Famille,
Conseil général
Bernard LOCHE
Le FCC est l’unique langue des jeunes, quels que
soient leurs quartiers – mis à part les quartiers
de la grande bourgeoisie. Il s’agit dès lors d’un
facteur d’ouverture : par capillarité, ces mots passent partout.
Michel BOTBOL
La parole des jeunes peut être abordée de deux
manières contradictoires – sociologique et psychologique – qui ne peuvent être complémentaires qu’à condition de repérer ces contradictions. Le
point de vue sociologique présente l’inconvénient
d’être largement plus réservé à des populations
marginalisées, à problèmes qu’à des populations
sans problème. Nous pourrions finir par penser
qu’il existe d’un côté les processus psychologiques de l’adolescence et de l’autre les problèmes
sociopolitiques. Or, il existe un point commun
irréductible entre le jeune de Neuilly-sur-Seine et
le jeune de Pantin : tous deux ont besoin de triturer le langage et de l’utiliser comme un mode de
Les parlers jeunes
à la radio
séparation. Se subjectiver suppose que quelque
chose de « dedans » se confronte à quelque chose
de « dehors » et inversement.
Joëlle BORDET
La langue est à la fois réelle et symptôme de
multiples processus. Dès lors, elle constitue un
extraordinaire outil de travail. Les éducateurs
doivent accompagner l’affect et, pour cela, s’appuyer sur la langue comme matière. En effet, en
écoutant la langue « en soi », je trouve appui pour
traverser l’affect : celle-ci me fait réfléchir sur ce
que les jeunes sont en train de vivre et me donne
la distance intérieure avec l’affect qui est en train
de se passer.
Il existe un point
commun irréductible
entre le jeune
de Neuilly-sur-Seine
et le jeune de Pantin :
tous deux ont
besoin de triturer
le langage et
de l’utiliser
comme un mode
de séparation.
Maître Kamel FILALI
Jean-Pierre Goudaillier, vous avez dit que la
connaissance de la langue française permet l’insertion sociale. Cependant, même avec une maîtrise de la langue et une spécialisation dans un
domaine donné, l’accès à l’emploi n’est pas aisé,
du fait de discriminations – sur le nom par exemple. Dès lors, cette langue qui ne permet pas le
changement de statut et le progrès fait perdre en
quelque sorte le projet : le jeune n’a plus espoir de
pouvoir réussir et cherche alors d’autres modèles
offerts par d’autres groupes et réseaux. Or, pour
pénétrer ces réseaux, il doit d’abord adhérer à un
moyen de communication. Ma question est la
suivante : quel est l’impact de cette langue dans
l’école ?
Par ailleurs, les jeunes adoptent des comportements similaires à travers le monde. Par exemple,
en Amérique latine, les jeunes inversent la langue
et portent des tatouages, des casquettes, etc. En
Algérie aussi, je remarque que les jeunes essaient
d’être créatifs ; par exemple, quand je demande à
mes élèves s’ils ont compris mon cours, ils répondent « normal ».
11
Jean-Pierre GOUDAILLIER
La prise en compte à l’école est différente selon les
enseignants : certains ne vont pas exclure le FCC
alors que d’autres – qui ne sont pas majoritaires
– excluent le jeune par la langue, comme le montre l’exemple suivant. L’une de mes doctorantes
travaillait dans un centre pour jeunes handicapés
visuels de diverses origines géographiques. Un
professeur a demandé à ses élèves d’écrire un
texte dans leur registre de langue et un autre
dans la langue de l’école. Le responsable du centre
a confisqué le premier type de textes au motif que
seule la langue de l’école compte. La doctorante a
pourtant tenté de lui expliquer qu’il était intéressant d’étudier le passage d’une langue à l’autre.
Tout ceci procède bien entendu de l’intergénérationnel. Un jeune forge son identité en se
positionnant par rapport à la génération de ses
parents : il n’a pas les mêmes goûts musicaux, ne
s’habille pas de la même manière, etc.
Agir contre
les risques d’enfermement
Bernard LOCHE
Joëlle Bordet, vous êtes
psychosociologue, adepte
de la recherche-action
et vous avez notamment
travaillé sur les modes de
socialisation des jeunes
des quartiers populaires.
Vous avez récemment publié
Oui à une société avec les
jeunes de la cité — Sortir
de la spirale sécuritaire.
Agir contre
les risques d’enfermement
Joëlle BORDET,
psychosociologue, Centre scientifique
et technique du Bâtiment (CSTB)
C
omme l’a dit Michel Botbol, tous les
jeunes ont à vivre le processus de
séparation. Quand nous travaillons
avec les jeunes, nous devons être conscients
du fait qu’ils sont dans un moment de passage. Dans Le Génie adolescent, Philippe Gutton
souligne que le premier travail du jeune est
de se redonner naissance et que notre rôle
d’adulte consiste à l’accompagner, à le protéger et à accepter sa façon de voir le monde, la
nôtre étant déjà dépassée. À cet égard, le texte
d’Hannah Arendt sur la différence des générations dans La Crise de la culture est toujours
d’actualité. De fait, en tant qu’éducateurs, nous
sommes des passeurs.
Tous les adolescents
sont en recherche
de « spécularité »,
c’est-à-dire non
de l’image qu’ils
renvoient mais
de l’image qu’ils se
créent à l’intérieur
d’eux-mêmes.
Les conditions du passage sont différentes suivant
les milieux sociaux. Dans les milieux ruraux et
périurbains (à Aurillac et autour), les jeunes m’ont dit
ne pas avoir d’existence car ils n’ont pas de langage.
Nous devons nous intéresser à tous les jeunes. La
question de la valeur de soi est première. À Gonesse
un matin, j’ai demandé à des militants des Restos
du Cœur, d’origines étrangères, de raconter leurs
histoires. Aucun d’entre eux n’a fait langage sur
l’hygiène et les bidonvilles. Je suis contente que les
enfants d’aujourd’hui s’autorisent à parler alors que
leurs parents se taisent au nom de l’intégration. Pour
autant, nous ne devons pas accepter n’importe quoi.
Nous devons effectivement réagir quand ils disent
« négro ». Comme tous les adolescents, ces jeunes
sont en recherche de « spécularité », c’est-à-dire non
de l’image qu’ils renvoient mais de l’image qu’ils se
créent à l’intérieur d’eux-mêmes, en se posant les
questions suivantes : « Qu’est-ce que je vaux ? Qui
suis-je ? Comment vais-je faire pour vivre ? ».
Il est essentiel d’apprendre aux jeunes à « faire histoire », en milieu urbain mais aussi en milieu rural.
12
Une partie des jeunes des quartiers d’habitat social
va arriver en milieu rural. Comment vont-ils être
reçus par les jeunes ruraux qui disent ne pas exister ?
Ces défis importants ne sont pas travaillés.
Les jeunes des quartiers d’habitat social ont à faire
face à des phénomènes qui ne sont pas le fait de
tous les Français : le racisme, les stigmates, les discriminations. La façon de se reconnaître dépend de
l’interlocuteur : le jeune est de son quartier, puis de
Saint-Denis, puis du 93. Le jeu entre intériorité et
extériorité est le fait de tous les adolescents. La façon
de percevoir son territoire est fondamentale dans
la construction de la « spécularité ». Je me rappelle
souvent un jeune, Ahmed, qui s’était rendu compte
en partant en voyage en Écosse qu’il était « lui » et
non « le groupe » ou « la cité » et qui s’était dit « j’ai un
BTS, je peux faire autre chose que des conneries dans le
quartier ». L’enjeu du travail à mener avec les adultes
qui ne côtoient pas les jeunes tous les jours – les élus
notamment – est considérable. Notre position de
passeurs est essentielle. Je me suis rendu compte
que je changeais parfois de langage : tout à coup, je
parle « cité » parce que je ne suis plus dans la salle
mais dans la cité. À cet égard, la question du ludique
avec les jeunes me paraît très importante :il faut arriver à « jouer sérieusement » parce que dire la langue
est un plaisir. L’humour protège de la violence.
Faire société,
c’est savoir vivre dans
un groupe de pairs.
L’éducateur doit donc
savoir reconnaître
les collectifs.
Plus les garçons
sont dominés et
subissent le racisme
et les discriminations,
plus ils dominent
les filles.
