Mise en page 1 - Jonathan Gilbert

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Mise en page 1 - Jonathan Gilbert
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C’est l’histoire d’un mec qui joue au football la journée et rentre dormir au mitard
le soir. Emprisonné au Chili pour avoir tenté de passer de la coke d’Amérique du Sud
en Europe, le Russe Maxim Molokoedov vient de se faire recruter par le Santiago
Morning, un club de deuxième division qui lui a promis un contrat sitôt qu’il sortira
de cabane. Mais ce n’est pas pour tout de suite. Par Jonathan Gilbert à Santiago,
avec Arthur Jeanne
/ Photos: Pablo Sanhuesa
“Je lisais dans
la salle
d’embarquement
quand deux
policiers avec
leurs chiens
m’ont interpellé.
Ils m’ont ordonné
de les suivre,
et le reste je ne
m’en souviens
plus trop”
M. Molokoedov
D
Le long de la piste en terre battue qui conduit
au terrain d’entraînement du Santiago Morning,
à côté des baraques décrépites, une bande de
gauchos chiliens font flâner leurs troupeaux.
Dans cet océan de corps râblés et mats de peau, une
silhouette interpelle: pâle, blondinet, Maxim
Molokoedov vient de finir l’entraînement.
Tranquillement assis à l’arrière d’une bagnole, il est
en train de boire à même la bouteille les trois litres de
lait frais que vient de lui tendre un fermier. Il a raison
d’en profiter: dans une heure, Maxim Molokoedov
passera la porte en acier forgé qui marque l’entrée
de l’Ex Penitenciaria, la plus grande prison du Chili,
où il purge une peine de trois ans et un jour. Motif:
trafic de drogue.
Le 20 juillet 2010, alors qu’il revient d’Équateur, où
il a passé neuf jours à se promener sur le front de mer
de Guayaquil et à assister aux matchs du Barcelona
Guayaquil, Molokoedov transite pendant huit heures
par l’aéroport de Santiago. Il transporte six kilos de
cocaïne, dissimulés dans des livres pour enfants. Son
itinéraire est réglé comme du papier à musique: le
Russe doit s’envoler pour l’Espagne, livrer son petit
colis, puis s’en retourner chez lui, à Saint-Pétersbourg,
avec comme récompense les clés d’un appartement
neuf. Sauf qu’il n’aura jamais l’occasion de profiter de
son loft avec vue sur la Neva. “Je lisais dans la salle
d’embarquement quand deux policiers avec leurs
chiens m’ont interpellé. Je n’ai rien compris à ce qu’ils
me disaient, malgré mon dictionnaire russe-espagnol.
De toute façon, ils m’ont posé peu de questions. Ils
voulaient ma valise et m’ont ordonné de les suivre.
Ils ne m’ont pas maltraité, le reste je ne m’en souviens
plus trop.” Le reste, c’est donc une condamnation
à plusieurs années de prison ferme dans un pays,
le Chili, qu’il ne connaît pas.
Des piges pour la mafia russe
Depuis ce jour, Molokoedov, 24 ans, dort dans une
cellule pourrie de six mètres carrés, avec quatre autres
détenus. Accrochée au mur du cachot, une icône de
saint Nicolas, patron orthodoxe des taulards, veille sur
lui: Maxim a pour le moment réussi à échapper à la
violence qui règne dans la prison surchargée –plus de
5 400 détenus crèchent dans l’Ex Penitenciaria, qui,
pourtant, ne peut accueillir que 2 500 personnes. La
nuit précédente, un prisonnier est mort poignardé.
Grâce à une nouvelle loi visant à alléger la
surpopulation carcérale, Molokoedov aurait pu rentrer
en Russie. Depuis août dernier, plus de 700 détenus
originaires de Bolivie ou du Pérou ont été rapatriés
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“Certains mecs en
prison ont essayé
de me frapper
mais ils ont vite
compris que ça
serait eux qui se
blesseraient s’ils
m’attaquaient”
M. Molokoedov
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“Nous voulons
que tous les
détenus doués
pour le football au
Chili soient basés
ici, dans notre
prison. Certains
diront que nous
sommes fous,
mais les idées
innovantes sont
toujours au
départ une folie”
Ricardo Quintana Montoya,
commandant en chef
de la prison Penitenciaria
dans leur pays d’origine. Mais “El Ruso” a refusé de
partir à trois reprises. À chaque fois pour la même
raison: le football. Le jeu lui a évité de devenir un
paria à la Penitenciaria. “Au début, personne ne voulait
me parler car je ne captais pas un mot d’espagnol”,
dit-il dans un castillan fortement mâtiné de Coa,
l’argot des prisons.
