Janvier 2010 - vol. 22, no 1
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Le texte sur le support électronique ne doit être justifié à droite et il doit être aligné à gauche; aucun code ne doit être employé et l’auteur doit indiquer le type d’appareil et le programme utilisés. Les notes doivent être consécutives et reportées en bas de page. Les articles de doctrine doivent être accompagnés d’un résumé en langue française, libre à l’auteur de joindre une version anglaise. Les titres de volumes et de revues, les décisions des tribunaux, ainsi que les mots et expressions en langue autre que le Toute reproduction, par quelque procédé que ce soit, est interdite sans l’autorisation du titulaire des droits. Une telle autorisation peut être obtenue en communiquant avec COPIBEC, 1290 rue Saint-Denis, 7e étage, Montréal (Québec) H2X 3J7 (Tél. : (514) 288-1664; Fax : (514) 288-1669). © Les Éditions Yvon Blais, 2010 C.P. 180 Cowansville (Québec) Canada Tél. : 1-800-363-3047 Fax : (450) 263-9256 Site Internet : www.editionsyvonblais.com ISSN : 0840-7266 Publié trois fois l’an au coût de 199,95 $. Pour tout renseignement, veuillez communiquer avec Les Éditions Yvon Blais, 430, rue Saint-Pierre, Montréal (Québec) H2Y 2M5, tél. : (514) 842-3937. Pour abonnements : 1-800-363-3047. CAHIERS DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE INC. CONSEIL D’ADMINISTRATION Georges AZZARIA, professeur Faculté de droit Université Laval, Ste-Foy Louise BERNIER, professeur Responsable du Programme Droit et Biotechnologies Faculté de droit Université de Sherbrooke Laurent CARRIÈRE, avocat Léger Robic Richard, Montréal Benoît CLERMONT, avocat Productions J, Montréal Vivianne DE KINDER, avocate Montréal Jean-Nicolas DELAGE, avocat secrétaire trésorier Fasken Martineau, Montréal Mistrale GOUDREAU, professeure vice-présidente Faculté de droit, droit civil, Université d’Ottawa, Ottawa Denis LÉVESQUE, avocat conseil Cain Lamarre Casgrain Wells Montréal Ejan MACKAAY, professeur retraité Faculté de droit, Université de Montréal, Montréal Stefan MARTIN, avocat Fraser Milner Casgrain, Montréal Hélène MESSIER, directrice générale COPIBEC Montréal Pierre-Emmanuel MOYSE, professeur Faculté de droit Université McGill, Montréal Marek NITOSLAWSKI, avocat Fasken Martineau, Montréal Ghislain ROUSSEL, président avocat conseil Montréal Daniel URBAS, avocat Borden Ladner Gervais, Montréal Rédacteur en chef Laurent CARRIÈRE Rédacteur en chef adjoint Stefan MARTIN Comité de rédaction et comité de lecture Georges AZZARIA, professeur Faculté de droit Université Laval, Ste-Foy Louise BERNIER, professeur Responsable du Programme Droit et Biotechnologies Faculté de droit Université de Sherbrooke Laurent CARRIÈRE, avocat Léger Robic Richard, Montréal Benoît CLERMONT, avocat Productions J, Montréal Vivianne DE KINDER, avocate Montréal Jean-Nicolas DELAGE, avocat secrétaire trésorier Fasken Martineau, Montréal Mistrale GOUDREAU, professeure vice-présidente Faculté de droit, droit civil, Université d’Ottawa, Ottawa Denis LÉVESQUE, avocat conseil Cain Lamarre Casgrain Wells Montréal Ejan MACKAAY, professeur retraité Faculté de droit, Université de Montréal, Montréal Stefan MARTIN, avocat Fraser Milner Casgrain, Montréal Hélène MESSIER, directrice générale COPIBEC Montréal Pierre-Emmanuel MOYSE, professeur Faculté de droit Université McGill, Montréal Marek NITOSLAWSKI, avocat Fasken Martineau, Montréal Ghislain ROUSSEL, président avocat conseil Montréal Daniel URBAS, avocat Borden Ladner Gervais, Montréal Comité exécutif de rédaction Laurent CARRIÈRE Mistrale GOUDREAU Stefan MARTIN Ghislain ROUSSEL Comité éditorial international Valérie Laure BENABOU, professeure agrégée Directrice du Laboratoire DANTE Université de Versailles en Saint-Quentin-en-Yvelines France Néfissa CHAKROUN Directrice de la propriété intellectuelle Ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche scientifique et de la technologie Tunis, Tunisie Jacques DE WERRA, professeur Faculté de droit, Université de Genève Genève, Suisse Paul Edward GELLER Attorney at law Los Angeles, USA Jane C. GINSBURG Professeure Columbia University School of Law New York, USA André LUCAS Professeur de droit Université de Nantes France Victor NABHAN, Président de l’ALAI Internationale, professeur étranger OMPI Paris GianLuca POJAGHI, avocat Studio Legale Pojaghi Milan, Italie Antoon A. QUAEDVLIEG, avocat et professeur Faculté de droit Université catholique de Nimègue Nijmegem, Pays-Bas Alain STROWEL Avocat et professeur de droit Facultés universitaires Saint-Louis Avocat Covington & Burling LLP Bruxelles, Belgique Teresa GRZESZAK, professeure Faculté de droit Université de Varsovie, Pologne Paul Leo Carl TORREMANS, professeur, School of Law, University of Nottingham Nottingham, Grande Bretagne Lucie GUIBAULT, avocate Assistant professeure en propriété intellectuelle Instituut voor Informatierecht, Amsterdam, Pays-Bas Silke von LEWINSKI, chercheure Chef de département Max-Planck Institute for Intellectual Property Münich, Allemagne Jacques LABRUNIE, avocat Gusmao Labrunie Sao Paulo, Brésil Dr Fransumo LEE Conseil en propriété intellectuelle Cabinet ORIGIN Séoul, Corée du Sud Ghislain ROUSSEL Secrétaire du Comité Avocat conseil Montréal TABLE DES MATIÈRES Articles Vers une nouvelle Loi sur le droit d’auteur Anthony Hémond . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 Coupables par Defoe : un commentaire de l’affaire Robinson c. Films Cinar Pierre-Emmanuel Moyse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43 Un autre gadget ! Encore ? Cette fois, c’est la « slingbox » René Pepin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75 Le Droit botté ! Adriane Porcin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99 Capsules Tableaux de concordance et droit communautaire : une mise au parfum attendue Christel Lacarrière. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125 L’utilisation d’une marque de commerce « étrangère » sous l’égide de la Charte de la langue française Stefan Martin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135 Marques vinicoles : « La vie de Château ? » Philippe Rodhain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145 IX Vol. 22, no 1 Vers une nouvelle Loi sur le droit d’auteur Anthony Hémond* INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 1. Histoire du droit d’auteur au Canada . . . . . . . . . . . . . 3 2. L’équilibre dans la Loi sur le droit d’auteur . . . . . . . . . . 7 2.1 Accords internationaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8 3. NOUVEAUX DROITS ACCORDÉS PAR LES TRAITÉS INTERNATIONAUX . . . . . . . . . . . . . . . . 10 3.1 Droit de mise à disposition . . . . . . . . . . . . . . . . 10 3.2 Droit de distribution . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14 4. L’AVÈNEMENT DE NOUVELLES SOLUTIONS . . . . . . 16 4.1 L’économie du droit d’auteur . . . . . . . . . . . . . . . 17 4.2 Riposte graduée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18 4.3 Modèles à suivre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28 © Anthony Hémond, 2010. * Avocat, analyste Télécommunications, Radiodiffusion, Inforoute, Vie privée à l’Union des consommateurs. L’auteur souhaite remercier Me Marcel Boucher pour son apport inestimable à l’écriture de cet article. 1 2 Les Cahiers de propriété intellectuelle 4.4 Schématisation du fonctionnement des applications « Peer-to-peer » à la lumière du droit des auteurs . . . 31 5. EXTENSION DE LA PARTIE VIII SUR LE DROIT D’AUTEUR . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32 5.1 Droit de communication au public . . . . . . . . . . . . 33 6. DOMMAGES STATUTAIRES . . . . . . . . . . . . . . . . . 37 7. MESURES TECHNIQUES DE PROTECTION . . . . . . . 37 CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40 INTRODUCTION Suite aux précédentes tentatives de modifications de la Loi sur le droit d’auteur, et aux projets de lois morts-nés C-60 et C-61, le gouvernement a décidé de procéder à des consultations pour élaborer un nouveau projet de loi, qui visera notamment la ratification des traités internationaux de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle que le Canada a signés. Avec le recul, le Canada a l’opportunité d’éviter les écueils de certaines lois étrangères qui furent très loin de faire l’unanimité au sein de la population. La Loi sur le droit d’auteur canadienne repose sur un équilibre entre droits des créateurs et droits des utilisateurs, celui-ci devant être maintenu et tout nouveau projet de loi devant veiller au maintien de cet équilibre. 1. HISTOIRE DU DROIT D’AUTEUR AU CANADA Il faut remonter au Statute of Anne (1710) pour connaître la première loi sur le copyright. Il est nécessaire également de considérer le titre de cette loi : « An Act for the Encouragement of Learning, by vesting the Copies of printed Books in the Authors or Purchasers of such Copies »1. Cette loi octroyait aux auteurs un droit de reproduction d’une durée limitée, et ce, afin de mettre un terme aux pratiques des imprimeurs et des libraires qui imprimaient, reproduisaient et publiaient les œuvres sans le consentement desdits auteurs ou des propriétaires des œuvres (éditeurs). Il faut noter que, bien qu’un droit exclusif ait été concédé aux auteurs ou aux éditeurs, le but visé était d’encourager l’accroissement des connaissances en assurant que les œuvres soient disponibles au plus grand nombre, et ce, aussi rapidement que possible. De façon similaire, la Constitution américaine a reconnu l’existence d’un tel droit (copyright). Une fois encore, cette reconnaissance 1. Loi disponible à l’adresse : http://en.wikisource.org/wiki/Statute_of_Anne (site consulté le 3 août 2009). 3 4 Les Cahiers de propriété intellectuelle cherchait à atteindre un but précis, soit le progrès des sciences et des arts utiles. C’est ainsi que l’auteure Ginsburg déclare : The U.S. Constitution’s copyright clause, echoing the English Statute of Anne, makes the public’s interest equal, if not superior, to the author’s. This clause authorizes the establishment of exclusive rights of authors as a means to maximize production of and access to intellectual creations. (Ginsburg 1990, 992) Toujours selon Ginsburg, il semblerait que les droits octroyés à l’auteur ne le soient que si ceux-ci bénéficient également au public (compris au sens de « peuple » et non de « consommateur »). Pour cela, l’auteure cite un rapport visant à la révision de la législation sur le copyright : Not primarily for the benefit of the author, but primarily for the benefit of the public, such rights are given. Not that any particular class of citizens, however worthy, may benefit, but because the policy is believed to be for the benefit of the great body of people, in that it will stimulate writing and invention to give some bonus to authors and inventors. (Ginsburg 1990, 999) L’intérêt public et celui du public restent les éléments fondamentaux dans les différentes lois dites de copyright. Nous avons mentionné le titre de la loi anglaise (Statute of Anne), et évoqué la raison pour laquelle étaient octroyés les droits de copyright dans la Constitution américaine. Nous pouvons également mentionner que la première loi américaine sur le Copyright avait pour titre : « An Act for the encouragement of learning, by securing the copies of maps, charts and books, to the authors and proprietors of such copies, during the time mentioned »2. Il est manifeste que les droits octroyés ne le sont que dans un but très précis, soit celui de la promotion de l’éducation, qui est dans l’intérêt public. Le droit continental, et plus précisément le droit français sur les droits d’auteur, est bien souvent perçu comme ayant une approche personnaliste, à la différence de l’approche des pays de copyright qui se concentrent sur la reproduction de l’œuvre3, et l’intérêt écono2. Loi disponible à l’adresse : http://www.copyright.gov/history/1790act.pdf (site consulté le 4 août 2009). 3. « Les terminologies sont porteuses de sens puisque « droit d’auteur » ou « propriété littéraire et artistique », font clairement référence à l’auteur, à la personne Vers une nouvelle Loi sur le droit d’auteur 5 mique sous-jacent. On oppose souvent ces deux conceptions, comme le souligne l’auteur Strowell : Il est courant d’opposer le droit d’auteur et le copyright, autrement dit la conception civiliste et l’approche de common law en matière de protection des œuvres de l’esprit. D’un côté, le droit d’auteur, souvent sacralisé, est rattaché au droit naturel ; de l’autre côté, le copyright est traditionnellement considéré comme un droit positif, créé par le législateur. (Strowell 1993, 285) Étonnamment, certaines des circonstances et des raisons ayant mené à l’institution des droits d’auteur et du copyright au XVIIIe siècle sont les mêmes que celles qui nous sont aujourd’hui présentées par ceux qui demandent le renforcement de ces mêmes droits. Ainsi, l’auteur Latournerie mentionne : Des causes plus ou moins identiques suscitent l’émergence d’un système de protection de la propriété intellectuelle : à la fois la volonté d’affranchissement des auteurs à la suite des Lumières et les pressions et nécessités économiques invoquées par les imprimeurs-éditeurs pour défendre leurs activités (en intervenant souvent « au nom » des auteurs). (Latournerie, 2001) [les italiques sont nôtres] Aujourd’hui, ce ne sont plus les imprimeurs-éditeurs qui montent aux barricades pour le renforcement des droits d’auteur, mais les producteurs et éditeurs de musique, de films, ou de jeux vidéo et, encore une fois, ceux-ci déclarent intervenir au nom des auteurs. Néanmoins, il n’est pas si évident que le droit français, bien que personnaliste, fasse fi de l’intérêt du public. En effet, toujours selon Ginsburg : The 1791 text predominantly is preoccupied with the recognition and enlargement of the public domain. The committee report in favor of the 1793 law emphasizes that protecting authors will not prove detrimental to society. (Ginsburg 1990, 1006) créatrice, alors que la notion de « copyright », dont le terme apparaît pour la première fois par écrit en 1791, renvoie davantage à l’œuvre et l’exemplaire que l’on cherche à préserver de la copie. » Anne Latournerie, « Petite histoire des batailles du droit d’auteur », http://multitudes.samizdat.net/Petite-histoire-des-bataillesdu#nh3 (site consulté le 4 août 2009). 6 Les Cahiers de propriété intellectuelle Cette approche est d’ailleurs confirmée par Latournerie, qui mentionne à propos du contexte relatif à l’adoption de la première loi française sur les droits d’auteur : Les auteurs se présentent, à l’opposé des intérêts privés particuliers des éditeurs et des directeurs de théâtre, comme les serviteurs du bien public, de l’utilité publique, de la propriété publique, au nom de l’accroissement des connaissances. (Latournerie, 2001) [les italiques sont nôtres] La Loi française visait également à atteindre un équilibre, comme le précise Latournerie : Bien au contraire, le point d’ancrage de la réflexion sur les droits d’auteur est l’équilibre à trouver entre les conflits d’intérêts opposant l’ensemble des acteurs du marché : les auteurs, les intermédiaires économiques qui produisent et diffusent les œuvres, le public. Trouver un compromis acceptable entre les impératifs de la création et ceux de la diffusion et de l’exploitation des œuvres devient le sujet numéro un des débats. La législation sur le droit d’auteur est présentée comme ayant précisément une fonction conciliatrice entre des jeux d’intérêts divers. (Latournerie, 2001) [les italiques sont nôtres] L’histoire du droit d’auteur au Canada est brièvement rappelée dans un article de l’auteur Moyse, qui évoque les ramifications particulières de la Loi sur le droit d’auteur avec les lois britanniques, mais souligne également que le droit canadien s’est aussi inspiré du droit continental européen, puisque « le droit d’auteur canadien a ceci de particulier qu’il se situe à la croisée des systèmes de droit de type continental et ceux de common law. » (Moyse 1998, 558). Le Canada, qui a signé la Convention de Berne (1886)4, a également adapté son droit aux nombreuses modifications postérieures de cette Convention. Il faut noter que le Canada fut « le premier pays de tradition de copyright à avoir adopté une disposition consacrant le droit moral dans la législation » (Moyse 1998, 559). Nous avons, encore une fois, la preuve de la remarquable adaptation des lois canadiennes sur le 4. Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques, disponible à l’adresse : http://www.wipo.int/treaties/fr/ip/berne/trtdocs_wo001.html (site consulté le 10 septembre 2009). Vers une nouvelle Loi sur le droit d’auteur 7 droit d’auteur au contexte international. En l’occurrence, le droit moral est une conception issue des lois continentales en la matière, et consacre un principe parfaitement étranger aux lois anglo-saxonnes de type copyright. Le droit d’auteur au Canada est donc un savant mélange de droit d’auteur à la française et de copyright anglo-saxon. 2. L’ÉQUILIBRE DANS LA LOI SUR LE DROIT D’AUTEUR L’équilibre, c’est bien là le concept essentiel sur lequel repose la Loi sur le droit d’auteur. La Cour suprême du Canada a d’ailleurs mentionné dans la décision Théberge, au §30 : La Loi est généralement présentée comme établissant un équilibre entre, d’une part, la promotion, dans l’intérêt du public, de la création et de la diffusion des œuvres artistiques et intellectuelles et, d’autre part, l’obtention d’une juste récompense pour le créateur (ou, plus précisément, l’assurance que personne d’autre que le créateur ne pourra s’approprier les bénéfices qui pourraient être générés).5 Pour appuyer cette affirmation, la Cour mentionne, toujours dans ce même paragraphe, une décision de 1769 d’un juge anglais : Il est sage de toute manière d’encourager les lettres et les recherches ardues des gens instruits. La façon la plus facile et égalitaire de le faire consiste à leur garantir la propriété de leurs propres œuvres [...]6 Comme la Cour suprême le rappelle en mentionnant cette décision britannique, l’équilibre entre droits des auteurs et droit du public a toujours été présent dans la législation sur le droit d’auteur ; cet équilibre constituait déjà l’un des fondements de la première loi anglaise, voire également de la loi américaine. Cet équilibre se doit de perdurer dans l’écriture de la nouvelle loi canadienne sur le droit d’auteur. 5. Théberge c. Galerie d’Art du Petit Champlain inc., [2002] 2 R.C.S. 336. 6. Ibid. 8 Les Cahiers de propriété intellectuelle La Cour suprême, toujours dans l’arrêt Théberge, précise également comment l’on atteint l’équilibre sur un droit conféré à l’auteur, plus spécifiquement pour le droit de reproduction : On atteint le juste équilibre entre les objectifs de politique générale, dont ceux qui précèdent, non seulement en reconnaissant les droits du créateur, mais aussi en accordant l’importance qu’il convient à la nature limitée de ces droits. D’un point de vue grossièrement économique, il serait tout aussi inefficace de trop rétribuer les artistes et les auteurs pour le droit de reproduction qu’il serait nuisible de ne pas les rétribuer suffisamment.7 [les italiques sont nôtres] La Cour suprême a confirmé à maintes reprises l’équilibre entre droits des auteurs et droits du public que prescrit la Loi8. 2.1 Accords internationaux Nombreux sont ceux qui mentionnent les accords internationaux et la nécessité d’adapter, voire de renforcer les droits des auteurs pour permettre le développement de nouveaux modèles économiques9. Toutefois, il importe de veiller à ce que soit maintenu l’équilibre, sur lequel insiste la Cour suprême, entre les deux objectifs de la Loi sur le droit d’auteur. Les accords internationaux, loin de les écarter, rappellent d’ailleurs ces objectifs et la nécessité de maintenir l’équilibre entre eux. À ce titre, les accords sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC)10 disposent dans leur préambule : Reconnaissant les objectifs fondamentaux de politique générale publique des systèmes nationaux de protection de la pro7. 8. Ibid., §31. Voir les décisions CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut Canada, [2004] 1 R.C.S. 339 ; Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, [2004] 2 R.C.S. 427 ; Robertson c. Thomson Corp., [2006] 2 R.C.S. 363, ou encore Euro-Excellence Inc. c. Kraft Canada Inc., [2007] 3 R.C.S. 21. 9. Barry Sookman : « [...] we need to modernize our laws to help re-calibrate the balance of copyright, so that rights holders can develop economic models that create businesses out of cultural products », Robert TODD, C61 a political hot potato, 4 août 2009, http://www.lawtimesnews.com/200908045183/HeadlineNews/C61-a-political-hot-potato (site consulté le 5 août 2009). 10. Annexe 1C, Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC), disponible à la page Textes juridiques de l’OMC, sur le site de Vers une nouvelle Loi sur le droit d’auteur 9 priété intellectuelle, y compris les objectifs en matière de développement et de technologie.11 Nous pouvons également lire dans la partie I de l’accord ADPIC, Dispositions générales et principes fondamentaux, à l’article 7 intitulé « Objectifs » : La protection et le respect des droits de propriété intellectuelle devraient contribuer à la promotion de l’innovation technologique et au transfert et à la diffusion de la technologie, à l’avantage mutuel de ceux qui génèrent et de ceux qui utilisent des connaissances techniques et d’une manière propice au bienêtre social et économique, et à assurer un équilibre de droits et d’obligations.12 [les italiques sont nôtres] Une fois encore sont rappelés les objectifs de toute loi sur la propriété intellectuelle, ainsi que la nécessité d’un équilibre entre droits et obligations. En aucune façon l’intérêt du public n’est écarté ou restreint par les lois sur la propriété intellectuelle dans ces accords. Intéressons-nous aux traités internationaux que le Canada se doit de ratifier. Les traités de l’Organisation mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI), qu’il s’agisse des traités sur le droit d’auteur (WCT)13 ou de celui sur les droits voisins (WPPT)14, ont également des dispositions similaires, qui visent à garantir le maintien de l’équilibre entre les différents intérêts en jeu. En effet, on retrouve au préambule de chacun de ces traités une disposition similaire, qui rappelle cette notion d’équilibre : Reconnaissant la nécessité de maintenir un équilibre entre les droits des auteurs et l’intérêt public général, notamment en matière d’enseignement, de recherche et d’accès à l’informa- 11. 12. 13. 14. l’Organisation mondiale du commerce, au : http://www.wto.org/french/docs_f/ legal_f/legal_f.htm#TRIPs (site consulté le 5 août 2009). Ibid. Ibid. Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur, http://www.wipo.int/treaties/fr/ip/wct/ trtdocs_wo033.html (site consulté le 5 août 2009). Traité de l’OMPI sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes, http://www.wipo.int/treaties/fr/ip/wppt/trtdocs_wo034.html (site consulté le 5 août 2009). 10 Les Cahiers de propriété intellectuelle tion, telle qu’elle ressort de la Convention de Berne (préambule du traité WCT).15 et : Reconnaissant la nécessité de maintenir un équilibre entre les droits des artistes interprètes ou exécutants et des producteurs de phonogrammes et l’intérêt public général, notamment en matière d’enseignement, de recherche et d’accès à l’information [...] (préambule du traité WPPT).16 Cet objectif d’équilibre doit demeurer prioritaire pour le législateur canadien. 3. NOUVEAUX DROITS ACCORDÉS PAR LES TRAITÉS INTERNATIONAUX 3.1 Droit de mise à disposition17 Les traités internationaux ont introduit de nouveaux droits pour les auteurs ; notamment, le droit de mise à disposition, qui figure à l’article 8 du traité WCT : Les auteurs d’œuvres littéraires et artistiques jouissent du droit exclusif d’autoriser toute communication au public de leurs œuvres par fil ou sans fil, y compris la mise à la disposition du public de leurs œuvres de manière que chacun puisse y avoir accès de l’endroit et au moment qu’il choisit de manière individualisée.18 [les italiques sont nôtres] 15. Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur, http://www.wipo.int/treaties/fr/ip/wct/ trtdocs_wo033.html (site consulté le 5 août 2009). 16. Traité de l’OMPI sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes, http://www.wipo.int/treaties/fr/ip/wppt/trtdocs_wo034.html (site consulté le 5 août 2009). 17. Voir également sur ce nouveau droit : Mihály Ficsor, The Law of Copyright and the Internet, The 1996 WIPO Treaties, their Interpretation and implementation, (Oxford : OUP, 2002), p. 168. 18. Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur, http://www.wipo.int/treaties/fr/ip/wct/ trtdocs_wo033.html (site consulté le 5 août 2009). Vers une nouvelle Loi sur le droit d’auteur 11 De même, les articles 1019 et 1420 du traité WPPT octroient le même type de droit aux artistes-interprètes ou exécutants et aux producteurs de phonogrammes. Curieusement, le projet de loi C-61 ne prévoyait pas explicitement l’octroi à l’auteur, aux artistes-interprètes, ou même aux producteurs d’un droit de mise à disposition. Ce droit de mise à disposition devait naturellement être intégré au droit de communication au public. Ainsi, le droit de communication au public, selon les dispositions du projet de loi C-61, aurait dû être interprété comme comprenant le droit de mise à disposition au public. En effet, la lecture de l’article 7 du projet de loi C-6121 mentionnait quant à l’artisteinterprète que celui-ci disposait du droit exclusif de « communiquer l’enregistrement sonore au public par télécommunication de manière que chacun puisse y avoir accès individuellement de l’endroit et au moment qu’il choisit. » De même, nous trouvions dans le projet de loi C-61 (à l’article 9) une disposition similaire pour les producteurs de phonogrammes22. Le Copyright Act américain n’établit pas non plus un tel droit. Selon certains auteurs (Sydnor, 2009), ce droit de mise à disposition serait tout de même présent dans la législation américaine, en vertu de l’interprétation des termes « to authorize » et « to distribute ». Néanmoins, la jurisprudence américaine, notamment dans l’affaire Capital Records23, a rejeté l’existence même d’un droit de mise à disposition dans la loi américaine. Est-ce à dire que la loi américaine, en n’intégrant pas ce nouveau droit, ne se conforme pas aux exigences internationales ? Ou alors que ce nouveau droit n’est en fait qu’une communication au public, au sens élargi du terme ? (Ginsburg, 2004) 19. Ibid., Article 8 WPPT : « Les artistes interprètes ou exécutants jouissent du droit exclusif d’autoriser la mise à la disposition du public de l’original et de copies de leurs interprétations ou exécutions fixées sur phonogrammes par la vente ou tout autre transfert de propriété. ». 