L`élargissement vers le Sud, scénario alternatif d`un
Transcription
L`élargissement vers le Sud, scénario alternatif d`un
Jean-Robert Henry directeur de recherches au CNRS-IREMAM professeur à l’Institut d’études politiques d’Aix en Provence L’élargissement vers le Sud, scénario alternatif d’un partenariat en crise ? L’exaspération des crises et conflits du Moyen-Orient rend plus actuelle que jamais la question d’une gestion pacifiée de l’espace méditerranéen. Depuis deux ans, les formules pour tenter de répondre à ce défi se sont multipliées. Après avoir proposé en 2003 l’instauration d’une zone de libre-échange entre cette région et les Etats-Unis, le président Bush s’est fixé depuis quelques mois sur le projet de Grand Moyen-Orient, qui a déjà connu plusieurs avatars. Lancée dans l’improvisation, cette formule a été fortement retravaillée pour devenir plus acceptable par les pays arabes et par leurs partenaires européens, à l’occasion de la dernière réunion du G8. Du côté européen, on ne cesse de proclamer la nécessité de redynamiser ou refonder le partenariat euro-méditerranéen. Depuis fin 2002, Romano Prodi s’est évertué à promouvoir, dans la presse et auprès de certains de nos partenaires, une « philosophie du voisinage amical » qui pourrait régenter les rapports entre l’Europe et toute sa frontière orientale et méridionale, de la Russie au Maroc. Avec ces voisins, l’Europe « partagerait tout, sauf les institutions » (ce qui exclut donc un espace politique commun). Le concept a été avalisé par les instances européennes, mais au prix, là aussi, de nombreux aménagements. On parle désormais plus de voisinage « sûr » que de voisinage « amical ». Chez les dirigeants français, on a préféré explorer la direction d’un « partenariat d’exception» avec les pays du Maghreb, consistant à renforcer avec eux les liens du processus de Barcelone, sans aller jusqu’à clairement offrir une perspective d’adhésion. A cet égard, le sommet « 5+5 » de Tunis en décembre dernier a été un succès plus symbolique que concret. Il a réuni dix chefs d’Etat ou de gouvernement, ainsi que les trois personnalités majeures de la politique étrangère européenne (R. Prodi, C. Patten, J. Solena). Mais les avancées n’ont pas été à la hauteur des espoirs affichés par « Le Monde », qui avait titré en première page : « Europe-Maghreb : l’autre élargissement ? ». Notamment, le sommet a tourné au dialogue de sourds sur la question cruciale de la circulation des personnes. Qu’il s’agisse de voisinage ou de coopération renforcée, la formule reste ambiguë, ou plutôt ne fait que prolonger l’ambiguïté souvent dénoncée de Barcelone, qui se résume en deux questions complémentaires : que signifient réellement la solidarité et la communauté de destin qu’entend promouvoir le partenariat euro-méditerranéen? Peut–on favoriser la libre circulation des biens, des idées et des valeurs dans l’espace euro-méditerranéen tout en restreignant celle des hommes ? Le projet européen, malgré ses faiblesses, constitue sans doute la plus grande avancée vers une gestion pacifique des relations internationales depuis un demi-siècle. Mais le développement d’un espace de paix, de prospérité et de mieux-être démocratique a aussi des conséquences, pas toujours bénéfiques, sur son environnement. On a pu l’observer à propos de la crise des Balkans. Outre des divergences passagères entre puissances européennes, cette crise a mis en évidence les effets à la fois attractifs et dissolvants qu’exerçait la dynamique européenne sur des régions limitrophes ayant pourtant « vocation » à rejoindre l’Union. Le contraste de plus en plus grand entre la paix qui règne dans la nouvelle Europe et le développement de conflits sur ses marges interroge le projet européen : jusqu’à quel point ces conflits peuvent-ils être attisés par l’impact du processus européen ? Sans doute, la question du « voisinage » entre riches et pauvres se pose-t-elle en termes semblables sur d’autres points de la planète. Mais dans l’espace méditerranéen le problème est aggravé par le fait que le processus européen est porteur d’une dynamique contradictoire spécifique, qui tend à faire de la Méditerranée à la fois une région périphérique de l’Europe et une frontière identitaire et culturelle. D'une part, l'Europe cherche à y accroître et organiser son influence, notamment économique et culturelle, en constituant une vaste région