Adaptation des préférences, capabilités et liberté de choix

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Adaptation des préférences, capabilités et liberté de choix
Adaptation des préférences, capabilités et liberté de choix
Ivan Collombet
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Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
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Introduction
Dans la fable de La Fontaine du Renard et des raisins, le renard affamé aperçoit de beaux raisins mais, constatant qu’ils sont inaccessibles, juge qu’ils sont trop verts : sa préférence est adaptative1. En formalisant ce concept, Jon Elster a clarifié l’intuition selon laquelle les individus ont tendance à se contenter de ce qu’ils ont. La question à laquelle je vais essayer de répondre est de savoir quelles sont les conséquences politiques à tirer de l’adaptation des préférences, question justifiée par deux motivations. La première motivation concerne l’approche par les capabilités. L’adaptation des préférences constitue l’un des principaux arguments avancés par Amartya Sen contre l’utilitarisme et l’évaluation des avantages en termes de bien‐être subjectif. Mais n’y a‐il pas d’autres conséquences à tirer de l’adaptation des préférences et l’approche par les capabilités est‐elle protégée contre les problèmes causés par l’adaptation ? On verra que tout dépend de la manière dont on conçoit le phénomène. La seconde motivation est plus générale. L’adaptation des préférences conduit à s’interroger sur les inégalités psychologiques liées à la pression sociale et sur la liberté de choix. Comment concevoir en même temps que les préférences puissent « découler » de la situation et que les individus puissent avoir une liberté de choix ? L’adaptation ne risque‐t‐elle pas d’affecter inégalement les préférences des différents individus ? Si c’est le cas, comment lutter contre ces inégalités ? La démarche que je vais suivre pour répondre à ces questions est la suivante : dans la partie 1, je rappelle succinctement la manière dont l’approche par les capabilités utilise l’argument des préférences adaptatives ; dans la partie 2, je distingue plusieurs types d’adaptation et je série les problèmes qu’ils posent ; dans la partie 3, j’examine les objections contre l’idée d’une correction de l’adaptation des préférences en égalisant la liberté de choix ; et dans la partie 4, j’avance un modèle de choix qui permette de se représenter une capacité de choisir variable, ce qui fournit une réponse au problème. I. L’argument des préférences adaptatives
L’objet de cette partie est de présenter la formulation classique de l’argument des préférences adaptatives dans l’approche par les capabilités et de montrer que des questions se posent à la fois sur la nature du phénomène et sur les conséquences à en tirer. Formulation
Le phénomène de l’adaptation des préférences correspond à l’idée que les individus préfèrent ce qu’ils peuvent faire à ce qu’ils ne peuvent pas faire et laissent de coté leurs désirs impossibles à satisfaire. Amartya Sen suit ainsi Jon Elster en affirmant que « notre lecture de ce qui est faisable dans notre situation et notre position peut être cruciale sur les intensités de nos désirs, et peut même affecter ce que nous osons désirer »2 et en définissant le phénomène d’adaptation comme le fait « qu’un opprimé chronique devienne si accoutumé à son état de privation et si désespéré qu’il peut avoir l’illusion que son état de privation est « normal » et aussi répondre en 1
Cf. “Sour grapes” (SG), in Amartya Sen et Bernard Williams, Utilitarianism and beyond, (UB) 1981, p. 219 : « la
cause qu’il les trouve trop verts est sa conviction qu’il n’aura pas part à leur consommation. »
2
Cf. “Well-being, Agency and Freedom” (WAF), Journal of philosophy, 1985 p. 191.