était exclusivement composé de stratégies. Puis, à
un moment donné, j’ai parlé des foyers de la PJJ et
l’un d’entre eux m’a demandé si ces foyers étaient
mixtes. J’ai dit oui et à partir de là, tout a changé. Il a
dit « oh Madame, on veut tous aller en France ! » et ils
ont parlé des autres, de la vie. Ce point est très important :qu’est-ce qui fait qu’ils ne s’enferment pas dans
la dureté, qu’ils restent adolescents ? Je prends un
autre exemple. Cet été, j’ai été reçue par de jeunes
adultes dans un camp de réfugiés en Palestine. À un
moment donné, ils ont dit vivre un génocide dans un
camp de concentration. Un certain nombre d’entre
nous était enfants ou petits-enfants de déportés.
Nous étions choqués par de tels propos, mais là
encore, il ne fallait pas les prendre au pied de la lettre :
dans des situations extrêmes de violence, les jeunes
vont s’identifier à la violence et aller chercher le pire,
c’est-à-dire les génocides.
Les groupes de pairs constituent un point d’appui
essentiel. Dans certains milieux sociaux plus favorisés, ils existent moins, ce qui est problématique :
quels adultes ces jeunes deviendront-ils s’ils ne
vivent pas à l’adolescence la possibilité de s’identifier à des jeunes du même âge ? Faire société, c’est
savoir vivre dans un groupe de pairs. L’éducateur doit
donc savoir reconnaître les collectifs. À Rennes, une
expérience très intelligente a été menée. Un local a
été fourni à une association de jeunes à la condition
qu’elle le partage d’abord avec d’autres générations ;
les « tricoteuses » qui avaient très peur d’eux vont
maintenant leur tricoter des rideaux pour leur local.
La mondialisation de la jeunesse est une chance.
Nous pouvons mener nombre de travaux interculturels. Partout, des jeunes se construisent en périphérie des centres-villes. La recomposition des rapports
d’appartenance mériterait d’être étudiée plus en
profondeur. L’an dernier, j’ai travaillé dans le quartier
du Parc à Nanterre avec un groupe de jeunes âgés
de douze à quinze ans. Ils ont discuté du fait d’être
Français ou non, ce qui est forcément très compliqué dans leurs têtes : nous ne pouvons pas attendre
d’adolescents que leurs catégories d’appartenance
soient claires. À un moment donné, l’un d’entre eux
a dit : « l’Algérie, c’est plus solidaire, on est plus près des
autres ». Une petite voix a rétorqué : « ah mais non, ils
Le risque du sécuritaire réside dans l’adaptation
et la stratégie qui résultent de la normalisation.
Quelle société les jeunes vont-ils inventer si, avant
d’être « naturels » et de réagir avec ce qu’ils sont, ils
composent avec la normalisation et établissent une
stratégie par rapport à elle ? Certains jeunes deviennent stratégiques de plus en plus tôt. Il faut travailler
avec eux très dur. Je me suis occupé de jeunes emprisonnés au Brésil. Les questions qu’ils me posaient
avaient uniquement trait aux risques encourus en
France par tel ou tel comportement : leur univers
13
en sont qu’à Playstation 1 ». L’autre a alors répondu :
« ah non, ça va pas du tout. Puisque c’est comme ça,
on reste ici ». Les jeunes sont dans le passage et nous
devons les accompagner.
Questions de la salle
« Quel est le rapport entre le langage oral
et le langage écrit des jeunes ? Quand je lis les
SMS et les chats de mes filles, je suis souvent
choquée de la manière dont elles
se représentent en tant que femmes. »
Nadia EL MEHADAOUI, puéricultrice,
directrice de crèche, Bagnolet
Joëlle BORDET
Dans un environnement trop dur où il faut se défendre tous les jours, l’accès à la féminité n’est pas simple. Certaines se masculinisent. D’autres demandent à rentrer à l’intérieur de la maison parce que
l’extérieur devient trop difficile. Les filles doivent
pouvoir devenir des femmes féminines et libres. Plus
les garçons sont dominés et subissent le racisme et
les discriminations, plus ils dominent les filles. Cette
question est très sérieuse. Je ne vois pas comment
les filles pourraient se constituer en tant que femmes si les garçons vont très mal.
Michel BOTBOL
Au fond, nous sommes pris dans une contradiction terrible. Nous avons deux manières de ne pas
prendre en compte la parole des jeunes : soit ne pas
répondre en tournant pudiquement la tête comme
si rien n’avait été dit, soit répondre de façon scandaleuse, humiliante, répressive. Les résultats de ces
deux manières se valent. À cet égard, ce n’est pas
par hasard que Joëlle Bordet change d’accent par
moment. Pour pouvoir répondre au juste endroit, il
faut être capable de cette empathie, de ce processus
d’identification. Les services sociaux, les services de
soins, de justice ne demandent pas grand chose
aux personnes : ils leur demandent simplement
leur âme.
Parole publique et
mouvements de jeunes
Bernard LOCHE
Cet après-midi est consacré
à l’inscription de la parole des
jeunes dans l’espace public.
Nous nous pencherons sur
les mouvements de jeunes et
les mouvements étudiants.
Nous reviendrons également
sur les événements du mois
de novembre 2005. Enfin,
nous présenterons le projet de
rencontre mené par des jeunes
d’Aubervilliers. Robi Morder,
vous êtes notamment l’auteur
de 100 ans de mouvements
étudiants. Comment
caractériser les mouvements
de jeunes ces quarante
dernières années ?
En quoi favorisent-ils
l’émergence de la parole
des jeunes ?
Parole publique et
mouvements de jeunes
Robi MORDER,
chercheur en droit et sciences sociales aux
universités de Reims et de Saint-Quentin-en-Yvelines,
président du Groupe d’Études et de Recherches
sur le Mouvement étudiant (GERME)
L
es jeunes scolarisés semblent,
ici aujourd’hui, être en marge des
débats. Pourtant, au cours des quarante dernières années, un certain nombre
de mobilisations n’ont cessé de produire des
effets sur la société et le monde du travail.
Qu’est-ce qu’un mouvement de jeunes ? Évoquonsnous les mouvements pour les jeunes ou les mouvements de jeunes ? La plupart des mouvements
de jeunesse et d’éducation populaire sont, en général, faits pour les jeunes ; les adultes y ont un rôle
extrêmement important, ce qui les distingue de
mouvements de jeunes, comme les mouvements
étudiants ou lycéens.
L’on ne parle
de la jeunesse que
lors des grandes
mobilisations.
Les organisations
plus durables, de type
syndical ou associatif,
sont relativisées.
L’une des caractéristiques des quarante dernières années est la massification scolaire. Dans ce
contexte, un élément ne change pas : la difficulté
de la reconnaissance de la parole des jeunes, y compris de la recherche en la matière. Ainsi, le GERME
et les associations qu’il a fondées en matière d’archives et de mémoire (Cité et Conservatoire des
mémoires étudiantes) ne bénéficient d’aucune
reconnaissance matérielle de la part des ministères alors même qu’ils bénéficient du soutien de
l’ensemble des organisations étudiantes.
Depuis 1974, année où le droit de vote a été accordé
à 18 ans, les jeunes constituent un enjeu électoral.
Une faible place leur est, toutefois, accordée dans les
discours politiques. En revanche, les jeunes sont souvent évoqués dans les discours sur l’insécurité. Jeunesse et délinquance sont ainsi souvent associées.
L’on ne parle de la jeunesse que lors des grandes
mobilisations. Les organisations plus durables, de
type syndical ou associatif, sont, quant à elles, relativisées. Nous observons, s’agissant des jeunes, le
14
Enfin, pour les jeunes travailleurs, les évolutions
des dernières années rendent l’engagement plus
compliqué. L’organisation des jeunes travailleurs
est classiquement plus difficile dans l’entreprise,
lieu qui n’est pas composé exclusivement de jeunes. Dans un contexte de chômage et de précarité,
le parcours d’insertion est extrêmement long :
période scolaire, chômage, stage, CDD. Sans possibilité d’insertion dans une entreprise donnée, il
est délicat de se projeter dans la communauté de
travail, de se syndiquer, etc. Le parcours d’individualisation et de concurrence est, en outre, valorisé
dans les discours, ce qui n’encourage pas l’action
collective. Ces questions doivent être envisagées
en amont.
même phénomène que dans le reste de la société :
un engagement plutôt ponctuel, d’une part, et
une certaine distanciation entre représentants et
représentés, d’autre part.
La scolarisation massive a modifié le visage des
mobilisations de mouvements de jeunes, bien plus
que le baby-boom. Cet élément est extrêmement
important. Il signifie qu’il existe des lieux, lycées,
universités, constitués quasiment exclusivement
de jeunes, dans lesquels leur parole et leur action
ont beaucoup plus de poids que dans l’entreprise,
la jeunesse travailleuse ayant de plus en plus de
mal à se faire une place spécifique aujourd’hui.
Cette jeunesse se divise en trois parties qui présentent des modes d’expression différenciés : les
étudiants ; les lycéens ; les jeunes travailleurs.
