Le Sport contre les peuples?

Transcription

Le Sport contre les peuples?
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Robert Redeker (Francia)
Le Sport contre les peuples?
Lo sport minaccia l’uomo?
R.Redeker, Docente di filosofia, è membro del comitato di redazione della rivista Les Temps modernes e collabora
con numerose riviste in Francia e all’estero. È autore di Aux Armes Citoyens (Bérénicem, 2000), Le Déshumain
(Itinéraires, 2001), Le sport contre les peuples (Berg International, 2002), Inhuman. The Internet, Education and
Humanity (Academica Press, 2003), Lo Sport contro l’Uomo (Città Aperta, 2003).
Le sport ordinaire entre sport-spectacle et éducation philosophique au corps.
Robert Redeker∗
Le sport est un sujet propre à des malentendus causés par la confusion des termes. Le mot sport n’a pas le même
sens dans toutes les bouches et toutes les oreilles. Le même mot sport recouvre en fait des phénomènes très différents. Pour
nous, il convient de distinguer le sport-spectacle du sport-ordinaire. Le sport d’élite – sauf pour quelques disciplines très rares
comme l’alpinisme a été complètement absorbé par le sport-spectacle, ne se distinguant plus de lui. Le partage des deux sens
majeurs, et toujours confondus, du mot sport, sport-spectacle et sport ordinaire, laisse percevoir une question qui a trait à la
destinée même de l’homme : éducation, ou bien fabrication d’un homme nouveau, ce que nous appelons anthropofacture ou
anthropotechnie? Dans le premier cas, le sport est un éducateur, dans le second un frankensteinien laboratoire high tec
Le sport est le lieu où se croisent, pour le meilleur et pour le pire, science, technique, technologie et imaginaire social.
Cependant, On a parlé de dérives du sport en évoquant les pratiques scandaleuses qu’il suscite, ou qui parfois se
situent en son cœur. Trafic d’êtres humains, trafic de produits dopants, de drogie, banques biologiques clandestines,
blanchiment d’argent sale, bulle financière spéculative en voie d’explosion : le sport s’est durablement installé dans la rubrique
banditisme des journaux et médias. Maladie de Maradona, mort de Pantani, mort, juste avant Pantani, de Jose Maria Jimenez,
grand champion espagnol, rival de Roberto Heras, à l’âge de 30 ans. L’affaire Pieri, dans le football français, en est un
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échantillon . Le carabiniers italiens, lors de leurs rafles sur le Giro (Tour d’Italie) ces dernières années sont tombés sur de
biens singulières cavernes d’Ali Baba pharmaceutiques ; Bruno Roussel, ancien directeur sportif de l’équipe Festina, révèle
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qu’une prestigieuse victoire d’étape de Richard Virenque a été achetée à Jan Ullrich pour la somme de 1500 euros . Ou
encore : Jérôme Chiotti annonce combien il a payé, à son compagnon d’échappée, Miguel Martinez, le titre de champion du
monde de VTT. Cependant, ces épiphénomènes ne dévoilent ni l’essence du sport-spectacle, ni son but, le projet qu’il
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transporte. Les révélations de Philippe Gaumont ajoutent à ce triste folklore . Or le sportif ordinaire ne se reconnaît pas dans ce
sinistre spectacle. Une attention plus soutenur laisse percevoir que les relations entre sport-spectacle et sport ordinaire ne sont
pas simplement d’opposition – c’est pour cette raison que le sport-spectacle est inquiétant, parce que l’étanchéité entre les
deux domaines n’existe pas. Le sport-spectacle de haut niveau essaie d’influencer le sport ordinaire, essaie de le pénétrer,
cherche à être un modèle pour lui ; ainsi mis en condition, il arrive que le sportif moyen soit contaminé par le folklore
nauséabond du sport-spectacle (dopage, violence sur les stades du dimanche, campanilisme hystérique, culte des marques et
des idoles, culte de la personnalité, qui sont évidemment des conduites d’aliénation). Si le sport ordinaire permet d’être soi, le,
sport-spectacle nous arrache à cette situation et nous jette dans l’aliénation (être étranger à soi).