rabaissant ses désirs et s’estimant heureux du peu qu’il a »3. Mais il renvoie aussi à des études empiriques qui mettent en évidence l’existence du phénomène : ainsi en matière sanitaire, il existe une opposition systématique entre le taux de mortalité et l’état de santé perçu, qui s’explique par l’adaptation aux limites de l’éducation scolaire et de l’expérience médicale4. L’analyse des conséquences politiques à tirer du phénomène de l’adaptation s’inscrit dans le cadre du débat sur l’objet de l’égalité et sur la base sur laquelle doivent être réalisées les comparaisons interpersonnelles. Comme l’avance Amartya Sen, le risque d’une adaptation rend problématique le fait de se fonder les préférences individuelles ; il est possible d’imaginer que l’adaptation se produise pour diverses raisons : par un conditionnement mental5 ou simplement pour rendre la réalité plus supportable6. Cet argument prend place dans le cadre de la critique des théories de l’égalité de bien‐être subjectif (welfarim) à coté d’autres arguments, dont celui selon lequel le welfarism ne permet d’appréhender qu’une partie de ce qui a de la valeur pour les individus notamment l’engagement ou la liberté. L’argument des préférences adaptatives consiste donc à montrer que les comparaisons interpersonnelles welfaristes donnent non seulement une vision tronquée, mais aussi tout simplement trompeuse des inégalités. Ambiguïtés
La définition de l’adaptation avancée plus haut revient à dire que les individus laissent de coté leurs désirs impossibles à satisfaire. Je propose d’appeler ce premier cas d’adaptation « rationalisation ». Or de nombreux exemples laissent entendre que l’adaptation a des effets plus étendus en restreignant le choix des individus non seulement à ce qui est possible mais parmi ce qui est possible : ainsi, pour Jon Elster, « les préférences adaptatives semblent être surajustées »7 et Amartya Sen note qu’il peut y avoir une « inhibition du choix » dans certains contextes, « les influences sociales pouvant conduire une personne à ne pas choisir de la manière dont elle aimerait vraiment le faire »8. Le cas des personnes qui ne bénéficient pas des minima sociaux par honte alors qu’ils y ont droit fournit une illustration empirique9. Je propose d’appeler ce second cas « inhibition du choix ». A priori, les seuls effets négatifs de la rationalisation sont de biaiser la mesure des inégalités. En revanche, l’inhibition du choix restreint la liberté de choix. L’approche par les capabilités fournit‐
elle une réponse à ce problème ? On verra qu’Amartya Sen donne des raisons de penser que oui, mais pour répondre précisément à la question, il est nécessaire de déterminer précisément le problème de l’adaptation, tache à laquelle est consacrée la partie suivante. II. Analyse de l’adaptation
A partir des observations de Jon Elster, d’Amartya Sen et de Martha Nussbaum, je vais maintenant établir une typologie de l’adaptation des préférences et des problèmes qu’elle pose. Cela 3
Cf. « Reason, Freedom, Well-being » (RFW), Utilitas, 2006, pp. 87-88.
4
Cf. The idea of justice, (TIJ) 2009 pp. 164-165
5
Cf. WAF, p. 188 : « si une loque humaine, à moitié morte de faim, assaillie par la maladie, est rendu heureuse
par une forme de conditionnement mental (disons, par l’« opium » de la religion), cette personne va être
considérée comme allant bien depuis cette perspective focalisée sur les états mentaux (qu’offrent les théories de
l’égalité du bien-être subjectif), ce qui serait proprement scandaleux »
6
Cf. TIJ, p. 283 « le mérite pratique de tels ajustement pour les personnes qui se trouvent de manière chronique
dans des situations difficiles est simple à comprendre : c’est une manière d’être capable de vivre en paix avec
des privations persistantes ».
7
Cf. SG, p. 229.
8
Cf. “Minimal Liberty”, in Rationality and Freedom, (RF) 2002, p. 417.
9
Cf. “Rationality and social choice”, in RF , p . 283.