20. Ibid., Article 12 WPPT : « Les producteurs de phonogrammes jouissent du droit exclusif d’autoriser la mise à la disposition du public de l’original et d’exemplaires de leurs phonogrammes par la vente ou tout autre transfert de propriété. ». 21. Projet de Loi C-61, disponible à http://www2.parl.gc.ca/HousePublications/Publication.aspx?DocId=3570473&Mode=1&Language=F (site consulté le 6 août 2009). 22. Ibid. 23. Capitol Records, Inc. c. Thomas, 579 F. Supp. 2d 1210 (D. Minn. 2008). 12 Les Cahiers de propriété intellectuelle Dans cette perspective, le Canada doit-il intégrer ce nouveau droit de mise à disposition ? Les auteurs Hagen et Engfield (Hagen 2006, 492) rendent parfaitement compte de la situation canadienne quant à l’existence de ce nouveau droit. Les auteurs évoquent la jurisprudence de la Cour fédérale dans l’affaire BMG24, où le juge Von Finckenstein précisa que ce droit de mise à disposition ne faisait pas partie du droit positif canadien, le Canada n’ayant pas ratifié les traités internationaux qui créaient ce nouveau droit. L’arrêt SOCAN25 quant à lui est particulièrement révélateur du travail d’interprétation des lois de la Cour suprême. Concernant ce droit de mise à disposition, le juge Le Bel, bien que dissident, souligne que la loi canadienne comporte déjà ce droit de mise à disposition. Ainsi, aux paragraphes 149 et suivants, le juge Le Bel rappelle l’article 8 du traité sur le droit d’auteur qui édicte ce nouveau droit, ainsi que les règles d’interprétation des lois qui doivent tenir compte des normes internationales (§150). L’interprétation faite selon la Cour des dispositions relatives au droit de communication au public de la Loi sur le droit d’auteur est conforme aux dispositions figurant dans le traité de l’OMPI, y compris le droit de mise à disposition. Suivant cette interprétation, force est de conclure qu’il n’est pas nécessaire de créer ce droit de mise à disposition, puisqu’il est déjà inclus dans le droit de communication au public. La situation en Europe n’est pas claire quant à l’intégration de ce nouveau droit, et à la nécessité de le créer. La directive européenne26 dite « directive Société de l’information », qui intègre les traités internationaux, prévoit un tel droit de mise à disposition. L’article 3 de la directive se lit comme suit : Les États membres prévoient pour les auteurs le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire toute communication au public de leurs œuvres, par fil ou sans fil, y compris la mise à la disposition du public de leurs œuvres de manière que chacun puisse y 24. BMG Canada Inc. c. John Doe (C.F.), [2004] 3 R.C.F. 241. 25. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, [2004] 2 R.C.S. 427. 26. Directive 2001/29/CE du Parlement Européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information, http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do? uri=CELEX:32001L0029:FR:HTML. Vers une nouvelle Loi sur le droit d’auteur 13 avoir accès de l’endroit et au moment qu’il choisit individuellement.27 Les États membres de l’Union européenne disposent d’une certaine liberté dans la transposition interne des directives. L’état de la transposition de cette directive en Europe est remarquablement retracé par une étude de l’Instituut voor Informatierecht28. Cette étude mentionne d’ailleurs que ce droit de mise à disposition est bien souvent intégré dans le droit de représentation ou dans le droit de communication au public reconnu à l’auteur. Par exemple, la France n’a pas introduit de nouveau droit de mise à disposition, ce dernier étant couvert par le droit de communication au public, lui-même intégré dans le droit de représentation. En l’occurrence, l’article L122-2 du Code la propriété intellectuelle définit le droit de représentation29, qui intègre le droit de communication au public. Au Royaume-Uni, le Copyright, Designs and Patents Act 198830 a été modifié en 2003 par The Copyright and Related Rights Regulations 200331. La section 16 du Copyright Act 1988, a été modifiée pour intégrer le droit de communication au public. Cette section se lit comme suit : (1) The owner of the copyright in a work has, in accordance with the following provisions of this Chapter, the exclusive right to do the following acts in the United Kingdom– 27. Ibid. 28. L. GUIBAULT, G. WESTKAMP, T. RIEBER-MOHN, P.B. HUGENHOLTZ, (et al.) Study on the Implementation and Effect in Member States’ Laws of Directive 2001/29/EC on the Harmonisation of Certain Aspects of Copyright and Related Rights in the Information Society, report to the European Commission, DG Internal Market, February 2007. 29. Article L122-2 du Code de propriété intellectuelle : « La représentation consiste dans la communication de l’œuvre au public par un procédé quelconque, et notamment : 1o Par récitation publique, exécution lyrique, représentation dramatique, présentation publique, projection publique et transmission dans un lieu public de l’œuvre télédiffusée ; 2o Par télédiffusion. La télédiffusion s’entend de la diffusion par tout procédé de télécommunication de sons, d’images, de documents, de données et de messages de toute nature. Est assimilée à une représentation l’émission d’une œuvre vers un satellite. » Code disponible sur le site Internet : http://www.legifrance.com/ (site consulté le 26 août 2009). 30. Copyright, Designs and Patents Act 1988 (c. 48), disponible à l’adresse : http:// www.opsi.gov.uk/acts/acts1988/ukpga_19880048_en_1 (site consulté le 26 août 2009). 31. The Copyright and Related Rights Regulations 2003, disponible à l’adresse : http://www.opsi.gov.uk/si/si2003/20032498.htm#7 (site consulté le 26 août 2009). 14 Les Cahiers de propriété intellectuelle [...] (d) to communicate the work to the public (see section 20).32 La section 20 du Copyright Act 1988 a également été modifiée pour inclure la mise à disposition du public. Cependant cette section mentionne la violation au droit de communication au public conféré à l’auteur. Ainsi, en droit britannique il n’y a pas non plus de droit spécifique de mise à disposition, le droit de communication au public comprenant le droit de mise à disposition. La lecture de ladite section 20 est éclairante à ce sujet : (2) References in this Part to communication to the public are to communication to the public by electronic transmission, and in relation to a work include – [...] (b) the making available to the public of the work by electronic transmission in such a way that members of the public may access it from a place and at a time individually chosen by them.33 Au final, nous ne croyons pas qu’un nouveau droit de mise à disposition soit nécessaire dans la future législation sur le droit d’auteur au Canada ; en effet nombre d’autres législations n’ont pas intégré ce nouveau droit. Le droit de communication au public existant au Canada serait parfaitement conforme aux traités internationaux sur la propriété intellectuelle que le Canada souhaite ratifier. 3.2 Droit de distribution Selon l’article 6 du traité WCT34, les auteurs jouissent du droit exclusif d’autoriser la mise à disposition du public de l’original et d’exemplaires de leurs œuvres par la vente ou tout autre transfert de propriété. Il s’agit en l’occurrence du droit de distribution. On retrouve ce même droit aux articles 8 et 12 du traité WPPT35. Il est également intéressant de noter que la formulation de ce droit emploie à nouveau les termes de mise à disposition, comme dans le cas du droit de communication au public. 32. Ibid. 33. Ibid. 34. Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur, http://www.wipo.int/treaties/fr/ip/wct/ trtdocs_wo033.html (site consulté le 5 août 2009). 35. Traité de l’OMPI sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes, http://www.wipo.int/treaties/fr/ip/wppt/trtdocs_wo034.html (site consulté le 5 août 2009). Vers une nouvelle Loi sur le droit d’auteur 15 Si ce droit de distribution est présent dans la Loi sur le droit d’auteur, il n’est mentionné que par la négative, c’est-à-dire sous forme d’interdiction. Les alinéas 27(2)b) et c) de la Loi sur le droit d’auteur précisent en effet : Constitue une violation du droit d’auteur l’accomplissement de tout acte ci-après en ce qui a trait à l’exemplaire d’une œuvre, d’une fixation d’une prestation, d’un enregistrement sonore ou d’une fixation d’un signal de communication alors que la personne qui accomplit l’acte sait ou devrait savoir que la production de l’exemplaire constitue une violation de ce droit, ou en constituerait une si l’exemplaire avait été produit au Canada par la personne qui l’a produit : [...] b) la mise en circulation de façon à porter préjudice au titulaire du droit d’auteur ; c) la mise en circulation, la mise ou l’offre en vente ou en location, ou l’exposition en public, dans un but commercial ;36 Il est à noter, concernant ce droit de distribution, que le droit français fait plutôt mention du droit de destination. Dans l’affaire Théberge, la Cour suprême a d’ailleurs mentionné que le droit d’auteur au Canada ne comprenait pas ce droit de destination. Par « droit de destination », il faut entendre, comme le précisent les auteurs Lucas : Il s’agit pour l’auteur de contrôler non seulement les modalités de la commercialisation des exemplaires, mais aussi, en aval, certains usages faits par les acquéreurs ou les détenteurs. Toutefois : Pareille prétention est inconcevable dans les systèmes où l’auteur se voit seulement reconnaître, en principe, un droit de mise en circulation ou de distribution sujet à épuisement. (Lucas 2006, 206) 36. Loi sur le droit d’auteur disponible à l’adresse : http://lois.justice.gc.ca/fr/frame/ cs/C-42//20090909/fr (site consulté le 9 septembre 2009). 16 Les Cahiers de propriété intellectuelle Ce qui est d’ailleurs confirmé par la Cour suprême dans Théberge : Généralement, les droits économiques du titulaire du droit d’auteur ne lui permettent pas de conserver le contrôle sur les usages ultérieurs que font les tiers acquéreurs des copies autorisées de son œuvre.37 Il est également à noter que l’article 6, alinéa 2 du traité WCT laisse une grande liberté aux parties pour déterminer les conditions de l’épuisement de ce droit de distribution. 4. L’AVÈNEMENT DE NOUVELLES SOLUTIONS La réforme de la Loi sur le droit d’auteur représente une occasion pour le Canada de se démarquer des autres pays qui ont ratifié les accords internationaux, en évitant les écueils sur lesquels se heurtent nombre de ces pays. Au premier rang de ceux-ci, nous ne manquerons pas de nommer les États-Unis, et leur non moins fameux Digital Millenium Copyright Act38, dont la constitutionnalité même est attaquée39 (Schwartz 2004, 93). Dans la continuité de ce type de loi répressive et restrictive, nous constatons des propositions de mesures législatives présentées par certains titulaires de droit comme étant la solution au « vol » ou au « piratage » sur Internet, la « riposte graduée » par exemple. La principale raison avancée à l’appui d’un renforcement des droits de propriété intellectuelle est le « piratage », qui serait, aux dires de l’industrie, à l’origine de tous les maux. Cependant, l’analyse économique actuelle des revenus du droit d’auteur ne soutient pas la thèse selon laquelle les droits d’auteurs connaissent une crise profonde. Malheureusement, nous constatons que les modifications proposées par certains à la Loi sur le droit d’auteur ne visent qu’à inter- 37. Théberge c. Galerie d’Art du Petit Champlain inc., [2002] 2 R.C.S. 336. 38. Digital Millenium Copyright Act disponible à l’adresse www.copyright.gov/legislation/dmca.pdf (site consulté le 28 août 2009). 39. « The DMCA is an unconstitutional law that violates Article I, §8 of the U.S. Constitution in that the DMCA : (1) allows copyright holders to prevent the public from ever copying a work, which is in direct contravention of the limited times provision of that article ; and (2) hinders the progress of the sciences and useful arts of copying and storage technology which is also in direct contravention of the same section. » (Schwartz 2004, 96). Vers une nouvelle Loi sur le droit d’auteur 17 dire certaines utilisations déjà très répandues et n’amènent aucune solution qui aurait pour effet une rémunération additionnelle des auteurs. 4.1 L’économie du droit d’auteur Nous pouvons lire sur le site Internet de la Confédération Internationale des Sociétés d’Auteurs et Compositeurs (CISAC), dans un communiqué de presse relatant l’exceptionnelle année 2007 en matière de perception de droits d’auteurs, ces quelques lignes et statistiques : Les perceptions mondiales de droits d’auteur ont atteint en 2007 leur niveau le plus élevé de l’histoire : 7,141 milliards d’euros. Malgré la stagnation des droits de reproduction mécanique (associés aux œuvres enregistrées), les perceptions des sociétés ont crû de 4,2 % entre 2006 et 2007 (Fig. 1) et quasiment doublé sur les 12 dernières années. La hausse globale des perceptions a dépassé le taux de croissance du PIB mondial enregistré durant la même période (3,6 %), ce qui témoigne de la force relative de la création au sein de l’économie mondiale.40 [les italiques sont nôtres] Toujours dans ce communiqué de presse, nous lisons : Ce sont les droits d’exécution publique – c’est-à-dire ceux perçus lorsqu’une œuvre est « communiquée » au public, par exemple à la radio, à la télévision ou sur Internet – qui enregistrent l’augmentation la plus conséquente (Fig. 2). Ces chiffres traduisent les efforts réalisés par les sociétés d’auteurs de la communauté CISAC pour développer leurs activités d’octroi de licence auprès des médias, qu’ils soient hertziens, en ligne ou mobiles, et pour étendre leur couverture vers de nouveaux territoires. La soi-disant crise des droits d’auteurs semble fournir à l’industrie les munitions pour une vaste campagne de désinformation. Si les perceptions liées à la reproduction mécanique régressent, ceci est dû notamment à la dématérialisation des supports. Il n’est en 40. 2007 : une année record pour les droits d’auteurs ! Disponible à l’adresse Internet http://ww aoûtw.cisac.org/CisacPortal/listeArticle.do?numArticle=1018& method=afficherArticleInPortlet (site consulté le 28 août 2009). 18 Les Cahiers de propriété intellectuelle effet plus nécessaire de posséder un support physique pour avoir accès à une œuvre. Dans ce contexte, il peut être intéressant d’étendre certaines dispositions de l’actuelle Loi sur le droit d’auteur relative à la copie privée. En effet, les internautes se tournent de plus en plus vers l’Internet pour accéder à la musique, à la vidéo, aux jeux, etc. 4.2 Riposte graduée Certains41 voudraient voir la mise en place de la riposte graduée, qu’elle soit calquée sur le modèle anglais42, néo-zélandais43 ou français44. Cette mesure consiste, en son premier stade, en l’envoi par courriel, de façon automatisée, d’avertissements aux abonnés des fournisseurs de services Internet soupçonnés de télécharger certains contenus qui seraient protégés par des droits d’auteur. En cas de récidive alléguée, un second avertissement est expédié par lettre recommandée45. Finalement, une autorité administrative (et non un tribunal) serait chargée de prononcer une sanction, notamment la suspension de l’abonnement au service d’accès Internet pendant une certaine période de temps46. Ces solutions répressives se heurtent à de nombreux écueils légaux. Les mesures en ce sens qu’ont tenté d’adopter les gouvernements ont été, par exemple, en France, censurées par le Conseil Constitutionnel, ou, en Nouvelle-Zélande, ont entraîné la reprise du processus de consultation législative devant le tollé déclenché par une telle réforme. En Angleterre, l’opposition des fournisseurs de services Internet a freiné l’adoption de ce type de mesure : « UK ISP 41. Barry Sookman, and Stephen Stohn, « What happens when copyright goes digital », National Post, http://www.nationalpost.com/todays-paper/story.html? id=1863819&p=1 (site consulté le 1er septembre 2009). 42. Lire l’article « Anger at UK File-sharing policy » disponible à l’adresse http:// news.bbc.co.uk/2/hi/technology/8219652.stm (site consulté le 10 septembre 2009). 43. Section 92A Review Policy Proposal Document, disponible à l’adresse http:// www.med.govt.nz/templates/MultipageDocumentTOC____41169.aspx (site consulté le 10 septembre 2009). 44. Texte du projet de loi déposé par le Ministère de la culture en France : http:// www.culture.gouv.fr/culture/actualites/dossiers/internet-creation08/6%20-%20 Projet%20de%20loi.pdf (site consulté le 31 août 2009). 45. Ibid., art. L. 331-24 du projet de loi. 46. Ibid., art. L. 331-25 du projet de loi. Vers une nouvelle Loi sur le droit d’auteur 19 Talk Talk said the recommendations were likely to “breach fundamental rights” and would not work »47. En outre, comme le mentionne l’auteur Vaidhyanathan (Vaidhyanathan, 2005) : In other words, the more repressive the regime, the more people struggle to escape it. Efforts to curb or damn up the flow of information generate opposition and indignation, and end undermining the very norms they hope to bolster. The stronger the laws get, the harder they are to enforce. The more combative the rhetoric of protection, the more belligerent the rebels become. Pour en revenir à la France, la décision du Conseil Constitutionnel est explicite : Considérant qu’aux termes de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi » ; qu’en l’état actuel des moyens de communication et eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu’à l’importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l’expression des idées et des opinions, ce droit implique la liberté d’accéder à ces services.48 [les italiques sont nôtres] Ainsi, le Conseil Constitutionnel a fait de l’accès Internet une composante de la liberté d’expression, un droit protégé par la Constitution. Nous ne manquerons pas de souligner également que ce projet de loi a de plus été censuré pour violation du principe de présomption d’innocence, de même que pour violation du principe de séparation des pouvoirs. D’ailleurs, nous ne manquerons pas non 47. « Anger at UK file-sharing policy », http://news.bbc.co.uk/2/hi/technology/ 8219652.stm (site consulté le 3 septembre 2009). 48. Décision no2009-580 DC du 10 juin 2009 disponible à l’adresse http://www. conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/les-decisions/2009/ decisions-par-date/2009/2009-580-dc/decision-n-2009-580-dc-du-10-juin-2009. 42666.html (site consulté le 31 août 2009). 20 Les Cahiers de propriété intellectuelle plus de citer le professeur Dominique Rousseau, à propos de la décision du Conseil Constitutionnel : Cette censure est nette, sans appel, claire et particulièrement motivée. C’est la plus sévère depuis une bonne dizaine d’années. Le Conseil constitutionnel offre une motivation particulièrement sévère, puisqu’il accuse le gouvernement, à l’origine de cette loi, d’avoir méconnu à la fois la liberté d’expression, le principe de la séparation des pouvoirs et la présomption d’innocence.49 De façon similaire, la Charte canadienne des droits et libertés50 énonce à l’article 2 b) : 2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes : [...] b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication ;51 À la différence de la France52 et des États-Unis53, le droit de propriété et par incidence les droits de propriété intellectuelle 49. « Malgré sa censure, les partisans d’Hadopi ne désarment pas », article publié dans le quotidien Le Monde du 10 juin 2009. 50. Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, disponible à l’adresse http:// lois.justice.gc.ca/fr/charte/1.html#anchorbo-ga:l_I-gb:s_2 (site consulté le 31 août 2009). 51. Ibid. 52. Articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 : « Article 2 – Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. [...] Article 17 – La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. » Disponibles à l’adresse http://www.textes.justice. gouv.fr/index.php?rubrique=10086&ssrubrique=10087&article=10116 (site consulté le 31 août 2009). 53. Le cinquième Amendement de la Constitution américaine protège le droit de propriété : « No person shall be held to answer for a capital, or otherwise infamous crime, unless on a presentment or indictment of a grand jury, except in cases arising in the land or naval forces, or in the militia, when in actual service in time of war or public danger ; nor shall any person be subject for the same offense to be twice put in jeopardy of life or limb ; nor shall be compelled in any criminal case to be a witness against himself, nor be deprived of life, liberty, or property, without due process of law ; nor shall private property be taken for public use, without just compensation. » disponible à l’adresse http://www.law.cornell.edu/constitution/constitution.billofrights.html#amendmentv (site consulté le 31 août 2009). Vers une nouvelle Loi sur le droit d’auteur 21 n’ont pas une valeur constitutionnelle au Canada54. La jurisprudence nous offre tout de même quelques pistes de réflexion. Ainsi, la décision de la Cour suprême dans l’arrêt Harrison55 mentionne : La jurisprudence anglo-canadienne reconnaît traditionnellement comme une liberté fondamentale le droit de l’individu à la jouissance de ses biens et le droit de ne s’en voir privé, même partiellement, si ce n’est par l’application régulière de la loi.56 Cependant, cette liberté fondamentale n’apparaît pas parmi celles qui sont nommées dans la Charte canadienne des droits et libertés. La Cour fédérale a déjà eu l’occasion de traiter du conflit entre liberté d’expression et droits d’auteur. En effet, dans la décision Compagnie Générale des Établissements Michelin57, un syndicat a utilisé le « Bibendum » Michelin dans certains de ses tracts. Michelin a poursuivi pour violation de droit d’auteur le syndicat qui invoqua quant à lui sa liberté d’expression pour pouvoir utiliser une reproduction du « Bibendum » Michelin. Dans cette décision, le juge Teitelbaum reprend la citation de l’arrêt Harrison précédemment mentionnée58 sur le droit de propriété. Mais le point essentiel de l’arrêt est résumé dans la citation de la décision New Brunswick Broadcasting59 : The freedom guaranteed by the Charter is a freedom to express and communicate ideas without restraint, whether orally or in print or by other means of communication. It is not a freedom to use someone else’s property to do so. It gives no right to anyone to use someone else’s land or platform to make a speech, or someone else’s printing press to publish his ideas.60 [les italiques sont nôtres] 54. Même s’il fut un temps où le gouvernement canadien a étudié la possibilité de constitutionnaliser ce droit de propriété. Voir tout particulièrement David JOHANSEN, Le droit à la propriété et la Constitution, disponible sur http://dsppsd.communication.gc.ca/Pilot/LoPBdP/BP/bp268-f.htm (site consulté le 31 août 2009) 55. Harrison c. Carswell, [1976] 2 R.C.S. 200. 56. Ibid., p. 219. 57. Compagnie Générale des Établissements Michelin-Michelin & Cie c. National Automobile, Aerospace, Transportation and General Workers Union of Canada (CAW-Canada), [1997] 2 C.F. 306. 58. Supra, note 55. 59. New Brunswick Broadcasting Co., Limited c. Canadian Radio-television and Telecommunication Commission, [1984] 2 C.F. 410 (C.A.). 60. Ibid. 22 Les Cahiers de propriété intellectuelle Le juge Teitelbaum conclut qu’il y avait eu violation des droits d’auteur de Michelin sur le « Bibendum ». Il ressort que la liberté d’expression ne peut justifier à elle seule l’utilisation de la propriété d’autrui, y compris la propriété intellectuelle. Nous souhaiterions faire une remarque concernant cette décision du juge Teitelbaum, qui déclare : Parody is not explicitly discussed in the Copyright Act. [...] This long stream of Canadian cases held that parody is not an exception to acts of copyright infringement.61 Il nous apparaît à la lecture de cette décision que les exceptions de parodie, pastiche, caricature devraient être intégrées dans la Loi sur le droit d’auteur. Il doit être permis de reproduire, comme dans le cas de l’affaire Michelin, certains objets protégés par le droit d’auteur, pour caricaturer ou parodier certains personnages. Le Code de propriété intellectuelle en France reconnaît ces exceptions à l’article L. 122-5-462. En outre, la directive Société de l’Information, à l’article 5.3 k), énonce également ces exceptions63, ce qui tend à démontrer qu’elles sont conformes aux traités internationaux de l’OMPI, puisque cette directive intègre ces traités au niveau européen. Dans le cas de la riposte graduée, la pénalité serait une interdiction de l’accès Internet à certaines personnes pour cause de violation alléguée d’un droit d’auteur. À l’inverse de ce que l’on voyait dans l’affaire Michelin, plutôt que de vérifier si la liberté d’expression autorise à faire fi du droit d’auteur, il s’agit ici d’une limite 61. Compagnie Générale des Établissements Michelin – Michelin & Cie c. National Automobile, Aerospace, Transportation and General Workers Union of Canada (CAW-Canada), [1997] 2 C.F. 306. 