Mise en page 1 - Jonathan Gilbert
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SF102-07 26/11/12 0:40 Page 34 34 SO FOOT _ SPÉCI M E N C’est l’histoire d’un mec qui joue au football la journée et rentre dormir au mitard le soir. Emprisonné au Chili pour avoir tenté de passer de la coke d’Amérique du Sud en Europe, le Russe Maxim Molokoedov vient de se faire recruter par le Santiago Morning, un club de deuxième division qui lui a promis un contrat sitôt qu’il sortira de cabane. Mais ce n’est pas pour tout de suite. Par Jonathan Gilbert à Santiago, avec Arthur Jeanne / Photos: Pablo Sanhuesa “Je lisais dans la salle d’embarquement quand deux policiers avec leurs chiens m’ont interpellé. Ils m’ont ordonné de les suivre, et le reste je ne m’en souviens plus trop” M. Molokoedov D Le long de la piste en terre battue qui conduit au terrain d’entraînement du Santiago Morning, à côté des baraques décrépites, une bande de gauchos chiliens font flâner leurs troupeaux. Dans cet océan de corps râblés et mats de peau, une silhouette interpelle: pâle, blondinet, Maxim Molokoedov vient de finir l’entraînement. Tranquillement assis à l’arrière d’une bagnole, il est en train de boire à même la bouteille les trois litres de lait frais que vient de lui tendre un fermier. Il a raison d’en profiter: dans une heure, Maxim Molokoedov passera la porte en acier forgé qui marque l’entrée de l’Ex Penitenciaria, la plus grande prison du Chili, où il purge une peine de trois ans et un jour. Motif: trafic de drogue. Le 20 juillet 2010, alors qu’il revient d’Équateur, où il a passé neuf jours à se promener sur le front de mer de Guayaquil et à assister aux matchs du Barcelona Guayaquil, Molokoedov transite pendant huit heures par l’aéroport de Santiago. Il transporte six kilos de cocaïne, dissimulés dans des livres pour enfants. Son itinéraire est réglé comme du papier à musique: le Russe doit s’envoler pour l’Espagne, livrer son petit colis, puis s’en retourner chez lui, à Saint-Pétersbourg, avec comme récompense les clés d’un appartement neuf. Sauf qu’il n’aura jamais l’occasion de profiter de son loft avec vue sur la Neva. “Je lisais dans la salle d’embarquement quand deux policiers avec leurs chiens m’ont interpellé. Je n’ai rien compris à ce qu’ils me disaient, malgré mon dictionnaire russe-espagnol. De toute façon, ils m’ont posé peu de questions. Ils voulaient ma valise et m’ont ordonné de les suivre. Ils ne m’ont pas maltraité, le reste je ne m’en souviens plus trop.” Le reste, c’est donc une condamnation à plusieurs années de prison ferme dans un pays, le Chili, qu’il ne connaît pas. Des piges pour la mafia russe Depuis ce jour, Molokoedov, 24 ans, dort dans une cellule pourrie de six mètres carrés, avec quatre autres détenus. Accrochée au mur du cachot, une icône de saint Nicolas, patron orthodoxe des taulards, veille sur lui: Maxim a pour le moment réussi à échapper à la violence qui règne dans la prison surchargée –plus de 5 400 détenus crèchent dans l’Ex Penitenciaria, qui, pourtant, ne peut accueillir que 2 500 personnes. La nuit précédente, un prisonnier est mort poignardé. Grâce à une nouvelle loi visant à alléger la surpopulation carcérale, Molokoedov aurait pu rentrer en Russie. Depuis août dernier, plus de 700 détenus originaires de Bolivie ou du Pérou ont été rapatriés SF102-07 25/11/12 23:51 Page 35 “Certains mecs en prison ont essayé de me frapper mais ils ont vite compris que ça serait eux qui se blesseraient s’ils m’attaquaient” M. Molokoedov SF102-07 26/11/12 0:51 Page 36 36 SO FOOT _ SPÉCI M E N “Nous voulons que tous les détenus doués pour le football au Chili soient basés ici, dans notre prison. Certains diront que nous sommes fous, mais les idées innovantes sont toujours au départ une folie” Ricardo Quintana Montoya, commandant en chef de la prison Penitenciaria dans leur pays d’origine. Mais “El Ruso” a refusé de partir à trois reprises. À chaque fois pour la même raison: le football. Le jeu lui a évité de devenir un paria à la Penitenciaria. “Au début, personne