permettra de montrer que l’adaptation des préférences peut non seulement fausser la perception que les individus ont des inégalités mais aussi constituer un désavantage. Les types d’adaptation
On peut partir du modèle présenté par Jon Elster. Pour distinguer entre les préférences « autonomes » des préférences adaptatives, celui‐ci propose de formaliser une « condition d’autonomie des préférences » de la façon suivante : « si S1 et S2 sont deux ensemble d’opportunités, avec des structures de préférence induites R1et R2, alors pour aucunes opportunités x et y, cela ne doit être le cas que xP1y et yP2x »10. Cette condition distingue deux types d’ajustements, en autorisant un rapprochement de préférences mais en interdisant une inversion de l’ordre des préférences11. Cette remarque et l’ambiguïté de la notion de préférences conduisent à s’interroger sur (i) ce qui est adapté et (ii) le mouvement d’adaptation. Les préférences peuvent être interprétées comme plaisirs, comme désirs, mais aussi comme valeurs et l’adaptation peut porter sur ces différentes entités. Le mouvement d’adaptation peut quant à lui être envisagé comme interversion ou rapprochement, mais aussi dégradation ou amélioration, voire création ou suppression de préférences, et selon ses différents déterminants (notamment la variation de l’ensemble des options possibles) Quel est l’intérêt de ces précisions? Elles permettent d’abord, de montrer que dans de nombreux cas de figure envisageables, l’adaptation excède la « rationalisation », qui semble principalement se limiter à l’adaptation du plaisir (à supposer que le plaisir n’ait pas d’impact sur le choix) et au rapprochement des désirs (sans interversion). Ensuite, elles invitent à distinguer deux types d’adaptation ayant un impact sur le choix : celle qui est entièrement corrélée aux options possibles (qui constitue en quelque sorte un « amplificateur » des désavantages) et celle qui ne leur est pas entièrement corrélée (qui constitue un désavantage à part entière). Afin de préciser le vocabulaire, je proposerai de réserver la notion d’« inhibition du choix » pour le premier type et d’utiliser celle d’« endogénéité des préférences » pour le second, ces notions étant distinguées de celle de « rationalisation ». Les problèmes
Quels sont les problèmes que pose l’adaptation des préférences au niveau individuel ? La typologie qui vient d’être présentée produit l’impression que l’inhibition du choix et l’endogénéité des préférences, mais pas la rationalisation, sont susceptibles d’en poser. Deux difficultés sont habituellement mises en avant : l’irrationalité causée par l’adaptation des préférences, et la restriction de la liberté de choix. Pour Jon Elster, l’adaptation est irrationnelle si elle conduit à une interversion des préférences. Cette condition paraît inadaptée : d’abord, dans l’interprétation des préférences comme plaisir, sans impact sur le choix, on ne voit pas pourquoi il serait irrationnel pour les individus de modifier à leur guise leur hiérarchie des plaisirs ; ensuite, cette condition s’appuie sur une conception formelle de la rationalité dont Amartya Sen a mis en évidence les défauts12. Un risque d’irrationalité intéressant ressort des analyses d’Amartya Sen13 mais aussi de Paul Veyne14 : l’absence 10
Cf. SG, p. 229. Conformément à la notation classique, P représente la préférence stricte.
11
Cf. SG, p. 229 : une inversion « serait complètement irrationnelle, car il n’y a pas de raison pour laquelle
l’ajustement au nouvel ensemble d’opportunités devrait renverser l’ordre interne du précédent. »
12
Cf. RF.