euroméditerranéenne, où l'outre-Méditerranée deviendrait un marché et une "marche" périphériques de l'Europe. Mais d'autre part, alors que l’économie ouvre l’espace européen sur le monde, l’invention de l’Europe fabrique de la frontière en Méditerranée : l’extension du projet européen à des critères politiques, sécuritaires, identitaires produit ici un effet de clôture, de frontière culturelle, sociale et humaine face à un monde islamo-méditerranéen considéré de plus en plus comme une altérité radicale. L’instauration de cette frontière méditerranéenne de l’Europe crée ou accentue la différence avec l’autre rive. Malgré l’universalisme affiché des instances communautaires, une vision confusément ethnique et religieuse de l’identité européenne tend à s’imposer, par défaut, pour définir par rapport au Sud et au monde musulman une Europe plus blanche et chrétienne qu’elle n’a jamais été. La peur de l’islamisme, du terrorisme, de la pression démographique, l’insécurité attribuée en Europe aux « Arabes » accroissent la distanciation mentale avec les sociétés d’outreMéditerranée, alors que celles-ci n’ont jamais été aussi proches de nous, par les pratiques culturelles, par les liens issus de l’immigration et par « l’envie d’Europe » qui les travaille. Au total, le double effet de la dynamique européenne se traduit donc par un processus contradictoire d'inclusion-exclusion du Sud par le Nord, qui est porteur de tensions inter-sociétales redoutables entre le Nord et le Sud de la Méditerranée. Du « partenariat euro-méditerranéen » à la fausse nouvelle approche du « voisinage » Face au risque d’aggaravation des tensions dans la région méditerranéenne, les réponses apportées par le "partenariat euroméditerranéen" ne sont pas à la hauteur des défis. L'espace relationnel institué en 1995 à l’initiative des Européens par la conférence de Barcelone est à la fois un espace-frontière et un régionalisme périphérique, une sorte de palier différentiel entre une région se définissant comme européenne et une périphérie externe dont elle se protège tout en la plaçant dans sa zone d’influence. Contrairement au dialogue euro-arabe des années 70, le système de Barcelone ne délimite pas une “ inter-région ” (selon la formule de Edgar Pisani) qui rapprocherait des parties sensiblement égales. Ce n'est pas non plus une nouvelle organisation régionale, mais seulement un "cadre multilatéral de négociation" entre deux collèges inégaux de partenaires. Surtout, le partenariat institué par l’Union européenne consacre globalement le divorce entre espace économique et espace humain. Il rapproche les économies et vise à intégrer celles d’outre-Méditerranée à l’espace européen (c’est le projet de zone de libre-échange). Mais il maintient à distance les hommes ; il les exclut de l’intégration, pour des raisons aussi variées qu’implicites : ils sont trop pauvres, trop prolifiques, appartiennent à une autre religion, à une autre « culture », ne sont pas géographiquement ou ethniquement européens… De peur qu’ils viennent nous envahir, les frontières européennes vers le Sud ont été renforcées pour limiter la circulation des personnes. Rappelons que cette clôture de l’espace humain européen par le système de Schengen est relativement récente, comme en témoigne l’évolution des flux entre l’Algérie et la France : alors qu’avant 1985 plus d’un million d’Algériens se rendaient annuellement en France, ce chiffre est tombé dix ans plus tard à 50.000, pour remonter très lentement ces dernières années vers un objectif de 300.000 personnes. La dimension humaine du partenariat euro-méditerranéen reste en fait dominée par « les deux I et le D » que dénonçait F. Oualalou, universitaire et ministre marocain : immigration, islamisme, drogue. Et c’est bien ainsi que se traduit le processus d’inclusion-exclusion dans le champ des représentations, du moins au Nord : l’attachement des Européens à une appartenance méditerranéenne abstraite source de l’identité européenne entre en tension avec un imaginaire de la frontière plus affirmé que jamais et fixé principalement sur les flux migratoires. Pour dépasser cette antinomie et réduire les effets du divorce entre espace économique et espace humain, on compte sur le dialogue culturel et sur les capacités de la "société civile". Or, ces deux ressources sont très incertaines. De même que le postulat de la différence culturelle est souvent surévalué