Pour les premiers, la massification implique la
perte d’un caractère élitaire. Vous devez, en effet,
savoir que dans les années 1950, le représentant
de l’Unef n’avait pas besoin de prendre rendezvous au ministère pour solliciter le cabinet, voire
le ministre lui-même. Cette massification a, par
ailleurs, engendré une diversification ; elle est l’une
des dimensions de la division syndicale étudiante.
Pour les deuxièmes, la prise de parole a été plus
difficile. Nous l’avons vu en 1968. Les comités d’action lycéens ont dû non seulement s’affirmer face
aux adultes mais également face aux étudiants.
Depuis 1968, nous avons assisté à plusieurs mobilisations lycéennes. Ainsi, en 1973, dans le contexte
de la loi Debré qui réforme le service militaire, le
lycéen devient le représentant du jeune. Il faut,
toutefois, attendre 1989-1990 pour que des droits
des lycéens soient véritablement reconnus dans la
réglementation.
Le désengagement
citoyen des jeunes
et des étudiants est
souvent évoqué.
Pour autant,
nous observons que
ces jeunes s’expriment
au moment des scrutins
nationaux ou locaux.
Ils ne se désintéressent
pas de la chose publique.
Je conclurai sur le paradoxe de la citoyenneté des
jeunes et des étudiants. Le désengagement est
souvent évoqué ; le faible nombre d’étudiants
syndiqués ou de votes à l’université sont souvent
cités. Pour autant, nous observons que ces jeunes
s’expriment au moment des scrutins nationaux
ou locaux. Ils ne se désintéressent donc pas de la
chose publique. Reste à savoir s’ils ressentent leurs
lieux de formation, de vie et de travail comme des
lieux légitimes d’exercice de la citoyenneté. Il est
vrai que la transformation d’usagers passifs, voire
de « clients », en véritables acteurs n’est pas simple.
Il n’a jamais existé d’âge d’or de la mobilisation ;
le plus souvent, ce sont les minorités actives qui
maintiennent des permanences de mouvements,
qui sont malheureusement peu reconnus.
Questions de la salle
Bernard LOCHE
Un phénomène me semble caractéristique des
vingt dernières années. Sur une question ponctuelle telle que le CPE ou le CIP, une coordination
peut se créer en dehors des associations ou des
mouvements reconnus. À partir d’un fait précis,
les jeunes ont la capacité de constituer des structures ponctuelles qui correspondent à une prise
de parole.
15
Robi MORDER
Il ne faut, toutefois, pas mythifier. Les coordinations
datent du début des années 1970. Elles ne se font
pas forcément à l’encontre des organisations existantes. Il n’existe pas d’opposition entre le spontané et l’organisé. Les caractéristiques des mouvements de la jeunesse scolarisée se retrouvent
également, à la suite d’une salarisation du monde
du travail, dans les mobilisations des secteurs à
forte main-d’œuvre diplômée, les responsables
syndicaux ayant fait leurs classes militantes au
lycée ou à l’université.
Joëlle BORDET
Que pensez-vous des rapports de solidarité interne
aux mouvements étudiants et des rapports entre
jeunes de banlieue et mouvements lycéens ?
Robi MORDER
Des étudiants et des lycéens ont participé aux
émeutes de 2005, mais en tant que jeunes, habitants des cités. En revanche, les organisations nationales étudiantes ou lycéennes n’ont pas réagi.
Joëlle BORDET
Qu’en est-il concernant le mouvement anti-CPE ?
Bernard LOCHE
Des images ont montré des jeunes attaquer
d’autres jeunes sur l’esplanade des Invalides.
Robi MORDER
Les images qui ont été diffusées pourraient laisser
croire à une division entre jeunes favorisés et jeunes défavorisés. Je ne suis, pour ma part, pas sûr
que quelques centaines de personnes en bandes
soient représentatives de l’ensemble des jeunes de
banlieue. Je n’ai pas vu les « agresseurs » brandir un
quelconque drapeau idéologique. Il faut examiner
les événements en profondeur. Ils ont reflété, en
un sens, l’état d’inorganisation des mouvements
Quelle fut la parole
des jeunes en 2005 ?
Parole publique et
mouvements de jeunes
étudiants et lycéens. Il est vrai que par moment,
pour établir le dialogue, il est nécessaire de créer
un rapport de force.
« Il serait intéressant d’analyser les
alliances entre les adultes professeurs
et les étudiants ou lycéens, sachant que
s’est produite, au moment du CPE, une
mobilisation d’une partie du personnel
de Jussieu ou Censier, particulièrement
non enseignant, qui était lui-même en
situation de précarité. Ce phénomène était-il
ponctuel ? »
De la salle
Il faut noter
que la contestation
pendant le mouvement
anti-CPE s’est cristallisée
sur une réforme
du droit du travail, et
non sur des questions
strictement étudiantes.
« J’ai vécu de l’intérieur un certain
nombre de manifestations de jeunes au
cours des dernières années. J’ai été frappée
par le fait que se sont produits, dans le
cadre des dernières manifestations, des
incidents entre jeunes, provoqués par des
anciens élèves des collèges qui n’avaient pas
trouvé de place en lycée et qui essayaient de
s’insérer dans ces mouvements, ce malgré les
services d’ordre mis en place. Cette situation
a été assez angoissante pour nous ; nous
essayions de mettre dehors ces jeunes, ce
qui était dramatique ; nous ne sommes pas
parvenus à les intégrer à ces mouvements,
eux qui étaient déjà exclus du système
scolaire. »
Dominique VILAINE, assistante sociale scolaire,
collège Joséphine-Baker, Saint-Ouen
Jean-Pierre GOUDAILLIER
Reprenez-vous à votre compte les thèses selon
lesquelles le mouvement du CPE est plus compréhensible après les émeutes du mois de novembre 2005 ?
Robi MORDER
Je répondrai à la première et à la dernière intervention conjointement. Je ne partage pas les thèses
16
de François Dubet : le mouvement n’a pas été initié
par une petite bourgeoisie. Les héritiers, ceux qui
ont un avenir assuré, se sont peu mobilisés au
moment du CPE. En revanche, les étudiants des
filières de masse – AES, sociologie, etc. – et dont
l’avenir est plus incertain ont fortement réagi. Ils
étaient les premiers concernés, ce qui a d’ailleurs
facilité l’émergence d’une mobilisation étudiante.
Il faut noter d’ailleurs que la contestation s’est
cristallisée sur une réforme du droit du travail, et
non sur des questions strictement étudiantes. En
1995, lors des manifestations contre le Contrat
d’insertion professionnelles (CIP), nous avions été
témoins d’un rapprochement entre mouvements
étudiants et syndicats. Mais en 2006, au moment
du CPE, nous avons assisté à une vraie évolution
sociologique : chaque famille comptait un chômeur. Je ne suis pas sûr qu’on puisse faire le lien
entre les événements de 2005 et la contestation
de 2006. Au-delà du fait que ces mobilisations
de jeunes portaient un contenu latent de révolte
et d’inquiétude, ce qui peut être dit de beaucoup
d’événements, le lien n’est pas évident. En revanche, le contexte pèse sur le politique ; il a affaibli
le gouvernement, encourageant la mobilisation.
De nombreux salariés ont d’ailleurs fait grève à
l’occasion du CPE pour la première fois et beaucoup
d’entre eux pensaient ne pas en avoir le droit, ce
qui prouve l’étendue du désert d’information sur
ces questions.
En ce qui concerne la violence, le lycée d’aujourd’hui
n’est pas celui des années 1970. Se pose aujourd’hui
la question de l’intégration de nombreux jeunes
qui n’ont pas été admis au lycée et qui souhaitent conserver des liens avec leurs anciens amis.
Il faut organiser des lieux dans lesquels les jeunes peuvent se retrouver. En 1989, une grève a
démarré dans un lycée sur un motif de sécurité
pour demander davantage de surveillants. Plusieurs organisations de jeunesse se sont réunies
pour débattre de la situation. Pour éviter d’opposer inclus et exclus, elles ont fini par adopter une
plateforme communicative sur les moyens. Nous
voyons que l’intervention militante peut fixer des
objectifs dans un sens ou dans un autre.
Bernard LOCHE
Michel Kokoreff, vous avez
publié cette année Sociologie
des émeutes, ouvrage qui
revient sur les événements
de 2005 à partir d’une enquête
de terrain. Nous avons du mal
à nommer l’embrasement
qui a suivi la mort de Zyed
et Bouna à Clichy-sous-Bois.
En quoi ces événements
renvoient-ils à la parole des
jeunes et à son expression
dans l’espace public ?