13
Cf. Employement, Technology and Development, 1975, p. 43 : « il est en revanche facile de défendre l’idée
qu’il faut éviter l’hypothèse de goûts fixes. Les préférences portant sur le mode de vie et la localisation
géographique sont typiquement le résultat de l’expérience passée et une réticence initiale à changer n’implique
pas un dégoût perpétuel. »
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Cf. Le pain et le cirque, 1976, p. 707 : « si nous avions des motifs de préférer en définitive une autre option, le
poids relatif de nos différents motifs changerait, car les satisfactions à épanouir ne seraient pas les mêmes. »
de prise en compte de l’adaptation des préférences par l’individu est irrationelle car elle conduit l’individu à juger une option à partir des préférences qu’il a au moment où il choisir alors que s’il choisissait l’option ses préférences évoluerait, le risque étant de sous‐estimer la satisfaction tirée du choix de l’option. Il paraît assez clair que l’adaptation des préférences constitue un problème pour la liberté de choix lorsqu’elle a un impact sur le choix. Dans ce cas, elle empêche l’individu de profiter de certaines opportunités : il faut alors considérer que la liberté de l’individu est constitué de ses opportunités matérielles moins celles qui sont psychologiquement inaccessibles. La prise en compte de l’endogénéité des préférences conduit par ailleurs à l’idée que l’effet de l’adaptation sur la liberté de choix affecte différemment les individus et qu’on pourrait corriger l’effet de l’adaptation des préférences en égalisant la liberté de choix. La partie suivante est consacrée à l’analyse d’une objection avancée contre cette idée. III. Le problème politique
Cette objection peut être résumée par un dilemme : soit il faut faire appel à une théorie substantielle du bien, soit il faut s’abstenir d’intervenir sur les préférences adaptatives. Je vais commencer par préciser l’objection puis montrer que l’approche par les capabilités met en avant des éléments permettant d’élaborer une solution. L’objection
Trois précisions sont utiles pour bien comprendre l’objection. D’abord, l’idée suivant laquelle l’adaptation des préférences constituerait une dimension de l’inégalité dérive du seul cas de l’endogénéité des préférences, qui revient à affirmer que l’adaptation affecte le choix et que cet effet dépend d’autres paramètres que les seuls options qui s’offrent à l’individu. Ensuite, l’endogénéité des préférences peut engendrer deux types d’inégalité : une inégalité qualitative, tenant au fait que certains individus sont plus soumis que d’autres à l’adaptation, donc moins libres ; et une inégalité qualitative, tenant au fait que les préférences qu’incorpore l’individu par l’adaptation sont plus ou moins bonnes. L’objection qui va être présentée porte seulement sur le premier des deux types d’inégalité, la volonté de corriger le second type nécessitant de toute façon une théorie substantielle du bien. Enfin, cette inégalité demande à être directement corrigée, et non compensée : si un individu est particulièrement soumis aux préférences adaptatives, ce qu’il est en droit de demander est d’être plus libre, non d’avoir plus de moyens pour poursuivre les mêmes préférences. J’en viens à l’objection qui peut être formulée ainsi : (i) elle se fonde sur l’idée, qui correspond à la vision très large de l’adaptation dans le cas de l’endogénéité des préférences, que toutes les préférences sont adaptées à ce qui est possible15 (ii) puis elle capitalise sur cette idée en affirmant qu’on ne voit de ce fait très mal ce qu’est la liberté de choix ; (ii) et elle affirme enfin qu’il n’y avoir pas d’autre alternative que : de faire l’hypothèse que la liberté de choix existe, la supposer égale (ce qui est logique si la liberté de choix est postuler) et laisser de coté l’idée de corriger les inégalités nées de l’adaptation des préférences16 ; ou de décider de corriger l’adaptation des 15
Cette idée est avancée par John Rawls ,« Social Unity », (SU) in UB, p. 169 : « il est vraisemblable que les
individus avec des goûts moins dispendieux ont ajusté ce qu’ils aiment et ce qu’ils n’aiment pas au cours de leur
vie à la richesse qu’ils peuvent espérer », ainsi que par Martha Nussbaum, Women and Human Development,
(WHD) 2000, p. 137 : « nous voulons voler comme des oiseaux lorsque nous sommes enfants mais nous
abandonnons cette idée au bout d’un moment. »