pour justifier les clivages de l’espace humain en Méditerranée, le rôle du dialogue culturel est hypertrophié : la référence appuyée à l’Andalousie médiévale renvoie à un modèle dialogique de relations entre des cultures posées comme irréductiblement ou essentiellement différentes, sans tenir compte des phénomènes de métissage, d’osmose ou de zapping culturels, particulièrement sensibles dans l’espace franco-maghrébin. Surtout, le brouet insipide et conventionnel, servi dans des dizaines de colloques, sur l’identité, la solidarité et l’humanisme méditerranéens vise à exalter une Méditerranée virtuelle, aux dépens de la constitution d’un véritable espace humain commun, qui implique nécessairement une large mobilité des hommes, comme cela a été réalisé en Europe. Quant à la société civile, on lui fait promettre aussi beaucoup plus qu’elle ne peut tenir. Les pouvoirs publics se déchargent sur les ONG de missions sociales et de coopération qui leur reviendraient, et les acteurs de la société civile se voient investis de la tâche prométhéenne d’atténuer les inégalités réelles et les clivages symboliques entre les deux rives de la Méditerranée par des coopérations de type humanitaire. Comme l’humanisme virtuel, l’humanitaire sert ici de prétexte à l’absence d’une réelle solidarité humaine : sans mobilité des hommes et réciprocité des échanges, il ne saurait y avoir de véritable société civile méditerranéenne, sur le modèle européen. Les dysfonctionnements et impasses d’un tel système sont devenus patents, y compris pour les instances responsables. En mars 2002, juste avant la conférence européenne de Valence, la commission européenne soulignait, en termes alarmistes, l ‘importance du risque méditerranéen pour l’Europe : « Dans la première moitié du 21èmesiècle, l'Europe devra se fixer pour objectif majeur d'éviter que la région méditerranéenne ne devienne une nouvelle ligne de fracture. » Mais c’était pour glisser aussitôt sur le registre mou et flou des réponses culturelles : « Cette région doit au contraire être une source de dynamisme, de créativité et d'échange, autant de fruits d'une diversité culturelle séculaire. » Le même décalage entre diagnostic géopolitique et traitement culturel édulcoré a inspiré une des seules décisions concrètes de la conférence de Valence, confirmée à Naples, la création d’une Fondation euroméditerranéenne pour le dialogue des cultures, qui disposera d’un budget triennal de dix millions d’euros. C’est le coût d’un seul char d’assaut, ce qui laisse sceptique sur les capacités de cette Fondation à œuvrer en profondeur pour une transformation des mentalités en Méditerranée . Depuis deux ans, il est vrai, on parle un peu moins dans le partenariat de « culture » au sens abstrait et davantage de « valeurs communes », de droits de l’homme et de « bonne gouvernance » pour tenter de rapprocher les sociétés méditerranéennes. On reconnaît aussi avec prudence la nécessité de prendre davantage en compte la « dimension humaine » du partenariat. Surtout, a été avancée par Romano Prodi, puis reprise par le Conseil européen en juin 2003 et juin 2004 la formule d’un « voisinage amical » pour mieux gérer les relations pacifiques de l’Union européenne avec ses voisins orientaux et méridionaux. Ce n’est pas une notion nouvelle, puisqu’elle est déjà présente dans la Déclaration de Barcelone. Elle est élargie ici à un ensemble de pays rangés traditionnellement dans l’« Orient » de notre vision du monde. Cette rhétorique du voisinage, qui cherche à apprivoiser la frontière créée en Méditerranée, est révélatrice d’une vision ethno-culturelle de l’Europe. Elle mobilise une métaphore familialiste, qui emprunte au langage du sens commun pour marquer la différence entre les « voisins » et la « famille » européenne. Cependant, « famille » reste dans les textes une catégorie nondite, rendue implicite par le recours à la notion de « voisin » : si «eux » sont les « voisins », « nous » renvoie par déduction à la « famille ». Dire comme R. Prodi que « avec les voisins, on partagera tout sauf les institutions », c’est récuser leur vocation à appartenir pleinement à la « famille » européenne, c’est-à-dire au même espace humain que nous : l’Europe doit rester « endogame »1. Le discours le plus explicite de R. Prodi sur la « philosophie du voisinage amical » est celui prononcé à la Bibliotheca alexandrina le 13 octobre 2003. Après