Dans de nombreux domaines le sport-ordinaire vient se calquer sur le sport-spectacle. Par exemple, au niveau des
équipements : les vedettes du sport spectacle utilisent à la façon de prototypes (en fait d’hommes-sandwiches) des
équipements destinés en envahir ensuite le marché du sport ordinaire. Le sportif ordinaire, pris à ce piège, aura l’impression de
s’identifier à son idole par le biais du produit (ce qui caractérise l’aliénation de la personne à travers la marchandise). Ce fait
courant traduit la colonisation de l’imaginaire du sportif ordinaire au moyen des dispositifs technologiques (médias et publicité)
spécialement fabriqués à cet effet par un univers mercantile dont les buts d’anthropotechnie (fabriquer un certain type
d’homme) sont évidents. On voit ici comment le sport-spectacle peut pervertir le sport-ordinaire. Celui-ci, au contraire du sportspectacle, n’est pas pervers par nature, mais il se laisse facilement pervertir – notre devoir est de le protéger de cette
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Philosophe. Auteur de : Le Sport contre les peuples, éditions Berg International, 2002, et Lo Sport contro l’Uomo, Citta
Aperta edizioni, 2003. .
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Le Monde, 30 janvier 2004.
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Libération, 20 juin 2001.
3
Le Monde, 16 mars 2004.
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perversion, car il en va, nous le verrons, du sens de la vie humaine. De même l’habitude qui s’est développée d’accompagner
ses performances sportives d’homme ordinaire par des produits alimentaires présents dans les rayons sport des magasins
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spécialisés se trouve en continuité avec le dopage, même si bien sûr ces produits ne sont pas des drogues dopantes . Pas en
opposition, en continuité : le champion se dope avec des produits dangereux et interdits, qui permettent de tricher et de rompre
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en cachette le principe d‘égalité à la base de la lutte sportive , des produits pharmaceutiques à l’essai (dopage organisé
scientifiquement), le sportif ordinaire, en miroir, va acheter dans des commerces des produits tout à fait légaux, le geste est le
même. Miroir du dopage : en effet, le sport-spectacle impose subliminalement un imaginaire : une alimentation spécialisée est
indispensable à la performance, est capable de l’améliorer. Un étrange phénomène, jamais commenté, se signale : le dopage,
condamné, des champions est de la publicité massive pour tout ce marché, très développé, des compléments nutritifs, solides
et liquides, des sportifs ordinaires. Plus : cela a un impact sur la vente des simples barres chocolatées (Mars, par exemple, dont
la publicité dit « Mars, et ça repart »). Une certaine publicité se nourrit ainsi des images du sportif dopé.
De fait, lorsqu’on analyse le sport-spectacle, le mot de dérive ne convient pas. Ce qui est à stigmatiser dans le sport
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spectacle n’est pas de l’ordre de la dérive mais de la structure. La folie financière et le dopage ne sont pas des accidents dus
au hasard. Le sport-spectacle est organisé de fait suivant deux buts, distincts mais qui de plus en plus tendent à se regrouper
(pour un indice parmi des milliers d’autres : les résultats, hautement suspects, de l’équipe d’Australie, pays de 20M d’habitants
comme la RDA de jadis, lors des derniers championnats du monde de cyclisme mais aussi lors de derniers jeux olympiques) :
un but mercantile (dont les effets sont déshumanisants) et un but anthropotechnique (avec l’aide des biosciences, fabriquer un
homme nouveau, ce qui est inhumanisant). Le mercantilisme déshumanise, l’anthropotechnie inhumanise. Le sport-spectacle
oscille entre une corruption de l’homme ( l’affaire Rebellin en est un échantillon) et un frankensteinisme (tout ce qui tourne
autour de la préparation biologique, et demain génétique, du champion). On pourrait parler de dérive si l’éducation de l’homme
était le but du sport spectacle, mais ce n’est pas le cas.
