JÁN ŽIVČÁK LE CARNAVAL ET LE RÔLE DU DISCOURS DANS L

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JÁN ŽIVČÁK LE CARNAVAL ET LE RÔLE DU DISCOURS DANS L
9. ŠTUDENTSKÁ VEDECKÁ KONFERENCIA
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JÁN ŽIVČÁK
LE CARNAVAL ET LE RÔLE DU DISCOURS DANS L'ÉPISODE DE L'OURS BRUN
Le carnaval et le rôle du discours dans l'épisode de l'ours Brun (les vers 548 – 704 de la
branche I du Roman de Renart)
Le Roman de Renart, l'une des oeuvres les plus célèbres de la littérature médiévale française écrite
en langue vulgaire, est un recueil de contes animaliers mêlant l'aventure, le comique, la violence et la
satire. Il comporte vingt-sept branches1, reliées par le personnage de Renart, célèbre pour son
intelligence, ruse et maîtrise de la langue, dont les différents auteurs sont restés dans la plupart des cas
anonymes (cf. Dufournet, 1985, pp. 5, 6 ; Paris, 1860, pp. 186 ; Jonckbloet, 1863, pp. 55). La
tromperie malheureuse de l'ours Brun est l'un des évènements centraux de la branche I2. C'est le
troisième grand épisode de la branche, situé entre ce passage fameux, lors duquel la poule Pinte,
arrivée à la cour du roi, change le sort du goupil, et l'épisode de Tibert, le chat, trompé par Renart
dans la maison du prêtre. Brun, le messager du roi, est envoyé à Maupertuis, au siège de Renart, pour
lui faire entendre le jugement du souverain. Renart, de peur d'être capturé et condamné, invente une
tromperie violente pour se débarasser de l'ours. Par son art du langage et ses paroles séduisantes, il lui
fait mettre sa tête et ses pattes dans un chêne afin d'en faire sortir une ruche. Brun, coincé dans l'arbre,
préfère « sacrifier son museau plutôt que [...] se laisser capturer »3 par des vilains. Finalement, il
réussit à s'enfuir, scalpé et à peine achevé par les paysans. Pour traiter l'extrait dans sa complexité,
cette étude littéraire sera dévéloppée en trois axes majeurs. En premier lieu, on étudiera le comique du
passage et le rôle spécifique de la violence. En second lieu, on abordera l'aspect carnavalesque et
l'image du « monde à l'envers », que l'on peut observer en comparant le comportement des animaux et
des êtres humains. En dernier lieu, on s'appuiera sur le discours dans l'épisode, en analysant les
notions de la théâtralisation et du discours «mortifiant».
L'aventure malheureuse de l'ours Brun constitue, dans son unité et spécificité, l'un des épisodes
singuliers de la branche I du Roman de Renart. Malgré les causes et les conséquences de l'histoire
racontée, la « blague sanglante » de Renart et la souffrance de Brun forment un ensemble cohérent et
clos sur lui-même, de même que la plupart des « récits brefs » recueillis dans les branches. Ainsi, le
comique et la façon de divertir le public, dévéloppés dans ce passage, sont également très particuliers.
Au surplus du comique « traditionnel » du Roman de Renart, qui, selon Jean Dufournet (1985, pp.
16), « naît surtout du passage constant du monde animal au monde féodal et du mélange de l'un et de
l'autre », on y trouve une autre sorte de divertissement, plutôt étonnante que drôle, relative au côté
naturaliste et violent de l'histoire. Au début de l'introduction de son édition du Roman, Jean Dufournet
(1985, pp. 5) décrit Renart comme « un animal qui trompe pour le plaisir de tromper aussi bien que
pour [...] se tirer d'un mauvais pas ». Si l'on applique cette définition à l'exemple concret de l'épisode
de l'ours Brun, le but principal de la tromperie, inventée par Renart, est de se sauver la vie et de rire de
l'échec et de la naïvité de l'autre. Chaque comique, lié à la ruse de Renart, est équivoque. En règle
générale, les auteurs des branches essaient d'unir l'aspect « utile » et l'aspect « amusant » des malices
racontées. Renart trompe et s'amuse pour vivre. Sans tromperie et moquerie, ses aventures n'auraient
point de sens. Pour le goupil, l'abus des autres et le rire, ainsi que la faim ou la parole, sont les besoins
basiques et necéssaires à la vie. Si l'on considère également l'idée principale de l'ensemble du Roman
1
Dans cette étude, on respecte l'ordre des branches de l'édition de Jean Dufournet. Le nombre des branches
du recueil diffère selon le savant qui a établi telle ou telle édition. Paulin Paris, cité ci-dessous, parle de 17
branches, M. W. J. A. Jonckbloet, en trouve 32.