avoir récusé le mythe du choc des civilisations et affirmé que les 1 Cf. Ramdane Babadji, « Face au Sud, l’Europe serait-elle endogame ? », in La cohabitation culturelle en Europe, Hermès N° 23-24, CNRS Editions 1999. Il est intéressant de comparer cette métaphore familialiste avec celle de la période coloniale, quand la mère-patrie était censée englober colonisateurs et colonisés dans une même famille. Européens ne veulent plus de nouveau mur, il plaide pour une « politique de proximité », susceptible de garantir une « sécurité douce » entre l’Europe et son « cercle d’amis ». La dimension humaine n’est pas gommée (l’objectif de libre circulation des personnes est mentionné), mais traitée comme un effet du développement des relations économiques et culturelles. A travers la mission confiée au Groupe consultatif sur le dialogue des peuples et cultures comme à travers la création de la Fondation euro-méditerranéenne pour le dialogue interculturel, le président de la Commission européenne sollicite fortement le dialogue culturel pour mettre fin aux malentendus et promouvoir en Méditerranée la reconnaissance des valeurs sur lesquelles repose l’intégration européenne. La Méditerranée elle-même n’échappe pas à cette approche culturaliste : elle est désignée comme le « berceau de la civilisation européenne » et comme un « carrefour d’échange et de dialogue », ce qui signifie qu’elle serait à la fois interne et externe à l’Europe. La réflexion de R. Prodi a été prolongée de façon très féconde et non conformiste par les dix-sept Sages du Groupe consultatif à qui il avait confié la mission de traiter du dialogue des peuples et des cultures en Méditerranée. Sans remettre en cause la « philosophie du voisinage amical », ni s’en embarrasser outre mesure, ces Sages (mot désuet mais plus sympathique qu’ « expert ») vont se livrer à une analyse fine et substantielle des enjeux culturels complexes qui travaillent l’espace méditerranéen. Dénonçant les visions essentialistes du dialogue des cultures comme relevant d’une même logique que la guerre des cultures, ils constatent que le problème qui se pose en Méditerranée est beaucoup plus d’apprendre à gérer la proximité culturelle que la différence culturelle. Ils proposent de restituer à la culture toute sa dimension humaine, en fixant des objectifs concrets ancrés sur des dispositifs institutionnels. Il y a certes des ambiguïtés et des contradictions dans ce texte écrit à plusieurs mains, représentatives du Nord et du Sud : le rapport accepte le postulat des « deux moitiés de la Méditerranée » tout en se référant à « une civilisation commune ». Mais, au total, la lecture de ce rapport montre bien que la gestion de la diversité culturelle en Méditerranée repose sur les mêmes analyses et appelle les mêmes solutions que celles qui ont prévalu avec succès en Europe. La façon dont les instances politiques européennes se sont emparé de la « philosophie du voisinage amical » est malheureusement bien plus réductrice que la libre réflexion des Sages. Dans ses conclusions de juin 2003 sur « L’Europe élargie-un nouveau voisinage », le Conseil européen ne parle pas d’une seule politique de proximité, mais d’un « éventail de politiques » à l’égard des voisins de l’Europe non concernés par l’éventuelle adhésion (pour le partenariat euroméditerranéen, ça ne vise donc plus Chypre, Malte et la Turquie). Le but est de « créer un espace de prospérité et de valeurs partagées » avec ces voisins, mais plus encore d’aider à une « gestion sûre » des frontières de l’Europe. En juin 2004, de nouveaux textes du Conseil européen confirment cette orientation sécuritaire Il s’agit de « promouvoir aux frontières du bassin méditerranéen un ensemble de pays bien gouvernés avec lesquels nous pourrons avoir des relations étroites fondées sur la coopération ». La dimension humaine est à peine mentionnée. Les Européens ne semblent guère empressés à inviter chez eux leurs nouveaux « amis ». Le « voisinage amical » ne serait-il pour les hommes du Sud qu’un « faux ami » ? Revu par les politiques, le « voisinage amical » prend de plus en plus la figure d’un rapport de mouvance proposée par l’Europe aux sociétés de sa périphérie. Elle entend leur imposer toute une série de valeurs, de normes et de réformes en échange d’une aide mesurée. On veut que les voisins soient comme nous, avec nous mais pas chez nous : ressemblons nous sans