Michel KOKOREFF, sociologue, maître
de conférences à l’université Paris 5,
chercheur au Cesames (unité mixte
CNRS/Inserm), auteur de Sociologie
des émeutes (Payot, 2 008)
M
on intervention tournera
autour du sens de la parole
des émeutiers. Différentes
questions se posent. D’abord, que disent les
jeunes qui ont participé à ces événements ?
Ensuite, si dire c’est aussi faire, quel sens accorder à leurs paroles, et donc à leurs actes ? Enfin,
pourquoi ce qu’ils disent ou font demeure-t-il
inaudible ou incompréhensible pour l’ensemble de la société ?
Ces émeutes peuvent
se comprendre
comme une double
tension entre un déni
de citoyenneté et une
aspiration à l’égalité,
d’une part, un sentiment
de mépris et une
demande de respect,
d’autre part.
1- M. Kokoreff, La force des quartiers.
De la délinquance à l’engagement politique,
Paris, Payot, 2 003.
J’aborderai ces trois questions en m’appuyant sur
deux enquêtes qualitatives :
• une enquête de terrain effectuée entre 1993
et 2002 principalement dans les quartiers Nord
d’Asnières-sur-Seine, mais aussi à Gennevilliers
et à Nanterre 1 ; il s’agissait d’analyser les diverses
dimensions de la vie sociale dans les quartiers
pauvres et les populations qui y habitent, sans
les réduire à l’état de « problèmes », mais en soulignant la singularité de leur expérience urbaine,
ainsi que le rôle des « forces vives ».
• une enquête menée dans un quartier populaire
de l’Est parisien au mois de novembre 2005, puis à
Saint-Denis et, enfin, à Clichy-sous-Bois et à Montfermeil, entre 2005 et 2006, où j’ai réalisé près de
soixante-dix entretiens avec les différents acteurs
des émeutes urbaines (maires et adjoints au maire,
fonctionnaires de police de la police nationale et
des CRS, travailleurs sociaux, enseignants, habitants, jeunes de statuts et classes d’âge divers).
On peut dire qu’il y a eu un « avant » et un « après »
novembre 2005. S’interroger sur le sens de ces
émeutes urbaines c’est en premier lieu rappeler
qu’elles ont constitué un phénomène largement
inédit, non seulement en France mais également
en Europe, tant par leur intensité, leur extension
territoriale que par leur durée. Il faudrait revenir,
17
comme je le propose dans mon livre, sur leur chronologie et leur morphologie, ce qui dépasse le
cadre de cette intervention. Notons seulement que
ce phénomène a donné à voir et cristallisé un certain nombre de processus sociaux qui travaillent
en profondeur nos sociétés en général et la France
en particulier.
Mon hypothèse de départ est la suivante : ces
émeutes peuvent se comprendre comme une
double tension entre un déni de citoyenneté et
une aspiration à l’égalité, d’une part, un sentiment
de mépris et une demande de respect, d’autre
part. Comme l’a indiqué Emmanuel Todd, nous
avons bien eu affaire à un mouvement porteur de
revendications et de valeurs républicaines là où
certains philosophes se sont laissés aller à évoquer
des émeutes « ethnico-religieuses ». La mort de
Zyed Benna et Bouna Traoré, âgés de 15 et 17 ans,
a suscité la colère, la rage, l’indignation. De fait, et
il ne faut pas se le dissimuler, les premières nuits
d’émeutes ont été particulièrement violentes. Au
fond, la mort tragique de ces adolescents dans le
transformateur électrique a été la goutte d’eau
qui a fait déborder le vase. Parce que les rapports
avec les forces de l’ordre sont tendus au quotidien avec les jeunes « colorés » qui habitent les
grands ensembles de la périphérie urbaine, mais
aussi parce que ces derniers se sentent traités
comme des « citoyens de seconde zone » à travers
les contrôles répétés, au faciès, souvent arbitraires
et violents. C’est pourquoi cette « rage » ne doit pas
masquer une demande d’égalité sociale, de justice
sociale. Les émeutes ont aussi conduit à interpeller
l’État régalien par rapport aux dysfonctionnements de la police, perçue par les « jeunes », mais
aussi bien par les adultes, comme une source de
désordre et de peur plutôt que comme un facteur
de paix sociale.
Quelle fut la parole
des jeunes en 2005 ?
Les émeutiers n’ont
pas été si silencieux et
l’émeute a permis une
certaine expression
d’ailleurs largement
relayée par les médias de
toutes obédiences.
Mais le problème est que
cette parole n’entre pas
dans le cadre des acteurs
et des observateurs
du monde social et
politique.
Mais cette tension, qui s’est traduite par un recours
au droit ayant conduit, au moins à Clichy-sousBois à calmer les esprits, a pris une forme plus
symbolique. Les quartiers pauvres sont confrontés
en France à un processus de ghettoïsation. Y sont
concentrées des familles précaires, des familles
françaises assimilées au quart-monde, et aussi
des familles migrantes, issues de l’immigration ou
encore, ce qui est très différent, assimilées à l’immigration. C’est dans ces conditions de vie marquées
par la ségrégation, la stigmatisation et les discriminations de toute sorte que s’enracine une expérience du mépris. L’habitat est la première forme
d’indignité sociale. Mais le racisme est aussi une
logique sociale qui pèse fortement, en particulier
dans le rapport aux institutions (école, police, justice, etc.). Ne l’oublions pas : Zyed et Bouna étaient
l’un Noir, l’autre Arabe. À cette expérience sociale
du mépris est venue répondre une demande de
respect de la part des jeunes comme des adultes.
Or c’est tout le contraire auquel on a assisté alors
que, très vite, la version officielle des « violences
urbaines » a conduit à deux choses : d’un côté,
à disculper la police, de l’autre, à disqualifier les
victimes et les émeutiers en en faisant de simples
délinquants. Lors des événements de 2007 à Villiers-le-Bel, un même scénario a été à l’œuvre, avec
ce bémol néanmoins : la reconnaissance du deuil
des familles s’est traduite par leur réception par le
Président de la République. Avant que l’instruction
ne confirme que les choses ne s’étaient pas exactement passées comme elles avaient été présentées
par les autorités et les médias.
2- Libération, 21 novembre 2005
Au fond, cette hypothèse selon laquelle les émeutes ont pris sens à partir de cette double tension
conduit à interroger les dimensions politiques des
révoltes des banlieues. Dimension politique « par
le haut » (à travers le conflit à peine masqué entre
le Premier ministre et le ministre de l’Intérieur laissant en retrait un monarque vieillissant) mais aussi
par le « bas » (à travers l’interpellation de l’État, le
déficit d’intégration démocratique des populations « colorées » en particulier et une demande
d’égalité et de reconnaissance).
18
Bien évidemment, cette hypothèse va à l’encontre
des idées reçues. Les émeutes de 2005, plus que
les précédentes, ont revêtu un caractère fortement
télégénique. Qu’avons-nous vu en effet ? Des images de voitures en feu et des bâtiments publics
ou privés dégradés, avec au premier plan des CRS,
et dans l’ombre des jeunes « encapuchonnés ».
Manquait la bande son, c’est-à-dire un discours, un
contenu. Ces violences collectives ont donc été qualifiées de silencieuses. Sans contenus ni revendications, elles ne s’inscrivent pas dans la grammaire
classique de nos conflits politiques et syndicaux.
« On » — journalistes, sociologues, historiens – s’est
empressé de considérer que la violence remplaçait
la parole. Ainsi, Pierre Rosanvallon a indiqué : « Les
événements sont liés aux actions de gens très jeunes,
actions très violentes et sans signification en ellesmêmes. Mais on peut se demander si le terme de
nihilisme est adapté pour qualifier le mouvement
actuel. Celui-ci, à coup sûr, se caractérise par l’absence
de parole et provient d’un milieu qui a lui-même du
mal à prendre la parole. Les violences remplacent
en quelque sorte la prise de parole, à l’inverse de
mai 1968. Il n’y a aucune prise de parole, sinon via la
chanson et le rap. » 2
Pourtant, les émeutiers n’ont pas été si silencieux et
l’émeute a permis une certaine expression d’ailleurs
largement relayée par les médias de toutes obédiences. Nous pourrions citer un certain nombre
d’articles publiés dans la presse. Mais le problème
est que cette parole n’entre pas dans le cadre des
acteurs et des observateurs du monde social et politique. Elle s’énonce par rapport à des actes relevant
d’un registre d’actions non conventionnelles. Par
conséquent, cette expression atypique ou déviante
a été largement ignorée et recouverte par une
masse de discours explicatifs et interprétatifs. La
référence à 1968 est peut-être justifiée. Reste qu’il
y a bien longtemps que les violences des banlieues
n’avaient pas suscité une telle abondance d’écrits et
d’explications interprétatives — à laquelle je participe d’ailleurs – et qui ont eu pour conséquence – ou
fonction – d’écraser ce qu’avaient à dire les jeunes
de ces quartiers et leurs proches.