2
Dans d'autres éditions et études, les branches individuelles du recueil peuvent être énumérées
différemment.
3
Le Roman de Renart. Edition de Jean Dufournet. Paris, GF-Flammarion, 1985. pp. 75, vers 639 – 640
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de Renart et son but principal, qui est de faire rire, on peut parler d’une double « utilité » du comique.
Le premier est propre au récit, à l'histoire du texte – Renart se débarasse et se protège de ses ennemis
en se moquant de leur « stupidité ». Le deuxième est, au contraire, propre à l'effet que produit la
lecture de l'épisode. C'est la liberté de rire, de s'amuser et de sortir de la réalité en entrant dans un
monde nouveau où tout est permis. Dans n'importe quelle société qui reconnaît la valeur de l'homme,
la réalisation actuelle de la « blague » de Renart aurait été complètement inimaginable. Une telle
violence de la part du trompeur serait sévèrement punie. Et pourtant, dans le monde caustique4 de
l'oeuvre, c'est justement cela qui fait rire. Dans le contexte d'une oeuvre qui essaie de mettre en cause
la hiérarchie de la société médiévale, l'expérience d'entendre parler des choses défendues en exagérant
la raison de leur interdiction devient – chose étonnante – une opportunité de se divertir. Mais avant de
commencer à analyser le comique de l'extrait et à parler de la violence (choses inséparables dans
l'épisode traité), il est nécessaire de dire que pour un lecteur de nos jours, la lecture du Roman de
Renart n'est pas très agréable. Bien qu'il s'agisse d'une oeuvre comique, si l'on prend en considération
les règles fondamentales de la morale et de l'éthique, « l'humour » des auteurs et de leurs héros est
rarement acceptable. Afin de résoudre le problème de l'absence ou de la perversion de la morale dans
les histoires racontées, on peut soit condamner le comique de l'oeuvre en le traitant comme une chose
perverse, soit comprendre l'oeuvre entière dans le contexte de la satire de la société et de la parodie
des genres courtois. Dans la plupart des cas, les médiévalistes se sont penchés vers la deuxième
option. Néanmoins, le fait que le monde du Roman de Renart est un monde sans héros, comportant, à
l'exception de Grimbert et peut-être quelques autres, uniquement des personnages négatifs, est
incontestable. Quoiqu'il y ait toujours un peu d'ironie voire du sarcasme dans ce qu'ils énoncent,
même les auteurs des branches individuelles se rendent compte que Renart « n'est pas un modèle à
suivre ».5 Xavier Kawa-Topor, l'auteur d'une étude sur l'image de l'autorité royale dans Le Roman de
Renart (1993, pp. 264), a bien remarqué que dans l'oeuvre, il s'agit de la transgression et de la
perversion des lois de l'écriture, mais aussi des lois sociales et morales. Paulin Paris, dans sa Nouvelle
Étude sur le roman de Renart (1860, pp. 182), affirme que « la ruse et la violence, qui se sont toujours
disputé le monde, furent personnifiées, symbolisées par le Loup et le Renard. » Pour bien comprendre
le contexte de l'oeuvre, il ne faut pas refuser de remarquer le comportement méchant de Renart, ni
défendre ses tromperies en affirmant qu'il s'agissait seulement de farces plaisantes. La réalité du récit
n'est pas si évidente. Jean Dufournet (1985, pp. 5 – 6) la résume en même temps que l’évolution du
caractère du renard: « Farceur plutôt sympathique au début, surtout en face du brutal et grossier
Isangrin, le goupil devient un personnage odieux et méchant avec les animaux comme avec les
paysant, il finit par incarner le Mal. Le souci d'amuser cède peu à peu la place à une satire de plus en
plus caustique [...].» C'est dans ce contexte-là qu'il faut comprendre les paragraphes suivants
analysant le lien entre le comique du récit et le côté violent de la malice de Renart.
Dans le cas de l'extrait analysé, le but d'amuser en racontant des choses « défendues » est
notamment présent dans le naturalisme et la cruauté de la scène. En effet, tout l'épisode est rempli de
violence. Le premier plan de l'histoire est chargé d'une torture sanguinaire, atroce et extrêmement
brutale. Malgré le fait qu'aujourd'hui, les descriptions des souffrances de Brun nous semblent
inconvenables et plutôt désagréables que plaisantes, les deux sommets du comique de l'épisode sont
conçus d'une manière très violente et rude: le plus violent semble être, en même temps, le plus rigolo.