62. « Lorsque l’œuvre a été divulguée, l’auteur ne peut interdire : [...] 4o La parodie, le pastiche et la caricature, compte tenu des lois du genre ; » Code disponible sur le site Internet www.legifrance.com (site consulté le 1er septembre 2009). 63. Directive 2001/29/CE du Parlement Européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information Article 5 : « 3. Les États membres ont la faculté de prévoir des exceptions ou limitations aux droits prévus aux articles 2 et 3 dans les cas suivants : [...] k) lorsqu’il s’agit d’une utilisation à des fins de caricature, de parodie ou de pastiche ; » disponible à l’adresse http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/ LexUriServ.do?uri=CELEX :32001L0029:FR:HTML (site consulté le 1er septembre 2009). Vers une nouvelle Loi sur le droit d’auteur 23 imposée à la liberté d’expression en représailles de la violation alléguée de droits d’auteur. Si une loi autorisant ce type de mesure était adoptée, se poserait inéluctablement la question de la proportionnalité d’une telle mesure, selon l’article 1 de la Charte canadienne des droits et libertés : La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.64 Ainsi, la suspension de l’accès Internet d’une personne est-elle une sanction qui apparaîtrait comme raisonnable dans une société libre et démocratique ? Cette sanction n’est-elle pas au contraire disproportionnée ? Rappelons que le critère de la « limite raisonnable » a été édicté dans l’arrêt Oakes65, qui précise : Pour établir qu’une restriction est raisonnable et que sa justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, il faut satisfaire à deux critères fondamentaux. En premier lieu, l’objectif que visent à servir les mesures qui apportent une restriction à un droit ou à une liberté garantis par la Charte, doit être «suffisamment important pour justifier la suppression d’un droit ou d’une liberté garantis par la Constitution» : R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, à la p. 352. La norme doit être sévère afin que les objectifs peu importants ou contraires aux principes qui constituent l’essence même d’une société libre et démocratique ne bénéficient pas de la protection de l’article premier. Il faut à tout le moins qu’un objectif se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles dans une société libre et démocratique, pour qu’on puisse le qualifier de suffisamment important.66 64. Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, disponible à l’adresse http://lois.justice.gc.ca/fr/charte/1.html#anchorbo-ga:l_I-gb:s_2 (site consulté le 31 août 2009). 65. R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. 66. Ibid., §69. 24 Les Cahiers de propriété intellectuelle Dans le cadre de la riposte graduée, l’objectif poursuivi serait de faire cesser les actes de contrefaçon et les violations du droit exclusif de communication au public des auteurs en mettant fin à l’accès à Internet de l’utilisateur. Cet objectif est-il suffisamment important pour limiter la liberté d’expression des personnes ? Nous croyons que non. On notera que cette sanction qui consisterait en l’interdiction d’abonnement ou d’utilisation d’Internet n’est d’ailleurs pas prévue spécifiquement dans le Code criminel pour des infractions reliées aux crimes informatiques. Ainsi, l’article 342.1 du Code criminel67 définit l’infraction d’utilisation non autorisée d’ordinateur68. Pour déterminer la peine appropriée les juges doivent se référer à son article 71869, qui prévoit : Le prononcé des peines a pour objectif essentiel de contribuer, parallèlement à d’autres initiatives de prévention du crime, au respect de la loi et au maintien d’une société juste, paisible et sûre par l’infliction de sanctions justes visant un ou plusieurs des objectifs suivants : a) dénoncer le comportement illégal ; b) dissuader les délinquants, et quiconque, de commettre des infractions ; c) isoler, au besoin, les délinquants du reste de la société ; 67. Code criminel (L.R.Q. (1985), ch. C-46) http://lois.justice.gc.ca/fr/frame/cs/C-46// 20090909/fr (site consulté le 10 septembre 2009). 68. Ibid., article 342.1 : 342.1 (1) Quiconque, frauduleusement et sans apparence de droit : a) directement ou indirectement, obtient des services d’ordinateur ; b) au moyen d’un dispositif électromagnétique, acoustique, mécanique ou autre, directement ou indirectement, intercepte ou fait intercepter toute fonction d’un ordinateur ; c) directement ou indirectement, utilise ou fait utiliser un ordinateur dans l’intention de commettre une infraction prévue à l’alinéa a) ou b) ou une infraction prévue à l’article 430 concernant des données ou un ordinateur ; d) a en sa possession ou utilise un mot de passe d’ordinateur qui permettrait la perpétration des infractions prévues aux alinéas a), b) ou c), ou en fait le trafic ou permet à une autre personne de l’utiliser, est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de dix ans ou d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire. 69. Ibid. Vers une nouvelle Loi sur le droit d’auteur 25 d) favoriser la réinsertion sociale des délinquants ; e) assurer la réparation des torts causés aux victimes ou à la collectivité ; f) susciter la conscience de leurs responsabilités chez les délinquants, notamment par la reconnaissance du tort qu’ils ont causé aux victimes et à la collectivité.70 La jurisprudence révèle que certaines condamnations ont entraîné des conditions particulières touchant à l’usage d’Internet71. De façon générale, l’interdiction d’utiliser un ordinateur au sens de l’article 342.1 du Code criminel a été imposée pour les infractions d’ordre sexuel prévues à son article 16172. D’ailleurs, au Québec, deux décisions ont assorti l’ordonnance d’une interdiction d’être abonné à un service Internet73. Ainsi, on peut concevoir que dans le cadre de la protection du public, l’atteinte à un droit fondamental comme la liberté d’expression paraît juste et proportionnée pour certains délinquants sexuels. Cependant dans notre société, est-il judicieux et nécessaire de placer au même niveau, quant à la sanction, une infraction d’ordre sexuel qui vise à protéger le public et une violation d’un droit d’auteur, qui est une atteinte à un droit privé ? Advenant l’hypothèse, peu probable, que le premier critère puisse être satisfait dans le cadre d’une riposte graduée insérée dans la Loi sur le droit d’auteur, une telle mesure ne satisferait pas les exigences du second critère développé dans l’arrêt Oakes, à savoir : Premièrement, les mesures adoptées doivent être soigneusement conçues pour atteindre l’objectif en question. Elles ne doi70. Ibid. 71. R. c. Rodrigue, 2005 QCCQ 22261 : « USAGE DE SERVICE INTERNET : L’accusé ne pourra utiliser les services internet que pour les fins suivantes : a) dans le cadre et pour les fins d’un travail rémunéré, b) pour fins de recherche dans le cadre de ses études. » 72. Article 161 du Code criminel : « (1) Dans le cas où un contrevenant est déclaré coupable, ou absous en vertu de l’article 730 aux conditions prévues dans une ordonnance de probation, d’une infraction mentionnée au paragraphe (1.1) à l’égard d’une personne âgée de moins de seize ans, le tribunal qui lui inflige une peine ou ordonne son absolution, en plus de toute autre peine ou de toute autre condition de l’ordonnance d’absolution applicables en l’espèce, sous réserve des conditions ou exemptions qu’il indique, peut interdire au contrevenant : c) d’utiliser un ordinateur au sens du paragraphe 342.1(2) dans le but de communiquer avec une personne âgée de moins de seize ans. » 73. R. c. Garneau, 2006 QCCQ 12581 ; R. c. Roy, 2007 QCCQ 857. 26 Les Cahiers de propriété intellectuelle vent être ni arbitraires, ni inéquitables, ni fondées sur des considérations irrationnelles. Bref, elles doivent avoir un lien rationnel avec l’objectif en question. Deuxièmement, même à supposer qu’il y ait un tel lien rationnel, le moyen choisi doit être de nature à porter « le moins possible » atteinte au droit ou à la liberté en question : R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, à la p. 352. Troisièmement, il doit y avoir proportionnalité entre les effets des mesures restreignant un droit ou une liberté garantis par la Charte et l’objectif reconnu comme « suffisamment important ».74 Il faut savoir que le test de l’arrêt Oakes a été affiné au fil des ans et, concernant cette étape, on retiendra ce que précise l’arrêt Dagenais75 : Dans ce cas, j’estime que la troisième étape du second volet du critère formulé dans Oakes nécessite que l’objectif qui soustend la mesure et les effets bénéfiques qui résultent en fait de sa mise en application soient proportionnels à ses effets préjudiciables sur les libertés et droits fondamentaux.76 [les italiques sont nôtres] Une mesure de la nature de la riposte graduée serait extrêmement préjudiciable pour le consommateur. Le consommateur se trouverait privé d’un moyen de communication aujourd’hui qualifié d’essentiel, comme l’a notamment souligné le premier ministre britannique Gordon Brown : A fast Internet connection is now seen by most of the public as an essential service, as indispensable as electricity, gas and water.77 Le Parlement européen s’est prononcé, dans le cadre de la révision de certaines directives européennes, sur la question de la déconnexion d’Internet comme sanction : Reconnaissant que l’Internet est essentiel pour l’éducation et pour l’exercice pratique de la liberté d’expression et l’accès à 74. 75. 76. 77. R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835. Ibid. Gordon Brown, « The Internet is as vital as water and gas », disponible à l’adresse : http://www.timesonline.co.uk/tol/comment/columnists/guest_contributors/article6506136.ece (site consulté le 1er septembre 2009). Vers une nouvelle Loi sur le droit d’auteur 27 l’information, toute restriction imposée à l’exercice de ces droits fondamentaux devrait être conforme à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.78 En outre, il faut également savoir que la Loi sur le droit d’auteur prévoit déjà des recours pour les titulaires de droit en cas de contrefaçons. Ces recours sont prévus aux articles 34 et suivants79. Il faut également prendre conscience de ce qui constitue une difficulté majeure dans l’application de ce type de mesure, qui ne pourra être mise en place que s’il est possible d’identifier les œuvres contrefaites et les auteurs de contrefaçon. Il faut donc fournir des preuves de cette contrefaçon. Bien souvent, la première preuve avancée par les personnes souhaitant poursuivre les utilisateurs des réseaux d’échanges de fichiers consiste en l’adresse IP de l’utilisateur. Or, cette information est détenue par les fournisseurs de services Internet et non par les ayants droit. Au Canada, la Cour d’appel fédérale s’est prononcée dans le cadre de l’affaire BMG80 sur la façon dont les titulaires de droit devaient procéder pour obtenir cette information tout en garantissant la protection de la vie privée : [...] dans les cas où les demandeurs démontrent la légitimité de leur prétention selon laquelle des personnes inconnues violent leur droit d’auteur, ils ont le droit d’exiger que l’identité de ces personnes leur soit révélée afin d’être en mesure d’intenter une action. Toutefois, les cours de justice doivent faire preuve de prudence lorsqu’elles ordonnent une telle divulgation pour s’assurer que l’on empiète le moins possible sur le droit à la vie privée.81 [les italiques sont nôtres] 78. Position du Parlement européen arrêtée en deuxième lecture le 6 mai 2009 en vue de l’adoption de la directive 2009/.../CE du Parlement européen et du Conseil modifiant les directives 2002/21/CE relative à un cadre réglementaire commun pour les réseaux et services de communications électroniques, 2002/19/CE relative à l’accès aux réseaux de communications électroniques et aux ressources associées, ainsi qu’à leur interconnexion, et 2002/20/CE relative à l’autorisation des réseaux et services de communications électroniques http://www.europarl. europa.eu/sides/getDoc.do?type=TA&language=FR&reference=P6-TA-20090361 (site consulté le 1er septembre 2009). 79. Loi sur le droit d’auteur (L.R.Q. (1985), ch. C-42) disponible à l’adresse http:// lois.justice.gc.ca/fr/frame/cs/C-42//20090909/fr (site consulté le 11 septembre 2009). 80. BMG Canada Inc. c. John Doe, 2005 CAF 193. 81. Ibid., §42. 28 Les Cahiers de propriété intellectuelle Il faut distinguer cette exigence, soit la « légitimité de leur prétention » mentionnée par le juge dans l’arrêt BMG, de l’énoncé de l’article 41.25 du projet de loi C-61 qui ne suggérait pour sa part qu’« une prétendue violation »82. Le projet de loi C-61 prévoyait une diminution du niveau de preuve requis pour les titulaires de droit, et diminuait de ce fait la protection de la vie privée des citoyens. Or, on peut s’interroger sur le caractère proportionnel d’une telle mesure, entre respect du droit à la vie privée des usagers et renforcement des droits des auteurs. Il semble évident qu’une telle approche modifie l’équilibre qui doit prévaloir dans la Loi sur le droit d’auteur et fait dangereusement pencher la balance du côté des ayants droit, faisant fi de certains droits fondamentaux. Par ailleurs, avant même qu’une mesure du type de la riposte graduée ne soit intégrée dans notre droit, celle-ci serait déjà technologiquement dépassée, les méthodes disponibles pour éviter la détection de l’adresse IP se multipliant sans cesse. En effet, il existe déjà des réseaux d’échanges de fichiers cryptés ou anonymes, le plus connu d’entre eux étant Freenet83, mais les alternatives ne manquent pas, comme Ants84, Mute85, ou encore GNUnet86, etc. Il est également possible d’utiliser les services d’un fournisseur de réseau privé virtuel, ce qui là encore garantira un anonymat certain. Dans cette perspective, il serait beaucoup plus opportun de tirer profit des technologies actuelles pour rémunérer les ayants droit pour des pratiques qui se sont démocratisées, et banalisées, plutôt que de vouloir criminaliser le public et les consommateurs. 4.3 Modèles à suivre L’Espagne, qui a ratifié les traités OMPI et la directive Société de l’Information, a fait preuve en la matière de beaucoup de clairvoyance et d’à-propos. En effet, dans le cadre d’un procès pour télé- 82. Article 41.25 du projet de loi C-61, disponible à http://www2.parl.gc.ca/HousePublications/Publication.aspx?DocId=3570473&Mode=1&Language=F (site consulté le 6 août 2009). 83. Site Internet du projet de loi à l’adresse http://freenetproject.org/ (site consulté le 1er septembre 2009). 84. Site Internet du projet de loi à l’adresse http://antsp2p.sourceforge.net/ (site consulté le 1er septembre 2009). 85. Site Internet du projet de loi à l’adresse http://mute-net.sourceforge.net/ (site consulté le 1er septembre 2009). 86. Site Internet du projet de loi à l’adresse http://gnunet.org/ (site consulté le 1er septembre 2009). Vers une nouvelle Loi sur le droit d’auteur 29 chargement d’œuvres protégées par des droits d’auteur sur des réseaux d’échanges « Peer-to-peer », un juge espagnol a déclaré : Condamner impliquerait la pénalisation d’une pratique socialement admise et d’un comportement largement pratiqué où le but n’est pas de s’enrichir illégalement mais d’obtenir des copies privées.87 [les italiques sont nôtres] D’ailleurs, la jurisprudence espagnole sur la question est maintenant bien fixée88. Ces décisions des juges espagnols semblent avoir irrité le gouvernement américain, qui a placé l’Espagne sur la « watch list » de son « 2009 Special 301 report »89 : The United States strongly urges that the Spanish Government take prompt and significant action to address the serious problem of Internet piracy. The Spanish Government has expended minimal effort to change the widespread misperception in Spain that peer-to-peer file sharing is legal.90 Néanmoins, et à notre connaissance, l’Espagne n’a pas été poursuivie devant la Cour de justice des communautés européennes pour non-conformité des lois espagnoles avec les directives européennes qui intègrent les traités de l’OMPI. Les lois espagnoles seraient donc conformes aux traités internationaux qu’elles ont ratifiés. Dès lors, les critiques américaines sur l’état du droit espagnol semblent mal fondées91. 87. Lire l’article sur le site Internet Numerama à l’adresse http://www.numerama. com/magazine/3519-Le-partage-par-P2P-est-legal-en-Espagne-selon-la-Justice. html (site consulté le 1er septembre 2009) ; également lire la citation en espagnol sur le site du journal El Pais : « considerar delito las descargas de música sin ánimo de lucro implicaría la criminalización de comportamientos socialmente admitidos y además muy extendidos en los que el fin no es en ningún caso el enriquecimiento ilícito, sino el ya reseñado de obtener copias para uso privado » http://www.elpais.com/articulo/internet/juez/Santander/sentencia/descargar/ musica/Internet/animo/lucro/delito/elpportec/20061101elpepunet_1/Tes. 88. Lire l’article sur le site Numerama à l’adresse : http://www.numerama.com/ magazine/13049-En-Espagne-un-P2Piste-a-le-droit-de-partager-3322-films. html (site consulté le 1er septembre 2009). 89. 2009 Special 301 Report, disponible à l’adresse : http://www.ustr.gov/sites/ default/files/Full%20Version%20of%20the%202009%20SPECIAL%20301% 20REPORT.pdf (site consulté le 3 septembre 2009). 90. Ibid., p. 31. 91. Il faut noter que le Canada figure également dans ce rapport, le Canada étant dénoncé pour ne pas avoir ratifié les traités internationaux de l’OMPI. 30 Les Cahiers de propriété intellectuelle Par le passé, certains acteurs de l’industrie ont voulu criminaliser les actes de reproduction effectués par les utilisateurs à leur domicile. La question de la copie privée a été l’objet de nombreux débats. Toutefois : Realistically, Parliament found it was difficult to detect infringers and adequate enforcement of the law was a somewhat distant hope that would, in effect, only serve to clog the judicial system.92 De la même manière, aujourd’hui, l’émergence des plateformes « Peer-to-peer » et des technologies « Bittorrent » posent des questions similaires à celles que nous avons connues au moment de l’avènement des appareils électroniques qui permettaient d’effectuer des copies privées. Détecter les contrefacteurs ne serait pas chose aisée, comme l’a démontré une étude américaine : Copyright holders utilize inconclusive methods for identifying infringing BitTorrent users. We were able to generate hundreds of DMCA takedown notices for machines under our control at the University of Washington that were not downloading or sharing any content.93 Il est à prévoir que l’autorisation d’une mesure du type de la riposte graduée, telle que souhaitée par certains, ne ferait qu’encombrer les tribunaux. Dans la continuité des décisions sur la copie privée, Lord Templeman précise, dans l’arrêt Amstrad, au sujet de la désuétude des dispositions législatives : From the point of view of society the present position is lamentable. Millions of breaches of the law must be committed by home copiers every year. Some home copiers may break the law in ignorance, despite the extensive publicity and warning notices on records, tapes, and films. Some home copiers may break the law because they estimate that their chances of 92. Mark K.J. Rushton et Virginia H.L. Jones, « The Tortoise and the Hare : Canadian legislative copyright reforms race against copyright infrigement over Kazaa and other new generation peer-to-peer networks », (2004), 32 AIPLA Q. J. 197. 93. Michael Piatek, Tadayoshi Kohno et Arvind Krishnamurthy, « Challenges and Directions for monitoring P2P File Sharing Networks », disponible à l’adresse http://dmca.cs.washington.edu/dmca_hotsec08.pdf (site consulté le 3 septembre 2009). Vers une nouvelle Loi sur le droit d’auteur 31 detection as non-existent. Some home copiers may consider that the entertainment and recording industry already exhibit all the characteristics of an undesirable monopoly, lavish expenses, extravagant earnings and exorbitant profits and that the blank tape is the only restraint on further increases in the price of records. Whatever the reason for home copying, the beat of Sergeant Pepper and the soaring sounds of Miserere from unlawful copies are more powerful than law abiding instincts or twinges of conscience. A law which is treated with such contempt should be amended or repealed.94 [les italiques sont nôtres] De façon similaire, la loi canadienne sur le droit d’auteur doit être modifiée pour tenir compte des pratiques actuelles des internautes canadiens qui utilisent les technologies d’échanges de fichiers, tout en tenant compte de l’équilibre nécessaire entre droit des auteurs et des ayants droit. Comme la Cour suprême l’a affirmé dans la décision SCACEM c. ACFI au §40 : La possibilité de diffuser des « œuvres artistiques et intellectuelles » grâce à l’Internet est l’une des grandes innovations de l’ère de l’information. Le recours à l’Internet doit être facilité, et non découragé, mais pas de manière injuste, au détriment des auteurs d’œuvres artistiques et intellectuelles.95 C’est pourquoi nous proposons, dans ce cadre, l’aménagement de solutions existantes, soit l’extension de la partie VIII de la Loi sur le droit d’auteur relative à la copie privée, et l’instauration d’une nouvelle licence. 4.4 Schématisation du fonctionnement des applications « Peer-to-peer » à la lumière des droits des auteurs Le fonctionnement des applications « P2P » peut être résumé succinctement comme étant un mode de transfert de fichiers qui permet aux utilisateurs de ces applications d’obtenir des copies de fichiers à partir de sources décentralisées qui permettent à d’autres utilisateurs d’obtenir simultanément des copies de ces mêmes fichiers. 94. CBS Songs Ltd. c. Amstrad Consumer Elecs., [1988] 2 All E.R. 484 (H.L.). 95. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Association Canadienne des fournisseurs Internet, [2004] 2 R.C.S. 427. 32 Les Cahiers de propriété intellectuelle Ainsi, dans les cas où les fichiers échangés sont des œuvres artistiques ou intellectuelles protégées par le droit d’auteur, les droits des auteurs qui seraient en cause seraient d’une part le droit de reproduction au moment du téléchargement de l’œuvre et, lorsqu’un internaute la communique à d’autres internautes, le droit de communication au public. 5. EXTENSION DE LA PARTIE VIII SUR LE DROIT D’AUTEUR Actuellement, la partie VIII de la Loi sur le droit d’auteur est extrêmement limitative, se cantonnant aux supports audio96. La Cour d’appel fédérale, dans l’affaire Canadian Storage Media Alliance97, a d’ailleurs mentionné à ce sujet : À mon humble avis, c’est au législateur fédéral qu’il appartient de décider si les enregistreurs audionumériques comme les lecteurs MP3 doivent faire partie de la catégorie d’articles assujettis à une redevance en vertu de la partie VIII. Dans sa rédaction actuelle, la partie VIII n’accorde pas le pouvoir d’homologuer des redevances sur ce type d’appareil ou sur la mémoire qui y est intégrée.98 Nous suggérons donc l’extension de cette partie VIII de la Loi sur le droit d’auteur, notamment aux appareils tels que les enregistreurs audionumériques, mais aussi vidéonumériques tels que Tivo et autres décodeurs à disque dur intégrés, aux appareils téléphoniques qui disposent d’une mémoire permettant de lire des fichiers numériques, aux DVD. L’extension suggérée de cette partie VIII de la Loi sur le droit d’auteur devra être rédigée en termes suffisamment ouverts pour inclure les développements technologiques à venir. Cela permettrait d’intégrer dans la Loi sur le droit d’auteur des utilisations qui sont déjà courantes, comme l’enregistrement 96. Article 80 de la Loi sur le droit d’auteur : « Sous réserve du paragraphe (2), ne constitue pas une violation du droit d’auteur protégeant tant l’enregistrement sonore que l’œuvre musicale ou la prestation d’une œuvre musicale qui le constituent, le fait de reproduire pour usage privé l’intégralité ou toute partie importante de cet enregistrement sonore, de cette œuvre ou de cette prestation sur un support audio. » disponible à l’adresse http://lois.justice.gc.ca/fr/frame/cs/C-42// 20090909/fr (site consulté le 9 septembre 2009). 97. Société canadienne de perception de la copie privée c. Canadian Storage Media Alliance, 2004 CAF 424. 98. Ibid., au §164. Vers une nouvelle Loi sur le droit d’auteur 33 d’émissions de télévision ou autres programmes retransmis par les entreprises de câble ou satellite, ou encore le transfert de fichiers téléchargés sur le réseau Internet sur les lecteurs numériques, tout en permettant une rémunération des ayants droit pour ces reproductions faites par les utilisateurs. Cependant, il sera également nécessaire de modifier le paragraphe (2) de l’article 80 de la Loi sur le droit d’auteur, qui prévoit les limites du droit à la copie privée. En effet, sont exclues la distribution99 et la reproduction pour communication au public par télécommunication100 ; or, il pourrait sembler que, lors de l’utilisation des applications de type « P2P », les droits de distribution ou de communication au public par télécommunication pourraient entrer en jeu. Ces modifications permettraient donc de rétribuer les titulaires de droits pour les reproductions des œuvres, tout en permettant aux consommateurs de télécharger les œuvres, de les reproduire sur leurs différents appareils numériques. 