nous rassembler. Cette « mise à niveau » des voisins, au moindre coût et sans perspective qu’une incertaine « prospérité partagée », est un marché humiliant et peu séduisant pour les bénéficiaires. Il souligne l’écart plus grand que jamais entre la forte solidarité intra-européenne et la solidarité beaucoup plus molle et chiche de l’Europe avec le monde extérieur. En tout état de cause, le rattachement du partenariat à la perspective plus vaste du « voisinage » ne suffit pas à le sortir de son impasse, c’est-à-dire de la disjonction entre espace économique et espace humain. Ce divorce ne pourra jamais être une formule viable à terme, ni un horizon crédible pour nos partenaires. Il est incapable de réduire les déséquilibres économiques et sociaux en Méditerranée. On ne pourra longtemps, au nom de différences culturelles totalement surestimées, y stabiliser par une gestion sécuritaire la frontière entre pauvres et nantis en limitant la circulation des personnes du Sud vers le Nord. Au Sud, la prospérité proche et familière de l'Europe et les nombreux phénomènes d'osmose culturelle induisent un comparatisme permanent avec les modes de vie du Nord. Le décalage croissant entre les deux rives ne peut qu'accentuer les frustrations, radicaliser les revendications, saper les systèmes de valeurs au Sud, encourager par tous les moyens cette « envie d’Europe », qui a déjà poussé à la mort plusieurs milliers d’émigrés clandestins, davantage de victimes que l’intifada ou les tours de Manhattan. Quand on veut bien le considérer, le coût humain et symbolique des dysfonctionnements du système euro-méditerranéen est donc énorme, malgré toute la bonne conscience des Européens. Par ailleurs, l’accroissement de la communication virtuelle entre les deux rives, grâce aux nouvelles techniques comme internet, n’apaise pas les frustrations et les tensions. Elle contribue plutôt à les exalter en instaurant un espace humain virtuel qui fait d’autant plus durement ressentir le manque d’un véritable espace de mobilité des hommes. Les sociétés d’outre-Méditerranée, notamment celles du Maghreb vivent notre histoire et nos débats (comme l’affaire du « voile » en France) en temps réel ; elles sont à nos fenêtres, mais notre porte leur est fermée. Combien de temps le verrou résistera-t-il encore et à quel prix? Pour une utopie refondatrice La question du rapport à l'Outre-Méditerranée pèse lourdement, au Nord comme au Sud, sur l’avenir des sociétés. Et notamment, il n'est pas accessoire dans la formulation du destin de l'Europe. Plus que toute autre relation extérieure, le voisinage avec le monde arabo-musulman pose à l’Europe un dilemme. Elle l’invite à choisir entre deux modèles fondamentalement différents du projet européen : ou bien construire une forteresse de prospérité, une sorte de grande Suisse continentale repliée sur son patrimoine humain, économique et culturel, et protégée de l’afflux des populations du Sud, et des menaces supposées de l'Orient musulman, par des barrières supposées infranchissables ; ou bien, à l’opposé, revenir au pari d’une “Europe sans rivages” (selon le titre du livre de François Perroux, publié dès 1954), préfigurant une autre organisation du monde, qui intègrerait réellement ces pays dans une prospérité commune avec l'Europe. Le premier modèle semble correspondre à la pente actuelle des choses, et s’incarne notamment dans le système de Schengen. Mais c’est le second qui, en renouant avec le débat des années soixante sur le "village mondial" et en rejoignant aujourd’hui les partisans d’une « autre mondialisation », paraît le plus apte à gérer l’avenir de l’espace méditerranéen. Il consiste à penser l’Europe moins comme un repli continental que comme un régionalisme ouvert et dynamique, et moins comme une finalité identitaire que comme une utopie porteuse d'un processus universaliste. C'est bien ce qui est tenté avec l'élargissement de l'Europe vers l'Est. Pourquoi ne pas poursuivre vers le Sud ce processus d’extension progressive d'un espace de paix, de prospérité, de solidarité et de vouloir vivre ensemble, sans visée impériale, qui touche déjà 1/7° des pays du monde? L’Europe serait-elle freinée dans cette voie seulement par le sentiment que les différences culturelles seraient un obstacle insurmontable à une plus grande solidarité avec ses proches voisins méridionaux ou bien céderait-elle au réflexe « suisse » de