Cette tendance est particulièrement présente dans les deux passages les plus dynamiques du texte. Le
premier représente la scène où Brun retire la tête de l'intérieur du chêne:
«Tent et retent, tire et relache / resache,
Estent le cuir, ronpent les venes,
Si durement que a grans peines
Fent li cuirs et la teste qasse.
Del sanc i a perdu grant masse,
Le cuir des piés et de la teste.
4
« Il tend ses muscles, les durcit encore; il tire,
recommence
– son cuir se distend, ses veines se rompent –
si fort que la peau, au prix de mille souffrances,
se déchire et que la tête se brise.
Il a perdu beaucoup de sang,
L'adjectif utilisé par J. Dufournet pour faire référence à l'aspect social et critique de l'oeuvre; Le Roman de
Renart peut être également perçu comme une critique de la société médiévale
5
Le Roman de Renart. Edition de Jean Dufournet. Paris, GF-Flammarion, 1985. pp. 309, vers 26
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Onc nus ne vit si leide beste.
Li sans li vole del musel,
Entor son vis n'ot tant de pel
Dont en poïst fere une borse. » (vers 642 – 651)6
le cuir des pattes et de la tête:
on n'a jamais vu de bête aussi horrible!
Le sang jaillit de son museau;
sur sa face il ne reste pas assez de peau
pour faire une bourse. » (vers 642 – 651)7
En écoutant ces paroles, le public est exposé à une description incroyablement crue des souffrances
de l'ours. Le naturalisme stricte de l'auteur (son cuir se distend, ses veines se rompent), la gradation de
la douleur et l'accumulation des blessures créent un grand effet de surprise. Vu que le rire ne devrait
pas être une chose « sadique » – au Moyen-Âge non plus –, on suppose que le fait de distraire le
public en racontant des histoires pareilles est plutôt une conséquence de la surprise et du choc. Le
public est tellement choqué par l'absurdité de cette situation qu'il se met à s'amuser. En plus, ce petit
morceau est sursaturé de dynamisme et de suspense. Le comique de caractère (l'ours était si naïf qu'il
s'est fait tromper par Renart et maintenant qu'il n'a plus d'autre choix, il doit payer pour sa
gourmandise) interfère avec le commique de situation (celle de l'ours semble être totalement sans
issue) et la dérision (sur sa face il ne reste pas assez de peau pour faire une bourse) pour créer un
effet comique complexe. En plus, afin de pouvoir « amuser par violence », l'auteur du passage exerce
pleinement son art du discours et sa capacité de dominer les mots. De tous ces événements, il en crée
un spectacle. Bien que la souffrance de l'ours (dans sa nature) reste impardonnable, les gens s'amusent
de la « peinture » de la scène décrite et du style de celui qui la raconte. Le même effet peut être
observé dans le déchaînement des vilains qui rossent l'ours après l'avoir capturé:
« Cil qui fet pinnes et lanternes,
Ateint Brun l'ors entre deus cesnes:
D'une corne de buef qu'il porte
Li a tote l'escine torte. » (vers 677 – 680)8
« Le fabricant de peignes et de lanternes
le ratrappe entre deux chênes:
d'un coup de corne de boeuf,
il lui a disloqué l'échine. » (vers 677 – 680)9
L'emploi de l'ironie et de l'absurdité (le paysan est armé d'une corne de boeuf) et la volonté de
choquer le public modifient le vrai sens de ce passage. Au lieu de montrer de la compassion pour les
douleurs de Brun, l'auteur fait semblant de l'accuser de tous ces maux. En effet, l'ours est – d'une part
– vraiment responsable de son sort. Sa gourmandise et sa naïvité lui valait la peau. Mais d'autre part,
le crime de Renart est si grave, que Brun est sans aucun doute digne de pitié du public: peu importe la
faute qu'il ait faite.
La dernière chose qui pourrait atténuer la brutalité de ce comique est l'aspect du spectacle, présent
dans toutes les descriptions que l'on pourrait considérer comme « naturalistes ». Le Moyen-Âge est
souvent perçu comme une époque sombre et douloureuse, considérablement marquée par la torture et
la souffrance. Notamment dans les oeuvres romantiques (qui ont « redécouvert » la société
médiévale), les exécutions sur les places publiques sont présentées comme une sorte de spectacle qui
attirait des masses de gens, intéressés par la mort du condamné. Cette représentation de l'époque
médiévale n'est pas tout à fait vraie. Il est incontestable que le Moyen-Âge était marqué par de
nombreuses fautes, injustices et inégalités que l'on perçoit comme de vraies épines de notre l'histoire.