5.1 Droit de communication au public Les applications « P2P » permettent à leurs utilisateurs de communiquer au public les fichiers. À la différence des systèmes fonctionnant avec un serveur centralisé, le « P2P » repose sur une architecture décentralisée où ce sont les utilisateurs qui mettent les fichiers à la disposition des autres utilisateurs de ces applications. Si les fichiers échangés sont des œuvres artistiques ou intellectuelles, alors il faut tenir compte du droit exclusif de communication au public des auteurs. Dans le cadre de la gestion du droit de communication au public d’œuvres au moyen des applications « peer-to- 99. 100. Article 80 de la Loi sur le droit d’auteur : « Le paragraphe (1) ne s’applique pas à la reproduction de l’intégralité ou de toute partie importante d’un enregistrement sonore, ou de l’œuvre musicale ou de la prestation d’une œuvre musicale qui le constituent, sur un support audio pour les usages suivants : [...] b) distribution dans un but commercial ou non ; [...] » http://lois.justice.gc.ca/fr/ frame/cs/C-42//20090909/fr (site consulté le 9 septembre 2009). Paragraphe 80(2) de la Loi sur le droit d’auteur : « Le paragraphe (1) ne s’applique pas à la reproduction de l’intégralité ou de toute partie importante d’un enregistrement sonore, ou de l’œuvre musicale ou de la prestation d’une œuvre musicale qui le constituent, sur un support audio pour les usages suivants : [...] c) communication au public par télécommunication ; [...] » http:// lois.justice.gc.ca/fr/frame/cs/C-42//20090909/fr (site consulté le 9 septembre 2009). 34 Les Cahiers de propriété intellectuelle peer » serait créée une société de gestion collective qui serait chargée de percevoir les montants perçus au titre de ce droit. Il existe dans la Loi sur le droit d’auteur des dispositions qui permettraient la gestion collective ; il s’agit de ses articles 70.1 et suivants, qui mentionnent la gestion collective relative aux droits visés aux articles 3, 15, 18 et 21101. Les systèmes alternatifs de compensation sont légion et de nombreux auteurs et associations s’y sont intéressés. L’auteur Litman (Litman 2005,31) en fait le rappel, en énumérant les différents modèles proposés : Fischer, Ku, Lunney, Netanel, Zimmerman, Gervais (Gervais 2005, 315) ou de la fondation EFF. On mentionnera également l’auteur Zarsky (Zarsky 2007, 645), et l’association UFC Que Choisir102. Concernant la question de la conformité d’une telle disposition à la lumière des traités internationaux, la Convention de Rome103 mentionne à l’article 12 : Lorsqu’un phonogramme publié à des fins de commerce, ou une reproduction de ce phonogramme, est utilisé directement pour la radiodiffusion ou pour une communication quelconque au public, une rémunération équitable et unique sera versée par l’utilisateur aux artistes interprètes ou exécutants, ou aux producteurs de phonogrammes ou aux deux. La législation nationale peut, faute d’accord entre ces divers intéressés, déterminer les conditions de la répartition de cette rémunération. [les italiques sont nôtres] Ainsi, concernant les droits des artistes-interprètes ou des producteurs de phonogrammes, il est tout à fait envisageable d’instaurer un droit à rémunération pour ces titulaires de droit concer- 101. 102. 103. Loi sur le droit d’auteur disponible à l’adresse http://lois.justice.gc.ca/fr/frame/ cs/C-42//20090909/fr (site consulté le 9 septembre 2009). Lire le document de synthèse d’UFC « Que Choisir, La loi Création et Internet : une mauvaise solution à un faux problème », disponible à l’adresse http:// www.quechoisir.org/positions/Etude-de-la-loi-Creation-et-Internet-Une-mauvaise-solution-a-un-faux-probleme/3BCE70FA23559B9AC 12575740037BDA4.htm (site consulté le 9 septembre 2009). Convention internationale sur la protection des artistes interprètes ou exécutants, des producteurs de phonogrammes et des organismes de radiodiffusion, disponible à l’adresse http://www.wipo.int/treaties/fr/ip/rome/trtdocs_wo024. html#P116_13209 (site consulté le 9 septembre 2009). Vers une nouvelle Loi sur le droit d’auteur 35 nant la communication au public d’œuvres, qui pourrait par exemple être versée par les utilisateurs des applications « P2P ». Concernant les auteurs, la Convention de Berne104 dispose en son article 11bis (2) : Il appartient aux législations des pays de l’Union de régler les conditions d’exercice des droits visés par l’alinéa 1)105 ci-dessus, mais ces conditions n’auront qu’un effet strictement limité au pays qui les aurait établies. Elles ne pourront en aucun cas porter atteinte au droit moral de l’auteur, ni au droit qui appartient à l’auteur d’obtenir une rémunération équitable fixée, à défaut d’accord amiable, par l’autorité compétente.106 Il faut ajouter à cela l’article 8 du traité OMPI WCT107, qui précise : Sans préjudice des dispositions des articles 11.1)ii), 11bis.1)i) et ii), 11ter.1)ii), 14.1)ii) et 14bis.1) de la Convention de Berne, les auteurs d’œuvres littéraires et artistiques jouissent du droit exclusif d’autoriser toute communication au public de leurs œuvres par fil ou sans fil, y compris la mise à la disposition du public de leurs œuvres de manière que chacun puisse y avoir accès de l’endroit et au moment qu’il choisit de manière individualisée.108 104. 105. 106. 107. 108. Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques, disponible à l’adresse http://www.wipo.int/treaties/fr/ip/berne/ trtdocs_wo001. html#P158_33109 (site consulté le 9 septembre 2009). Article 11bis (1) de la Convention de Berne : « Les auteurs d’œuvres littéraires et artistiques jouissent du droit exclusif d’autoriser : (i) la radiodiffusion de leurs œuvres ou la communication publique de ces œuvres par tout autre moyen servant à diffuser sans fil les signes, les sons ou les images ; [les italiques sont nôtres] (ii) toute communication publique, soit par fil, soit sans fil, de l’œuvre radiodiffusée, lorsque cette communication est faite par un autre organisme que celui d’origine ; (iii) la communication publique, par haut-parleur ou par tout autre instrument analogue transmetteur de signes, de sons ou d’images, de l’œuvre radiodiffusée. disponible à l’adresse http://www.wipo.int/treaties/fr/ip/berne/trtdocs_wo001. html#P158_33109 (site consulté le 9 septembre 2009). Ibid. Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur, http://www.wipo.int/treaties/fr/ip/wct/ trtdocs_wo033.html (site consulté le 9 septembre 2009). Ibid. 36 Les Cahiers de propriété intellectuelle le plus intéressant étant la note accolée à cet article, qui précise : Il est entendu en outre que rien, dans l’article 8, n’interdit à une Partie contractante d’appliquer l’article 11bis.2.109 Le Canada est donc libre de se prévaloir des dispositions d’exception pour la mise en place d’une gestion collective du droit de communication au public. Ainsi, on pourrait par exemple imaginer un système par le biais duquel les utilisateurs des systèmes « P2P » verseraient de façon volontaire, et tant qu’ils souhaiteraient utiliser les applications de type « P2P » pour s’échanger des fichiers protégés par des droits d’auteur, un montant restant à déterminer aux fournisseurs de services Internet, qui collecteraient pour les sociétés de gestion collective les sommes versées, à charge pour ces sociétés de redistribuer aux auteurs, artistes et producteurs les sommes ainsi perçues. Les fournisseurs d’accès Internet ont un rôle à jouer, tout comme les applications « P2P » : en effet, les adresses IP des abonnés permettraient de distinguer les abonnés canadiens qui mettent à disposition les œuvres, et cela aiderait à identifier également les titulaires de droit qui doivent recevoir des montants au titre de cette nouvelle licence légale. Pour garantir l’adhésion des utilisateurs à un tel système, les utilisateurs d’applications « P2P » qui n’adhéreraient pas à cette licence et qui s’échangeraient des fichiers protégés par droit d’auteur s’exposeraient alors à des sanctions. Cette solution innovante à deux volets permettrait d’une part aux utilisateurs de continuer d’utiliser les applications « P2P » et, d’autre part, de rémunérer les auteurs, artistes-interprètes, ainsi que producteurs pour les téléchargements et communication au public des œuvres sur les plateformes d’échange « P2P ». 109. Ibid. Vers une nouvelle Loi sur le droit d’auteur 37 6. DOMMAGES STATUTAIRES Les dommages statutaires (ou préétablis) devraient être limités aux seuls cas de « piraterie » tels que définis par Lord Templeman dans la décision Amstrad110 : There are broadly two types of infrigers who concern BPI. First there are ‘pirates’ who make large numbers of copies of a sound recording for the purposes of sale. [...] A home copier makes a copy for his own private use and is thus to be distinguished from a pirate who makes infringing copies for sale.111 [les italiques sont nôtres] Les dommages statutaires ne devraient donc être instaurés que dans le cas où les violations du droit d’auteur sont faites dans un but commercial. Il importe d’éviter que se manifestent en sol canadien les dérives que l’on a pu observer aux États-Unis avec les procès médiatisés de Jammie Thomas112 ou encore de Joel Tenenbaum113, tous les deux condamnés à des dommages nettement excessifs. 7. MESURES TECHNIQUES DE PROTECTION L’article 11 du traité OMPI WCT dispose : Les Parties contractantes doivent prévoir une protection juridique appropriée et des sanctions juridiques efficaces contre la neutralisation des mesures techniques efficaces qui sont mises en œuvre par les auteurs dans le cadre de l’exercice de leurs droits en vertu du présent traité ou de la Convention de Berne et qui restreignent l’accomplissement, à l’égard de leurs œuvres, 110. 111. 112. 113. Précité, note 94. Ibid., p. 488. Il s’agit de la condamnation d’une femme reconnue coupable de téléchargement illégal aux États-Unis et condamnée à payer 1,92 millions de dollars US : http://en.wikipedia.org/wiki/Capitol_v._Thomas (site consulté le 10 septembre 2009). Joel Tenenbaum a été condamné à verser 675 000 dollars US pour avoir téléchargé 30 chansons. http://arstechnica.com/tech-policy/news/2009/07/o-tenenbaum-riaa-wins-675000-or-22500-per-song.ars (site consulté le 10 septembre 2009). 38 Les Cahiers de propriété intellectuelle d’actes qui ne sont pas autorisés par les auteurs concernés ou permis par la loi.114 Le professeur DeBeer, dans un article intitulé « Locks and Levies » (DeBeer 2007, 143), revient sur la problématique de ces mesures techniques de protection et mentionne l’adéquation du droit canadien à cette disposition du traité OMPI WCT : Because “adequate legal protection” can be provided through diverse areas of law, it would be inaccurate to suggest that Canadian law does not contain any anti-circumvention laws [...] Although Canadian law does not include specific prohibitions against circumventing TPMs, like the DMCA does, Canada’s Copyright Act provides some protection. Specifically, TPMs involving computer programs may be protected as literary works. Canada’s Criminal Code also protects TPMs in various ways (DeBeer 2007, 154) Les mesures techniques de protection ont été l’objet de nombreuses critiques, que ce soit parce que celles-ci procurent des monopoles aux compagnies qui créent les mesures techniques de protection, ou encore du fait du manque d’interopérabilité de ces mesures115 ; aux États-Unis, les systèmes de protection Content Scramble System (CSS), ou encore le « rootkit » de Sony ont aussi causé plusieurs problèmes. Le « CSS » est décrit dans un article des auteurs Kerr, Maurushat, et Tacit (Kerr et al. 2003, 17). Il s’agit d’un système de cryptage des DVD. Les continents sont identifiés par région ; ainsi, un DVD acheté au Canada est identifié comme de région 1, alors qu’un DVD acheté en Europe est identifié comme région 2. Les lecteurs DVD ne peuvent lire que les DVD d’une région. Ainsi, un DVD acheté légalement en Europe ne peut être visionné sur un lec- 114. 115. Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur, http://www.wipo.int/treaties/fr/ip/wct/ trtdocs_wo033.html (site consulté le 5 août 2009). Dale Clapperton et Stephen Corones , « Locking in customers, locking out competitors : anti-circumvention laws in Australia and their potential effect on competition in high technology markets » (2006), 30 Melbourne University Law Review 657, à la p. 713 : Legislators in many countries appear to have given insufficient consideration to the need for competition in markets where DRM is employed. In their desire to condemn tools to facilitate copyright infrigement, legislators have prohibited the production of DRM-interoperable products unless they meet arbitrary and restrictive conditions. In many cases, it may not be possible to produce or market DRM-interoperable products without running afoul of these laws. The result is a de facto legislative monopoly for the DRM owner to control the production of interoperable products. Vers une nouvelle Loi sur le droit d’auteur 39 teur DVD au Canada. De façon similaire, les utilisateurs de système d’exploitation libre ne peuvent lire les DVD qu’en contournant cette protection technique parce que le système de protection CSS en est un propriétaire et les compagnies qui utilisent ce système de protection ont refusé de donner l’accès au code aux systèmes d’exploitation libres. Ironiquement, le système permettant de contourner le CSS, soit le DeCSS, a permis l’élaboration d’une nouvelle technologie, soit le DivX, qui est maintenant utilisé par de grandes compagnies comme Sony... Un autre épisode malheureux de l’utilisation de ces mesures techniques de protection fut l’instauration par l’entreprise Sony d’un petit programme sur les CD de certains artistes, qui s’installait insidieusement sur les ordinateurs des consommateurs ayant acheté légalement des CD. Le professeur DeBeer résume l’affaire : Tens of millions of discs included software that was designed to control consumers’ uses of music, but which in fact installed on their computers a « rootkit » or another program that interfered with normal system operations, caused serious security vulnerabilities, was pratically impossible to uninstall and surreptitiously reported information about users’ computers and listening activities. (DeBeer 2007, 153) En outre, les mesures techniques de protection peuvent restreindre les utilisations légitimes des œuvres, mais également empêcher les utilisateurs d’exercer leur droit à la copie privée, ou encore empêcher l’utilisation de logiciels libres. L’Electronic Frontier Foundation mentionne également comment ces dispositions sur les mesures techniques de protection peuvent aussi porter atteinte à la liberté d’expression et à la recherche116. En effet, des chercheurs ont reçu des injonctions leur interdisant de présenter leurs travaux parce que ceux-ci contrevenaient à certaines dispositions du Digital Milleniun Copyright Act relatives à la protection légale de ces mesures techniques de protection. 116. Lire l’article « Unintended Consequences : Ten Years under the DMCA », disponible à l’adresse http://www.eff.org/wp/unintended-consequences-ten-yearsunder-dmca (site consulté le 10 septembre 2009). 40 Les Cahiers de propriété intellectuelle Par ailleurs, les mesures techniques de protection sont en voie d’abandon par la plupart des grandes industries, que ce soit Microsoft117, Apple118, EMI119, Universal120, etc. Dès lors, le Gouvernement se doit de s’interroger sur la pertinence et le bien-fondé d’intégrer spécifiquement de telles dispositions au sein de la Loi sur le droit d’auteur, alors que l’échec des mesures techniques de protection est évident, et que celles-ci seraient déjà protégées dans notre arsenal législatif. Nous avons aujourd’hui le recul nécessaire pour affirmer que la protection légale des mesures techniques de protection est dangereuse pour la vie privée des consommateurs, que bien souvent elle porte atteinte à la liberté d’expression et qu’elle limite les utilisations légitimes des œuvres. CONCLUSION Dans le cadre d’un futur projet de loi, il serait opportun de veiller au maintien de l’équilibre entre les droits des auteurs et les droits des utilisateurs, cet équilibre étant à la base même de notre droit d’auteur. Le remettre en cause revient à changer fondamentalement toute l’approche relative à la protection des droits des auteurs, mais également des droits du public. En outre, il n’est pas nécessaire de créer un nouveau droit de mise à disposition dans la Loi sur le droit d’auteur pressentie, celui-ci étant déjà présent dans la Loi sur le droit d’auteur actuelle, ni de créer un droit de distribution. Il serait par contre opportun de créer de nouvelles exceptions au droit d’auteur telles que la caricature, la parodie ou le pastiche, et d’étendre la Partie VIII de la Loi sur le droit d’auteur afin de per- 117. 118. 119. 120. Lire l’article « DRM : 3 ans de plus pour contourner les verrous MSN Music » disponible à l’adresse http://www.generation-nt.com/drm-msn-music-musiquenumerique-microsoft-actualite-110091.html (site consulté le 10 septembre 2009). Lire l’article « iTunes Plus : bientôt 10 millions de titres sans DRM » disponible à l’adresse http://www.generation-nt.com/apple-itunes-plus-drm-abandonmusique-telechargement-actualite-212211.html (site consulté le 10 septembre 2009). Lire l’article « EMI teste l’abandon des DRM sur les CD de musique » disponible à l’adresse http://www.itespresso.fr/emi-teste-labandon-des-drm-sur-les-cd-demusique-17557.html (site consulté le 10 septembre 2009). Lire l’article « Abandon définitif des DRM chez Universal Music Group » disponible à l’adresse http://www.generation-nt.com/universal-music-drm-abandonverrous-numeriques-actualite-146341.html (site consulté le 10 septembre 2009). Vers une nouvelle Loi sur le droit d’auteur 41 mettre les nouvelles utilisations telles que le « format shifting », le « time shifting » et l’usage des plateformes « P2P » pour obtenir des copies privées d’œuvres, tout en rétribuant les titulaires de droit. En outre, il serait tout à fait envisageable de mettre en place une licence légale pour le droit de communication d’œuvres au public par les utilisateurs des plateformes « P2P ». Nous écartons ainsi les mesures de type riposte graduée qui sont à proscrire puisqu’elles remettent en cause l’équilibre dans la Loi sur le droit d’auteur, en plus de poser des problèmes de constitutionnalité, tout comme l’utilisation des mesures techniques de protection qui sont abandonnées partout dans le monde. Il serait également judicieux de limiter les dommages statutaires aux actes de contrefaçon effectués en vue d’une exploitation commerciale. Bibliographie Jeremy DEBEER, « Locks & Levies », (2007) 84 Denver University Law Review 143. Mihály FICSOR, The Law of Copyright and the Internet, The 1996 WIPO Treaties, their Interpretation and implementation (Oxford : OUP, 2002), p. 168. Daniel GERVAIS, « The Purpose of Copyright Law in Canada », (2005) 2 University of Ottawa Law & Technology Journal 315. Daniel GERVAIS, « Application of an extended collective licensing regime in Canada : Principles and issues related to implementation. Study Prepared for Heritage Canada » (2003), http://aix1. uottawa.ca/~dgervais/publications/extended_licensing.pdf. Jane GINSBURG, « A tale of two copyrights : Literary property in revolutionary France and America », (1990) 64 Tulane Law Review 991. Jane GINSBURG, « The (new ?) right of making available to the public », (2004) http://ssrn.com/abstract=602623. Gregory R. HAGEN et Nyall ENGFIELD, « Canadian Copyright Reform : P2P Sharing, Making Available and the Three Step Test », (2006) 3 University of Ottawa Law and Technology Journal 477. Anne LATOURNERIE, « Petite histoire des batailles du droit d’auteur », (2001) http://multitudes.samizdat.net/Petite-histoire-desbatailles-du#nh3. 42 Les Cahiers de propriété intellectuelle Jessica LITMAN, « Sharing and Stealing », (2005) 27 Hastings Communication and Entertainment Law Journal 1. André LUCAS et Henri-Jacques LUCAS, Traité de la propriété littéraire et artistique, 3e éd., (Paris, Litec, 2006). Pierre-Emmanuel MOYSE, « La nature du droit d’auteur : droit de propriété ou monopole ? », (1998) 43 McGill Law Journal 19971998. Sam RICKETSON et Jane GINSBURG, International Copyright and Neighbouring Rights The Berne Convention and Beyond, Vol. I et II (Oxford : OUP, 2006). Mark K.J. RUSHTON et Virginia H.L. JONE, « The Tortoise and the Hare : Canadian legislative copyright reforms race against copyright infringement over Kazaa and other New Generation peerto-peer networks », (2004) 32 AIPLA Quarterly Journal 197. Joshua SCHWARTZ, « Thinking outside the Pandora’s box : why the DMCA is unconstitutional under article I, § 8 of the U.S. Constitution », (2004) 10 Journal of Technology Law and Policy 93. Alain STROWELL, « Le droit d’auteur et le copyright entre histoire et nature », (1993) Images et usages de la nature en droit, p. 285 http://books.google.ca/books?id=beDqVYpkw5oC&pg=PA297&lp g=PA297&dq=condorcet+fragments+sur+la+libert%C3%A9+ de+ la+presse&source=bl&ots=3uo7xBUDyt&sig=A0nm4lrqaLSRCH rxpYR36JWyzKc&hl=fr&ei=GUh4Sr22KoOGtgfmkNmWCQ&sa=X &oi=book_result&ct=result&resnum=7#v=twopage&q=&f=false. Thomas D. SYDNOR, « The Making-Available Right Under U.S. Law », (mars 2009), Progress & Freedom Foundation Progress on Point Paper, Vol. 16, No. 7. Disponible à l’adresse SSRN : http:// ssrn.com/abstract=1367886. Victor W. TUOMI, « Music, Copyrights, and the Internet : The Copyright board chimes in », (2002) 18 Canadian Intellectual Property Review 69. Siva VAIDHYANATHAN, « Celestial Jukebox : The paradox of Intellectual property », (2005) The American Scholar, Vol. 74, no 2, p. 131-135. Peter YU, « Anticircumvention and Anti-anticircumvention », (2007) 84 Denver University Law Review 13. Tal ZARSKY, « Assessing Alternative Compensation Models for online content consumption », (2007) 84 Denver University Law Review 645. Vol. 22, no 1 Coupables par Defoe : un commentaire de l’affaire Robinson c. Films Cinar Pierre-Emmanuel Moyse* INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45 1. UNE ÎLE DE DROIT DANS UN OCÉAN DE FAITS ET D’IMPRESSIONS. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48 1.1 Faits et conclusions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48 1.2 Du style et du ton . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53 2. UN PETIT TOUR À BICYCLETTE . . . . . . . . . . . . . . 59 3. LE VERTIGE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63 3.1 Entre plagiat et contrefaçon . . . . . . . . . . . . . . . 64 3.2 Épilogue : la faute . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 70 CONCLUSIONS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73 © Pierre-Emmanuel Moyse, 2010. * Professeur adjoint à la faculté de droit de l’Université McGill. L’auteur tient à remercier Nikita Stepin, étudiant de deuxième année, pour sa collaboration pour les recherches qu’aura nécessitées le texte. Nous tenons encore à remercier les collègues qui ont pris de leur temps pour réviser ou commenter les versions antérieures du texte et en particulier Me Stefan Martin pour son écoute et son analyse rigoureuse. 43 INTRODUCTION Par jugement du 29 août 2009, la Cour supérieure de Montréal accueille l’action en contrefaçon intentée en 1996 par Claude Robinson contre les producteurs de la série pour enfants intitulée « Robinson Sucroë » au motif que les personnages de l’œuvre du demandeur, « Robinson Curiosité », ont été repris « substantiellement »1. La condamnation, qui comporte l’octroi de dommages punitifs, vise également à titre personnel certains administrateurs, directeurs et responsables artistiques impliqués dans la création et la production de la série télévisée2. Au moment d’écrire ces lignes, la décision est en appel3. Defoe avait lui aussi été soupçonné de plagiat. Les aventures de Robinson Crusoé aurait eu des affinités plus ou moins avouables avec certains écrits publiés antérieurement. Là aussi, il y aurait eu contamination. La trame romanesque serait empruntée à l’œuvre du contemporain de Defoe, Roger Woodes, qui publiait en 1712 A cruising voyage round the world. Woodes, corsaire écossais de son état, y rapporte comment il a recueilli son compatriote Alexander Selkirk abandonné pendant quatre ans et quatre mois sur une île du Pacifique4. Certains supputent que Defoe aurait pu avoir en sa posses1. Robinson c. Films Cinar inc., 2009 QCCS 8395, le juge Auclair au para. 619 [Robinson] 2. Ibid., au para. 685. 3. Le 21 septembre 2009 pour les défendeurs France Animation S.A., Christophe Izard, Ravensburger Film + TV GMBH et RTV Family Enter Ainmen AG. La requête pour une audience d’appel par préférence a été rejetée par la Cour d’appel. Les appelants ont invoqué en vain l’urgence de réformer le jugement (voir France Animation, s.a. c. Robinson, 2009 QCCA 2101. 