Quelle fut la parole
des jeunes en 2005 ?
Très vite, la version
officielle des « violences
urbaines » a conduit
à deux choses :
d’un côté, à disculper
la police, de l’autre,
à disqualifier les victimes
et les émeutiers en
en faisant de simples
délinquants.
Il y a aussi l’analyse
qui consiste à enfermer
les émeutiers dans les
déterminations sociales
qui les « produisent »,
conduisant à une
certaine forme
de misérabilisme.
Deux pôles me semblent tout à fait caractéristiques à cet égard. Il y a le discours en termes de
« violences urbaines », qui a été prédominant.
Cette catégorie policière consiste à renvoyer les
émeutiers à un statut de délinquants. Il s’agit
de considérer leur violence uniquement sous
l’angle de la remise en cause de l’ordre public,
dont le rétablissement est la seule solution qui
s’impose. Mais il y a aussi l’analyse qui consiste à
enfermer les émeutiers dans les déterminations
sociales qui les « produisent », conduisant à une
certaine forme de misérabilisme. Dans ce cas,
on considère que la parole des jeunes ne fait que
refléter leur misère, leur ségrégation, etc. Elle n’est
qu’un symptôme. Dans les deux cas, ces discours
contribuent à dépolitiser l’émeute et la parole de
ses acteurs ; ils passent à côté de la logique propre
de l’émeute.
Or cette parole a un sens. Il faut écouter ce que les
jeunes ont à dire. Vous me permettrez quelques
citations avant de conclure. Youssef, d’Aubervilliers, dit, dans un grand journal du soir : « On
n’est pas des casseurs, on est des émeutiers. On se
rassemble tous pour faire entendre notre révolte ».
Sabrina, 17 ans, indique : « La police elle est là pour
nous protéger, elle nous provoque tout le temps,
on se fait traiter de bâtards ou de bougnoules, c’est
normal que les jeunes crient leur mal-être ». De fait,
depuis les années 1960, aux États-Unis, en Grande
Bretagne, puis lors des trente dernières années en
France, les émeutes opposent des forces de l’ordre
à des minorités ethniques ou enfants d’immigrés.
Nous avons recueilli différentes expressions dans
le cadre d’entretiens avec des participants et/
ou des sympathisants – sans que l’on puisse les
distinguer avec rigueur. Dans un entretien avec
un groupe de lycéens, un jeune de 17 ans revient
sur les circonstances de l’événement déclencheur
des émeutes urbaines : « Ca choque. On se dit que
ça peut arriver à n’importe qui ». Puis il poursuit :
« Ca discute beaucoup, on a des cerveaux, on réfléchit. Même si les médias disent qu’on ne réfléchit
pas, qu’on ne sait pas ce qu’on fait, on réfléchit.
Quand on voit des choses comme ça, on ne peut
que crier, se rebeller et faire quelque chose. On
19
ne peut pas comme ça regarder et ne rien faire. »
Autre question posée au cours d’un entretien, six
mois après les faits : pensez-vous que vous avez
été entendus ? « Oui, on a été entendu mais sans
réponse. Les gens, l’État, ils faisaient semblant de
comprendre, mais ils n’ont pas tout compris. Moi,
je connais beaucoup de gens qui cherchent du
travail, qui ont des problèmes d’insertion, comme
ils disent. Ils sont au même point, au même niveau
qu’après les émeutes. Faudra pas s’étonner si ça
revient un jour ». Comme beaucoup d’autres, ce
jeune évoque la question du travail, mais aussi
à demi-mot celle des discriminations. Le travail
remarquable mené par des associations comme
AC-le-feu ont mis en valeur ces aspects. Il a traduit pour le grand public la lucidité sociale des
habitants des « quartiers » sur l’événement, leur
capacité à l’expliquer. Mais il faut croire que cette
parole-là dérange.
On pourra toujours discuter de la qualification
politique des émeutes et des risques d’étendre
excessivement ce vocable jusqu’à lui faire perdre sa signification profonde. Au fond, faire de
la politique nécessite de faire des médiations et
passer des alliances. Les premières n’ont pas manqué. Les sociologues ont d’ailleurs peut-être remplacé les curés des années 1980 et les travailleurs
sociaux des décennies précédentes. En revanche,
les secondes ont fait cruellement défaut, ce qui
explique l’isolement institutionnel et politique des
émeutiers. Cette parole est demeurée inaudible ;
elle n’est pas parvenue à se faire entendre et à
déboucher sur un discours politique. Il n’y a pas eu
de reprise politique de cette expression, à gauche
comme à droite – ou si peu. Cette situation est ellemême inquiétante ; elle renvoie plus généralement
au décalage entre les partis politiques et les classes
populaires. Ce n’est pas un problème de communication. C’est une question de légitimité de la représentation politique. Il importerait d’en prendre la
mesure et de sortir cette impasse si l’on veut sortir
de ce cycle de violences et d’émeutes dans lequel
nos sociétés sont entrées inexorablement.
Quelle fut la parole
des jeunes en 2005 ?
Questions de la salle
« Ce mouvement ne manquait-il pas tout
simplement de leaders et de porte-parole ? »
Thierry VERVERT, Service Jeunesse,
Ville de Saint-Ouen
« Vous avez observé le problème mais
comment faire pour y remédier ? »
De la salle
Joëlle BORDET
Avez-vous observé une maturation de la prise de
parole et de la revendication ? Ou est-on resté sur
des phénomènes endémiques, qui peuvent se
déclencher à nouveau à n’importe quel moment ?
À force de dire
que nous n’aimons pas
la police, je vais finir
par croire que je n’aime
pas la police,
ce qui n’est pas le cas !
« Je voudrais nuancer vos propos
concernant le décalage entre les jeunes
et les élus. J’ai, pour ma part, été étonnée
par la capacité de certains élus locaux de
la Seine-Saint-Denis à être en proximité
avec les jeunes et à comprendre certains
phénomènes. »
De la salle
Michel KOKOREFF
Les émeutiers ont effectivement manqué de leaders, mais cette absence n’est-elle pas caractéristique de ce genre d’action collective ? Pendant les
trois premières années, la Marche pour l’égalité
et contre le racisme n’avait pas de leader. Pour
autant, cela n’a pas empêché les formes d’actions
non conventionnelles et un discours collectif sur
la police, l’habitat – première forme d’indignité
collective –, l’école, le travail social ou le déni de
reconnaissance.
Par rapport à la question de Joëlle Bordet, d’un côté,
nous avons l’impression que les rapports avec la
police n’ont pas changé et que la situation économique et sociale s’est dégradée. De l’autre, un
autre phénomène est tout à fait passé inaperçu :
un certain nombre de jeunes adultes de 30 à 35
ans se sont présentés aux élections municipales
20
Quelle fut la parole
des jeunes en 2005 ?
Robi MORDER
de 2008, ont réalisé des scores significatifs, ont été
élus adjoints au maire ou conseillers municipaux.
Nous ne pouvons pas ne pas faire l’hypothèse d’un
lien entre formes conventionnelles et non conventionnelles. La situation évolue.
Que faire ? Il existe un véritable problème quant au
rapport entre la population et les forces de sécurité
publique, notamment la police urbaine et les BAC.
Ce phénomène est bien connu. Pourtant, aucune
action n’est engagée. Nous sommes dans un cercle
vicieux de provocations réciproques. Pour parvenir
à le casser, un débat doit s’engager de manière
pragmatique. Pour des raisons politiques et idéologiques, il ne peut malheureusement pas avoir
lieu, aujourd’hui, en France. De nouveaux acteurs
émergent, mais sans qu’aucune volonté politique
ne soit affichée.
Enfin, concernant les élus, il est vrai qu’il faut
nuancer. J’ai observé des situations d’embrayage,
quand les élus, l’appareil municipal, les travailleurs
sociaux, se mobilisent vite et arrivent à réintroduire
du lien entre les forces de l’ordre et la population.
J’ai observé aussi des situations de rupture et des
situations intermédiaires dans les rapports entre
les populations et les élus.