Cependant, si les médiévaux allaient voir le châtiment d'un criminel, ce n'était pas pour se divertir,
mais pour s'informer sur ce qui se passait dans la ville. Peut-être pour cette raison, dans les passages
analysés, l'auteur développe l'aspect de spectacle afin de captiver l'attention de son public. Il leur
donne un reportage détaillé pour les faire écouter, et une cause banale et absurde de la souffrance
racontée pour les faire rire.
Sans juger son côté moral, il faut avouer que le comique violent de l'épisode de l'ours Brun est
l'une des particularités du Roman de Renart. L'emploi de la souffrance, de la torture et de la brutalité
fait de ce passage un « récit bizarre » qui (au moyen de plusieurs effets secondaires) crée du
6
Le Roman de Renart. Edition de Jean Dufournet. Paris, GF-Flammarion, 1985. pp. 74.
Le Roman de Renart. Edition de Jean Dufournet. Paris, GF-Flammarion, 1985. pp. 75.
8
Le Roman de Renart. Edition de Jean Dufournet. Paris, GF-Flammarion, 1985. pp. 76.
9
Le Roman de Renart. Edition de Jean Dufournet. Paris, GF-Flammarion, 1985. pp. 77.
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divertissement là où il n'y en a pas. En plus, l'illusion du spectacle, contribuant à l'impression générale
donnée au lecteur, renvoie également à un autre aspect de ce texte, encore plus important et plus
pertinent que la brutalité du comique – le carnaval.
Pour les médiévaux, les semaines entre Noël et le premier jour du Carême, appelées aussi «
carnaval », étaient l'une des périodes les plus joyeuses de toute l'année. Dans une société constamment
contrainte par de nombreuses règles, le carnaval était une véritable détente et libération. Après la fête
de l'Épiphanie qui fermait la deuxième étape de l'année liturgique, le temps de Noël, la morale, les
règles et les lois de la société étaient complètement bouleversées. Evidemment, à l'entrée dans le
Carême, tout a été remis dans l'ordre, mais les médiévaux, qui travaillaient dans l'inquiétude et le
malaise tout au long de l'année, appréciaient chaque opportunité de déposer leurs fardeaux. Le
carnaval était un temps rempli de rire et de joie, qui renversait la hiérarchie sociale de l'époque et
remplaçait les rois par les foux, les riches par les pauvres, les nobles par les vilains et les gens par les
bêtes. C'était une époque de déguisement, de jeu et de faire-semblant.
L'épisode de l'ours Brun (ainsi qu'un grand nombre d'autres récits brefs du Roman de Renart) est
manifestement marqué par la présence du monde carnavalesque. En plus – ce qui est vraiment
exceptionnel – ce passage dépasse la conception habituelle du « carnaval » qui remplit tout le recueil.
Dans cet extrait, il y a deux « mondes à l'envers ». Si l'on considère le morceau analysé dans le
contexte de l'oeuvre entière, le premier n'est presque pas du tout intéressant. Il est représenté par
Renart et Brun, les protagonistes majeurs de l'épisode. Malgré leur nature animalière, ces deux bêtes
sont dotées d'intelligence et de capacités mentales, propres aux êtres humains. La grossièreté, la
simplicité et la naïvité de l'ours contrastent avec la ruse, la finesse et la traîtrise du goupil. Lors de la
lecture de ce passage, le public pouvait observer un vrai renversement des règles et de la hiérarchie.
Brun, le sénéchal de la cour royale, est (contrairemet à son poste) sot et stupide. Au lieu d'envisager la
malice de Renart, il se laisse guider par sa gourmandise et perd son cuir. Inversement, Renart, un petit
goupil faible et impuissant, vainc son ennemi par l'intelligence et la ruse. En général, les protagonistes
de ce passage font toujours le contraire de ce qu'ils devraient faire. Malgré leur comportement
héroïque, ils ne sont en aucun cas des personnages-modèles. Leurs actes les mènent presque toujours à
la perte – peu importe qu'ils soient malintentionnés, ou seulement faux.
Cependant, le deuxième « monde à l'envers » que l'on trouve dans l'extrait est beaucoup plus
remarquable et digne d’être traité que le premier. Par sa nature qui s'oppose à l'antropomorphisation
des traits animaliers de Brun et de Renart, il crée un véritable complément du « carnaval des bêtes ».