4. William Dampier est celui par la faute de qui tout arriva. Il est le vrai père de Robinson. Corsaire, savant, botaniste – dont les travaux inspirèrent Darwin, grand voyageur, il fut engagé par Roger Woodes en 1708 après qu’il eut convaincu un investisseur anglais d’armer deux vaisseaux – « le Cinque Ports » et le « SaintGeorge » – pour attaquer la flotte espagnole, alors maîtresse de la région pacifique. La reine Anne, célèbre pour avoir donné son nom à la loi sur le droit d’auteur de 1709, demanda à ce qu’on lui présente l’intrépide marin. Une série de mauvaises décisions, la maladie et l’infortune allaient compromettre l’expédition. Selkirk demanda à être déposé à terre, suite à la décision de Dampier de nommer Sterling, un homme avec peu d’expérience et honni de l’équipage, comme commandant de 45 46 Les Cahiers de propriété intellectuelle sion le journal de Selkirk dont il se serait largement inspiré. La chose est peu probable. Et puis, à sa défense encore, on objectera que l’œuvre de Defoe, une œuvre finie, ne se comparerait pas à un journal de bord. Mais n’est-ce pas également l’argument que l’on peut faire dans cette affaire, l’œuvre télévisuelle étant fort distincte de l’œuvre première ? La notion d’originalité en droit d’auteur renvoie à la généalogie des idées ou pour employer une métaphore sémaphorique, à la distance légale de sécurité qu’il faut maintenir entre deux créations. Toute œuvre peut être la descendante d’une autre. L’œuvre seconde peut être anticipée et à ce titre elle devient redevable à la première, soit économiquement, soit moralement. Deux œuvres peuvent également avoir la même origine. Certains thèmes sont communs aux deux œuvres en cause : Robinson, l’île, ses habitants et les palmiers sont des dénominateurs communs empruntés à la littérature populaire. Le tribunal est ainsi invité par les parties à un véritable cabotage temporel, à aller et venir dans le temps, à comparer les œuvres et leurs sources pour déterminer si originalité ou copie il y a. Le droit d’auteur possède ainsi ses lignées autorisées. L’œuvre de Defoe demeure encore aujourd’hui une source d’inspiration inépuisable5. Les parties et les défendeurs les premiers, en conviennent. De manière évidente chacun des protagonistes a puisé dans les thèmes éculés de l’île déserte pas si déserte et des rencontres impromptues. Il existe ainsi des œuvres souches qui saisissent l’esprit des temps, des étoiles plus brillantes que d’autres et à partir desquelles d’autres s’orientent. Le roman de Defoe fait partie de celles-ci. Dans son ouvrage Émile ou De l’éducation, Jean-Jacques Rousseau écrit ceci : Puisqu’il nous faut absolument des livres, il en existe un qui fournit, à mon avis, le plus heureux traité d’éducation naturelle. Ce livra sera le premier que lira mon Émile ; seul il composera durant longtemps toute sa bibliothèque, et il y tiendra toujours une place distinguée. [...] Quel est donc ce merveilleux bord du Saint-George. Voir à ce sujet Ricardo Uztarroz, La véritable histoire de Robinson Crusoé (Paris : Arthaud, 2006), p. 86 ; voir également Diana Souhami, Les folles aventures du vrai Robinson Crusoé (Paris : Éditions Autrement, 2001). 5. Même pour les juristes, voir Nicholas Kasirer, « Le droit robinsonien » dans La solitude en droit privé, (Montréal : Thémis, 2002). Coupables par Defoe 47 livre ? Est-ce Aristote, Est-ce Pline, Est-ce Buffon ? Non ; c’est Robinson Crusoé.6 Claude Robinson possède un nom qui le prédestinait peut-être. Il a mis tout son être dans son Robinson au point de n’y voir plus que sa propre image. Pour le juriste, la chose est troublante : la reprise du personnage dessiné à partir de son portrait est-elle susceptible d’engager le droit à l’image7 ? Il faut reconnaître que certains patronymes marquent toutefois la vie de ceux qui les portent, certains sont même prophétiques. En cela nous ne pouvons que compatir. Claude Robinson est-il le nouvel Alexander Selkirk ? Abandonné puis plagié lui aussi ? La décision Claude Robinson c. CINAR clôt le premier acte d’un mélodrame qui se joue depuis plus de dix ans sur les planches du palais. Et les tribulations de Sucroë semblent avoir inspiré la Cour : le jugement est un monument par sa longueur. Si la justice devait s’apprécier au poids, que l’on se rassure, justice a été rendue. L’épanchement dure 1122 paragraphes. La décision est également peuplée de personnages fantasques ou encore bien réels, mis en scène par d’innombrables extraits de retranscriptions. Tous sont animés. Casimir côtoie Vendredi Férié, Robinson Sucroë affronte Robinson Curiosité, on y lit des extraits savants du rapport d’expertise du professeur Perraton8. Certains ont de meilleurs rôles que d’autres. Christophe Izard, le célèbre créateur de Casimir, mascotte adulée de toute la génération X française9 est non seulement condamné pour plagiat mais est également associé au scandale des prête-noms. On ne peut naturellement rester indifférent face aux manœuvres frauduleuses qui sont en trame de l’affaire et de manière évidente le juge Auclair ne l’a pas été. La condamnation qu’il prononce semble viser aussi bien la contrefaçon que la malfaçon. Après avoir rappelé brièvement les faits et résumé la décision de première instance, nous irons faire ensemble un tour de bicyclette pour comparer notre saga à celle qui mit en cause les œuvres de 6. Jean-Jacques Rousseau , Émile ou De l’éducation, (Paris : Garnier Frères, 1866), à la p. 195. 7. En France, on a bien pensé un moment protéger l’image des biens. Cour de Cassation, 1re ch. civ., 10 mars 1999, Gondrée-Pritchett, contra : Cour de Cassation, ass. Pén., 7 mai 2004, Hôtel de Girancourt c. SCIR Normandie. 8. Robinson, supra, note 1, au para. 461. 9. Robinson, supra, note 1, au para. 759. 48 Les Cahiers de propriété intellectuelle Margaret Mitchell, soit Autant en emporte le vent et celle de Régine Desforges, La Bicyclette Bleue. Nous émettrons ensuite quelques commentaires sur la notion d’originalité et l’enjeu réel de la cause : la soumission de projets aux sociétés de production. 1. UNE ÎLE DE DROIT DANS UN OCÉAN DE FAITS ET D’IMPRESSIONS La Cour a dû se sentir bien seule devant le flot d’informations que les parties ont déversé devant elle : « 40 témoins, 20 765 pages de documents divers, 23 interrogatoires au préalable déposés, 4 expertises, plus de 53 heures de visionnage »10. Une marée noire de preuves sur les rivages de l’île Curieuse. La cause est un autre exemple de la dégénérescence du système contradictoire où l’administration de la preuve – plus que la preuve elle-même – détermine le fond. Le trop devient l’ennemi du bien. La justice échoue et s’épuise à trier, organiser et traiter une preuve rarement directe, souvent invérifiable. Justice kafkaïenne. « Qui dit vrai ? »11. Présentons d’abord les faits pertinents et les conclusions principales de la cause. Nous ferons ensuite quelques commentaires sur la facture et le ton inusité de la décision. 1.1 Faits et conclusions Le 1er juin 1992, Christophe Izard propose un concept à son employeur Christophe Davin, PDG de France Animation, en vue d’une coproduction avec le Canada. Le projet s’intitule « Robinson a menti : son île n’est pas déserte ». Il s’agit d’une série dont l’action met en scène le personnage principal de Robinson Crusoé vivant sur une île occupée par une tribu, les « Kéleuratus » (plus tard appelés les « Touléjours »). La proposition acceptée, les graphistes de France Animation se mettent à leurs planches à dessin et d’un Robinson à l’autre, sans barbe et sans lunettes, puis avec, la série est finalement réalisée et est diffusée au Québec à partir de septembre 1995. Le demandeur, Claude Robinson, dessinateur et seul actionnaire de la codemanderesse NILEM, prépare au début des années 80 un projet d’émissions éducatives intitulées « Robinson Curiosité ». Il s’agit pour l’essentiel d’une série de dessins, bandes dessinées 10. Robinson, supra, note 1, au para. 5. 11. Robinson, supra, note 1, au para. 8. Coupables par Defoe 49 et synopsis destinés à être convertis en œuvres audiovisuelles12. Le projet a été présenté à différents professionnels de l’industrie afin d’organiser son financement sans que les démarches de l’auteur n’aboutissent. En particulier, et selon la preuve retenue par le tribunal, le demandeur présentera son projet en 1985 à Charest et Weinberg de CINAR. En 1986, CINAR offre ses services de représentant pour les États-Unis. CINAR ayant eu entre les mains la création du demandeur, il s’agit essentiellement de savoir si l’œuvre « Robinson Sucroë » coproduite par CINAR et France-Animation constitue une contrefaçon de « Robinson Curiosité », étant entendu que les deux œuvres se présentent sous des formes et formats distincts, la première étant une œuvre audiovisuelle et la seconde une œuvre artistique et littéraire composite. Après avoir rejeté les arguments des défendeurs quant à la titularité de l’œuvre, point sur lequel nous ne nous arrêterons pas, la Cour examine la question de l’accès à l’œuvre de Claude Robinson par les défendeurs. Ici quelques remarques s’imposent. Lorsque l’œuvre n’a jamais été publiée, on ne peut présumer l’existence de la contrefaçon. L’accès à l’œuvre non publiée conditionne donc le succès de l’action. Si les ressemblances entre deux œuvres font généralement présumer l’accès13, il est en revanche difficile de retenir la responsabilité de l’auteur de l’œuvre incriminée lorsque l’œuvre qu’il aurait copiée lui est parfaitement inconnue. Il faut toutefois reconnaître que la probabilité d’obtenir deux œuvres indépendantes identiques est plutôt faible dès lors qu’elles présentent un certain niveau d’originalité, c’est-à-dire présentent un minimum de talent et 12. « Une série de 26 émissions de télévision éducatives et divertissantes pour enfants intitulée Les Aventures de Robinson Curiosité (« Curiosité ») qui comprend 7 personnages principaux : 4 humains et 3 marionnettes, à savoir : Robinson Curiosité, professeur Vendredi Férié, Gertrude, Charlie le pilote, Boum Boum l’éléphant, Léon le caméléon et le Paresseux ; b) Des bandes dessinées représentant les sept personnages ; c) Un projet de film dont le synopsis détaille l’apparition du général Schloup dans le film Les Kalimaliens ; d) Un projet de centre de divertissements thématique et de nombreux produits dérivés » Robinson, supra note 1, au para. 10. 13. Il faut noter que la preuve d’accès à l’œuvre supposément reproduite s’avère de plus en plus problématique à l’heure d’Internet. Christophe Caron exprime que « Une telle preuve est très difficile à apporter en pratique. Certes, il était auparavant possible d’arguer que l’œuvre contrefaite n’avait été exploitée que sur un lointain territoire, inconnu du contrefacteur présumé. Mais, force est de constater que la diffusion mondiale des œuvres par le réseau Internet rend plus improbable et délicate la preuve d’un tel fait négatif. » (voir : Christophe Caron, « Clémence pour le contrefacteur malgré lui ! » (2006), Communication Commerce électronique no 7, Juillet 2006, p. 104.) 50 Les Cahiers de propriété intellectuelle de jugement14. L’hypothèse de deux œuvres identiques est rendue moins théorique pour les œuvres générées par certaines technologies. Il suffit de songer aux photographies de sujets identiques15. Dans notre droit, la question de l’accès est à notre avis un élément mixte du droit substantif et de droit processuel. La notion de reproduction « d’une partie importante ou non » du paragraphe 3(1) Lda présuppose nécessairement l’accès à l’œuvre copiée. La définition de reproduction retenue dans l’affaire Théberge vient encore confirmer notre lecture : la reproduction s’entend de « la multiplication de la chose reproduite »16. Il faut donc bien d’abord accéder à la chose pour pouvoir ensuite la multiplier. La question intéresse également le droit de la preuve. Ici l’analyse est plus difficile. La loi a prévu l’attribution du fardeau de la preuve pour la titularité et pour l’originalité de l’œuvre en créant les présomptions des paragraphes 34(1) et 53(2) Lda. À défaut de pouvoir invoquer ces présomptions, c’est au demandeur d’établir son droit17. L’accès est généralement soulevé comme moyen de défense par la partie poursuivie. Le demandeur se contentant généralement de montrer les similitudes des œuvres en litige18, le fardeau de persuasion oblige alors le défendeur. Ce dernier pourra s’en acquitter à son tour en apportant la preuve que l’œuvre lui est inconnue, une preuve souvent insurmontable pour les œuvres publiées. L’accès, lorsqu’il est prouvé, ne permet pas d’inférer la violation. Le contact n’est pas suffisant. La contamination doit être réelle, substantielle et vérifiable. Dans notre affaire, la Cour conclut que chacun des responsables, dessinateurs et producteurs, avait été en 14. CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, 2004 CSC 13, para. 16. 15. Et aux circonstances de l’affaire Ateliers Tango Argentine c. Festival d’Espagne et d’Amérique latine inc., [1997] R.J.Q. 3030 (C.S.). 16. Théberge c. Galerie d’Art du Petit Champlain inc., 2002 CSC 34, para. 45 et s. 17. « Celui qui veut faire valoir un droit doit prouver les faits qui soutiennent sa prétention » (2803 C.c.Q.). 18. Par exemple, s’agissant de la reproduction de la photographie du demandeur prise de son site Internet (voir Santo Limousines inc. c. Simonetti, 2006 QCCQ 16908), la Cour conclut que : « D’entrée de jeu, le Tribunal considère que la preuve démontre, sans l’ombre d’un doute, que le défendeur a copié la photographie qu’a obtenue la demanderesse en juillet 2004 et qu’elle a utilisée sur son site Internet. La photographie que l’on trouve sur le site Internet du défendeur est identique à la photographie de la demanderesse. Le Tribunal n’accorde aucune crédibilité au défendeur qui a tenté en vain de nier l’évidence. Le défendeur a faussement prétendu avoir utilisé l’arrière-plan d’un immeuble situé sur le boulevard RenéLévesque Ouest, à Montréal, puisque l’on voit à l’arrière-plan de la photographie l’immeuble du Marché Maisonneuve, lequel est situé sur la rue Ontario Est, à Montréal. » Coupables par Defoe 51 possession du matériel créé par Claude Robinson, ou qu’il avait fort probablement été porté à leur connaissance. Les commentaires de la Cour à l’endroit du témoignage de Christophe Izard, directeur artistique de la série télévisée, sont particulièrement cinglants. Il est une chose d’apporter peu de valeur à un témoignage, il en est une autre de faire des commentaires généraux sur la personnalité d’une partie. Christophe Izard nie avoir eu accès à l’œuvre de Claude Robinson. La Cour ne le croit pas et en cela, elle a entière discrétion. Mais certains extraits portent le jugement bien au-delà de l’appréciation de la preuve : Si Izard est capable de signer sur son honneur – lui, bénéficiaire de la Légion d’honneur – des bulletins de déclaration à la SACD en fournissant des renseignements qu’il sait faux, ce n’est pas l’utilisation d’œuvres d’autres créateurs qui le ralentira.19 ces explications tordues ne font que renforcer la conviction du Tribunal que Izard a copié le nom des deux personnages du demandeur : Gertrude et Boum Boum.20 il n’y a pas de hasard en l’instance.21 le refus d’Izard d’admettre que Charest a été impliquée artistiquement dans le dossier amène le Tribunal à conclure qu’il a eu également accès [aux] documents que le demandeur avait remis à CINAR pour le démarchage de son œuvre.22 Sur la question de la reproduction et suivant les conclusions du sémiologue, la Cour conclura que les personnages, les caractères, et la maison en « L » de l’île Curieuse de Claude Robinson ont été repris substantiellement23. On s’interrogera sur la justesse de l’analyse et s’il n’y a pas dans le langage de la Cour un lapsus constitutif d’une erreur de droit. Les assonances y sont, les mots aussi : reproduction, similitudes substantielles. Mais l’acte de contrefaçon n’est pas constitué par la reproduction en tant que telle mais par la démonstration que cette reproduction constitue une partie substantielle de l’œuvre 19. 20. 21. 22. 23. Robinson, supra, note 1, au para. 363. Robinson, supra, note 1, au para. 366. Robinson, supra, note 1, au para. 368. Robinson, supra, note 1, au para. 380. Robinson, supra, note 1, au para. 619. 52 Les Cahiers de propriété intellectuelle première et une partie originale, donc protégeable24. L’existence de similitudes entre deux œuvres est très certainement le signe principal de l’emprunt et nos cours présument souvent que ces emprunts sont des éléments importants de l’œuvre première. Cette approche sied parfaitement au droit français par exemple qui ne fait pas référence à « une partie importante » de l’œuvre, voire encore au droit américain qui ne parle que de « reproduction » à l’article 106 – la quotité de l’emprunt étant plutôt considérée au chapitre de l’utilisation équitable de l’article 107 qui parle de « substantiality of the portion used in relation to the copyrighted work as a whole »25. Notre droit n’autorise pas une telle économie26. Il est certes tout aussi difficile de démontrer l’originalité d’une œuvre que de démontrer que les éléments reproduits en sont une partie essentielle mais un demandeur qui n’aurait démontré que les similitudes ou les ressemblances n’aurait fait que la moitié du chemin. Le droit n’est pas seulement sémantique, il faut s’en tenir aux mots lorsque ceux-ci sont garants d’une généralité de sens. Ils sont en l’espèce nos seuls parapets et on ne peut s’en écarter sans modifier la règle. Une cour ne pourrait pas plus se dédouaner en laissant croire que l’approximation des formules ne change rien à la solution. Le juge Auclair rappelle bien les prétentions de la demanderesse et pose les exigences de la loi quant à la preuve de la reproduction d’une partie substantielle27, mais rien dans le corps de la décision ne permet de déduire que le test ait été correctement appliqué. Après avoir noté les « similitudes substantielles » concernant 24. Confirmant la décision de la cour inférieure qui avait conclu à l’absence de contrefaçon, le thème central supposément repris n’étant pas lui-même un objet de protection, voir Baigent & Anor c. The Random House Group Ltd., [2007] EWCA Civ 247 (2007-03-28) au para. 85. [Baigent] : The need for the Claimants to be able to show some structure or architecture for their Central Theme results from the fact that, if it is to be seen merely as a number of facts, ideas or assertions, there is nothing in the Central Theme that can be seen as being the product of the skill and labour involved in the creation of a literary work, so as to be properly eligible for protection under copyright law. The Claimants have never put forward a case based on the particular collocation of discrete elements. By trying to identify some structure in the Central Theme, they have sought to show that it is more than just a number of different, albeit connected, ideas, assertions or facts, none of which by itself can be protectable by way of copyright. 25. Articles 106 et 107, 17 USC. 26. Dans l’affaire Avanti, la Cour d’appel pose la bonne question : « La question est donc, en l’espèce, celle de savoir si les emprunts de Favreau dans « La Petite Vite » à l’œuvre de Meunier, propriété d’Avanti, car il y a indubitablement des copies, sont une partie substantielle de La Petite Vie » ( voir : Productions Avanti ciné vidéo inc. c. Favreau, 1999 CanLII 13258 (C.A. Qué.) [Avanti]. 27. Robinson, supra, note 1, au para. 410. Coupables par Defoe 53 notamment le rôle qu’occupent les personnages, leurs caractères ou encore la maison en « L » dans l’œuvre de Claude Robinson, le tribunal conclut de manière laconique « que les défendeurs ont reproduit l’essence, la substance et la partie vitale de l’œuvre Curiosité »28. Il reste à voir si la Cour d’appel se satisfera de cette conclusion. 1.2 Du style et du ton L’affaire qui nous occupe est de facture plutôt classique hormis les déconvenues de CINAR. Le scandale des prête-noms colore fortement le jugement29. Et aux fraudes s’ajoutent les mensonges. Charest et Weinberg renient à plusieurs reprises Claude Robinson. Le fait est prouvé par les dépositions prises lors de l’enquête policière menée par la GRC suite à la plainte pour plagiat déposée en 1995 par celui-ci. Pourtant, les détails de l’affaire ne servent pas forcément l’analyse juridique, ils l’affaiblissent même. Cette dernière est noyée sous des volées répétées de faits et d’extraits d’interrogatoires dont la pertinence n’est pas toujours évidente. Les propos du juge Auclair sont particulièrement durs à l’endroit des défendeurs feu Charest, Weinberg et Izard. L’incipit annonce le ton : « Assoyez un singe devant une machine à écrire et le hasard permettra peut-être qu’il écrive Roméo et Juliette de Shakespeare, mais c’est peu probable »30. Plus loin dans le jugement le juge devient franchement accusateur, pourfendeur des hypocrites : « la conduite des défendeurs est outrageante, préméditée, délibérée »31. « Même au cours du procès, ils ont persisté à dissimuler leurs actes répréhensibles »32. Il fauche allégrement, part en croisade. Le mot plagiat y apparaît 21 fois. « Foutaise ! »33 s’insurge-t-il. Vindicatif, il fustige les responsables : 28. Robinson, supra, note 1, au para. 826. 29. CINAR en particulier procédait à de fausses déclarations, soit pour contourner les exigences de financement posées par les organismes subventionnaires canadiens quant à la participation canadienne dans des coproductions avec des partenaires étrangers, soit auprès des sociétés de gestion collective pour encaisser des redevances de droit d’auteur. Sur ce dernier point la Cour explique : « la sœur d’Hélène Charest, agissant sous le nom de plume d’Érica Alexandre, a été désignée comme auteure des épisodes canadiens, lui permettant ainsi de toucher les redevances de la SACD, Hélène Charest conservant 16 % des redevances et 84 % se retrouvant dans sa compagnie de gestion McRaw détenue par elle et Weinberg » (para. 332). 30. Robinson, supra, note 1, au para. 1. 31. Robinson, supra, note 1, au para. 1062. 32. Robinson, supra, note 1, au para. 1065. 33. Robinson, supra, note 1, au para. 787. 54 Les Cahiers de propriété intellectuelle « Leur conduite des affaires est basée sur la tricherie, le mensonge et la malhonnêteté. Ils n’hésitent pas à trafiquer les contrats afin d’en gonfler les coûts de production pour obtenir des subventions et modifier les pourcentages de leur participation afin de se qualifier en vertu de la convention bilatérale France-Québec » 34. Plus tôt dans le texte, à propos de la crédibilité du témoin expert présenté par la défenderesse, on trouve des commentaires plutôt inappropriés : « Le rapport Dansereau a été préparé plus de 6 mois après le visionnage des 26 épisodes de 22 minutes, auquel elle a consacré 11 heures, incluant la prise de notes et la manipulation des 26 vidéocassettes. Vraiment, elle travaille vite, Mme Dansereau »35 ! Et encore, sur la substitution de « Mercredi Congé » à « Vendredi Férié », le juge semble tirer ses propres conclusions : « Soulignons que le mercredi est un jour de congé pour les écoliers en France, alors que dans Curiosité, le personnage s’appelle Vendredi Férié. Quel hasard ! »36. Monsieur le juge est rapide à tirer des conclusions : « Quelle similitude ! Il n’y a pas de hasard »37, « Étonnant ! »38, apostrophe celui-ci. « Impossible »39, scande-t-il plus tard dans son jugement. « Où est l’honneur du défendeur Izard, bénéficiaire de la légion d’honneur ? »40. Et d’un ton réprobateur à l’égard de ce dernier : « La cupidité lui a rendu un bien mauvais service »41. Devant une preuve préconstituée présentée en défense sur l’origine du nom Duresoirée alias Hildegarde Van Boum Boum, personnage de la série Robinson Sucroë, le juge relève que le scénariste Mirleau est même allé jusqu’à reproduire la faute d’orthographe commise dans l’écriture du nom Pachyderme écrit avec un « i » au lieu d’un « y ». Par la suite, s’adressant au cancre débusqué, au plagiaire : « et il a le culot de venir déclarer sous serment qu’il n’a jamais eu connaissance des documents du demandeur »42. Ce dernier point semble avoir été à première vue décisif. Plagiaires, à vos Bescherelle et Larousse ! Claude Robinson quant à lui est « l’homme blessé »43, qui veut « ravoir sa face »44, qui succombe au cannibalisme intellectuel, 34. 35. 36. 37. 38. 39. 40. 41. 42. 43. 44. Robinson, supra, note 1, au para. 1061. Robinson, supra, note 1, au para. 489. Robinson, supra, note 1, au para. 555. Robinson, supra, note 1, au para. 574. Robinson, supra, note 1, au para. 751. Robinson, supra, note 1, au para. 1234. Robinson, supra, note 1, au para. 351. Robinson, supra, note 1, au para. 362. Robinson, supra, note 1, au para. 358. Robinson, supra, note 1, au para. 980. Robinson, supra, note 1, au para. 976 (Témoignage de Claude Robinson). Coupables par Defoe 55 l’homme meurtri, violé. « La particularité en l’espèce est que le demandeur dit avoir subi l’équivalent d’un viol, surtout lorsqu’il considère que c’est son visage qui est reproduit dans Sucroë »45 lit-on encore dans le jugement. Ici la sensibilité du juge Auclair s’expose dans l’énoncé des motifs qui l’amènent à ordonner la restitution de tous les exemplaires des copies de l’œuvre Robinson Sucroë : « De plus, il a témoigné qu’il ne pouvait supporter le visionnage des épisodes de Sucroë et que cela le rendait malade. »46 [...] « Ce serait perpétuer son tourment que de lui permettre d’exploiter l’œuvre Sucroë »47. Une justice bien rendue est souvent une justice économe, servie avec peu de mots. L’austérité a ses vertus. On ne saurait reprocher à un juge d’avoir du style, voire même d’être original dans sa prose, mais l’exercice est périlleux et peut dans certains cas être interprété comme un manque de retenue ou encore, peut-être, de partialité. Il fait apparaître l’individu derrière le magistrat, les inclinaisons personnelles derrière la discrétion judiciaire. On se souviendra de l’original juge Peter Smith qui décida l’affaire du Code Da Vinci et qui inséra son propre code dans son jugement. Une plaisanterie qui ne fut pas très appréciée par la Cour d’appel, ce qui lui valut certaines remontrances : As was noted at the time, he was prompted by the extensive use in DVC of codes, and no doubt by his own interest in such things, to incorporate a coded message in his judgment, on which nothing turns. The judgment is not easy to read or to understand. It might have been preferable for him to have allowed himself more time for the preparation, checking and revision of the judgment.48 Il faut donc qu’apparence de justice il y ait. Aussi difficile que soit la tâche et n’en déplaise au lectorat avide de sensations, il est du devoir du juge de contenir ses impressions. Ailleurs, l’excès de langage peut mettre à jour l’imperfection de certains mécanismes inductifs. Ainsi que nous l’avons déjà men45. 