camper sur sa prospérité ? La force du projet européen est d’avoir mis la politique du possible et des petits pas au service d’une utopie ambitieuse formulée dès les années vingt autour de « l’esprit européen ». Or, c’est cette utopie fondatrice qui manque au système de Barcelone comme à la philosophie du voisinage : ils n’offrent en matière d’organisation de l’espace humain aucun autre horizon que l’idée pauvre de « voisinage» sans mélange et postule l’existence de différences culturelles irréductibles à gérer. Cette philosophie implicite d’un apartheid tempéré en Méditerranée ne saurait tenir lieu de destin commun pour les sociétés concernées ; elle a plus servi à conforter la frontière humaine entre l’Europe et son Sud qu’à rendre flexible son franchissement. Au lieu de concevoir la Méditerranée seulement comme une banlieue de l'Europe, gérée par un partenariat inégal annexé au système de l'Union européenne, pourquoi ne pas prendre le risque historique de convertir cet attelage bancal en une véritable Union euro-méditerranéenne? Il s'agit là d'un pari crucial pour l'Europe, qui met en jeu son rôle régional comme sa responsabilité mondiale. Plus que la vague «organisation régionale de l’Europe et de la Méditerranée » prônée par le président Giscard D’Estaing en octobre 2002, l’élargissement euro-méditerranéen peut devenir une utopie réaliste qui mérite d'être explorée pour tenter de mieux penser notre appartenance commune à un même espace humain méditerranéen. Il ne s’agit pas d’"européaniser" le Sud, mais bien plutôt de "re-méditerraniser" l'Europe, de la réconcilier avec ses racines méditerranéennes, en cessant de voir chez les Arabes ou les Musulmans des usurpateurs de l'héritage antique des Européens. Nécessairement progressif, un scénario de conversion de l’Union européenne en Union euro-méditerranéenne supposerait bien sûr des étapes : il convient d’abord de refaire de la Méditerranée un espace de mobilité des hommes, comme avant Schengen, et de respect mutuel ; à moyen terme, il faut viser la réalisation d’un espace commun de civilité, c'est-à-dire de mêmes droits humains et sociaux ; enfin, il ne faut pas exclure – à la différence de Romano Prodi - l’évolution vers un espace politique de citoyenneté commune. Ces perspectives de réouverture humaine vers le Sud ne sont pas irréalistes. Elles rejoignent ce que proposent aujourd’hui certains économistes pour gérer les besoins complémentaires des sociétés du Sud et du Nord de la Méditerranée quant à l’évolution de leurs démographies et de leurs populations actives, en profitant d’une « fenêtre d’opportunité démographique »2. Gérer ce problème concret implique que les Européens parviennent à faire tomber les barrières mentales de leur xénophobie. C’est une véritable révolution culturelle à accomplir, que ne favorisent pas les préoccupations électoralistes. Or, les Européens ont besoin d’admettre que leur intérêt bien compris est d’aider fortement les sociétés d’outre-Méditerranée à les rejoindre, sur le modèle de ce qui été fait pour l’Espagne ou le Portugal. Sans l’octroi de fonds structurels européens, on ne peut prétendre construire un véritable espace de solidarité, susceptible de rapprocher concrètement les hommes, leurs niveaux de vie et de soutenir la transition démocratique dans des pays comme le Maroc.3 Et, sans le retour à une circulation des personnes favorisant l’émigration pendulaire, le développement local de certaines régions du sud de la Méditerranée risque d’être destabilisé au profit d’une émigration définitive. La progressivité d’un véritable projet euro-méditerranéen passe aussi par le renforcement des liens euro-maghrébins, à un moment où les événements du Moyen-Orient et le rôle envahissant des Etats-Unis dans cette région semblent freiner le développement d’une logique euro-méditerranéenne globale. C’est une piste que le Parlement européen a ouverte en redécouvrant les réalités sub-régionales en Méditerranée. Dans le bassin occidental, l’imbrication entre les sociétés sur les plans culturel, religieux et humain est plus forte que partout ailleurs sur la scène euro-méditerranéenne. Pour la France et pour l’Algérie, par exemple, la trame des liens tissés avec l’autre société reste d’une densité exceptionnelle tout en évoluant. Cette relation, qui n’a guère d’équivalent à l’intérieur de l’Europe, peut aider à refonder un imaginaire relationnel tourné