L’anthropotechnie se divise en : fabrique du nouvel homme de masse et fabrique du nouvel homme ordinaire. Le rapport
entre les deux est celui de l’avant-garde. Avant-garde ? Lance Armstrong, par exemple, avant-gardiste ? Il suffit de voir son
pédalage dans l’Alpe d’Huez pour répondre affirmativement. Le mythe typiquement moderne (dans la culture, mais aussi
dans la politique) de l’avant-garde survit dans le sport à sa propre décomposition : une avant-garde sans contenu ni
pensées, une avant-garde biologique, aux âmes moins complexes que les avant-gardes intellectuelles de naguère,
destinées à promouvoir les tropismes de la compétition et de la performance. La notion d’avant-garde dit à la fois ce que
l’homme de masse doit être (il reste un zeste de léninisme dans le rapport du sportif à la masse : elle doit le suivre, lui
détaché du présent dans le futur, en cherchant à lui ressembler) et ce qu’il ne peut être. L’avant-garde sportive associe le
futurisme du corps (par quoi elle se détache de la masse en préparant son avenir biologique) avec le conformisme du style
de vie, qu’elle légitime par son prestige : un corps toujours nouveau, toujours refabriqué (le sang artificiel a envahi les
centres d’entraînement des cyclistes, l’affaire Tylor Hamilton nous met sur la piste de cette refabrication laborantine du
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corps ) et un style de vie toujours conforme au modèle mercantile unidimensionnel dominant. Ainsi se combine chez les
cyclistes, à l’instar de chez tous les sportifs, la nouveauté futuriste du corps avec la banalité conformiste de la vie. Cette
avant-garde là, cette futuriste élite biologique, qui anticipe dans ses manufactures du vivant nos corps de demain, ne crée
pas « de nouvelles possibilités de
vie » (Nietzsche), ce qui oppose le sportif au philosophe ; il semblerait même que plus les modèles sportifs du corps
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saturent la société , plus les possibilités de créer de nouvelles possibilités de vie se restreignent. Le type anthropologique
représenté par Lance Armstrong – à la différence de Fausto Coppi ou de Jean Robic – se rapproche de Lara Croft, la
cyberhéroïne, toute de virtuel fabriquée, de Tomb Raider. C’est le cas de la plupart des stars du sport-spectacle.
Deux aspects, qui s’articulent l’un à l’autre, signalent à notre vue le sport-spectacle. Commençons par le premier des
deux. Le sport-spectacle sature l’espace et le temps, il devient source de métaphores pour tous les autres secteurs de la vie
humaine. Il usurpe le calendrier : Tour de France, Tournoi des 6 Nations, etc…la régularité cyclique des événements témoigne
de la volonté du sport de s’instituer comme le calendrier de l’existence humaine, de rythmer celle-ci comme jadis les fêtes
religieuses. Le sport-spectacle instaure par ailleurs la dictature de la performance sur la vie humaine. On évoque sans cesse
les performances des entreprises, on glose sur leur compétitivité - la métaphore sportive s’y impose spontanément. On évoque
en terme sportifs les performances des actions en bourse ou du CAC 40. Celles des lycées et des lycéens. On parle aussi des
performances des chaînes de télévision, des journaux – autrement dit les biens culturels eux-mêmes sont maintenant (ce qui
consonne avec leur marchandisation) sportivés. Dans l’objectif mercantiliste, le sport-spectacle n’est pas ambigu : il est le
catéchisme hard du capitalisme extrême, de la guerre de chacun contre chacun et de la loi du plus fort. Il est le catéchisme de
la performance et a pour mission principale d’imposer à tous les imaginaires la performance comme impératif catégorique. Son
but : transformer tous les hommes en compétiteurs. Il n’est pas sûr que cet objectif – qui rappelle plutôt l’état de nature tel que
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le philosophe Thomas le conceptualisa dans son Léviathan – soit civilisateur.
L’autre aspect : le sport spectacle est une fabrique de l’homme. On constate des transformations humaines de masse
du fait de ce spectacle : l’envahissement de l’existence humaine – ce qui veut dire également : sa transformation, la
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Isabelle Quéval, S’accomplir ou se dépasser, Paris, Gallimard, 2004, pages 243-324.
Paul Yonnet, Huit leçons sur le sport, Paris, Gallimard, 2004, pages 79-123.
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Christian Authier, Foot business, Paris, Hachette-Littérature, 2001.
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Libération, 23 septembre 2004.
8
Jean-Marie Brohm, Le Corps analyseur, Anthropos, 2001.
9
Thomas Hobbes, Léviathan (1651), Paris, Sirey, 1974.