46. 47. 48. Robinson, supra, note 1, au para. 976 (Témoignage de Claude Robinson). Robinson, supra, note 1, au para. 913. Robinson, supra, note 1, au para. 914. Baigent, supra, note 24, au para. 3. On se rappellera également de la destitution du juge Jackson pour impartialité dans l’affaire Microsoft pour des motifs plus graves, il est vrai ; le juge ayant organisé des rencontres avec la presse alors que la cause était pendante. Voir United States c. Microsoft, 253 F.3d. 34 (D.C. Cir.) (2001) para. 3. 56 Les Cahiers de propriété intellectuelle tionné, le juge Auclair présume un certain nombre d’éléments, soit l’apport artistique de feu Charest49, l’usurpation du nom BoumBoum50, tout comme la responsabilité du directeur de France Animation et semble déduire la contrefaçon de certaines observations, par exemple celle selon laquelle l’un des personnages de la série est appelé « Mercredi Congé » au lieu de « Vendredi Férié »51. Le tribunal est d’avis qu’une explication alternative est impossible, voire impensable. Tout s’explique, rien n’est laissé au hasard. La contingence a toutefois ses limites et le rôle du juge au procès aussi. On enseigne d’abord que le juge, dans un système contradictoire, doit respecter une certaine distance quant à la preuve et ne pas procéder à ses propres investigations. Le risque est devenu bien réel avec Internet et les outils de recherche. Il ne nous semble pas qu’il se soit matérialisé en l’espèce. La difficulté provient plutôt qu’à la lecture du jugement on ne saurait trop dire si le juge ne fait qu’apprécier les arguments présentés par les parties ou s’il procède à ses propres inférences. Si tel est le cas, il s’approche dangereusement de la ligne de partage des rôles dans l’administration de la preuve. Il faut ajouter que si la présomption est laissée à l’appréciation du tribunal, il ne « doit prendre en considération que celles qui sont graves, précises et concordantes »52. Le « i » de pachyderme est-il un élément de fait constituant une présomption de ce type ? L’information selon laquelle le mercredi est un jour de congé pour les écoliers français nous semble un indice bien mince – et à notre avis non pertinent – dans la détermination de la contrefaçon. Et il y a bien d’autres inférences comme celle-ci dans le jugement. La Cour supérieure n’a pas non plus le monopole des présomptions de fait. Ainsi que l’a rappelé récemment la Cour d’appel, rejoignant les propos du professeur Ducharme : La discrétion du juge de première instance est ici moins grande que lorsqu’il s’agit des témoignages. Dans le cas des témoignages, les tribunaux d’appel n’interviennent pas, en principe, pour modifier l’appréciation qu’a donnée le juge du fait. En ce qui concerne les présomptions, cependant, le droit de regard des tribunaux supérieurs est beaucoup plus grand. Pourquoi ? 49. Robinson, supra, note 1, au para. 377. 50. Du fait que « Izard dit que le nom de Boum Boum est inspiré des Pierrafeu alors que dans la version française, il s’agit de Bam-Bam ». (para. 365) 51. « Soulignons que le mercredi est un jour de congé pour les écoliers en France, alors que dans Curiosité, le personnage s’appelle Vendredi Férié. Quel hasard ! », Robinson, supra, note 1, au para. 555. 52. Article 2849 C.c.Q. Coupables par Defoe 57 Simplement parce que la force probante des présomptions repose sur une induction, c’est-à-dire un processus intellectuel dont les tribunaux d’appel peuvent facilement apprécier la valeur, tandis que la force probante d’un témoignage repose sur la crédibilité du témoin, facteur que le juge qui a vu et entendu ce dernier est plus à même de mesurer que les juges des cours d’appel qui doivent se contenter de lire la transcription des notes sténographiques. C’est pourquoi les tribunaux d’appel se considèrent dans une aussi bonne position que le juge de première instance pour dégager les présomptions de fait.53 On peut aussi s’interroger sur l’utilité des informations secondaires sur la détermination de la contrefaçon. Il s’agit dans certains cas d’indices, d’une preuve indirecte, voire de caractère dont la pertinence n’est pas convaincante. Ce flot d’information a plutôt distrait la cour et la chose fut habilement montée par les procureurs du demandeur. La cause de droit d’auteur est dénaturée pour devenir une condamnation des malversations. L’objectif de l’octroi de dommages punitifs, écrira le juge Auclair, est « de prévenir des cas semblables et de punir ces bandits à cravate ou à jupon, afin de les décourager de répéter leur stratagème et sanctionner leur conduite scandaleuse, infâme et immorale »54. À la lecture du jugement, rien n’indique que CINAR ou encore Izard aient été impliqués dans un schéma délibéré de plagiat organisé. Il est dangereux ici d’induire des éléments extérieurs concernant les malversations de CINAR ou de ses représentants une propension à la contrefaçon. De plus, blâmable ou non, de bonne ou de mauvaise foi, l’état d’esprit du plagiaire importe peu, à charge ou à décharge. L’intention du fautif est d’ailleurs expressément écartée dans le cas de l’importation au sens de l’alinéa 27(2) e) de la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), c. C-42 (Lda). Dans les autres cas, bien qu’elle puisse encore en principe être invoquée, la loi n’y mettant aucune interdiction expresse, ce n’est guère que dans la mesure des réparations que la bonne foi sera prise en compte. La cour pourrait refuser l’émission de certaines conclusions en injonction demandées par les parties55. 53. Boivin c. Québec (Procureur général), [2000] R.J.Q. 687 (CA), p. 690. 54. Robinson, supra, note 1, au para. 1066. 55. Voir le paragraphe 39(1) de la Loi sur le droit d’auteur qui dispose que « dans le cas de procédures engagées pour violation du droit d’auteur, le demandeur ne peut obtenir qu’une injonction à l’égard de cette violation si le défendeur prouve que, au moment de la commettre, il ne savait pas et n’avait aucun motif raisonnable de soupçonner que l’œuvre ou tout autre objet du droit d’auteur était 58 Les Cahiers de propriété intellectuelle Dans l’affaire Kraft par exemple, le juge Harrington n’exigera pas du contrefacteur de rappeler les produits contrefaits déjà sur le marché et ce « dans le but de maintenir une apparence de paix et d’ordre »56. La cour pourra encore refuser d’octroyer des dommages punitifs ou tout redressement en équité en tenant compte des faits particuliers de l’affaire soumise57. Pourtant, l’infraction de contrefaçon est dans l’état de notre droit une infraction que l’on pourrait appeler de droit strict, l’élément objectif l’emportant sur tout autre élément : « Innocent intention affords no defense, and ignorance of the existence of copyright is no excuse for infringement. Copyright being a proprietary right, it does not avail the defendant to plead motive or intent »58. De la même manière, l’existence d’un modus operandi – élément absent de notre affaire – doit être considérée avec précautions. Dans l’état actuel de notre droit – et on pourrait en débattre, il n’y a qu’une sorte de contrefaçon. Le tribunal n’a pas à être convaincu en quelque sorte de l’état d’esprit dans lequel l’acte a été commis59. On ne peut non plus déduire la contrefaçon de la manière dont les défendeurs ont eu accès à l’œuvre première. Bref, la ligne de partage entre neutralité et impartialité n’est pas aisée à tracer. On ne demande pas à un magistrat d’être neutre puisqu’il est appelé à décider. Il faut encore reconnaître l’extrême difficulté de juger dans un contexte où l’opinion publique s’est largement fait entendre pour soutenir l’artiste. Il faut toutefois préserver l’impression – l’illusion ? – d’impartialité. La partialité, écrira le juge Cory dans R. c. S. (R.D.) « dénote un état d’esprit prédisposé de quelque manière à un certain résultat ou fermé sur certaines conclusions »60. On ne reprochera pas à l’arbitre d’avoir des opinions ou 56. 57. 58. 59. 60. protégé par la présente loi ». Toutefois, selon le paragraphe 39(2), l’enregistrement du droit d’auteur permet de neutraliser cette défense. (Voir les discussions sur l’ancienne version de cet article dans EROS – Équipe de recherche opérationnelle en santé inc. c. Conseillers en gestion et informatique C.G.I. inc., 2004 CF 178, para. 125 et s.). Kraft Canada Inc. c. Euro Excellence Inc., 2004 CF 652, au para. 63. La défense des mains propres peut servir à repousser les demandes de la partie demanderesse. Pour une discussion sur les défenses en équité : voir Eli Lilly and Company c. Apotex inc., 2009 FC 991, aux para. 626 et s. Harold G. FOX, The Canadian Law of Copyright and Industrial Design, 2e éd. (Toronto : Carswell, 1967), p. 331. Notons que le droit français pose même une présomption de mauvaise foi. Voir les propos indémodables de Desbois à ce sujet : Henri Desbois, Le droit d’auteur en France, (Paris : Dalloz, 1978), p. 882 et s. R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484. Coupables par Defoe 59 d’être actif ; non plus de voir les choses avec ses propres yeux61. Il n’échappe pas au déterminisme social, il est investi d’une expérience toute personnelle qui forge son aptitude à juger. Tout est question de perception cependant et la crainte raisonnable de partialité peut émaner de commentaires généraux sur certains faits sur la foi desquels une décision semble avoir été prise. La Cour suprême nous donne quelques conseils : À l’évidence, il vaut mieux que le juge appelé à statuer sur la crédibilité évite de faire tout commentaire qui pourrait donner l’impression qu’il a jugé de la crédibilité en s’appuyant sur des généralisations plutôt que sur des démonstrations précises de la véracité ou du manque d’honnêteté du témoin au procès. [...] Néanmoins, les juges ont un large pouvoir et les propos qu’ils tiennent en public sont passés au crible. Le juge ne doit pas, par ses commentaires, amener les parties ou l’observateur renseigné et raisonnable à croire qu’il s’est, de fait, basé sur des généralisations.62 2. UN PETIT TOUR À BICYCLETTE S’il y a une cause qui vient à l’esprit lorsque l’on se plonge dans les 240 pages du jugement Robinson et ses eaux troubles, c’est bien l’affaire de La Bicyclette bleue63. On se rappellera que la succession de l’impériale Margaret Mitchell avait poursuivi Régine Desforges pour son adaptation libre de « Autant en emporte le vent ». Judiciairement, la cause est riche en rebondissements. Le premier jugement, celui rendu le 6 décembre 1989 par le Tribunal de Grande Instance de Paris, condamne Régine Desforges et son éditeur à plus de 2 millions de francs, une somme considérable pour l’époque. Les faits sont bien connus. En 1982, Desforges fait paraître un roman intitulé « La bicyclette bleue 1939-1942 », premier d’une trilogie. L’œuvre a incontestablement des points communs avec « Autant en emporte le vent », l’auteure ne s’en cache pas et s’en amuse64. Scarlett devient 61. Brouillard c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 39 ; voir également, Benjamin N. Cardozo, The Nature of the Judicial Process (New Haven : Yale University Press, 1921), pp. 12-13. 62. Brouillard c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 39, le juge Cory au para. 130. 63. [1989] Cahiers droit d’auteur 1990.27 (Tribunal de grande instance de Paris ; 1989-12-06). 64. À la note 63, le TGI de Paris avait d’ailleurs pris acte du fait que Régine Desforges avait « à de très nombreuses reprises publiquement revendiqué la filiation unissant « La bicyclette bleue » à « Autant en emporte le vent » et remercié en tête de son roman « pour leur collaboration, le plus souvent involontaire, trente huit personnes, dont Margaret Mitchell », (p. 86.) 60 Les Cahiers de propriété intellectuelle Léa, Laurent prend le rôle de Ashley, le ténébreux Rhett Butler est remplacé par François Tavernier, etc. Par ailleurs, au théâtre de la guerre de sécession sera substitué celui de la Deuxième Guerre mondiale. Dans ses proportions d’abord, la cause française fait irrémédiablement penser à notre affaire. La décision de première instance est d’une longueur inusitée. Quatre-vingt-neuf pages pour un jugement français, c’est un record. De plus, c’est un exercice de comparaison sous forme de florilège tout à fait remarquable. Ici point besoin d’expert ou de sémiologue. L’exercice de comparaison est effectué par les juges, « à la mitaine », dirons-nous. Pierre-Yves Gautier notera dans un commentaire de la décision d’appel que l’exercice de comparaison requiert « l’usage massif du crayon de couleur ou du surligneur... les guides les plus sûrs des magistrats pour éclairer sa religion »65. Le tribunal de première instance notera également des similitudes tant de fond que de forme portant sur l’intrigue générale – ce qui n’est évidemment pas notre cas puisque le demandeur concède qu’il n’y a pas de similitudes quant aux scénarios de l’émission télévisuelle66, ainsi que sur « les caractères physiques et psychologiques des principaux personnages et de certains personnages secondaires de chacun des ouvrages »67 et sur « les rapports qu’entretiennent respectivement entre eux ces mêmes personnages »68. Le labeur des premiers juges dans les deux causes est colossal. En France, les œuvres sont épluchées, mises en colonnes, comparées, découpées, le scénario disséqué pièce par pièce. L’analyse des caractères frôle parfois la psychanalyse. Au sujet de Léa et de Scarlett le tribunal diagnostique : Leurs bonnes manières à toutes deux sont plus apparentes que réelles et parviennent mal à tempérer leur véritable nature impulsive, impétueuse, débordante de vie et de naturel, avide de jouissance et de plaisirs [...].69 65. Pierre-Yves Gautier, « Les critères qualificatifs pour la protection littéraire et artistique en droit français », (1994) 46 Revue internationale de droit comparé 507. 66. D’entrée de jeu, le demandeur admet qu’il n’y a pas de reprise de l’histoire mais plutôt reprise des personnages principaux, de leurs caractères et de certains dessins. (Robinson, supra, note 1, au para. 155.) 67. Supra, note 63, à la p. 3. 68. Ibid. 69. Ibid., à la p. 12. Coupables par Defoe 61 Quant à Rhett Butler et François Tavernier, retenons ces propos de divan : bien qu’étant tous deux des hommes particulièrement virils, sensuels, avides de jouissances et grands amateurs de femmes, Rhett Butler et François Tavernier ont encore en commun des manières, des goûts et des réflexions qui, venant d’autres hommes qu’eux, pourraient laisser croire qu’ils sont efféminés.70 Mais cet excès de détails, cette insistance à rapporter et à colliger ne devient-elle pas là aussi un aveu d’impuissance ? Impuissance à saisir l’avant de l’après, l’impossibilité de faire abstraction de l’effort investi dans la seconde œuvre ? De feindre le travail et l’originalité rédemptrice pour ne retenir que les tâches de la contagion, les scories de l’emprunt ? L’affaire de la Bicyclette bleue pourrait aussi être annonciatrice. La décision de première instance est infirmée en appel en 1990 au motif que le thème de l’amour déçu d’une jeune fille pour un garçon qui lui en préfère une autre, alors qu’elle est elle-même courtisée par un homme plus âgé, est dépourvu d’originalité. Par surcroît, elle semble être dédouanée par la force créatrice de l’imagination de Régine Desforges qui l’a menée à produire une œuvre « originale et personnelle »71 écrira la Cour, revenant ainsi sur les conclusions de la cour inférieure qui avait considéré les différences tout à fait secondaires72. La Cour de cassation casse la décision d’appel, reprochant à la Cour d’appel de ne pas avoir recherché si, « par leur composition ou leur expression, les scènes et les dialogues d’« Autant en emporte le vent » et de « La bicyclette bleue » qui décrivent et mettent en œuvre des rapports comparables entre les personnages en présence, ne comportent pas des ressemblances telles que, dans le second roman, ces épisodes constituent des reproductions ou des adaptations de ceux du premier dont elles sont la reprise »73. Enfin, la cour de renvoi, la Cour d’appel de Versailles, disposera finalement de l’affaire et conclura qu’il « n’est pas possible, dans ces 70. 71. 72. 73. Ibid., à la p. 20. Ibid., à la p. 83. Ibid., à la p. 84. Cass. Civ. 1re, 4 février 1992, D. 1992. Jur. 182 à la p. 183. (note Pierre-Yves Gautier). 62 Les Cahiers de propriété intellectuelle conditions, de tenir pour des reproductions ou adaptations génératrices de contrefaçon les scènes et dialogues ou encore les situations ou épisodes incriminés de « La bicyclette bleue », puisque par leur composition et leur expression, lesquelles s’intègrent dans une création romanesque originale, ils ne présentent pas avec « Autant en emporte le vent » les ressemblances nécessaires à une telle qualification »74. L’affaire de La bicyclette bleue force la réflexion sur la protection des personnages. Les traits psychologiques qu’on leur attribue sont directement empruntés à notre condition. Ils sont dans la nature, ce qui les rend à priori peu propices à être objets d’appropriation. L’humanité toute entière existe en chacun de nous et notre personnalité n’est qu’une combinaison unique d’éléments partagés par le plus grand nombre. Le constat vaut, toutes proportions gardées, pour les personnages. Le personnage a une personnalité plus ou moins développée mais sur laquelle il n’est pas moins difficile de revendiquer une propriété. L’affaire de La bicyclette bleue en est une illustration. Lorsqu’ils sont des êtres humains, le profil des personnages tel que mis en relief par les mots et révélé par des mises en situation, est souvent fixé de manière insuffisante et échappe au droit d’auteur. Dans le cas des personnages de dessins animés, ce profil est généralement défini sous des traits plus grossiers, déterminé par quelques qualités particulières et génériques qui permettent de le distinguer des autres (curieux, actif, intelligent, triste, etc.) et d’anticiper l’intrigue. Pour les émissions jeunesse, la palette des sentiments qui font le ressort de l’action est particulièrement limitée. Contrairement à la physionomie du personnage, il est plus difficile de démontrer que cette personnalité constitue une expression protégeable. D’abord, ces traits sont rarement originaux dans leur qualité identificatrice, si tant est que la notion d’originalité puisse signifier quelque chose ici. Ensuite, ils sont rarement fixés sous une forme qui permette la comparaison. En admettant que l’on puisse trouver le caractère d’un personnage « original » au sens du droit d’auteur, il semble difficile de protéger le profil psychologique d’un personnage simplement sur la base de quelques lignes descriptives contenues dans un scénario ou dans les mises en situation statiques de celui-ci. Et lorsque nos cours l’ont fait, elles ont insisté sur le fait que le personnage doit être « parfaitement caractérisable » et « singularisé », bref que la vie du personnage dans l’œuvre ait été suffisamment longue – à l’échelle d’une fiction – et élaborée pour cristalliser 74. Ch. Civ. Réun., 15 décembre 1993, D. 1994. Jur. 132 à la p. 134. (note Pierre-Yves Gautier). Coupables par Defoe 63 son expression et dépasser la forme de l’idée. Ainsi, la Cour d’appel écrira dans l’affaire de « La petite Vie » : Je retiens donc du dossier que Meunier a littéralement conçu des personnages autonomes, parfaitement caractérisés tant par leur allure extérieure que par leur tics, leur conduite et leur langage et à qui il a confié un texte absurde et drôle. Ce qui définit l’œuvre, c’est à la fois l’individualité des composantes parfaitement identifiables et leur intégration dans un tout. Il est incontestable qu’au Québec, les personnages de La Petite Vie sont aussi singularisés que ceux de Tintin, d’Astérix le Gaulois ou de Garfield. C’est d’ailleurs pour cela qu’Avanti fut sollicitée par des sociétés privées et publiques comme des municipalités, pour « prêter » certains personnages dont « Pôpa » et « Môman » de La Petite Vie à des campagnes publicitaires ou pour la commercialisation de certains produits. Aussi, avec les plus grands égards pour son opinion, je ne peux m’accorder avec le juge de la Cour supérieure lorsqu’il affirme que les personnages « ne présentent pas des caractéristiques à ce point originales qu’ils puissent, sans jeu de théâtre et sans mot dire, être à eux seuls sujets à la protection de droit d’auteur.75 On gardera en mémoire que la Cour supérieure avait refusé d’assujettir les jeux des acteurs de l’œuvre pornographique – déguisés à la façon des personnages de « La petite Vie » – à l’autorisation de l’auteur. La discussion sur la protection des personnages est de toute évidence loin d’être close. 3. LE VERTIGE On n’en finira donc jamais de débattre et d’écrire à propos de l’originalité. Il s’agit d’un sujet sans fond. Tout aussi vertigineuse est la détermination du moment où l’emprunt devient contrefaçon. Là encore, point de formule pour décider, il faut trancher. Tout est matière d’impressions, d’opinions. Nous donnons la nôtre en sachant que celle du juge Auclair s’est construite au contact de la preuve. Le jugement est personnel. Nous devons nous interroger sérieusement sur l’utilité de l’expertise judiciaire en matière de contrefaçon. L’expert ne fait qu’apporter une voix de plus aux voix intérieures du décideur. Plagiat ou contrefaçon, inspiration nourrie et enrichie ou reproduction ? Voilà les véritables questions. 75. Voir Avanti, supra, note 26. 64 Les Cahiers de propriété intellectuelle Nous commencerons par une rétrospective non exhaustive de la littérature traitant du plagiat. Puis, et en guise d’épilogue, nous nous interrogerons sur le « vol d’idées », soit sur la faute qui peut être imputée à la personne qui reçoit le projet d’un artiste en main confiante. 3.1 Entre plagiat et contrefaçon Il est difficile de rester insensible aux revendications de Claude Robinson. Victime des temps modernes, son histoire telle que rapportée dans le jugement et dans la presse semble particulièrement injuste. Toute injustice n’est cependant pas illégalité. On peut tout à fait trouver injuste le fait pour un État d’autoriser la parodie ou le pastiche par exemple. D’ailleurs tout plagiat n’est pas nécessairement violation de droit d’auteur, n’est-ce pas ? Selkirk, le malheureux marin, le vrai Robinson, a cru que l’équipage, un équipage dont il était le maître, allait revenir. L’attente fut vaine. Selkirk, tout comme Claude Robinson, confia qu’il avait souffert d’une dépression qui l’immobilisa pendant des mois durant. Homme habile de ses mains, il se laissa dépérir, abandonna ses guenilles, vécut nu-pieds. C’est un homme vaincu qui se présenta devant la chaloupe du Duke de Roger Woodes, non un surhomme. On notera enfin que le sort de CINAR fut le même que le galion qui abandonna Selkirk ; il coula en mer quelques semaines après avoir quitté l’île. Selkirk avait refusé de poursuivre sous les ordres d’un capitaine peu expérimenté et sur un navire fort endommagé suite à un combat avec le Saint-Joseph, un navire français qu’ils avaient tenté d’aborder. Allons lire et s’instruire sur le plagiat. Le mot « plagiat » désignait à l’origine le crime de celui qui détourne ou qui s’approprie ses esclaves76. Un crime dont le châtiment était le fouet. Plagios en Grec – on aurait même pu le deviner – puis plagium en latin77. Cette figure métaphorique fut ensuite utilisée pour signaler les emprunts textuels. Ainsi que nous le savons, il n’y a pas d’identité entre contrefaçon et plagiat, certains recoupements seulement. Michel Schneider dans son ouvrage « Voleurs de mots » note d’ailleurs le paradoxe du mot « contrefaçon » : il désigne le délit que nous connaissons et aussi, littéralement cette fois, le ressort artistique, le procédé inévitable de l’emprunt. On attend en effet de l’auteur qu’il s’élève par 76. Jean-Luc Hennig, Apologie du plagiat (Paris : Gallimard, 1997) à la p. 17. 77. Michel Schneider, Voleurs de mots (Paris : Gallimard, 1985) à la p. 103. Coupables par Defoe 65 rapport à, qu’il façonne son propre style, qu’il s’inspire, mais crée contrefaçon78. Le plagiat ne rencontre le droit que dans les étages réglementés de l’emprunt non autorisé. Aux étages supérieurs se trouvent les idées, au sous-sol les vastes archives du domaine public, au rez-dechaussée et dans les étages le chaos d’un monde artistique désordonné composé d’œuvres géniales ou bâtardes, certaines peu ou pas originales, une cacophonie artistique où l’emprunt est courant, où le bon goût côtoie le mauvais mais aussi où les œuvres « rivalisent » entre elles79. Le plagiat est tantôt décrit comme une infamie, un crime, un acte immoral, tantôt comme un menu larcin ou encore un mal nécessaire : « le plagiat est nécessaire, le progrès l’implique »80 dira Lautréamont, « À bas l’originalité ! »81 écrit William Burroughs qui avoua avoir pillé Conrad. Parfois condamné, provoquant l’opprobre et les réactions populaires, il est aussi parfois excusé. Pour certains, il ne peut qu’être absous car il est un procédé créatif, voire un mode de fabrication et de perfection, puisque l’on peut penser que chaque œuvre est à la fois le futur annoncé et l’anticipation d’une autre. « Car j’ai pillé, j’ai été pillé aussi et pourtant je n’ai pas crié au viol inter nates, au rapt de mon âme, au vol de ma substance ou je ne sais quel autre baliverne du genre » écrira Hennig dans son Apologie du plagiat82. L’art du plagiat a même été enseigné : l’abbé Richesource avait établi une chaire célèbre à Paris, pour développer chez les élèves l’art de déguiser toutes sortes de discours si bien qu’il devenait impossible à l’auteur de reconnaître son propre ouvrage83. Le titre du livre de l’abbé est digne de mention : « Masque des orateurs, ou manière de déguiser toutes sortes de compositions, lettres, sermons, etc. »84. Si le plagiat est condamné et admis tout à la fois c’est que sont confondues origine et originalité. Et nous voilà devant l’abîme du droit d’auteur, l’antichambre de la création, le lieu notionnel où toutes les constructions intellectuelles se perdent. Vertige devant lequel la raison cesse et s’épuise, le juge Auclair l’a rencontré, s’épuisant lui 78. 