Tout a changé quand le natif de Saint-Pétersbourg
a enfilé ses crampons et a commencé à jouer lors
des pichangas, ces matchs sur des terrains réduits,
très populaires en Amérique du Sud. Car les autres
taulards ont très vite détecté le talent de l’étranger.
“Pour que je joue dans leur équipe, ils ont commencé
à m’offrir des survêtements, des shorts et même de
la nourriture quand j’avais faim.” Il faut dire que le
Russe présente quelques garanties niveau ballon.
Passé par le centre de formation du Zénith SaintPétersbourg, Molokoedov a joué un temps en
deuxième division russe, au FC Pskov, avant de
mettre un terme à sa carrière à cause de “mauvaises
relations avec l’entraîneur” dit-il. Une autre
explication veut que Maxim, fatigué des fins de mois
difficiles, ait alors commencé à faire quelques piges
pour la mafia russe, une hypothèse que la suite de ses
aventures tend à corroborer.
Un prof d’EPS et un agent interlope
Depuis qu’il a plongé, la vie de Molokoedov
ressemble à une success story de film. Flavio
Huenupi, qui sert de prof d’EPS aux détenus,
découvre le talentueux ruso et l’intègre à la sélection
de la prison. Rapidement, Maxim devient le joueur clé
de l’équipe. Il marque six buts lors du championnat
inter-prisons joué sur le terrain rocailleux de Collina
2, autre taule fameuse du nord de Santiago. Un jour
qu’il assiste à l’un des matchs de ce tournoi, Claudio
Borghi, le bedonnant sélectionneur argentin du Chili
(remercié depuis, Ndlr), se dit impressionné. Il n’en
faut pas plus pour attiser la curiosité de Frank Lobos.
Milieu de terrain de Colo-Colo dans les années 90,
Lobos est ce qu’on appelle un personnage interlope.
En 2006, il a été condamné à dix ans d’inactivité dans
le milieu du football pour avoir offert 20 000 euros à
plusieurs joueurs de première division afin qu’ils
laissent filer un match. Cela ne l’empêche pas de
négocier, en compagnie d’Huenupi, un accord sans
précédent avec Luis Faundez, vice-président du
Santiago Morning, un club de seconde division
chilienne.
Ce plan offre à Molokoedov la permission de quitter
la prison tous les jours de 9 heures à 15 heures pour
s’entraîner avec les microbuseros, dans les faubourgs
ruraux du quartier de Quilicura, à deux pas de la
“pobla”, la favela de Parinacota. Depuis cet accord,
Molokoedov a disputé cinq matchs pour Santiago
Morning. Ses nouveaux coéquipiers concèdent qu’ils
ont mis un moment à s’habituer à la présence de cet
étranger parmi eux. “C’était bizarre au début”,
explique David Escalante, attaquant argentin au coup
de taureau. Certains joueurs ont demandé à Maxim de
raconter son passé turbulent. Il leur aurait tout dit,
avant de jurer ne plus jamais en reparler. “On peut
dire qu’il regrette ce qu’il a fait, maintenant il en paye
les conséquences”, poursuit Escalante. Hernan Ibarra,
le coach du Santiago Morning, est passé par des états
d’âme différents. Alors qu’il avait d’abord accepté
Molokoedov un peu comme on fait une bonne action,
le technicien a rapidement réalisé que le Russe
pourrait apporter du gaz à son milieu de terrain.
“Il est puissant, sait changer de rythme et a une bonne
frappe de loin. C’est vraiment dommage qu’il n’ait pas
été enregistré à temps pour jouer en championnat”,
dit-il en supervisant l’entraînement au pied des cimes
andines enneigées. Dommage effectivement, car pour
sa première apparition en match amical, Maxim a
planté deux fois. En attendant de pouvoir disputer le
championnat l’an prochain, El Ruso ronge son frein en
jouant la coupe du Chili, où il a aidé le Santiago
Morning à terminer en tête du groupe et à se qualifier
pour les huitièmes de finale. Encore trois mois, et
Molokoedov sera totalement au point, assure son
coach: “Ses performances seraient encore meilleures
s’il n’avait pas à subir les conditions de détention
inhumaines de la prison.”
“C’est très humide et je n’arrive pas
à bien dormir”
Hernan Ibarra exagère à peine lorsqu’il parle de
“conditions inhumaines”. En prison, les portes ferment
à 16 h 30. Ce qui veut dire que les détenus sont
confinés dans leurs cellules jusqu’au matin suivant.