D'ailleurs, c'est le monde des «bêtes humaines» – des hommes «déguisés» en animaux qui se
comportent, pensent et agissent comme des bêtes. Tandis que le goupil profite de son intelligence
pour tromper son adversaire, les paysans ne se laissent guider que par leurs instincts. Pour la première
fois, ce contraste carnavalesque, suscitant une rivalité entre le monde des animaux et celui des vilains,
aparaît au moment où Lanfroi le forestier, ayant trouvé l'ours coincé dans son bois, appelle tout le
village à se réunir pour battre leur «proie»:
« Quant li vileins vit Brun l'ors pendre
Au cesne que il devoit fendre,
A la vile s'en vient le cors.
“ Harou ! harou ! fait il, a l'ors !
Ja le porrons as poins tenir. “
Qui dont veïst vileins venir
Et formïer par le boscage ! » (vers 627 – 633)10
« A la vue de l'ours Brun pendu
au chêne qu'il devait fendre,
le vilain retourne en village en courant:
“ Haro, haro, crie-t-il, sus à l'ours!
Pour sûr, nous allons pouvoir l'attraper! “
Ah! si vous aviez vu les paysans accourir
et grouiller dans le taillis... » (vers 627 – 633)11
En rédigeant ces vers, l'auteur invite son public à regarder un grand spectacle carnavalesque qui «
libère le rire » en bouleversant les rôles des acteurs. Au lieu de bien réfléchir comment attraper l'ours
d'une manière sûre et fiable, les paysans, guidés par leurs instincts plutôt animaliers qu'humains,
forment une meute énérgique et sauvage. Dans la métaphore de la chasse, Lanfroi le forestier aparaît
comme le « loup dominant » qui mobilise sa bande à poursuivre la proie. L'aggression violente et
10
11
Le Roman de Renart. Edition de Jean Dufournet. Paris, GF-Flammarion, 1985. pp. 74.
Le Roman de Renart. Edition de Jean Dufournet. Paris, GF-Flammarion, 1985. pp. 75.
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frénétique des « prédateurs » évoque le comportement des chiens qui provoquent et mordent le
trophée qu'ils viennent d'enfermer entre leurs dents. De la part de l'auteur, l'effet satirique et
carnavalesque de cette « mobilisation des bêtes humaines » est soutenu et renforcé par quelques petits
mots, employés de façon très spécifique. L'usage des interjections (haro, haro) qui, une fois
dépourvues de leur sens, évoquent l'aboiement d'un chien, et l'emploi du verbe « formïer », dérivé
probablement de l'ancien pendant du mot « fourmi », qui, de même que le verbe « grouiller », utilisé
dans la traduction, renvoie au mouvement des insectes, contribuent à la peinture virtuose de cette
chasse où le prédateur a échangé le rôle avec sa proie.
Par ailleurs, le zoomorphisme des paysant n'est pas réduit à un simple « déguisement » ou un
échange des rôles. Dans l'épisode analysé, les instincts et les manières bestiales des êtres humains
semblent dépasser les horizons d'un renversement éphémère. En poursuivant la lecture du passage, on
s'aperçoit que l'authenticité du monde du carnaval est plus profonde et plus complexe qu'on ne le
croyait. En fait, les traits animaliers des paysans sont plus qu'un coup de théâtre. Ils font partie de leur
nature humaine. Certains noms de famille qui aparaissent dans les vers 655 – 668 rappellent soit des
noms d’animaux, soit des types de comportement typiques du monde animal:
« Bertot le filz sire Gilein,
Et Hardoïn Copevilein,
Et Gonberz et li filz Galon,
Et danz Helins li niez Faucon,
Et Otrans li quens de l'Anglee
Qui sa feme avoit estranglee ;
Tyegiers li forniers de la vile
Qui esposa noire Cornille,
Et Aÿmer Brisefaucille
Et Rocelin li filz Bancille,
Et le filz Oger de la Place,
Qui en sa mein tint une hache ;
Et misire Hubert Grosset / Grospet
Et le filz Faucher Galopet. » (vers 655 – 668)12
« Bertold, le fils du seigneur Gilles,
et Hardouin Butevilain,
et Gombert, et le fils de Galon,
et messire Hélin, le neveu de Faucon,
puis Otran, le comte d'Anglée,
qui avait étranglé sa femme,
Tigiers, le boulanger du village,
qui épousa Corneille la noiraude