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transformation de la façon dont les hommes perçoivent l’espace et le temps, dont ils se perçoivent eux-mêmes, l’espace, le
temps et l’auto-affection de la vie ayant été plus ou moins sportivés – par le sport est patente. Ni l’existence, ni la manière
d’appréhender cette existence, ni la manière de s’appréhender soi-même (ce que nous appelons « l’auto-affection ») ne sont
les mêmes qu’avant le surgissement du sport sur la grande scène des sociétés contemporaines. Le sport est chargé de la
fabrication – à travers des dispositifs comme : la massification des émotions – d’un nouvel homme commun planétaire. De ce
point de vue, le sport est le nouveau pouvoir spirituel planétaire. Mais surtout, il fabrique, à travers les champions, les
prototypes de l’homme du futur.
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Pouvoir spirituel avons-nous dit, reprenant un syntagme d’Auguste Comte ? La Coupe du monde de football est bien
cette assemblée universelle (toute l’humanité concentrée autour du calice, cette coupe Jules Rimet, que les vainqueurs, tels le
prêtre pendant l’office, élèvent fièrement vers le ciel le jour de leur victoire) – mais, aucun message spirituel ou intellectuel ne
s’en dégage, aucun espoir pour l’humanité, aucune promesse pour la condition humaine, ne sortent de cette cérémonie, on n’y
célèbre que le culte des marques et de la loi du plus fort. C’est le culte du lycanthrope, qui apparaît dans cette cérémonie, et
non celui de l’Homme-Dieu. Le sport est la parodie mercantile et vide, pitoyable et dérisoire, faite de toc et de truquages, de
l’idéal catholique : la réunion dans une Eglise universelle, la communion autour d’un calice, la liturgie autour de personnages
hissées à la sacralité des prêtres. Les sportifs sont une caste sacerdotale, si l’on veut, la liturgie en toc des événements sportifs
le suggère ; mais c’est une caste sacerdotale au rabais, qui n’a rien à transmettre.
Le sport est une industrie à fabriquer de l’homme, une anthropofacture à partir d’un modèle dont le prototype s’avère
mercantilo-publicitaire, le sportif. Dans cette fabrique de l’homme, la star sportive possède un statut particulier. Qu’est-ce qu’une
idole sportive ? Une idole sportive ne reflète pas le style de vie d’un peuple ; elle existe au contraire pour pousser à vivre
comme elle, par mimétisme, pour altérer le style de vie jusqu’à ce qu’il ressemble à celui de l’idole sportive. Une idole sportive
est l’effigie d’un style planétaire de vie. Les appartenances nationales (les drapeaux aux jeux olympiques ou à la coupe du
monde de football) sont un leurre : toutes les formes particulières et nationales (au sens de natif) d’existence sont pulvérisées
pour être versées, non dans un universalisme politique, mais une monotonie planétarisée d’existence mercantilo-ludique. On
voit bien aujourd’hui que c’est le même type d’idole qu’on impose au monde entier – mondialisation qui s’opère à travers les
idoles sportives, d’un certain style de vie, colonisant planétairement les imaginaires, industrialisant à travers la publicité et le
sport les désirs. Par son aspect mondialisé, l’idole sportive a pour fonction (parmi beaucoup d’autres, dont celle d’être une
matrice pour l’anthropofacture) de détruire tous les styles de vie particuliers – dans la mesure où ils demeurent non inféodés et
non inféodables à l’idéologie des marques : Adidas, Coca-Cola, Nike, Mac Do, and Co…- et localisés (géographiquement,
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intellectuellement et spirituellement) .
La question du corps est un excellent bout par où prendre le problème du sport. En apparence le sport se veut la fête
du corps. Il cherche à se faire passer pour la culture et la civilisation du corps. Une approche un peu plus attentive révèle
quelque chose de bien différent : dans le sport, il s’agit de soumettre le corps au diktat de la performance, de lui imposer
l’impératif du rendement et de l’efficacité quantitativement mesurables (plus vite, plus haut, plus loin, plus fort – vitesse, hauteur,
longueur et force sont des quantités mesurables). Pour parvenir à ce domptage industrialo-quantitatif du corps, il importe de le
mouler par des moyens mécaniques, chimiques et biologiques, bio-pharmaceutiques, dans une matrice qui l’empêchera de
gaspiller de l’énergie, de produire de l’énergie non-reconvertible dans de la performance compétitive mesurable. On le voit, le
corps sportif est un corps emprisonné et même un corps décorporéifié. Cette dé-corpo-réification du corps du sportif est au sens
strict, idéaliste: les normes auxquelles soumettre le corps habitent ailleurs que dans la vie des corps, que dans la vie
immédiate des hommes, que dans la chair et le sang, que dans les muscles et la plastique, elles viennent d’un un autre monde,
d’un monde idéal, elles siègent dans le monde des idées industrielles et l’idéologie que celui-ci secrète. Ces normes – idées de
l’univers productiviste – s’investissent sous la forme d’impératifs dans le corps des sportifs, et par là les dé-corpo-réifient.