ne voulait me parler car je ne captais pas un mot d’espagnol”, dit-il dans un castillan fortement mâtiné de Coa, l’argot des prisons. Tout a changé quand le natif de Saint-Pétersbourg a enfilé ses crampons et a commencé à jouer lors des pichangas, ces matchs sur des terrains réduits, très populaires en Amérique du Sud. Car les autres taulards ont très vite détecté le talent de l’étranger. “Pour que je joue dans leur équipe, ils ont commencé à m’offrir des survêtements, des shorts et même de la nourriture quand j’avais faim.” Il faut dire que le Russe présente quelques garanties niveau ballon. Passé par le centre de formation du Zénith SaintPétersbourg, Molokoedov a joué un temps en deuxième division russe, au FC Pskov, avant de mettre un terme à sa carrière à cause de “mauvaises relations avec l’entraîneur” dit-il. Une autre explication veut que Maxim, fatigué des fins de mois difficiles, ait alors commencé à faire quelques piges pour la mafia russe, une hypothèse que la suite de ses aventures tend à corroborer. Un prof d’EPS et un agent interlope Depuis qu’il a plongé, la vie de Molokoedov ressemble à une success story de film. Flavio Huenupi, qui sert de prof d’EPS aux détenus, découvre le talentueux ruso et l’intègre à la sélection de la prison. Rapidement, Maxim devient le joueur clé de l’équipe. Il marque six buts lors du championnat inter-prisons joué sur le terrain rocailleux de Collina 2, autre taule fameuse du nord de Santiago. Un jour qu’il assiste à l’un des matchs de ce tournoi, Claudio Borghi, le bedonnant sélectionneur argentin du Chili (remercié depuis, Ndlr), se dit impressionné. Il n’en faut pas plus pour attiser la curiosité de Frank Lobos. Milieu de terrain de Colo-Colo dans les années 90, Lobos est ce qu’on appelle un personnage interlope. En 2006, il a été condamné à dix ans d’inactivité dans le milieu du football pour avoir offert 20 000 euros à plusieurs joueurs de première division afin qu’ils laissent filer un match. Cela ne l’empêche pas de négocier, en compagnie d’Huenupi, un accord sans précédent avec Luis Faundez, vice-président du Santiago Morning, un club de seconde division chilienne. Ce plan offre à Molokoedov la permission de quitter la prison tous les jours de 9 heures à 15 heures pour s’entraîner avec les microbuseros, dans les faubourgs ruraux du quartier de Quilicura, à deux pas de la “pobla”, la favela de Parinacota. Depuis cet accord, Molokoedov a disputé cinq matchs pour Santiago Morning. Ses nouveaux coéquipiers concèdent qu’ils ont mis un moment à s’habituer à la présence de cet étranger parmi eux. “C’était bizarre au début”, explique David Escalante, attaquant argentin au coup de taureau. Certains joueurs ont demandé à Maxim de raconter son passé turbulent. Il leur aurait tout dit, avant de jurer ne plus jamais en reparler. “On peut dire qu’il regrette ce qu’il a fait, maintenant il en paye les conséquences”, poursuit Escalante. Hernan Ibarra, le coach du Santiago Morning, est passé par des états d’âme différents. Alors qu’il avait d’abord accepté Molokoedov un peu comme on fait une bonne action, le technicien a rapidement réalisé que le Russe pourrait apporter du gaz à son milieu de terrain. “Il est puissant, sait changer de rythme et a une bonne frappe de loin. C’est vraiment dommage qu’il n’ait pas été enregistré à temps pour jouer en championnat”, dit-il en supervisant l’entraînement au pied des cimes andines enneigées. Dommage effectivement, car pour sa première apparition en match amical, Maxim a planté deux fois. En attendant de pouvoir disputer le championnat l’an prochain, El Ruso ronge son frein en jouant la coupe du Chili, où il a aidé le Santiago Morning à terminer en tête du groupe et à se qualifier pour les huitièmes de finale. Encore trois mois, et Molokoedov sera totalement au point, assure son coach: “Ses performances seraient encore meilleures s’il n’avait pas à subir les conditions de détention inhumaines de la prison.” “C’est très humide et je n’arrive pas à bien dormir” Hernan Ibarra exagère à peine lorsqu’il