« À force de dire que nous n’aimons pas
la police, je vais finir par croire que je n’aime
pas la police, ce qui n’est pas le cas ! La
plupart des professeurs ne nous expliquent
pas pourquoi ils font grève. Ils devraient
prendre le temps de le faire. En tant que
jeune, je ne savais pas pourquoi j’aurais dû
faire grève ou pas pour le CPE. »
Priscilla ALVES, 18 ans, habitante d’Aubervilliers,
scolarisée à Saint-Ouen
«
La police n’est pas la seule à être mise
en cause ; toutes les forces de sécurité –
contrôleurs de la RATP, vigiles, etc. – le sont. »
De la salle
Le terme d’émeute caractérisait, par le passé, les
mouvements internes dans les collèges d’enseignement technique, avant toute forme d’organisation. Deux questions sont importantes d’un
point de vue politique. Que disent les émeutiers ?
Qu’est-ce qu’on leur fait dire ? Les deux ne concordent pas toujours. On va souvent mettre une signification erronée sur des actes, comme par exemple
brûler des voitures.
Bernard LOCHE
Vos propos font également état d’un déficit de
transmission. Vous semblez demander qu’il y ait
davantage de « passeurs ».
Que disent
les émeutiers ?
Qu’est-ce qu’on leur
fait dire ? Les deux
ne concordent
pas toujours.
Michel KOKOREFF
Historiquement, la violence collective est le moyen
d’expression des groupes privés d’expression collective, des classes dites dangereuses avant d’être
laborieuses. Cette situation devrait nous interroger
sur le fait qu’ils n’ont pas d’autres moyens d’être
entendus et que l’émeute offre des résultats.
En ce qui concerne le CPE, je tente de montrer les
continuités et les discontinuités entre les émeutes
du mois de novembre 2005 et le mouvement antiCPE, que ce soit en termes de mobilisation ou de
catégorie de population. Le monde des banlieues
est, en effet, très fragmenté, à l’instar du monde
étudiant. Nous ne sommes pas dans une logique
de lutte des classes mais dans une logique de fraction de classes. À mon sens, l’instrumentalisation
politique de la violence, qu’elle soit émeutière ou
étudiante, a été gagnante.
Toutes les forces de sécurité ne sont pas forcément concernées. La différence avec les agents du
maintien de l’ordre est l’outrage. Il est très caractéristique. Dominique Montjardet, spécialiste de la
police, estimait qu’il est un aveu d’incompétence
du fonctionnaire.
21
La police n’est pas, selon moi, responsable des
événements de 2005 ; elle est, en revanche, l’un des
points de départ des émeutes, comme de toutes
celles survenues en France, en Angleterre ou aux
États-Unis depuis les années 1960. Il faut savoir
que 60 % des policiers qui interviennent en Ile-deFrance ont moins de 30 ans. Il s’agit d’un problème
de fonctionnement des institutions et de droit
commun : des jeunes policiers sans expérience,
mal encadrés, blancs, dans les territoires les plus
sensibles constituent un cocktail explosif.
Des paroles pour
vivre en amitié et
construire la paix
Bernard LOCHE
La parole des jeunes ne se limite pas à des frontières. Un programme d’atelier d’écriture a été lancé à
Aubervilliers, par l’Office municipal de la Jeunesse.
Dans ce cadre, un échange a eu lieu cet été entre
jeunes d’Aubervilliers, de Palestine et d’Israël en
Espagne et au Maroc. Joëlle Bordet a accompagné
ce projet.
Yacine, 20 ans, étudiant à Aubervilliers
Le but du projet était de rassembler des jeunes de
Palestine, d’Israël et de France et de partir dans un
territoire qui nous était étranger à tous pour vivre
une expérience humaine. Nous avons choisi d’aller
à Grenade, dans le palais de l’Alhambra où les trois
peuples monothéistes ont su vivre ensemble. Ce
lieu est symbolique du vivre ensemble. Nous nous
sommes ensuite rendus à Tetouan au Maroc, qui
présente les mêmes caractéristiques.
Le vivre ensemble
doit juste être vécu.
Les autres jeunes que
nous avons rencontrés,
Palestiniens et Israéliens,
sont, avant tout
des êtres humains.
Ces deux conclusions
m’ont appris à grandir.
Bernard LOCHE
Que s’est-il passé entre vous ? Comment avez-vous
abordé ce projet avec les jeunes Palestiniens et les
jeunes Israéliens ?
Yacine
Les premiers jours ont été ceux de la découverte :
nous nous sommes observés. Nous nous sommes
ensuite libérés et nous avons eu moins peur les uns
des autres. À l’arrivée des Israéliens, il y a eu un problème, ces derniers étant originaires d’une colonie,
Gilo, établie sur un ancien territoire palestinien.
Quatre jours plus tard, cette question était totalement oubliée, ce qui m’a d’ailleurs étonné.
Bernard LOCHE
Quelle langue employiez-vous entre vous ?
Yacine
Yacine
Nous essayions de parler anglais. Étant donné
notre niveau, nous avons vite adopté le langage
des signes ! Mais nul besoin de langage pour comprendre quelqu’un.
Ce que nous avons vécu était un prototype de
projet. Il nous fallait 10 000 euros pour le mener
à bien. Nous avons sollicité différents acteurs, qui
nous ont tous répondu négativement. Seule une
association indépendante a pu nous subventionner en organisant une vente aux enchères. Sans
cette action, nous n’aurions pas pu partir.
Bernard LOCHE
Comment avez-vous vécu ce voyage ?
Bernard LOCHE
Priscilla ALVES, 18 ans, habitante
d’Aubervilliers, scolarisée à Saint-Ouen
En Espagne, on nous a demandé d’écrire une lettre à nos proches. J’ai écrit une lettre à ma sœur
et tenté d’expliquer le voyage et de lui préciser
l’objectif de vivre ensemble. Je ne savais pas alors
comment m’y prendre. J’ai finalement compris
que certains souvenirs ne sont pas explicables ; ils
doivent être ressentis. Le vivre ensemble doit juste
être vécu. Les autres jeunes que nous avons rencontrés, Palestiniens et Israéliens, sont, avant tout
des êtres humains. Ces deux conclusions m’ont
appris à grandir.
Bernard LOCHE
Nous voyons que cette rencontre a suscité, au
début, quelques interrogations, voire de la
méfiance, sentiment qui s’est vite fait oublier.
Estimez-vous que les lieux que vous avez choisis,
qui sont symboliques du vivre ensemble et qui
ont permis de grandes productions, ont permis de
dépasser les barrières culturelles ?
Yacine
À mon sens, le lieu n’a pas été déterminant dans
les résultats obtenus. En revanche, être ailleurs
que chez soi constitue un plus : nous étions tous
pareils, tous logés à la même enseigne.
Bernard LOCHE
Que va-t-il se passer maintenant ? Comment
allez-vous partager cette expérience ?
22
Des paroles pour
vivre en amitié et
construire la paix
Comment ce projet peut-il se poursuivre ?
Un espace tiers
a été nécessaire pour
que la rencontre
se produise.
Nourdine SIKER, chargé de mission
jeunesse, Aubervilliers
Je suis très heureux de me trouver ici, avec les jeunes qui m’accompagnent. Voici quelques années,
nous avions décidé, avec plusieurs collègues, de
nous éloigner de l’aide aux devoirs pour faire de
l’accompagnement scolaire avec un atelier d’écriture. Cela n’a pas été évident, les jeunes craignant
de s’exprimer. Le premier déclic a eu lieu avec le
premier concours d’écriture lancé par le Conseil
général que ces jeunes ont remporté. Dès lors,
l’écrit n’était plus qu’un prétexte. Aubervilliers
est jumelée avec une ville palestinienne. Les jeunes ont demandé pourquoi nous n’accueillions
pas d’Israéliens. Le hasard a fait que nous avons
accueilli une délégation israélienne. Tout s’est
bien passé. Nous avons, ensuite, travaillé en
partenariat pour préparer un projet. Vous devez
avoir conscience que nous avons travaillé trois
ans à la préparation du séjour organisé cet été.
Nous avons centré l’atelier d’écriture autour de
la correspondance, du vivre ensemble, de l’autre.
Notre objectif était d’accueillir des délégations
et de vivre avec elles. Aujourd’hui, les jeunes sont
convaincus de notre projet. Ils ont engagé des
réflexions sur la façon de réussir un projet avec
au moins trois grandes délégations. Des contacts
ont été noués, par courrier électronique, avec de
jeunes Israéliens et de jeunes Palestiniens depuis
cet été. Je souhaite que les jeunes soient complètement autonomes dans le cadre de ce projet.