Si pour Platon, dans son œuvre titrée le Phédon, le corps est la prison de l’âme, dans le sport, le corps est mis en
prison par l’idéologie productiviste. Cette opposition entre le point de vue de Platon sur les rapports du corps et de l’âme, et le
sport n’est cependant qu’apparente ; plus profondément on perçoit que le sport poursuit la guerre contre le corps qui fut
déclenchée par Platon – du moins par un certain Platonisme, celui que fustige Nietzsche – puis reprise par le christianisme, du
moins un certain christianisme, et que même il radicalise cette guerre. Radicalisation : alors que Platon conseillait, dans le
cadre de cette guerre, de se désintéresser du corps, le sport impose de le soumettre sans merci aux impératifs de la
performance. Le sport coule le corps dans un modèle idéologique – structuré par des idées – qui fait du corps du sportif une
entité sans liberté ni vie propre. Loin de pouvoir être compris comme une exaltation du corps, le sport trahit le contraire : à
travers sa mécanisation, son informatisation, sa modélisation, sa cybernétisation etc…, le sport continue inlassablement la
guerre contre le corps (dont les mécanismes de Descartes et de Hobbes avaient été des étapes). Le corps est en effet, dans le
sport, exactement la même chose que ce qu’il est dans le Phédon de Platon, il est ce qui dérange, il est l’obstacle qu’il faut
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écarter de sa route . Route de la philosophie, pour Socrate dans le Phédon de Platon, route de la performance pour tous les
sportifs – des routes qui doivent être dégagées du corps. L’idéal du sportif est à cet égard le même que celui de Platon : ne pas
avoir de corps. Le rêve de tout sportif est l’absence du corps – de sorte qu’il ne resterait plus que le chiffre, la performance
chiffrée comme les valeurs en bourse.
Et l’âme ? La psychofacture ! L’anthropofacture sportive, inhérente au projet anthropologique développé par le
sport, se divise, telle une industrie, en deux spécialités : la fabrique du corps (la somafacture), et la fabrique de l’esprit (la
psychofacture). Fabrique d’un ersatz de corps (de ce que les hommes ont, jusqu’à notre époque, appelé le corps) et d’un ersatz
d’esprit (de ce que les hommes et les philosophes ont appelé jusqu’ici l’âme), « le mental ». L’insistance, dans la préparation
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Auguste Comte, Considérations sur le pouvoir spirituel (1825), in : Auguste Comte, Du pouvoir spirituel, Paris, Le livre de
Poche, “ Pluriel ”, 1978, pages 277-332.
11
Christian Authier, Les Bouffons du foot, Editions du Rocher, 2002.
12
Platon, Phédon, 64c-68a, Paris, Garnier-Flammarion, 1991, pages 214-218.
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des sportifs d’élite, sur le « mental », la « préparation mentale », véritable lavage de cerveau et mise en condition idéologique
digne des sectes les plus totalitaires, illustre cette psychofacture. On transforme l’âme du sportif en machine à gagner. Le
sportif, au fond, est le modèle d’un homme sans corps ni âme, sans corps ni esprit – qu’on voudrait généraliser à la masse des
hommes. Il est le modèle de l’homme désanimé qui déambule dans les galeries marchandes des hypermarchés. La
psychofacture sportive s’applique à substituer à l’esprit « le mental » (transformer la faculté de penser en un muscle, muscler la
volonté, l’envie de gagner) tandis que la somafacture travaille à la fabrique d’un modèle corporel unique dans lequel tous les
êtres humains devraient, à terme, être moulés.
Anthropofacture : le sport est un laboratoire high-tech planétaire où – comme tous les totalitarismes le sport est très
scientiste - la science joue le premier rôle. Demain le génie génétique et les réserves d’organes clonés, probablement aussi des
hommes sans tête sur lesquels on prélèvera de quoi battre les records et glaner les médailles, feront partie de la panoplie
sportive .