“C’est très humide et je n’arrive pas à bien dormir”,
raconte Maxim, qui tue le temps en faisant des
sculptures en cuir. La nourriture n’est pas terrible non
plus, surtout pour un sportif de haut niveau. En
général, les prisonniers dînent de ce qu’ils sont
arrivés à planquer durant la journée. “On emmagasine
du pain, des oranges et des gâteaux.”
Pour maintenir le russe en forme entre les
entraînements, Lobos et Huenupi s’assurent qu’il
récupère la nourriture que lui fournit le staff du club.
Malin, mais risqué. Car ce traitement de faveur ne
passe pas inaperçu au trou. “Je parle à un nombre de
détenus très réduit, essentiellement ceux que je
connais. Les autres sont jaloux et certains veulent ma
peau. Avec ceux-là, je ne me sens pas en confiance.
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J’essaie de ne pas faire attention à eux, de ne pas me
mêler à eux”, déclare Molokoedov. Même s’il se sent
soulagé par le fait qu’il “n’existe pas”, selon lui, de
“mafia au Chili”, le Russe avoue avoir été menacé
physiquement dans l’enceinte de la prison. Mais pas
de quoi avoir peur: “Certains mecs ont essayé de me
frapper mais ils ont vite compris que ça serait eux
qui se blesseraient s’ils m’attaquaient.”
Des gardes, des mitraillettes
et un projet fou
Une chose est sûre, le Russe est devenu une
personnalité au Chili. “Je crois que désormais, Maxim
est même devenu le footballeur le plus connu du pays”
se marre Ibarra, selon qui Molokoedov, déjà assuré de
bénéficier d’un contrat de dix-huit mois au Santiago
Morning à sa sortie de prison, a facile “le niveau pour
jouer en première division”: “Si je devais quitter
Santiago Morning, j’adorerais prendre Maxim dans la
prochaine équipe que j’entraînerai”, dit l’entraîneur,
dont le contrat expire à la fin de la saison. Comme on
pouvait s’y attendre, cette nouvelle popularité a
donné des idées à son agent Frank Lobos, lequel
utilise désormais le Russe comme tête de gondole
pour son nouveau rêve.
Si le cas de Molokoedov est pour le moment unique,
l’agent de joueurs est en effet persuadé qu’utiliser le
football comme outil de réintégration à la société
civile est une idée qui a de l’avenir. Récemment,
Lobos a déposé un drôle de projet: mettre sur pied un
centre sportif d’excellence à l’intérieur de la prison,
qui regrouperait tous les footballeurs chiliens
emprisonnés à la Penitenciaria. Ainsi assemblée, la
nouvelle équipe évoluerait dans les divisions
inférieures du championnat chilien. “Après quoi
l’exemple pourrait être suivi dans le monde entier”,
veut croire l’agent. En attendant, Ricardo Quintana
Montoya, commandant en chef de la prison chilienne,
a déjà donné son accord: “Nous voulons que tous les
détenus doués pour le football, d’Arica à Punta Arenas
(les deux villes les plus au nord et au sud du Chili)
soient basés ici, à l’Ex Penitenciaria. Certains diront
que nous sommes fous, mais les idées innovantes sont
toujours au départ une folie.”
Quand on le questionne sur ce projet, Molokoedov
acquiesce du chef: “Je crois vraiment qu’il y a d’autres
mecs enfermés ici qui peuvent faire la même chose que
moi.” Mais la vérité, c’est que Molokoedov n’ose pas
encore franchement parler d’avenir. Récemment, en
coupe, il a affronté l’Universidad de Chile, meilleure
équipe chilienne du moment. Bien loin des hauts
murs de la Penitenciaria, surveillés par des gardes,
mitraillettes en bandoulière, Maxim a connu ce jour-là
le frisson du stade Santa Laura et les chants des
22 000 spectateurs. “Revenir en prison après cela a été
un sentiment horrible. Je suis passé de l’euphorie de
jouer au foot devant un stade plein à la moiteur de ma
cellule.” Maxim Molokoedov devrait sortir en mai
2013. TOUS PROPOS R ECU E I LLIS PAR JG ET AJ
•
“Molokoedov est
puissant, sait
changer de
rythme et a une
bonne frappe de
loin (…) Il a le
niveau pour jouer
en première
division”
Hernan Ibarra, entraîneur
du Santiago Morning

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