79. 80. 81. Ibid., à la p. 103. FOX, supra, note 58, p. 329 et s. Ibid., à la p. 117. William S. Burroughs, Word Virus : The William S. Burroughs Reader (NewYork : Grove Press, 2000) à la p. 344. 82. Supra, note 76, à la p. 13. 83. Ibid., à la p. 115. 84. Paris, Académie des orateurs, 1667. 66 Les Cahiers de propriété intellectuelle aussi à la tâche. Le TGI de Paris dans l’affaire de la Bicyclette bleue avait également succombé à cet étourdissement. L’œuvre de Desforges a certes son origine dans celle de Mitchell, mais toutes deux sont originales ; entre censure et libre expression, le droit hésite. Le TGI de Paris redouble donc d’effort, pousse la comparaison. Mais à vouloir trop bien faire, les motifs du jugement deviennent un aveu d’impuissance. La recherche d’originalité d’une œuvre, la découverte de celles qui l’ont inspirée et son report imparfait sur l’œuvre incriminée relèvent d’une analyse conjoncturelle sans fin. L’originalité à elle seule est un espace sans repère dans lequel flottent les œuvres en attente du jugement dernier. Les limbes du droit d’auteur existeraient donc bien. C’est un vice de l’époque dira Anatole France : Nous voulons étonner, et c’est tout ce que nous voulons. Une seule louange nous touche, celle qui constate notre originalité, comme si l’originalité était quelque chose de désirable en soi et comme s’il n’y avait pas de mauvaises comme de bonnes originalités.85 Le plagiat c’est l’entre-deux donc, entre lecture et écriture. Cherchant l’inspiration, le plagiaire guette, dérobe puis crée. Il est certainement économique. Dumas qui avait un carnet de commande trop rempli pour une seule plume fit appel à son bon serviteur Auguste Maquet qui écrivit d’un bout à l’autre « Le chevalier d’Harmental », « Le comte de Monte-Cristo », et « Les trois mousquetaires » et l’invita plusieurs fois au plagiat : « Mon très cher. De la copie le plus tôt possible »86. La demande est pressante. Defoe voulait plaire et écrire un livre à succès87. Il emploiera toutes les techniques, notamment celle de présenter son œuvre à la première personne comme ayant été écrite par Robinson Crusoé lui-même et non par lui. Tant d’œuvres sont en sursis. Ni totalement légitimes, ni encore condamnées, combien d’œuvres inspirées ou plagiées attendent encore d’être débusquées. Car le plus grand tort du plagiaire écrira Jean-Luc Hennig, c’est de s’être fait démasquer88. « Un voleur maladroit », dira Voltaire. En un sens, c’est un acte de courage car l’emprunt est risqué et la sanction légale n’est pas la pire. L’exclusion, la mise au ban, la perte du renom font encore nettement plus mal, le plagiaire accepte le risque. 85. Supra, note 76, à la p. 12. 86. Ibid., à la p. 67. 87. Lire l’introduction de John Richetti dans : Daniel Defoe, Robinson Crusoé (Londres : Penguin, 2001), p. XV. 88. Supra, note 76, à la p. 81. Coupables par Defoe 67 L’originalité on le sait est relative, elle n’existe souvent que dans une connaissance limitée – que l’on songe aux œuvres écrites dans une langue lointaine89, etc. et peu représentative, elle existe dans l’esprit du créateur qui n’a pas toujours conscience ni connaissance de ses sources d’inspiration. Cette défense, nous l’avons vu, est inopérante. La cryptomnésie90, cette antémémoire humaine, n’exempte pas le fautif. Dans le vaste patrimoine de la création, la première œuvre est toujours la seconde, voire la énième et inversement, la seconde ou la énième donnent la perspective nécessaire à la précédente. Il existe un lien fusionnel entre l’œuvre de Claude Robinson et de Defoe, un lien annoncé, personnalisé même : Claude Robinson et Robinson Curiosité. C’est en tout cas l’argument avancé par les demandeurs. Mais à notre avis, et dans le contexte de l’analyse du droit de reproduction, Defoe a inspiré tout autant le physique de l’artiste, celui de Robinson Curiosité et de Robinson Sucroë. On ne s’imaginerait pas un Robinson trop bien rasé, cheveux proprets et gominés. Les variations de la création sont plus limitées qu’on se l’imagine. Nous le voyons plutôt avec une barbe ; sans lunettes, mais c’est une affaire de goût. On comprend que pour une émission avec quelques objectifs pédagogiques, les lunettes peuvent être de bon ton. L’explication d’un des auteurs de la série de CINAR est d’ailleurs intéressante. Appelé à se prononcer sur les raisons pour lesquelles la physionomie du personnage central a changé en 1993, élément que le juge voit comme une preuve supplémentaire de contrefaçon, il indique que mettre une barbe à un personnage est une décision très chère et donc qu’initialement le personnage n’en portait point. On ne veut pas que ça pendouille, témoignera-t-il : « Premièrement, dira le témoin Caillon et dessinateur de Robinson Sucroë, la barbe longue – qui est le stéréotype de Robinson – en animation, cela coûte très 89. L’histoire du droit à la traduction est d’ailleurs très révélatrice de la régionalisation du savoir. Voir Pierre-Emmanuel Moyse, Le droit de distribution (Montréal : Blais, 2007), p. 211 et s. 90. Voir les propos de David VAVER, Intellectual Property Law (Concord : Irwin Law, 1997), p. 71 : « The issue is more complex than it would appear : cryptomnesia – involuntarily recalling something one’s memory chose to retain – is not uncommon today, when so much of the manufactured environment to which everyone is daily exposed is protected by copyright. All authorship has even been called the « astigmatic repackaging of others’ expression. » The problem is the defendant’s lack of moral culpability : his subconscious, not he, was in control, without his knowing or being able to influence it. ». On comparera avec l’opinion plus tranchée de Fox qui ne distingue pas : « There will, of course, be infringement whether the defendant copied the work directly from the work protected by copyright, or whether he reproduced it from memory (...) » voir Harold G. FOX, supra, note 58, p. 329. 68 Les Cahiers de propriété intellectuelle cher. Pourquoi ? Parce qu’il faut que cela bouge, que cela bouge après le mouvement : vous faites tourner la tête, la barbe bouge et pendouille. Cela coûte très cher. En outre, c’est inutile, c’est mal fait et cela ne peut pas fonctionner »91. Crédible, l’explication en vaut une autre. Si nous avions les habiletés d’un dessinateur, nous aurions certainement dessiné un Robinson similaire à ceux des parties. La décision nous fait donc craindre l’appropriation d’un type de Robinson Crusoé. L’originalité est souvent décrite comme étant un mythe dans la littérature consultée. Selon certains, elle est d’ailleurs un concept moderne puisque jusqu’au XVIIIe siècle l’acte créatif était une manifestation céleste92. Dieu tenait la plume. Le plagiat n’apparaît comme contrefaçon qu’à partir du moment où l’auteur est investi idéologiquement d’une individualité d’artiste, de créateur, le démiurge solitaire93. Avant cela d’ailleurs, la contrefaçon est affaire de libraires, non d’auteurs. Une preuve de ce changement paradigmatique dans l’histoire du droit d’auteur est sans doute le fait que la convention de Berne de 1886 ne pose pas l’originalité comme condition de protection, on n’en trouve pas trace non plus dans la loi de 1709. Les contours du concept se précisent plus tard, lorsque l’on invente l’auteur propriétaire, invention qu’il faut attribuer aux libraires eux-mêmes. Ironiquement, Diderot, commandité par l’association des libraires parisiens pour défendre la plus sacrée des propriétés94, celle de l’auteur sur son œuvre, a pillé lui aussi et en toute impunité. Il fut en effet accusé par Fréron en 1757 d’avoir reproduit situations, personnages et dialogues d’une comédie de Goldoni, « Il vero amico »95. Il répondra : « je m’en emparai comme d’un bien qui m’eut appartenu ; Goldoni n’avait pas été plus scrupuleux »96. 91. Robinson, supra, note 1, au para. 703. (Témoignage de Jean Caillon). 92. « Eighteenth-century theorists minimized the element of craftsmanship (in some instances they simply discarded it) in favor of the element of inspiration, and they internalized the source of that inspiration. That is, inspiration came to be regarded as emanating not from outside or above, but from within the writer himself. « Inspiration » came to be explicated in terms of original genius, with the consequence that the inspired work was made peculiarly and distinctively the product – and the property – of the writer », (voir : Martha Woodmansee, « The Genius and the Copyright : Economic and Legal Conditions of the Emergence of « The Author » », (1984), 17 Eighteenth-Century Studies 425, p. 427. 93. Supra, note 77, à la p. 39. 94. Pierre-Emmanuel MOYSE, Le droit de distribution – Analyse historique et comparative en droit d’auteur (Montréal : Blais, 2007), p. 38 et s. 95. Supra, note 76, à la p. 82. 96. Ibid. Coupables par Defoe 69 Nous avons trouvé encore dans nos lectures une définition d’originalité qui appuie la cause du demandeur : l’originalité comme puissance créatrice. Le droit aurait alors pour vocation de protéger la capacité d’une œuvre d’engendrer des mondes97. Il ne s’agit plus de l’originalité réaliste et statique, cantonnée à l’expression ; une expression fixée, l’encre ou la gouache clouant l’œuvre à son support dans une forme finie. Or, c’est justement pour éviter les générations orphelines que l’on a sciemment refusé au droit d’auteur le domaine des thèmes, des idées, mais aussi des tempéraments humains. Léa peut être toute Scarlett. Si les similitudes notées par la cour, la maison en « L », les personnages principaux et leurs caractères suffisent à retenir la contrefaçon, alors il faudra certainement réexaminer la réalité de ce principe98. La condamnation le prouve : c’est toute l’œuvre de Robinson Sucroé qui est interdite, alors même que les scénarios ne sont pas en cause. Cette disproportion possible du remède, la difficile équation entre l’emprunt et la réparation, a toujours posé problème. Elle explique pourquoi le juge Harrington avait suggéré à la défenderesse Euro-Excellence de « cacher » les œuvres en cause après l’avoir condamnée sévèrement99. Les économistes ont aussi leur opinion sur la question de l’originalité. Posner parlera du culte de l’originalité, un culte qui s’ancre dans l’économie moderne : The increased size of the market for the artist’s work made him more of a celebrity, as « name », whose prestige was enhanced by his being regarded as the sole creator.100 97. 98. 99. 100. Supra, note 77, à la p. 112. Une distinction qui est maintenue avec grande difficulté comme en témoigne notamment l’affaire Murray Hill Publ’ns., Inc. c. Twentieth Century Fox Film Corp., 361 F.3d 312, at 5174 (6th Cir. 2004). La Cour d’appel américaine s’appuie sur les propos de Melville B. Nimmer et de David Nimmer pour affirmer que : « Although evidence that a third party with whom both the plaintiff and defendant were concurrently dealing had possession of plaintiff’s work is sufficient to establish access by the defendant, access may not be inferred through mere speculation or conjecture. A mere assertion of access, unsupported by probative evidence is inadequate. » Cette difficulté survient aussi dans l’affaire Litchfield c. Spielberg, 736 F.2d 1352 (1984) où la Cour d’appel américaine se prononce ainsi : « The court agreed, holding that copyright infringement could not have been shown even viewing the evidence in the light most favorable to plaintiff, as the total concept and feel of the works was different and the objective similarities were similar in idea and expression. Because there was no substantial similarity, defendant’s motion picture could not infringe as a derivative work » (voir également Murray c. National Broadcasting Co., 844 F.2d 988 (2d Cir. 1988). « Il n’y a rien qui s’oppose à ce qu’Euro Excellence remplace les emballages ou dissimule autrement le matériel protégé par le droit d’auteur » : Kraft Canada Inc. c. Euro Excellence Inc., 2004 CF 652, para. 60. Richard A. POSNER, The little book of Plagiarism, (New-York : Pantheon Books, 2007), à la p. 67. 70 Les Cahiers de propriété intellectuelle Il aborde ainsi l’analogie possible entre le droit d’auteur et les marques de commerce, la propriété sur l’œuvre lui donnant un « nom » ayant une valeur commerciale. Roubier avant lui avait préféré l’expression « droit de clientèle » au lieu de « droit intellectuel ». Posner et d’autres attribuent à l’individualisme exacerbé l’invention de la notion d’originalité. L’individualisme, dira encore Posner, crée l’hétérogénéité de la demande pour les produits intellectuels et une demande accrue pour l’originalité. Dans ses mots : Originality becomes important only when the market is so dense that readers or users become jaded and therefore require variety to keep them entertained.101 Le marché de masse et du divertissement sont densément occupés, voire pollués. La lutte pour l’originalité entraîne corrélativement son affaiblissement dans de nombreux domaines. Et pour les émissions pour la jeunesse, l’originalité est toujours inspirée... Il y aurait ainsi une rareté de l’originalité, d’où les mouvements accentués ces dernières années des « reprises ». Avant de produire Robinson Sucroé, Christophe Izard avait produit une émission inspirée des « Trois mousquetaires »102. D’où aussi peut-être l’abaissement constant du seuil de l’originalité, un nivellement vers le bas. 3.2 Épilogue : la faute Pour les œuvres génératrices de mondes ou prétendant l’être, la question devient souvent celle de savoir s’il appartient véritablement au droit de propriété intellectuelle ou au droit de la responsabilité civile d’accorder le redressement adéquat. C’est justement sur le volet de la responsabilité civile que le jugement nous semble le plus convaincant. Nous reproduisons ici la partie pertinente : CINAR avait l’obligation de remettre tout le matériel au demandeur sans en faire de copie. Elle ne pouvait pas l’utiliser ou le proposer à d’autres car elle n’était que le gardien de ces documents aux fins de promotion de Curiosité et de recommandations à ses propriétaires. Elle ne pouvait pas non plus l’utiliser pour servir de base à une copie éventuelle. CINAR avait la même obligation de loyauté qu’un éditeur. 101. 102. Ibid., à la p. 72. On songera également aux suites des « Misérables » de Victor Hugo qui donnèrent lieu à une décision intéressante sur le droit moral français (voir Cass. 1re civ., 30 janvier 2007, no 04-15.543, Sté Plon c. Hugo) Coupables par Defoe 71 À cette époque en 1986, Charest, Weinberg et CINAR ne formaient qu’une petite compagnie et c’était avant qu’elle ne devienne publique. Ils n’étaient en quelque sorte que les gardiens du trésor et ils ne pouvaient pas le montrer à personne après l’expiration de leur mandat, sans une autorisation expresse du demandeur. Le Tribunal ne croit pas non plus qu’ils l’aient détruit après l’expiration de leur contrat. Les défendeurs plaident longuement sur l’obligation de confidentialité rappelant au Tribunal que le journal de promotion (P-27) a été distribué à plusieurs milliers d’exemplaires. Il faut savoir cependant que certains dessins, tels que la maison en « L », n’ont pas été distribués à Cannes et, de ce fait, étaient donc protégés par l’obligation de confidentialité. En trahissant leur loyauté envers le demandeur et Pathonic, CINAR, Charest et Weinberg commettaient une faute grave entraînant leur responsabilité civile.103 L’obligation d’agir avec diligence et bonne foi survit au contrat de service qui donnait mandat à CINAR de représenter l’œuvre sur le marché américain. Claude Robinson pouvait s’attendre à ce que son projet, les planches et matériel, lui soient retournés. CINAR devait savoir que l’économie que lui permettait l’utilisation du projet de Robinson mettait un terme aux chances de l’artiste d’exploiter celui-ci. Et bien entendu, le fait que la forme narrative des émissions Robinson Sucroé soit différente – et éventuellement échappe au droit d’auteur – n’exonère pas les défendeurs. La théorie du tremplin104 pourrait certainement s’appliquer ici en l’absence de contrefaçon, advenant que la Cour d’appel réforme le premier jugement. Le remède de l’article 1457 C.c.Q., plutôt que celui de l’article 1458 C.c.Q., nous semble adéquat. La jurisprudence française sous l’article 1382 C.f. est ici particulièrement éclairante. Récemment encore le TGI de Paris, dans un contexte de concurrence directe, a condamné pour faute le commerçant qui « profitant des investissements de conception et de promotion, voire de l’image véhiculée par des produits ayant acquis une place importante dans le marché concerné, commercialise ses produits avec suffisamment de différence pour éviter le grief de plagiat mais aussi avec suffisamment de ressemblance pour bénéficier du succès de son concurrent, à moindre frais [...] »105. 103. 104. 105. Robinson, supra, note 1, au para. 894. Encore récemment expliquée et commentée : Freetime Omnimedia inc. c. Weekendesk France, [2009] R.D.Q. 1801, au para. 77. L’Oréal c. Société Bellure, TGI de Paris, 3e chambre, 26 mai 2004 ; confirmé sur ce point par Société Bellure c. SA L’Oréal, Cour d’appel de Paris, 25 janvier 2006. 72 Les Cahiers de propriété intellectuelle Certes la concurrence dans notre cas est une concurrence d’idées et non de produits, mais l’industrie du divertissement mérite tout autant d’être réglementée. L’accumulation de similitudes, les circonstances dans lesquelles l’émission de télévision a été créée, l’attitude et les mensonges vis-à-vis de l’artiste sont autant de conjonctures supportant la faute et réveillant ainsi les mécanismes compensatoires de la théorie traditionnelle de la responsabilité civile. L’enjeu de la décision est important pour la génération des univers créatifs. Que doit-on penser du message envoyé aux producteurs, « que la cupidité sera punie, que les créateurs sont protégés, que la fraude et le plagiat ne sont pas acceptés ? ». Le vol de projet est-il monnaie courante ? La préoccupation est bien réelle. Preuve en est que les jeunes utilisateurs de « Club Pingouin », un site pour enfants de Walt Disney, sont exposés à l’avis suivant : Les conditions d’utilisation contiennent la stipulation suivante : « NE DISTRIBUEZ PAS DE SOUMISSIONS NON-SOLLICITEES – AUCUN CONTRAT TACITE. De longue date notre politique d’entreprise ne nous permet pas d’accepter ou de prendre en considération des soumissions non sollicitées, veuillez donc ne pas distribuer de soumissions non sollicitées sur ou par le biais de tout site DIMG. Nous souhaitons éviter la possibilité de malentendus pour l’avenir quand nous développons des projets ou que des projets sont développés sous notre direction et que d’autres pourraient voir des similarités avec leurs propres travaux créatifs. Nous vous demandons donc de ne pas distribuer de soumission non sollicitée. En tous cas, vous acceptez que toute soumission de votre part n’est pas effectuée secrètement et qu’aucune relation confidentielle ou fiduciaire n’est prévue ou créée entre vous et nous de quelque manière que ce soit et que vous n’avez aucune attente quant à tout examen, toute rémunération ou compensation que ce soit (à moins qu’une compensation soit expressément précisée par nos soins). [sic]106 106. En ligne : http://www.clubpenguin.com/fr/terms.htm Des craintes qui sont d’ailleurs justifiées, comme en témoigne notamment un exemple de l’actualité judiciaire américaine puisque le producteur Martin Poll et le scénariste Larry Cohen, tous deux très populaires, ont intenté un procès contre la 20th Century Fox et réclament 100 millions de dollars pour le vol présumé d’une idée qu’ils ont soumise au studio plusieurs fois par écrit entre 1993 et 1996 et qui a selon eux éventuellement mené à la création du film « League of Extraordinary Gentlemen » sans leur consentement. Coupables par Defoe 73 L’affaire Robinson n’est pas un phénomène isolé107 bien qu’il faille se méfier de prêter de mauvaises intentions aux producteurs. Après tout ils sont ceux grâce à qui les projets se concrétisent. Mais il existe des signes qui peuvent venir troubler la confiance dont ils sont dépositaires. De nombreux artistes avant Claude Robinson, tout aussi convaincus d’avoir été floués – à tort ou à raison, ont porté leurs différends devant les tribunaux. Récemment, l’auteur de « Pierrot le Poisson Clown » a poursuivi la Société Walt Disney Pictures. L’œuvre cinématographique « Nemo » serait le plagiat de l’œuvre de l’auteur français. Walt Disney obtiendra le rejet de l’action en démontrant que l’œuvre « Némo » était antérieure à l’œuvre du demandeur108. Enfin, on ne manquera pas d’être étonné par le rejet des revendications portées au visa du droit moral alors que les dommages moraux ont été accordés. N’est-ce pas là un autre signe que l’on dévie du droit d’auteur, que finalement ce qui est recherché est une réparation pour un geste fautif, déloyal, d’abus de confiance commis à l’endroit d’autrui au sens le plus classique de la responsabilité civile ? Ce que le tribunal sanctionne en définitive c’est le défaut, le défaut de diligence, le défaut d’honnêteté que le juge a estimé opportun de condamner sur la base de la contrefaçon : coupable par Defoe cette fois. En ce qui nous concerne et il s’agit d’une impression que nous laisse la lecture de la décision, il semble que les parties aient plutôt allègrement puisé dans le patrimoine commun des idées. CONCLUSIONS La décision commentée est un avertissement, que l’on soit d’accord avec ses fondements ou non. Les producteurs doivent désormais prendre les mesures nécessaires pour éviter de telles situations. Ils se doivent d’adopter des règles claires quant aux soumis- 107. 108. Récemment encore un artiste américain à déposé plainte auprès de la Securities and Exchange Commission pour que celle-ci enquête sur des falsifications de preuve et contrefaçons alléguées de Walt Disney mettant en cause l’œuvre « Pirates des Caraïbes », voir en ligne : www.disneylawsuit.com La Cour affirme que : « est nul le dépôt de la marque semi-figurative PIERROT LE POISSON CLOWN, alors que le déposant connaissant le dessin d’un poisson clown nommé Nemo et l’existence de produits dérivés de Nemo, a effectué ce dépôt uniquement dans le but d’empêcher l’exploitation des produits dérivés, ce qui constitue une malignité caractéristique de la fraude. » C.A. Paris, 20 avril 2005, D. 2005. Jur. 256. 74 Les Cahiers de propriété intellectuelle sions qui leur sont faites régulièrement, sollicitées ou non. Ils sont des auxiliaires de la création et non des corsaires. L’artiste ne doit pas non plus être dupe. De nombreux projets sont soumis à une maison de production et les thèmes divertissants sont souvent empruntés à la culture populaire. Il existe une rareté relative des thèmes intéressant une audience déterminée. L’œuvre de Claude Robinson tout comme celle des défendeurs ciblait un public jeune, une contingence qui rapproche forcément les œuvres en cause. On ne peut s’empêcher de penser également que les choses auraient pu se dérouler autrement si les intéressés avaient pu s’entendre, si CINAR avait su écouter les préoccupations de l’artiste et si ce dernier avait fait quelques concessions. Faut-il rappeler que Robinson Crusoé se reprochera longtemps son obstination : [...] I would be satisfied with nothing but going to sea, and my inclination to this led me so strongly against the will, nay, the commands of my father, and against all the entreaties and persuasions of my mother and other friends, that there seemed to be something fatal in that propension of nature tending directly to the life of misery which was to befall me.109 109. Robinson Crusoe, supra, note 87, à la p. 5. Vol. 22., no 1 Un autre gadget ! Encore ? Cette fois, c’est la « slingbox » René Pepin* INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77 1. Description de l’appareil . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79 2. Les critiques formulées à l’égard de la slingbox . . . . . . . 81 3. Les questions juridiques en jeu . . . . . . . . . . . . . . . . 82 3.1 Y a-t-il reproduction d’une œuvre ? . . . . . . . . . . . 82 3.2 L’appareil exécute-t-il une œuvre en public ? . . . . . . 88 3.3 L’appareil communique-t-il au public une œuvre par télécommunication ? . . . . . . . . . . . . . . . . . 89 3.4 Est-ce que le droit exclusif des détenteurs de droits d’auteur d’autoriser certain actes est respecté ? . . . . 91 3.5 Y a-t-il violation à une étape ultérieure ? . . . . . . . . 92 3.6 L’utilisation équitable constitue-t-elle un moyen de défense ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93 CONCLUSION : de lege ferenda ? . . . . . . . . . . . . . . . . 96 © René Pepin, 2010. * Professeur, faculté de droit, Université de Sherbrooke. 