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Cf. SU, p. 169 : « défendre l’idée [qu’il est déraisonnable de tenir les individu pour responsables de leurs
préférences individuelles] semble présupposer que les préférences des citoyens échappent à leur contrôle
comme des inclination ou des envies irrésistibles. […] L’usage des biens premiers, à l’inverse, se fonde sur l’idée
d’une capacité à assumer la responsabilité pour ses fins. »
préférence sur le fondement d’une théorie substantielle du bien17. Les étapes (i) et (iii) paraissant solides, pour sortir du dilemme il faut clarifier ce qu’est la liberté de choix et comment elle peut varier avec l’adaptation des préférences. La position de l’approche par les capabilités
L’approche par les capabilités permet d’avancer dans cette voie. En définissant les capabilités comme des capacités d’atteindre des fonctionnements que les individus ont des raisons de valoriser, Sen entend garantir l’approche par les capabilités contre les effets négatifs de l’adaptation des préférences à travers une exigence d’« examen raisonné »18. Mais la garantie apportée peut s’interpréter de deux manières : l’exigence d’examen raisonné peut porter soit sur l’identification des capabilités à égaliser (par exemple, si on affirme qu’il faut décider de quelles sont les capabilités à égaliser à partir de celles que les individus identifient comme importantes dans le cadre d’un examen raisonné) ; ou elle peut porter directement sur la nature des capabilités à égaliser (par exemple, si on affirme qu’il faut égaliser la capacités qu’ont les individus de faire leur choix à partir d’un examen raisonné). La différence est importante car, dans le premier cas, les préférences qui sont protégées contre l’adaptation sont celles qui correspondent aux capabilités de base, tandis que, dans le second cas, ce sont toutes les préférences que choisi l’individu. Si l’approche par les capabilités n’apporte pas explicitement cette seconde garantie, alors qu’elle endosse clairement la première, elle contient des éléments permettant de le faire. Il faut rappeler qu’on cherche un critère permettant de distinguer entre les préférences selon qu’elles ont été plus ou moins librement choisies. Or Amartya Sen, avec l’idée de la « rationalité comme discipline »19 d’une construction sociale de la rationalité20, et Martha Nussbaum, lorsqu’elle affirme que tous les individus n’ont pas la même autonomie21, engagent à se représenter une capacité de choisir variable. Dans la dernière partie, je donne de la consistance à cette idée et j’en tire des conclusions politiques. IV. Solution proposée
Dans cette partie plus constructive, je vais proposer un modèle de choix permettant de se représenter une capacité de choisir susceptible de varier et d’être amélioré, ce qui clarifie la problème de l’adaptation des préférences est permet de préciser les conséquences qu’il faut en tirer. Modèle et capacité de choisir
Le modèle proposé s’appuie sur deux hypothèses : la première, sur laquelle insiste beaucoup Sen, est que les préférences ne sont pas données et que l’individu doit procéder à une évaluation ; la 17
Cf. WHD, p. 138 : après avoir évoqué le développement de l’aspiration à la liberté grâce à la révolution
industrielle, Martha Nussbaum écrit que « pour distinguer ce cas de celui de l’oiseau ou du joueur de basket,
[Elster] a besoin d’une chose qu’il ne nous fournit pas, une théorie substantielle de la justice ou des biens
centraux. […] La liberté des individus ne se mesure en effet pas à l’aune du nombre de désirs irréalisables qu’ont
les individus, mais par l’étendue de leur désir pour ce à quoi ils ont droit. »
18
Cf. RFW, p. 92 : « ce n’est pas une difficulté que le phénomène d’adaptation à l’adversité chronique puisse
influence l’évaluation impulsive comme il peut modifier les désirs des individus et les conduire à s’estimer
heureux du peu qu’ils ont (…). La différence réside dans le besoin d’un examen critique et l’attention portée à une
évaluation raisonnée, ce qui diffère, à cet égard, du fait de compter simplement sur les plaisirs ou les désirs (ce
qui explique aussi, d’ailleurs, pourquoi je parle temps de « raison d’évaluer ») ».
19
Cf. RF, p. 4 : « la rationalité est interprétée ici, de manière large, comme la discipline de soumettre ses choix –
les choix de ses actions aussi bien que de ses objectifs, de ses valeurs et de ses priorités – à un examen
raisonné. »
20
Dans le chapitre 7 de TIJ, Amartya Sen développe l’idée, à travers notamment l’analyse des inégalités de
genre, qu’il existe des « illusions objectives ».