23
Joëlle BORDET
Ben, jeune Israélien qui a participé au voyage,
habite Gilo, qui se situe à deux kilomètres de
Bayt Jala ; il était soldat au check point. Or, deux
Palestiniens étaient de Bayt Jala et ne voulaient
pas partir en vacances avec leur ennemi. Avec
Edgar, éducateur-formateur israélien avec lequel
je participais au mois d’août à un séminaire en
Israël sur « le mauvais usage de la peur dans les
sociétés françaises, israélienne et palestinienne »,
nous avons retrouvé ces jeunes qui étaient devenus proches pendant ces rencontres. Ils n’auraient
pas pu vivre cette expérience chez eux ; un espace
tiers a été nécessaire pour que la rencontre se
produise.
Nourdine SIKER
Grâce à l’accueil des jeunes Albertvillariens et du
travail mené avec Edgar, les jeunes Israéliens et
Palestiniens ont accepté de participer au voyage.
Nos jeunes ont joué le rôle de médiateurs. Les
relations humaines sont l’élément primordial.
Bernard LOCHE
Comment envisagez-vous de travailler sur ce
voyage dans le cadre de votre atelier d’écriture ?
Qu’allez-vous faire des photos et vidéos de votre
séjour ?
Yacine
Tous les soirs, nous écrivions une heure. Nous souhaitons que le recueil de ces textes soit diffusé au
maximum de personnes.
Une jeune participante
Les Israéliens et les Palestiniens ont, eux aussi, écrit,
ce qui n’était pas forcément évident car ils n’en
avaient pas l’habitude. Tous nos textes seront mis
en commun. Pour en faire un recueil collectif.
Des paroles pour
vivre en amitié et
construire la paix
La parole des enfants et des jeunes :
conclusion des quatre journées
Le droit de participation
des mineurs dans le monde
Questions de la salle
Maître Kamel FILALI,
avocat et professeur à l’université de
Constantine (Algérie), membre du Comité
des Droits de l’Enfant de l’ONU
«
J
D’autres expériences ont été menées
dans des pays en conflit, par exemple
dans des pays des Balkans. Elles montrent
comment les jeunes, en situation, peuvent
être médiateurs les uns par rapport aux
autres, au-delà des préjugés. Nous avons
donc tout intérêt à multiplier ce genre
d’expériences. Partir en voyage, c’est
travailler aux relations entre les peuples, à la
solidarité, à l’éducation à la paix.
Cette expérience prouve également
que nous pouvons vivre ensemble et
communiquer sans parler la même langue.
L’obsession de la langue unique comme
seul vecteur d’intégration est tout à fait
dépassée. »
Corinne BAUDELOT, responsable du service de la
Jeunesse, Ville de Stains
«
Bravo à tous. Comment envisagezvous de diffuser votre travail ? Avez-vous
l’intention d’aller dans des collèges, lycées
et cités autres pour partager
votre expérience ? »
Sophie MOREL, auxiliaire de puériculture,
centre départemental de PMI, Le Raincy
Je n’ai pas vécu
l’expérience pour
moi-même, mais pour
ceux qui n’ont pas pu
venir avec nous.
Priscilla ALVES
Je n’ai pas vécu l’expérience pour moi-même, mais
pour ceux qui n’ont pas pu venir avec nous, afin de
leur faire comprendre ce que nous avons compris.
J’ai essayé de transmettre le maximum de mon
expérience à mes frères, mes amis et mes proches.
Il serait effectivement intéressant d’intervenir
dans les collèges et les lycées.
«
La diffusion relève toujours du même
problème, celui des moyens. »
Yacine
24
e tiens, tout d’abord, à remercier le
Conseil général pour son invitation. Le
Comité des Droits de l’Enfant se réjouit
de pouvoir participer à votre réflexion.
La Convention internationale des Droits de l’Enfant
date du 20 novembre 1989. Nous fêterons donc son
vingtième anniversaire prochainement. L’heure des
bilans arrive :qu’avons-nous fait depuis la promulgation de la Convention ? Quels sont les obstacles rencontrés ? Que reste-t-il à faire ? Que pouvons-nous
faire ensemble pour l’enfant ?
À mon sens,
il convient surtout
de s’attacher à faire
comprendre à l’enfant
ses droits et la façon
de respecter ceux
des autres.
Cette Convention a été difficilement négociée. Elle a
été ratifiée par tous les États du monde, à l’exception
des États-Unis et de la Somalie, qui l’a néanmoins
signée. L’État français, en la ratifiant, s’oblige notamment à soumettre au Comité un rapport initial
deux ans après la ratification, puis des rapports
périodiques tous les quatre ans. La France a déposé
son troisième rapport ; il sera examiné au début de
l’année 2009.
Cette Convention mérite une grande attention en
ce sens qu’elle permet de mesurer les avancées de
l’État et de formuler des recommandations dans les
observations finales du Comité. Sur la base des insuffisances relevées, les observations finales constituent des obligations pour l’État.
La Convention recommande que toutes les législations nationales prennent en considération ses
principes directeurs. Autrement dit, toute loi relative
à l’enfance doit respecter les principes généraux
suivants :
• la non-discrimination ;
• l’intérêt supérieur de l’enfant ;
• le droit à la vie, à la survie et au développement.
25
La Convention prévoit des droits dits indivisibles : la
non-application d’un seul article retentit sur l’ensemble de la Convention.
Même si le terme de participation n’est pas employé
dans la Convention, il est très usité par les experts.
Ainsi, l’article 12 affirme le droit de l’enfant d’être
entendu dans toutes les questions qui l’intéressent.
Cet article impose que l’enfant soit entendu dans
toutes les procédures, qu’elles soient administratives ou judiciaires. Ce principe fait passer l’enfant du
statut d’assisté à celui de sujet de droit, c’est-à-dire
enfant détenteur de droits, enfant né citoyen ayant
la jouissance des droits mais pas l’exercice de ces
droits. Cet article est fondamental. Il est, toutefois,
très difficile de l’appliquer. De nombreux États exercent, en effet, un droit de réserve sur cette provision,
estimant qu’elle est incompatible avec la législation
nationale.
Nous observons souvent des insuffisances dans le
plaidoyer de ces États. En effet, la plupart du temps,
ils ne parviennent pas à justifier ces réserves et
leur opposition à l’article 12. Certains craignent une
atteinte à l’autorité parentale, ce alors même que
la Convention est aussi concentrée sur le droit des
parents à donner des orientations et à offrir à l’enfant ce qui lui est nécessaire pour grandir dans un
environnement sain.
Cette Convention soulève différentes questions :l’enfant est-il capable d’être un acteur de sa propre protection ? N’est-il pas incapable sur le plan juridique ?
N’est-il pas un être fragile, sensible aux passions et
donc manipulable ? N’est-il pas pris dans des conflits
de loyauté l’empêchant d’être un acteur responsable et fiable ? D’autres préoccupations peuvent se
faire jour et s’ajouter à celles que je viens d’énoncer :
crainte que les droits de l’enfant ne remettent en
Le droit de participation
des mineurs dans le monde
cause le principe de l’autorité parentale, nécessité
d’assumer ses devoirs pour avoir des droits, etc.
À mon sens, il convient surtout de s’attacher à faire
comprendre à l’enfant ses droits et la façon de respecter ceux des autres.
Le Comité des Droits
de l’Enfant a vu,
dès l’origine, dans cet
article 12 qui donne
le droit à l’enfant
d’être entendu,
une importance
fondamentale en
ce sens qu’il permet
d’interpréter
d’autres articles.
Aujourd’hui, on considère que l’enfant est capable de s’impliquer dans toutes les décisions qui le
concernent. Il y a donc une prise de conscience sur
les droits de l’enfant à l’échelle planétaire. Tous les
États, à l’exception de deux, ont, en effet, ratifié la
Convention. Cette prise de conscience se vérifie aussi
par le fait que les États présentent des rapports. Mais
il conviendrait également que les États mettent en
place des procédures garantissant que les intérêts
de l’enfant sont pris en compte dans les décisions
rendues. Des mécanismes, tels qu’un défenseur des
Droits de l’Enfant, devraient également être créés.
Le Comité des Droits de l’Enfant a vu, dès l’origine,
dans cet article 12 qui donne le droit à l’enfant d’être
entendu, une importance fondamentale en ce sens
qu’il permet d’interpréter d’autres articles. D’autres
articles font référence au droit de l’enfant d’être
entendu dans les délibérations impliquant une
séparation d’avec les parents (article 9), au consentement en connaissance de cause des personnes
intéressées s’agissant de l’adoption (article 21), au
droit pour tout enfant privé de liberté de contester
la légalité de cette privation devant une autorité
compétente (article 37) ou encore aux principes du
procès équitable (article 40).
Dans la pratique, différentes questions se posent :
qui doit entendre l’enfant ? Des personnes qualifiées,
préparées ? Les personnes qui doivent écouter l’enfant comme les juges sont-elles suffisamment formées ? Les policiers connaissent-ils la Convention ?