et Aymer Brisefaucille
et Rousselin le fils de Banquille
et le fils d'Ogier de la Place,
armé d'une hache,
et monseigneur Hubert Petitgros,
et le fils de Fauché Galopet. » (vers 655 – 668)13
Le « Faucon » est un oiseau de proie, le prénom de « Tigiers » fait penser au tigre et « le fils de
Fauché Galopet » évoque l'idée de galoper. En plus, plusieurs noms et prénoms renvoient à la notion
de chasse ou de violence: le mot « bute » que l'on retrouve dans le nom de « Butevilain », et la
référence à la moisson qui relie « Fauché » avec « Brisefaucille ». En effet, les références du texte
renversent beaucoup plus que les moeurs et la hiérarchie de la société. En mêlant le masque avec son
porteur, ils renversent même le rapport actuel entre le monde carnavalesque et le monde réel. Dans
l'épisode de l'ours Brun, le carnaval est la seule réalité du récit. Le monde réel des règles et des lois
n'est qu'une utopie du roi et de ses fidèles qui, « grâce » à Renart et à ses semblables, ne pourrait
jamais exister. Comme l'a remarqué Xavier Kawa-Topor dans son étude mentionnée ci-dessus (1993,
pp. 272), « il s'agit, en effet, de corrompre le pouvoir, pour que la renardie règne. »
En règle générale, l'aspect du carnaval dans l'épisode analysé représente l'un des problèmes les
plus complexes de la branche I. L'ambiguïté du monde carnavalesque, la frontière indistincte et
variable entre le comportement bestial et humain, le zoomorphisme chez les paysans, les références
cachées du texte et l'idée « d'inverser l'inverse » transforment ce passage en un labyrinthe de plusieurs
plans superposés. Malgré cette mélange de renversements, la métaphore de la chasse dans le conte de
l'ours trompé demeure l'une des parties virtuoses du Roman de Renart – au niveau du contenu, mais
également au niveau du langage.
Le Roman de Renart, malgré l'importance de son aspect social et utilitaire, est avant tout une
œuvre de l'art du discours. Le langage et la parole constituent les fondements de chaque impression,
de chaque effet produit par le texte. Ils dominent tout – l'espace et le temps, le comique et le monde
12
13
Le Roman de Renart. Edition de Jean Dufournet. Paris, GF-Flammarion, 1985. pp. 76.
Le Roman de Renart. Edition de Jean Dufournet. Paris, GF-Flammarion, 1985. pp. 77.
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du carnaval, les relations entre les protagonistes et même l'existence ou la non-existence des choses.
Les paroles créent et animent les personnages, racontent leurs aventures et influencent leur sort. Si le
comique et le rire sont les « besoins necéssaires à la vie », le langage dans Le Roman de Renart peut
être comparé à la vie même. Par ailleurs, l'emploi du langage dans l'ensemble de l'oeuvre est très
divers. En plus de cette fonction « métaphysique » qui concerne « la substance de la parole » dans le
sens du mot philosophique (la parole crée la réalité et devient ainsi l'acteur principal de la diégèse), on
pourrait définir encore une fonction « pratique » et une fonction « comique » de la parole. La fonction
« pratique » est étroitement liée aux combats entre Renart et ses adversaires. Étant donné que le
goupil est un animal petit et faible, il ne peut presque jamais faire confiance à sa force corporelle. Ce
sont donc ses capacités mentales – sa ruse, son intelligence et avant tout son art de manier le langage
– qui compensent ses défauts et son impuissance au niveau physique. La parole est ainsi le seul
moyen d'attaque et de défense qui permet au goupil de sauver sa peau et de vaincre ses ennemis.
Quant à la fonction « comique », sa définition est reliée à ce qu'on a dit de la double utilité du
comique dans le récit. De la part de l'auteur, la parole, contribuant à la drôlerie des caractères et des
situations, est un moyen efficace de divertir tant les protagonistes de l'histoire (à l'intérieur du récit)
que le public, placé à l'extérieur de la diégèse.