parle de “conditions inhumaines”. En prison, les portes ferment à 16 h 30. Ce qui veut dire que les détenus sont confinés dans leurs cellules jusqu’au matin suivant. “C’est très humide et je n’arrive pas à bien dormir”, raconte Maxim, qui tue le temps en faisant des sculptures en cuir. La nourriture n’est pas terrible non plus, surtout pour un sportif de haut niveau. En général, les prisonniers dînent de ce qu’ils sont arrivés à planquer durant la journée. “On emmagasine du pain, des oranges et des gâteaux.” Pour maintenir le russe en forme entre les entraînements, Lobos et Huenupi s’assurent qu’il récupère la nourriture que lui fournit le staff du club. Malin, mais risqué. Car ce traitement de faveur ne passe pas inaperçu au trou. “Je parle à un nombre de détenus très réduit, essentiellement ceux que je connais. Les autres sont jaloux et certains veulent ma peau. Avec ceux-là, je ne me sens pas en confiance. SF102-07 26/11/12 0:50 Page 37 J’essaie de ne pas faire attention à eux, de ne pas me mêler à eux”, déclare Molokoedov. Même s’il se sent soulagé par le fait qu’il “n’existe pas”, selon lui, de “mafia au Chili”, le Russe avoue avoir été menacé physiquement dans l’enceinte de la prison. Mais pas de quoi avoir peur: “Certains mecs ont essayé de me frapper mais ils ont vite compris que ça serait eux qui se blesseraient s’ils m’attaquaient.” Des gardes, des mitraillettes et un projet fou Une chose est sûre, le Russe est devenu une personnalité au Chili. “Je crois que désormais, Maxim est même devenu le footballeur le plus connu du pays” se marre Ibarra, selon qui Molokoedov, déjà assuré de bénéficier d’un contrat de dix-huit mois au Santiago Morning à sa sortie de prison, a facile “le niveau pour jouer en première division”: “Si je devais quitter Santiago Morning, j’adorerais prendre Maxim dans la prochaine équipe que j’entraînerai”, dit l’entraîneur, dont le contrat expire à la fin de la saison. Comme on pouvait s’y attendre, cette nouvelle popularité a donné des idées à son agent Frank Lobos, lequel utilise désormais le Russe comme tête de gondole pour son nouveau rêve. Si le cas de Molokoedov est pour le moment unique, l’agent de joueurs est en effet persuadé qu’utiliser le football comme outil de réintégration à la société civile est une idée qui a de l’avenir. Récemment, Lobos a déposé un drôle de projet: mettre sur pied un centre sportif d’excellence à l’intérieur de la prison, qui regrouperait tous les footballeurs chiliens emprisonnés à la Penitenciaria. Ainsi assemblée, la nouvelle équipe évoluerait dans les divisions inférieures du championnat chilien. “Après quoi l’exemple pourrait être suivi dans le monde entier”, veut croire l’agent. En attendant, Ricardo Quintana Montoya, commandant en chef de la prison chilienne, a déjà donné son accord: “Nous voulons que tous les détenus doués pour le football, d’Arica à Punta Arenas (les deux villes les plus au nord et au sud du Chili) soient basés ici, à l’Ex Penitenciaria. Certains diront que nous sommes fous, mais les idées innovantes sont toujours au départ une folie.” Quand on le questionne sur ce projet, Molokoedov acquiesce du chef: “Je crois vraiment qu’il y a d’autres mecs enfermés ici qui peuvent faire la même chose que moi.” Mais la vérité, c’est que Molokoedov n’ose pas encore franchement parler d’avenir. Récemment, en coupe, il a affronté l’Universidad de Chile, meilleure équipe chilienne du moment. Bien loin des hauts murs de la Penitenciaria, surveillés par des gardes, mitraillettes en bandoulière, Maxim a connu ce jour-là le frisson du stade Santa Laura et les chants des 22 000 spectateurs. “Revenir en prison après cela a été un sentiment horrible. Je suis passé de l’euphorie de jouer au foot devant un stade plein à la moiteur de ma cellule.” Maxim Molokoedov devrait sortir en mai 2013. TOUS PROPOS R ECU E I LLIS PAR JG ET AJ • “Molokoedov est puissant, sait changer de rythme et a une bonne frappe de loin (…) Il a le niveau pour jouer en première division” Hernan Ibarra, entraîneur du Santiago Morning