Il ne faut pas confondre éducation et amélioration. Le vocabulaire de l’amélioration est celui des eugénistes (améliorer
tendanciellement les performances physiques de l’espèce humaine comme le sport hippique prétexte améliorer la race
chevaline), quand celui de l’éducation fait référence à l’épanouissement, à la réalisation de valeurs, à un surcroît de civilisation.
Derrière le sport-spectacle, il y a un mépris de l’homme : soit il est ignoré, soit il est tenu pour quelque chose qui doit être
remplacé par le surhomme fabriqué dans les usines à champions. Mais le sport-spectacle vise aussi à usiner la masse des
hommes. Derrière une conception humaniste du sport (qui exclut la haute compétition et le spectacle) se tapit l’idée selon
laquelle l’homme est une entité dont les potentialités les meilleures doivent s’épanouir, et que le sport y concourt. Autrement dit,
derrière le sport humaniste apparaît une idée simplement humaine de l’homme, alors que derrière le sport-spectacle se profile
une idée surhumaine (et par là monstrueuse), robotisante, de l’homme. Le sport-spectacle transforme, de façon impitoyable,
certains hommes en machines à gagner et présente ce résultat comme modèle anthropologique à la masse. L’univers du sport
renvoie à la « guerre de tous contre tous » qui selon Thomas Hobbes caractérisait le lycanthropique état de nature, celui où le
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prédateur, parce qu’il est le plus fort, a tous les droits .
Or, c’est d’éducation qu’il s’agit pour nous. Seule l’éducation peut sauver le genre humain de menaces que le sport
transporte avec lui : la déshumanisation ou la fabrique d’un homme nouveau dont le sportif d’élite figure l’avant-garde.
Education et non amélioration. L’enjeu est d’abord celui du corps. Eduquer – éduquer au corps contre le sport. Eduquer au
corps – ce qui n’est pas la même chose qu’éduquer le corps -, c’est à dire éduquer au fait que nous avons corps très
étroitement mêlé à ce que nous sommes, n’est pas maximiser les performances de ce corps. Sans doute même l’éducation au
corps reviendra à libérer le corps de l’impératif de la performance quantitative et mesurable. Autrement dit : cette éducation doit
ouvrir les possibilités du corps, ouvrir de nouvelles possibilités de vie pour le corps. Suivre ce fil là permet d’éviter, dans
l’éducation, la double prison de la compétition et de la performance. Cette éducation au corps n’a plus rien à voir avec
l’anthropotechnie, l’anthropofacture, la fabrication d’hommes nouveaux. Longtemps la philosophie s’est accompagnée de
pratiques du corps ; faire de la philosophie était indissolublement mener une vie d’étude et ménager son corps d’une façon bien
particulière. Toutes les philosophies de l’Antiquité se sont accompagnées d’éducation du corps doublant l’éducation de l’âme.
La place qu’attribue Platon à ce qu’il appelle « la gymnastique »(qui est très différent de ce que nous appelons du même nom),
et en contraste avec le mépris du corps présent dans le Phédon que nous signalions tout à l’heure, illustre ce propos.
Aujourd’hui mal interprétée, mal comprise, devenu un cliché anodin, la formule stoïcienne « un esprit sain dans un corps sain »
est l’écho de ces pratiques philosophiques du corps. Un esprit sain veut dire : un esprit philosophe, habité par la philosophie.
Un corps sain est un corps que la philosophie habite aussi – le corps, chez Epicure, chez les Stoïciens également est habité par
la doctrine épicurienne, stoïcienne. La philosophie moderne, elle, a oublié le corps.
Le sport ordinaire est un maillon intermédiaire entre le sport-spectacle et les pratiques philosophiques du corps. Il est
tiraillé entre les deux : entre le mythe, puissamment orchestré par les industries du divertissement, de la compétition, et le désir
de bonheur, qui est au principe de toutes les philosophies (par exemple d’Epicure), dont chaque jogger ou cycliste du dimanche
ressent confusément l’aiguillon. Le sport ordinaire peut-être sauvé de la contamination du sport-spectacle en se tournant vers
d’autres pratiques du corps, en comprenant que la pratique du sport peut avoir d’autres horizons et d’autres motivations que
ceux imposés par le sport-spectacle.
RR
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Thomas Hobbes, Léviathan (1651), Paris, Sirey, 1974, pages 129-130.
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