Vu que les fonctions « pratique » et « comique » de la parole ont déjà été abordées dans les parties
précédentes de cette étude, on se focalisera uniquement sur la fonction « métaphysique ». En traitant
ce que l'on pourrait appeler « la substance philosophique du discours », on se rend compte de
l'existence de deux phénomènes qui assurent le dynamisme du récit. Il s'agit, en effet, de deux types
spécifiques de discours qui fonctionnent sur les principes d'opposition et de complémentarité: le
discours « vivifiant » et le discours « morfitiant ». Alors que l'un forme la réalité, l'autre crée le néant
et annonce la condamnation de celui qui est responsable de cette « absence de vie ». Le premier
d'entre eux est étroitement lié à l'aspect du carnaval, que l'on vient d'analyser. Sa fonction est de
rapporter la « réalité » du récit, d'attirer l'attention du public, de créer le dynamisme, le suspense et le
comique et de manier l'effet que le texte produit selon le goût de l'auteur. Afin que le discours dispose
de tous les traits que l'on vient d'énumérer, il faut qu'il soit dans son état « pur et primitif ». Tout
simplement, il faut laisser parler les personnages. Pour introduire le discours direct dans la structure
narrative de l'épisode, l'auteur utilise l'un des moyens les plus simples et les plus efficaces: la
théâtralisation de la parole. Même s'il y a plusieurs vers dans les différentes parties du récit qui
pourraient représenter, dans un sens ou dans un autre, un discours « vivifiant », la théâtralisation de la
parole est particulièrement présente dans la première partie de l'épisode. Grâce à sa structure
dynamique, l'extrait représenté par les vers 537 – 574 ressemble à un coup de théâtre au cœur d'un
épisode narratif. L'effet de théâtralisation dans le dialogue de l'ours avec le goupil est basé sur 2
phénomènes singuliers – l'absence de narrateur et le fameux « échange des rôles », ce qui fait de ce
morceau un autre « passage carnavalesque » de l'épisode analysé. A partir du vers 548, l'auteur laisse
la parole à ses personnages sans commenter ou juger ce qu'ils disent. Le dialogue qui suit est un petit
coup de théâtre – la tromperie que Renart avait inventé reste voilée jusqu'au moment où l'ours met son
museau dans le chêne. Par contre, l'échange des rôles dont on est témoin au cours du dialogue, est
bien transparent. L'auteur compte sur le fait que son public, après avoir entendu les passages
précédents, connaît déjà la manière de penser du goupil et envisage le dénouement de la situation.
Après avoir lancé quelques indices indéterminés (l'autre lui mijote un mauvais tour), il ouvre la scène
et rejette l'action. Du point de vue de l'échange des rôles, la partie la plus intéressante est le coeur du
dialogue entre Brun et Renart:
« ... se je ore o vos aloie
Et de vostre ese me penoie,
Tost me fereez male part.
– Qu'avez vos dit, sire Renart ?
Mescreez me vos dont de rien ?
– Oïl. – De qoi ? – Ce sa ge bien:
De traïson, de felonnie. » (vers 557 – 563)14
14
« ... si je vous accompagnais
et me décarcassais pour vous,
vous auriez tôt fait de me faire un mauvais parti.
– Que dites-vous, seigneur Renart?
Vous méfiez-vous de moi?
– Oui. – Que craignez-vous? – Ça, je le sais bien:
d'être trahi, trompé. » (vers 557 – 563)15
Le Roman de Renart. Edition de Jean Dufournet. Paris, GF-Flammarion, 1985. pp. 70.
9. ŠTUDENTSKÁ VEDECKÁ KONFERENCIA
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Basé sur un véritable miracle de théâtralisation (à l'aide du discours direct, le « grand » monologue
de la séduction est enfin remplacé par le suspense et l'action dramatique), ce passage représente un jeu
virtuose avec le discours des personnges et le début de la création des coulisses de l'épisode qui va
suivre. C'est ici que l'on trouve l'origine du monde carnavalesque, le point de départ pour tous les «
échanges de rôles », le lancement de l'effet comique et la naissance d’une nouvelle aventure. Le
moment où le trompeur feind la peur d'être trompé est l'un des plus fertiles de la première partie du
récit. Après une longue parole d'illusion et de séduction, ce petit coup de théâtre est un véritable
ravivement de la situation. Dans Le Roman de Renart, la vie est là où il y a du théâtre.
Le deuxième type de discours qui marque l'épisode de l'ours Brun, le discours « mortifiant », n'est
pas forcément le contraire de celui que l'on vient d'analyser. Même si, comme on l'a déjà remarqué,
ces deux discours fonctionnent sur le principe d'opposition, ils appartiennent à deux plans du texte
différents. Le premier touche le sujet parlant (celui qui crée et qui fabule, qui fait du théâtre), le
deuxième concerne le destinataire de la parole. Cependant, vu que Le Roman de Renart nous offre
souvent une réalité renversée ou bouleversée, le rapport entre le discours « vivifiant » et celui
« mortifiant » est ambigu. Les paroles de l'auteur qui produisent l'effet de théâtralisation (qui vivifie la
narration et fait naître le spectacle) peuvent très bien représenter un discours « mortifiant » qui
dévalorise et humilie l'ours souffrant à cause de sa naïvité. En général, sachant que le goupil,
notamment dans les branches qui suivent, représente le mal et le diable, le discours « mortifiant » est
l'un des traits les plus significatifs du Roman de Renart. Il est représenté par une parole séduisante et
malveillante qui mène toujours à la souffrance, à la torture et dans certains cas, presqu'à la mort. Le
but du discours « mortifiant » est de tromper autrui afin de tirer profit de son mal. Dans l'épisode de
Brun, ce type de discours tuant et mortifère peut être trouvé dans les paroles de Renart et de l'auteur.