21
Cf. WHD, p. 165 : « l’autonomie doit être construite par la loi et les institutions, et certaines personnes, même
privilégiées, n’en bénéficient pas. »
seconde, plus novatrice, est que les options entre lesquelles l’individu choisit ne sont pas non plus données mais doivent être élaborés. Le choix gagne alors en épaisseur et peut être séquencé de la manière suivante : (i) élaboration des options, (ii) évaluation des options, (iii) choix entre les options. Ce modèle permet de se représenter une capacité de choisir qui varie notamment avec la capacité à élaborer des options, à évaluer et à suivre ses évaluations. Il est crédible empiriquement que cette capacité varie en fonction des individus : par exemple, la quantité d’informations dont disposent les individus a un impact sur l’élaboration des options et la capacité à choisir une bonne option. La capacité de choisir permet de mieux se représenter les problèmes posés par l’adaptation des préférences22. Ainsi, certains individus peuvent être plus soumis à leurs inclinations parce qu’ils voient pas d’autre option que de les suivre (niveau i) ou parce qu’ils n’arrivent pas à faire primer leur jugement (niveau iii) ; ils peuvent aussi être moins capables de prendre en compte l’adaptation prévisibles de leurs préférences, parce qu’ils ne réussissent pas à incorporer cette adaptation dans les options qu’ils élaborent (niveau i) ou parce qu’ils ne savent pas comment évaluer des préférences (niveau ii). Dans tous ces cas, le désavantage dont souffre l’individu en raison de l’adaptation des préférences est correctement représenté comme une moindre capacité de choisir. Elle permet aussi de répondre à l’objection avancée dans la section précédente. Elle constitue en effet un critère permettant de distinguer les préférences en fonction de la capacité de choisir dans le cadre de laquelle elles ont été adoptées : ainsi, une préférence adoptée avec une moindre capacité de choisir pourra être dite plus adaptée qu’une autre. Ce qui suggère aussi l’idée qu’une partie des désaccords entre les individus sur le bien tiennent à des différences de capacité de choisir et, qu’en tenant compte de cette capacité, ils pourraient s’accorder de manière beaucoup plus large. Perspectives
L’idée d’une inégalité de capacité de choix laisse soulève enfin de nombreuses questions. Quelles sont les actions politiques qui pourraient la renforcer ? Cette dimension de l’inégalité est‐elle prioritaire ? Si on l’intègre aux capabilités, dispose‐t‐on d’une vue complète des inégalités ? Elle fournit l’exemple d’un problème d’égalité qui ne peut pas être un problème distributif, dans la mesure où prendre de la capacité de choisir aux uns pour la distribuer aux autres n’a pas de sens, qui demande à être plus élaboré. Et elle invite à identifier plus précisément ce dont les individus ont besoin, sur un plan psychologique, pour réaliser l’idéal au cœur de la justice : la « liberté de choisir leur vie »23. Conclusion
On peut récapituler sommairement les thèses qui ont été défendues : (i) l’adaptation des préférences est habituellement utilisée pour montrer que le bien‐être subjectif constitue un mauvais indicateur des inégalités ; (ii) mais elle peut constituer une dimension et pas seulement un indicateur des inégalités ; (iii) l’exigence d’examen raisonné permet d’échapper au dilemme entre corriger ces inégalités sur le fondement d’une théorie substantielle du bien et les laisser subsister ; (iv) le concept proposé de capacité de choisir permet de se représenter concrètement comment il est possible de réduire l’adaptation des préférences en respectant, et même en promouvant, la liberté de choix. 22
Elle permet aussi de mieux se représenter d’autres phénomènes, comme la faiblesse de la volonté. Ce
phénomène, définit classiquement comme le fait de voir le bien et de ne pas le suivre, peut être conçu comme un
problème au niveau iii du choix entre les options, mais aussi au niveau i, si de manière abstraite l’individu préfère
une option A à une option B mais qu’au moment du choix l’option A ne lui vient pas à l’esprit.
23
Cf. TIJ, p. 18.
La question de départ était de savoir quelles sont les conséquences politiques à tirer de l’adaptation des préférences. La réponse est que l’adaptation des préférences conçue de manière large implique non seulement que les préférences exprimées par les individus fournissent un mauvais indicateur des inégalités, mais aussi qu’il faut égaliser la capacité de choisir.