Ont-ils reçu une formation adéquate pour prendre
en charge les enfants ? Dans quelles conditions l’enfant doit-il être entendu ? Faut-il respecter le droit de
l’enfant à se taire ? Faut-il obliger l’enfant à parler ?
L’enfant peut-il être assisté, représenté et par qui ?
L’enfant peut-il saisir directement la justice ?
26
Le droit de participation
des mineurs dans le monde
L’enfant jouit de droits. Il a la citoyenneté. Il a le droit
à la parole, conformément à l’article 12. L’article 13
affirme sa liberté d’expression et son droit de rechercher l’information. L’article 14 assure sa liberté de
pensée, de conscience et de religion. L’article 16 fait
référence à la vie privée de l’enfant, qui doit être respectée, et à son intimité. Enfin, l’article 17 évoque ce
que peuvent faire les médias pour informer l’enfant.
Il est bon que ces droits existent, malgré leurs limites.
Ils sont désormais acquis. Il est demandé aux États
de veiller à leur application.
Tous les enfants, qu’ils soient handicapés, qu’ils aient
besoin de soins spécifiques, qu’ils soient exposés
à des risques particuliers, qu’ils travaillent, qu’ils
soient demandeurs d’asile, qu’ils soient victimes ou
témoins de crimes, sont visés par la Convention.
Plusieurs États,notamment africains,arguent du fait
que cette Convention est coûteuse et qu’ils ne peuvent pas, par conséquent, l’appliquer correctement.
S’agissant de la participation de l’enfant dans l’école,
d’autres questions peuvent être soulevées : est-il
écouté ? Est-il en droit de contester les décisions
disciplinaires ? Est-il défendu ? La Convention est-elle
prise en considération à l’école ?
La Seine-Saint-Denis peut s’impliquer dans l’application de la Convention internationale des Droits de
l’Enfant en reprenant les recommandations finales
du Comité et en les utilisant dans le cadre d’une
plateforme de travail et de revendication. Les partenaires associatifs ont un grand rôle à jouer dans
ce domaine.
Dans le secteur de la santé, nous observons que
bien souvent, les décisions de soins sont prises par
d’autres personnes que les enfants eux-mêmes. De
nombreuses actions doivent encore être menées
dans ce domaine.
Les enfants subissent, par ailleurs, le divorce de leurs
parents. Ils ne participent pas aux décisions de justice qui leur sont appliquées. Dans l’esprit de la
Convention, le Comité encourage toujours les États
à rendre des décisions allant dans le sens de l’implication de l’enfant dans ces litiges de façon à ce que
soit respecté le principe de l’intérêt supérieur de
l’enfant.
Différentes solutions peuvent être envisagées pour
que l’enfant soit entendu :
• expliquer à l’enfant qu’il peut porter plainte et l’informer sur ses droits ;
• lui donner des interlocuteurs appropriés ;
• assurer la protection de l’enfant victime ;
• améliorer les techniques d’audition de l’enfant, le
soutenir et l’accompagner lorsqu’il décide de parler ;
• former les professionnels de façon spécifique.
S’il ne peut pas s’exprimer, l’enfant peut être représenté par un délégué de son choix, mais il faudrait
veiller à ce que le délégué transmette bien l’opinion
de l’enfant.
Questions de la salle
Les droits de l’Homme
et les droits de l’Enfant
constituent une bataille
continue. Nous ne
pouvons pas nous
arrêter en cours
de route, d’autant plus
que la Convention
a aussi des détracteurs
qui empêchent
les progrès à l’intérieur
des pays.
«
Je suis extrêmement étonnée que seuls
les États-Unis et la Somalie n’aient pas ratifié
la Convention internationale des Droits
de l’Enfant, alors que de nombreux États
appliquent toujours la peine de mort ou que
s’y pratiquent les mutilations sexuelles sur
les filles.
En 2003, le Comité avait critiqué la France
sur son traitement des agressions sexuelles
sur les enfants. Il avait également pointé le
manque de formation des professionnels.
Je ne suis pas persuadée que la situation
ait véritablement évolué. Amnesty
International a, en effet, de nouveau
souligné ces questions des violences faites
aux femmes et aux enfants. Il faut savoir
qu’une femme meurt tous les deux jours
sous les coups de son mari, sans parler
des menaces d’excision. Il me semble que
ces éléments sont tout à fait négligés,
passés aux oubliettes. Je me demande si la
27
Convention internationale des Droits de
l’Enfant, qui est, à mes yeux, un texte aussi
fondamental que la Déclaration des Droits
de l’Homme n’est pas qu’une mascarade. »
Hélène GALLIARD, éducatrice spécialisée, militante
associative à Saint-Ouen autour des violences faites
aux femmes et aux enfants
Maître Kamel FILALI
Les États-Unis n’ont pas ratifié la Convention. Ils se
sont déterminés en tant qu’État souverain. S’agissant d’autres États, nous étudions les rapports des
pays produits par des experts ainsi que les rapports
alternatifs d’ONG, les informations d’individus et les
informations diffusées par les médias nationaux.
Nous recevons également les associations en présession. Un dialogue s’instaure avec les délégations.
Sur la base des réponses apportées, nous établissons
des conclusions finales que nous communiquons à
chacun des États. L’une de leurs obligations est de les
rendre publiques. Les associations doivent s’en saisir
afin d’agir. Nous travaillons, par ailleurs, à un commentaire général sur l’article 12 que nous adopterons
probablement dans le courant de l’année 2009.
En ce qui concerne les droits de l’Homme en général,
si nous devions prendre en considération toutes les
violations répertoriées à travers le monde, nous nous
découragerions et n’enregistrerions aucun progrès.
Les droits de l’Homme et les droits de l’Enfant constituent une bataille continue. Nous obtenons des
résultats.Nous devons trouver la force d’aller toujours
de l’avant.Nous ne pouvons pas nous arrêter en cours
de route, d’autant plus que la Convention a aussi des
détracteurs qui empêchent les progrès à l’intérieur
des pays.Il faut donc veiller à travailler avec les bonnes
volontés, aussi bien au niveau de l’État, des politiques
en général que des associations. Depuis le dernier
rapport de la France, deux protocoles ont été ratifiés :
le premier porte sur l’implication des enfants dans les
conflits armés, le second sur l’utilisation des enfants
dans des scènes pornographiques.Les pays changent
leur législation sur ces bases. De nombreux pays ont
consenti des efforts et manifestent une véritable
volonté, faisant des droits de l’Enfant une priorité. Il
nous faut continuer à avancer.
conclusion
La parole des enfants
et des jeunes entre pairs
Emmanuèle GRAINDORGE
Directrice de la Jeunesse,
Conseil général de la Seine-Saint-Denis
Je tiens à remercier les intervenants et les participants pour cette belle journée. Les échanges ont été
très fructueux. Le cycle de plateformes consacré à
la parole de l’enfant, ouvert le 22 novembre dernier,
se clôt aujourd’hui. Nous avons mené un travail
extrêmement intéressant. Il doit se poursuivre. De
nouvelles questions ont émergé et amèneront de
nouvelles réflexions. Merci à Maître Kamel Filali
de nous avoir fait l’honneur de clôturer ce cycle et
d’avoir resitué nos travaux sous les auspices et à
l’aune de la Convention internationale des Droits
de l’Enfant, qui a présidé à notre démarche. La
Convention a aussi des détracteurs, pour lesquels
il est souvent question de droits et devoirs de l’enfant. Il est essentiel de souligner que l’enfant est un
sujet de droit dès sa naissance.
Ces perspectives de travail qui nous sont ouvertes
par la Convention internationale des Droits de
l’Enfant atteignent un stade tout particulier. Le
20 novembre 2009 marquera, en effet, le vingtième
anniversaire du texte. Dès 1996, le Département a
fait preuve d’une implication très importante au
regard de la Convention. Notre rôle est de la faire
connaître et respecter. Nous poursuivrons dans
cette voie et tenterons de développer encore nos
actions pour faire en sorte que chacun s’implique
davantage.
Coordination des actes : Marianne Beseme
Conseil général de la Seine-Saint-Denis
Direction de la jeunesse/Direction de la communication
Conception graphique et réalisation : JBA-2009.
Impression : Public Imprim.
28
contact
Conseil général de la Seine-Saint-Denis
Direction de la jeunesse
Pôle des droits de l’enfant et des jeunes
Tél. : 01 43 93 40 95
Fax : 01 43 93 40 05
[email protected]
www.seine-saint-denis.fr
Hôtel du Département
93006 Bobigny CEDEX