Renart est le « grand maître » du langage, capable de manier une grande variété de discours. Dans le
passage analysé, on en trouve deux – le discours séduisant qui manipule directement les faiblesses de
l'ours pour le pousser vers le péché de la gourmandise, et le discours de moquerie qui humilie, insulte
et maudit la naïvité de Brun. En revanche, le discours du narrateur se concentre uniquement sur
l'aspect de l'humiliation – son but est de choquer le public par une description détaillée de la
mutilation physique et morale de l'ours.
Par ailleurs, la notion du discours « mortifiant » est l'une des plus évidentes et des plus simples à
analyser dans le recueil. Quoique ce discours puisse avoir plusieurs formes, son effet sur le
destinataire de la parole est toujours destructeur et dégradant. Autrement dit, on le trouve là où il y a
le péché. Enfin, la puissance des paroles et du langage est souvent la seule arme et le seul bouclier des
protagonistes et de l'auteur du Roman de Renart. L'authenticité de la parole demeure donc le seul
moyen permettant de captiver la réalité et la fiction afin de créer « quelque chose » à partir de « rien ».
Les particularités du Roman de Renart ont déjà été examinées par de nombreuses études menées
par plusieurs savants illustres. Comme l'a dit M. Jonckbloet au début de son Étude sur le Roman de
Renart (1863, pp. 2), « il est assez naturel qu'une oeuvre aussi populaire par toute l'Europe ait été un
objet d'études pour les philologues de différentes nations, ou, si l'on veut, “un objet de curiosité
scientifique“. » Même si on ne pense pas que les qualités littéraires du Roman de Renart soient
supérieures aux qualités des autres grandes épopées du Moyen-Âge européen, l'importance de ce
recueil dans le contexte de la littérature médiévale est incontestable. Son unicité consiste dans la
représentation du Moyen-Âge qu'il nous offre: le monde du Roman est l'envers du monde des
chevaliers, des moines et des rois que nous présentent les chansons de geste (cf. Dufournet, 1985, pp.
5). On n'a pas ici l'intention de juger l'authenticité de cette image de la société médiévale, on affirme
juste que le décalage entre le monde de Roland et celui de Renart est intéressant à analyser. De même
que l'ensemble du Roman, le conte de l'ours Brun, trompé par Renart dans le bois du forestier, est
plein de particularités. Unique par son caractère controversé et complexe qui se montre dans le
fusionnement du comique et de la violence, dans la représentation singulière du monde carnavalesque
et dans les différents types de discours qui constituent les bases de la « réalité fictive », cet épisode
représente une véritable curiosité parmi les récits brefs de l'époque médiévale. Évidemment, les trois
15
Le Roman de Renart. Edition de Jean Dufournet. Paris, GF-Flammarion, 1985. pp. 71.
SEKCIA LITERÁRNEJ VEDY
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axes majeures qui ont été dévéloppés dans cette étude n'ont pas épuisé le sujet donné. On n'a parlé ni
des origines du récit ni des jeux de mots ou des jeux de style qui constituent, en général, la base de la
parodie des genres dans l'oeuvre analysée...
Bibliographie:
DUFOURNET, Jean: Introduction. In: Le Roman de Renart. Edition de Jean Dufournet. Paris. GFFlammarion, 1985. pp. 5 – 35.
JONCKBLOET, M. W. J. A.: Étude sur le Roman de Renart [En ligne]. Groningue: Chez J. B.
Wolters, Libraire-éditeur, 1863. <http://www.archive.org/details/tudesurleroman00jonc> (Page
consultée le 24 août 2013)
KAWA-TOPOR, Xavier: L'image du roi dans le Roman de Renart [En ligne]. In: Cahiers de
civilisation médiévale. 36e année (n°143), Juillet-septembre 1993. pp. 263 – 280.
<http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ccmed_0007-9731_1993_num_36_143_2564>
(Page consultée le 24 août 2013)
Le Roman de Renart. Edition de Jean Dufournet. Paris. GF-Flammarion, 1985. 504 pages.
PARIS Paulin: Nouvelle Étude sur le roman de Renart [En ligne]. In: Comptes rendus des séances
de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 4e année, 1860. pp. 181 – 186.
<http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/crai_0065-0536_1860_num_4_1_66373>
(Page consultée le 24 août 2013)