davantage vers les hommes que vers les biens ou les cultures abstraites dans cette partie de la Méditerranée. Il faut en effet faire preuve d’invention pour trouver les formules aptes à gérer de façon concertée cet espace humain commun qu’est la Méditerranée, notamment dans sa partie occidentale. D. De Villepin, ministre français des Affaires étrangères, parlait fin 2002 d’un statut à inventer entre « membre » et « associé », rejoignant ce que proposait quelque temps auparavant le futur Mohamed VI4. La très forte relation avec le Maghreb qui continue à se développer à cheval sur la frontière méditerranéenne de l’Europe appelle dans tous les cas des solutions institutionnelles créatives. Quelles qu’en soient les voies, l’utopie euro-méditerranéenne peut donner un sens à des mesures du possible qui sont aujourd'hui à notre portée, comme l'élargissement du Conseil de l'Europe à la Méditerranée, le développement d’actions prioritaires en direction de la jeunesse (à commencer par l'extension d'ERASMUS à l'espace méditerranéen), ou bien sûr un accueil plus favorable donné aux demandes d’adhésion de la Turquie et du Maroc. 2 Cf. Introduction de J.L. Reiffers au rapport Méditerranée : vingt ans pour réussir, Economica, 2001. La question de la fenêtre d’opportunité démographique a été analysée dans différents articles récents de Philippe Fargues. 3 Reiffers, ibid. 4 S.A.R. Mohammed Ben El Hassan Alaoui, « le Maroc et l’Union européenne à l’aube du XXI° siècle », in Marier le Maghreb à l’Union européenne, Panoramiques, 3° trim. 1999. Mais l'utopie euro-méditerranéenne peut être aussi une façon de mieux inscrire le projet européen dans l'universel. Aujourd'hui, il fait figure de modèle fécond de réalisation d'un espace régional de paix, de prospérité, de solidarité et de bien-être démocratique. Mais il peut aussi, à condition d'éviter la tentation du repli, s’assumer comme un mode de gestion politique du processus de mondialisation, par élargissement progressif de l’espace d’espérance que l’Europe a su réaliser. Le « devoir-vivre ensemble » est aujourd’hui planétaire et s’impose au projet européen, pensé et perçu par beaucoup comme un universalisme. C'est d'abord en Méditerranée que l’Europe est la mieux à même de mettre en œuvre sa vision des solidarités internationales en relevant le défi d’humanisation de la mondialisation. La Méditerranée est le lieu où il importe le plus aujourd’hui de combattre par des actes l’idéologie pernicieuse de la « guerre des cultures », et de contrer une vision antagoniste des rapports avec le monde arabo-musulman. Celui-ci, pour des raisons diverses, est en crise, déstabilisé, humilié par le comportement de l’Occident à son égard. Il ne sera pas possible de contenir longtemps par la force la réactivité du monde arabe, qui se prolongera dans nos banlieues si la part musulmane d’une Europe étriquée s’y trouve de plus en plus stigmatisée. * Depuis sa création, l’Europe a sans cesse hésité entre le repli sur soi à l’abri de la tutelle américaine et l’ambition d’œuvrer à promouvoir un monde pacifié. La tension entre ces deux visions de l’Europe s’est exprimée plus nettement que jamais à propos des événements d’Irak. Aujourd’hui, les enjeux internationaux se précipitent à cause des erreurs de l’administration américaine et du défi environnemental. La dimension proprement continentale des problèmes s’efface devant l’urgence des défis mondiaux et il est probable que l’Europe devra apprendre à gérer les deux niveaux en même temps. Elle a des atouts pour répondre de façon audacieuse aux problèmes de la région méditerranéenne. La crise multiple du MoyenOrient a pu donner le spectacle d’une double impuissance, américaine et européenne. En réalité, alors que l’Amérique a enlisé sa puissance dans l’affaire irakienne, l’Europe est surtout victime de son sentiment d’impuissance. Elle a du mal à admettre qu’elle est devenue l’acteur peut-être le plus crédible de la région. Elle y exerce, sans les effets d’une stratégie impériale, une influence économique dominante. Par ailleurs, son image reste globalement positive dans le monde arabe. Enfin, la souplesse de son fonctionnement à géométrie variable, à travers notamment le système des « noyaux durs », permettrait des initiatives spécifiques en matière de coopération sousrégionale. Pour toutes sortes de raisons et pourvu qu’elle le veuille, la balle est dans son camp.