75 INTRODUCTION On ne se surprend plus aujourd’hui de voir arriver sur le marché un nouveau gadget électronique. Depuis le début des années ‘80, où l’utilisation des ordinateurs dits personnels a commencé à se répandre dans presque tous les domaines, le rythme d’apparition de nouveaux appareils semble s’accélérer. On est bien loin des travaux de la Télécommission1. Cette commission d’enquête fédérale, qui a effectué ses travaux à la fin des années ‘60 et au début des années ‘70, avait prédit la venue de grands bouleversements dans le monde des télécommunications. Mais, à l’époque, le public avait gardé l’impression qu’aucun des changements annoncés n’allait se réaliser, même à moyen terme. Grave erreur, s’il en fut une ! Dans le cas qui nous intéresse, il s’agit d’une invention qu’on ne peut qualifier de totalement nouvelle, puisqu’elle date de 2005. Mais sa popularité va grandissant2. On dit que la nécessité est la mère de l’invention. La slingbox a en effet été mise au point par deux frères, Blake et Jason Kirkorian, grands amateurs de baseball, et grands supporteurs des Giants de San Francisco3. Leur travail les amenant à voyager souvent, ils ne pouvaient presque jamais voir les parties de baseball de leur club préféré. Ils ont donc cherché à mettre au point un appareil qui ferait en sorte qu’à partir de leur ordinateur, où qu’ils soient dans le monde, ils pourraient visionner ce qui était accessible sur leur appareil de télévision à la maison. Dans la problématique concernant le téléchargement de fichiers musicaux par internet, on a beaucoup parlé de « time-shifting ». Les person1. Voir Univers sans distances. Rapport sur les télécommunications au Canada, (Ottawa : Information Canada, 1971). 2. La slingbox commence même à avoir de la compétition. La compagnie SageTV offre en vente le Placeshifter (www.sagetv.com), Orb Network offre le MyCasting, (www.orb.com) et Sony annonce le Location-Free, tous des appareils dont le fonctionnement se rapproche de celui de la slingbox. 3. Voir Shekar Sathyanarayana, « Comment : Slingbox : Copyright, Fair Use, and Access to your Television Programming Anywhere in the World », (2007) 25 John Marshall Journal of Computer & Information Law 187, 187, et Dominic H. Rivers, « Paying for Cable in Boston, Watching it on a Laptop in L.A. : Does Slingbox Violate Federal Copyright Laws ? », (2007) 41 Suffolk University Law Review 159, 159. 77 78 Les Cahiers de propriété intellectuelle nes accusées d’agir illégalement se sont défendues, entre autres en disant qu’elles ne faisaient qu’utiliser une nouvelle technologie pour écouter leur musique préférée en un autre temps4. Dans le cas qui nous intéresse, il s’agit exclusivement de « place-shifting ». La slingbox5 est un petit appareil qui relie un téléviseur à une connexion internet à haute vitesse. Il permet à une seule personne, à partir d’un ordinateur, de visionner ce qui se serait trouvé sur son écran de télévision, qu’il s’agisse d’une émission reçue par câble, ou par satellite, ou d’une émission déjà enregistrée sur un appareil vidéo numérique. Les émissions sont donc visionnées en « temps réel », sauf pour celles se trouvant sur un DVD. L’appareil semble gagner en popularité, en tout cas aux États-Unis. Nous n’avons pas trouvé de chiffres très récents quant au nombre d’appareils en utilisation, mais une étude de 2007 a montré qu’il est populaire surtout auprès des hommes, âgés entre 18 et 34 ans, et avides de nouveaux gadgets électroniques6. Son coût relativement peu élevé, à environ 200 $, peut expliquer aussi sa popularité7. Depuis son arrivée sur le marché aux États-Unis, la slingbox a suscité de l’inquiétude et de la grogne de la part de trois groupes de personnes : les détenteurs de droits d’auteur sur les œuvres diffusées à la télévision, les compagnies de câble et les propriétaires d’équipes de sport professionnel. Mais, à notre connaissance, elle n’a pas encore fait l’objet de poursuites devant les tribunaux. Au Canada, non seulement n’y a-t-il pas de litige devant un tribunal judiciaire, mais il semble qu’en doctrine aucun auteur n’ait jugé encore utile de se pencher sur les questions juridiques qu’elle peut susciter. C’est cette lacune que nous voulons combler. Notre objectif n’est pas de faire une analyse exhaustive de chacun des concepts juridiques qui peuvent être en cause lorsque quelqu’un utilise une slingbox. Ces analyses ont déjà été faites, pour la plupart. Notre objectif, plus modeste, est d’identifier, parmi les notions qu’on retrouve dans la Loi 4. C’est aussi l’argument qui fut utilisé avec succès dans l’affaire des appareils vidéo. Dans la décision Sony, décidée par la Cour suprême des États-Unis en 1984, le tribunal nous a semblé avoir été particulièrement influencé par des sondages montrant que les consommateurs utilisaient l’appareil surtout pour visionner des émissions enregistrées la veille : Universal City Studios inc. c. Sony Corp of America 464 U.S. 417. 5. Du verbe anglais « to sling », c’est-à-dire lancer rapidement, avec force. L’appareil relaie à un ordinateur l’information qu’il vient de recevoir. 6. Voir Sathyanarayana, supra note 3, à la p. 194. La revue Fortune (dans son édition du 25 mai 2009, à la p. 32) rapportait que la compagnie EchoStar, qui opère des satellites, s’était portée acquéreur de Slingbox, de façon à offrir davantage de choix à ses clients. 7. On peut consulter le site Internet de l’appareil au www.slingmedia.com. Un autre gadget ! Encore ? Cette fois, c’est la « slingbox » 79 sur le droit d’auteur (« la loi »)8, celles qui peuvent être mises en cause par l’utilisation de la slingbox. 1. Description de l’appareil La slingbox est un petit appareil, un peu plus gros qu’une brique, qui se connecte à l’arrière d’un appareil de télévision. Il redirige le « signal » reçu par la télévision, au moyen d’une connexion à internet à haute vitesse, à un ordinateur standard ou portable9. L’installation se fait simplement : il suffit de relier la slingbox à la télévision, puis à un routeur, et télécharger sur l’ordinateur choisi le logiciel appelé Slingplayer. On devine, de la façon dont l’appareil fonctionne, que ses inventeurs ont cherché à éviter les conflits avec les lois de divers pays en matière de droit d’auteur. Ainsi, un seul ordinateur peut, à la fois, avoir accès à une slingbox, même si le logiciel a pu être installé sur plusieurs appareils. Il n’y a pas d’abonnement à quoi que ce soit, ni de frais mensuels. Il n’y a pas non plus de système capable d’enregistrer des émissions de télévision. Il n’y en a pas dans la slingbox elle-même, et cet appareil ne permet pas non plus à l’ordinateur qui reçoit le signal de l’enregistrer. L’usager voit à l’écran de son ordinateur une représentation d’une télécommande pour la télévision, et il s’en sert comme il le ferait chez lui devant son téléviseur. Il peut regarder des émissions qui lui proviennent d’une antenne installée sur le toit de la maison, ou d’un signal reçu par satellite, ou d’une compagnie de câble, ou d’un DVR, c’està-dire d’un appareil vidéo numérique10. L’appareil sert donc pour le visionnement à distance des émissions de télévision. Mais il peut être utile aussi à l’intérieur d’une maison. Il permet, par exemple, de transformer un ordinateur en second appareil de télévision, et il peut servir à la personne qui reçoit des signaux de télévision par satellite, 8. L.R.C. (1985), ch. C-42 (ci-après la « LDA »). Le lecteur doit aussi réaliser qu’il y a une dimension de la problématique relative à la slingbox que nous avons volontairement laissée de côté. C’est celle de la réglementation possible par le CRTC. Cet organisme fédéral accorde les permis pour toutes les entreprises d’émission ou de réception de télécommunications. Il est bien possible qu’il puisse avoir compétence de se prononcer sur l’utilisation de cet appareil. Mais nous avons choisi de n’étudier que la problématique relative à la question des droits d’auteur. Le lecteur intéressé pourrait tout de même consulter l’avis du Conseil sur le sujet dans son Avis public 2003-2 (17 janvier 2003) : Retransmission sur Internet : rapport au gouverneur en conseil, conformément au décret 2002-1043. 9. Jessica L. Talar fait une bonne description de l’appareil. Voir « My Place or Yours : Copyright, Place-Shifting, & the Slingbox : a Legislative Proposal », (2007) 17 Seton Hall Journal of Sports and Entertainment Law 25, 28-9. 10. Voir M. BARTLEY, « Slinging Television : a new Battleground for Technology and Content Holders ? », (2008) 48 IDEA 535, 540-1. 80 Les Cahiers de propriété intellectuelle et qui doit normalement payer en fonction du nombre d’appareils de télévision récepteurs. Elle peut alors payer un seul abonnement et regarder la télévision à deux endroits dans la maison. Ce qui est plus important pour nous cependant est de réaliser ce qui différencie la slingbox d’autres appareils électroniques qui ont fait les manchettes juridiques ces dernières années. Ce n’est pas un logiciel d’échange de fichiers audio ou vidéo, au contraire. Il ne s’agit pas de technologie dite P2P11. Il s’agit plutôt d’un système qu’on pourrait qualifier de « moi à moi ». La question sera de savoir, évidemment, s’il est légal pour une personne de « manipuler » ainsi une œuvre destinée à être visionnée à la télévision, dans un marché donné. Peut-on la faire changer de support et d’endroit ? La slingbox n’est pas non plus un appareil de type TiVo, qui a suscité bien des inquiétudes lors de son apparition12. Le TiVo est un enregistreur vidéo numérique capable de stocker un grand nombre d’émissions et qui permet à son propriétaire de les envoyer à d’autres destinataires. On a vu que la slingbox ne permet aucun enregistrement, même pas de courte durée. Ce n’est pas non plus un appareil de type RIO. Popularisé dans les années ‘90, il s’agissait d’un petit appareil qui permettait à son utilisateur d’y télécharger des fichiers musicaux numériques depuis son ordinateur. Les tribunaux américains y ont vu une forme d’utilisation équitable13. Le RIO faisait une copie de fichiers musicaux, mais seulement pour les transférer sur un autre support14. Cela était aussi conforme aux dispositions de la loi américaine appelée Audio Home Recording Act, adoptée en 1992 pour régler la question de la légalité des appareils radio munis de fentes pour recevoir une cassette permettant l’enregistrement de la 11. Cette technologie permet à son utilisateur d’échanger des fichiers avec d’autres personnes. Alors qu’ici il n’est question que de la possibilité pour la même personne de transférer les fichiers sur l’un ou l’autre des appareils qu’elle possède : télévision, ordinateur, ordinateur portable, téléphone cellulaire, ordinateur de poche, etc. 12. Un certain nombre de textes ont été consacrés au TiVo. On peut consulter notre texte « La seconde génération d’appareils vidéo et la Loi sur le droit d’auteur », (2003) 8 :2 Lex electronica, et les références qui y sont mentionnées. 13. Recording Ind. Assn. of America c. Diamond Mulimedia inc., 180 F3d 1072 (1999). 14. Le tribunal s’est exprimé ainsi (à la p. 1079) : « Rio [...] merely makes copies in order to render portable [...] those files that already reside on a user’s hard drive. [...] Such copying is a paradigmatic non-commercial personal use ». Un autre gadget ! Encore ? Cette fois, c’est la « slingbox » 81 musique jouée à la radio15. On dit que c’est cette décision qui a ouvert la voie au fameux iPod de la compagnie Apple16. 2. LES CRITIQUES FORMULÉES À L’ÉGARD DE LA SLINGBOX Ces critiques sont autant d’ordre économique que juridique. Ainsi, les compagnies de télévision par câble trouvent particulièrement inéquitable le fait qu’elles ont investi des milliards pour améliorer constamment leurs équipements, en remplaçant progressivement le câble coaxial par de la fibre optique, puis voir arriver une technologie qui permet aux consommateurs d’éviter de payer un abonnement pour pouvoir visionner la télévision à leur bureau ou dans une résidence secondaire17. Elles prétendent aussi que les slingbox devraient être réglementées par la FCC, l’équivalent américain du CRTC, puisque l’appareil fait de la retransmission d’émissions, activité pour laquelle il faut un permis. Dans le même sens, les compagnies de télévision par satellite prétendent que leur permis leur accorde exclusivement des droits relativement à la diffusion ou la retransmission de signaux de télévision. Elles seraient donc protégées tant par la loi américaine sur la radiodiffusion que celle sur le droit d’auteur18. Quant aux équipes de sport professionnel, elles font voir, très justement, que leur source principale de revenus se trouve dans les ententes de retransmission des matchs négociées avec des stations de radio, de télévision, ou des compagnies de câble ou de transmission par satellite. Ces ententes prévoient des zones de black-out, c’est-à-dire où les consommateurs ne peuvent voir à distance le match qui peut les intéresser. Pour eux, la slingbox permet de contourner ces ententes de black-out. De plus il mine les nouvelles ententes négociées avec des entreprises qui diffusent le signal de façon à ce qu’il puisse être reçu par un téléphone cellulaire ou les ordinateurs de poche de type Blackberry ou Palm. 15. La loi canadienne a été modifiée dans le même sens en 1998, aux articles 78 et suivants. Il s’agit de la partie VIII, intitulée « Copie pour usage privé ».On y prévoit qu’un tarif est perçu lors de la vente de supports audio vierges pour compenser la diminution des ventes de cassettes préenregistrées. 16. Voir Adi Schnaps, « Do Consumers Have the Right to Space-Shift, as They Do Time-Shift, Their Television Content ? Intellectual Property Rights in the Face of New Technology », (2007) 17 Seton Hall Journal of Sports and Entertainment Law 51, 58-9. 17. Voir D. RIVERS, supra, note 3, à la p. 161. Un phénomène qui inquiète aussi est l’apparition sur Internet de « sling buddies », c’est-à-dire de personnes à la recherche de quelqu’un qui ne prévoit pas visionner tel match sportif, et qui accepterait alors de fournir « temporairement » son code d’accès. 18. Aux États-Unis, il s’agit du Copyright Act, Title 17 U.S.C.A., s. 101 et ss. 82 Les Cahiers de propriété intellectuelle Enfin la Motion Picture Association of America n’est pas en reste. À son avis, l’utilisation de la slingbox viole ses droits d’auteur, parce qu’elle se trouve à « exhiber publiquement » une œuvre ou à l’« exécuter en public »19 ; de plus, elle viole ses ententes de type « licensing », c’est-à-dire avec des franchisés, et constitue une incitation à lui faire une concurrence déloyale20. 3. LES QUESTIONS JURIDIQUES EN JEU 3.1 Y a-t-il reproduction d’une œuvre ? Dans toute poursuite intentée pour violation de droits d’auteur, il y a une marche à suivre incontournable. Le poursuivant doit démontrer qu’il possède un droit d’auteur à l’égard d’une œuvre quelconque, et que l’un de ses droits exclusifs accordés par la loi a été violé. Au Canada, c’est l’article 3 de la loi qui est la principale disposition énumérant ces droits. Le premier, qui est aussi le plus important, est ainsi formulé : « Le droit d’auteur sur l’œuvre comporte le droit exclusif de produire ou reproduire [...] l’œuvre »21. « Re-produire » signifie produire plusieurs fois22. Il s’agit de multiplier les exemplaires d’une œuvre, qui seront offerts en vente au public. On doit donc d’abord se demander si la slingbox se trouve à reproduire, c’est-à-dire faire une copie de l’émission de télévision relayée à un ordinateur personnel. À première vue, on serait justifié de penser qu’il n’y a pas de reproduction en cause ici. On a mentionné que les inventeurs de la slingbox ont pris soin de faire en sorte qu’elle ne soit pas dotée de capacité d’enregistrement. La jurisprudence de la Cour suprême du Canada est aussi à l’effet que, pour qu’on puisse parler de reproduction, il faut être en présence d’un nouvel exemplaire d’une œuvre. C’est ce qui était en jeu dans l’affaire Théberge23. Des propriétaires d’une galerie d’art ont obtenu du peintre Claude Théberge le droit de 19. 20. 21. 22. Au Canada, ce sont les articles 2.2 et 3 de la loi qui traitent de ces droits. Voir S. Sathyanarayana, supra, note 3, à la p. 190. Voir LDA, supra, note 8, paragraphe 3(1). Le professeur Sunny Handa écrit : « Historically, reproduction has been used interchangeably with the notion of copying a work », dans Copyright Law in Canada, (Toronto : Butterworths, 2002), à la p. 196. Nos tribunaux ne font pas de distinction entre les mots « produire » et « reproduire ». En Angleterre, on a jugé que le mot « produire » avait si peu d’importance qu’on l’a éliminé de la loi en 1956. Voir Hugues G. Richard et Laurent Carrière, Canadian Copyright Act Annotated, (éd. feuilles mobiles) (Toronto : Carswell, 1993), vol. 1, à la p. 3-7. 23. Théberge c. Galerie d’art du Petit Champlain inc., [2002] 2 R.C.S. 336. Un autre gadget ! Encore ? Cette fois, c’est la « slingbox » 83 fabriquer jusqu’à 10 000 affiches papier représentant diverses toiles qu’il a peintes. Ce qui a créé le litige, c’est qu’on a utilisé une technique alors encore peu répandue au Québec, par laquelle toute l’encre se trouvant sur l’affiche est enlevée, pour être appliquée sur un support ressemblant davantage à une vraie toile de peintre. Ce procédé permettait de les vendre à un meilleur prix. Théberge s’est plaint de violation de ses droits économiques et moraux. La Cour suprême a estimé, dans une opinion non unanime toutefois, qu’il n’y avait pas eu reproduction illégale de ses œuvres. Le juge Binnie s’est exprimé ainsi : Là où on avait une seule affiche au départ, on a toujours une seule affiche. C’est l’image « fixée » dans l’encre qui est l’objet de la propriété intellectuelle et elle n’a pas été reproduite. Elle a été transférée d’un support à l’autre.24 et : Même en supposant que la substitution d’un nouveau support constitue une «fixation», il demeure que l’affiche originale continue d’exister dans l’affiche «fixée à nouveau». Il n’y a aucune multiplication et la seule fixation ne constitue pas une violation de l’œuvre originale.25 M. Théberge ne pouvait donc se plaindre que de violation de ses droits moraux, ce qui n’a pas été reçu avec plus de faveur. En effet, rien de ce qui a été fait n’était préjudiciable à son honneur ou à sa réputation, et les œuvres originales n’ont pas été déformées, mutilées ou autrement modifiées26. La décision de la Cour suprême semble bien claire sur la question qui nous intéresse. Il n’y a aucun enregistrement permanent de l’émission de télévision relayée qui soit fait, ni au niveau de la slingbox, ni au niveau de l’utilisateur de l’ordinateur qui regarde l’émission. Il reste tout de même une problématique qui doit être considérée avec soin. C’est la question de savoir si l’on peut dire que le seul fait que l’ordinateur de l’usager reçoive temporairement un signal de télévision, le temps de l’afficher à l’écran, constitue une reproduction d’une œuvre. Cette question n’a pas été abordée dans l’affaire 24. Ibid., au par. 38. 25. Ibid., au par. 50. 26. Voir l’article 28.1 de la loi canadienne, qui restreint à ces situations les cas où un auteur peut plaider atteinte à ses droits moraux. 84 Les Cahiers de propriété intellectuelle Théberge, et on ne peut pas dire que les termes employés par le juge Binnie permettent de la trancher. En effet, il lui était évident qu’on n’était toujours en présence que d’une seule œuvre, dont la création avait été permise. Lorsque l’encre avait été transférée sur une toile, il n’y avait plus rien sur l’affiche. Or, en l’occurrence, il y a une « œuvre » qui existe au niveau du téléviseur d’un propriétaire de slingbox, puisqu’elle peut être visionnée, et elle apparaît au même moment sur un écran d’ordinateur qui peut être à des centaines ou des milliers de kilomètres plus loin. La question posée, on le voit, est de savoir si le fait de visionner quoi que ce soit à l’écran d’un ordinateur constitue légalement une reproduction d’une œuvre. Le bon sens nous dit que cela ne devrait pas être le cas. Quand on accède à un site Internet quelconque, on est en droit de penser qu’à tout le moins, on a le consentement implicite de la personne qui a rendu l’œuvre disponible sur Internet, à l’effet de la visionner. Il est facile de voir que la ligne à ne pas franchir est qu’on ne peut légalement télécharger une copie permanente de l’œuvre sur une disquette, une clé USB, ou sur le disque dur de l’ordinateur. On sait aussi que la loi exige deux conditions fondamentales pour qu’une œuvre soit protégée : l’originalité et l’existence dans une forme matérielle quelconque27. Cela indique que le support matériel qui contient l’œuvre doit avoir un certain caractère de permanence. Mais nos tribunaux ne se sont pas encore prononcés spécifiquement sur la question. En doctrine, le professeur Handa dit simplement que la question reste ouverte. Et les organismes gouvernementaux qui se sont penchés sur le sujet n’ont pas formulé de recommandations fermes sur ce point28. David Vaver ne se prononce pas directement sur le sujet, sauf pour écrire « Live broadcasts or telecasts are considered fixed if they are recorded while being transmitted »29. Ce qui laisse entendre qu’il n’y aurait pas violation de la loi dans le contexte de l’utilisation de la slingbox. Aux États-Unis, il y a de la jurisprudence à l’effet que le visionnement d’un texte ou d’une image à l’écran d’un ordinateur implique qu’il y a reproduction d’une œuvre. Cela nous paraît surprenant. C’est que la loi américaine prévoit, à l’article 102, qu’une œuvre, pour 27. Voir le paragraphe 3(1) de la loi, où on mentionne le droit exclusif de produire ou reproduire l’œuvre « sous une forme matérielle quelconque ». 28. S. HANDA, supra, note 22, aux p. 241-3. 29. Copyright Law (Toronto : Irwin Law, 2000), à la p. 63. Un autre gadget ! Encore ? Cette fois, c’est la « slingbox » 85 être assujettie à la loi, doit être originale et être « fixed in any tangible medium of expression ». L’œuvre doit donc avoir un certain degré de permanence. L’article 101, pour sa part, qui énumère une série de définitions, est ainsi formulé en ce qui concerne le terme fixed : A work is “fixed” in a tangible medium of expression when its embodiment [...] is sufficiently permanent or stable to permit it to be perceived, reproduced, or otherwise communicated for a period of more than transitory duration.30 Il nous semble que l’intention du législateur est précisément de ne pas viser les œuvres qui ne peuvent être visionnées ou écoutées qu’une fois31. C’est ce qui se passe pour la slingbox. L’usager, devant son ordinateur, voit une émission de télévision comme il le faisait avant l’ère des magnétoscopes. Une image apparaît une fraction de seconde à l’écran, puis est remplacée par une autre, et il n’en reste plus rien. La décision la plus importante, à notre avis, a été rendue en 1993 par une cour d’appel. Elle impliquait un litige de nature commerciale entre deux compagnies œuvrant dans le domaine de l’informatique32. La compagnie MAI Systems fabriquait des ordinateurs, et avait mis au point un certain nombre de logiciels pouvant être utilisés sur eux. Peak Computer, pour sa part, effectuait l’entretien et la réparation des ordinateurs de ses clients, une centaine environ. Ce qui a donné naissance au litige est que des employés de MAI ont quitté l’entreprise et sont allés travailler chez Peak. MAI a accusé Peak de concurrence déloyale, de violation de ses marques de commerce et de violation de ses droits d’auteur sur ses logiciels. À ce sujet, on reprochait à Peak de prêter des ordinateurs de MAI à ses clients, d’utiliser ses logiciels sans permis et de faire fonctionner certains de ses logiciels qui étaient concédés sous licence à des clients 30. La loi définit aussi une « copie » comme étant un objet matériel dans lequel une œuvre est fixée, et au moyen duquel l’œuvre peut être perçue, reproduite ou autrement communiquée, directement ou avec l’aide d’une machine (notre traduction). 31. En fait, il serait plus exact de dire qu’une émission de télévision est emmagasinée une fraction de seconde dans une mémoire tampon qui se trouve dans la slingbox ou dans l’ordinateur de l’usager. Mais cela est dû à des exigences techniques, c’est-à-dire pour éviter que l’usager voie à l’occasion des images saccadées, parce que le signal envoyé serait affecté par des problèmes techniques. Cela ne devrait pas empêcher qu’on puisse considérer qu’au niveau juridique, l’œuvre n’est pas « enregistrée ». 32. MAI Systems Corp. c. Peak Computer Inc., 991 F2d 511 (1993). 86 Les Cahiers de propriété intellectuelle de Peak. C’est ce dernier élément qui est important pour nous. Selon MAI, sa licence d’utilisation permettait à ses clients d’utiliser les logiciels pour leurs propres besoins, donc de les faire fonctionner sur leurs ordinateurs, mais n’en permettait pas la copie par des tiers, comme Peak. Or, les employés de Peak, lorsqu’ils faisaient leur travail d’entretien ou de réparation d’ordinateurs, se trouvaient à ouvrir des logiciels, entre autres pour savoir où se trouvaient les difficultés éprouvées par les clients. C’est ainsi que s’est posée la question de savoir si le seul fait d’utiliser un logiciel, c’est-à-dire de le prendre dans le disque dur de l’ordinateur et de le transférer dans la mémoire vive, implique la création d’une copie au sens de la loi. En première instance, la cour de district a été sans équivoque : [...] the loading of copyrighted computer software from a storage medium (hard disk, floppy disk, or read only memory into the memory of a central processing unit causes a copy to be made.33 Pourtant, Peak a argué que la « copie » créée dans la mémoire vive34 n’était pas « fixée », au sens de la loi. Elle n’avait pas le degré de permanence requis. Malgré cela, la cour d’appel a estimé que les employés de Peak, lorsqu’ils lançaient un logiciel suffisamment longtemps pour diagnostiquer les problèmes, créaient une représentation qui était : sufficiently permanent or stable to permit it to be perceived, reproduced or otherwise communicated for a period of more than transitory duration.35 La cour a tout de même noté qu’elle n’avait trouvé aucun arrêt affirmant spécifiquement que le seul fait de lancer un programme crée une « copie » au sens de la loi. Mais elle a estimé qu’il était assez clair que c’était le cas, vu que la copie créée dans la mémoire vive peut être « perceived, reproduced or otherwise communicated »36. 33. 34. 35. 36. Ibid., à la p. 518. Appelée aussi RAM, pour « Random Access Memory ». Supra, note 32, à la p. 518. Ibid., à la p. 519. Après cette décision, le Congrès a amendé la loi de façon à en minimiser l’impact. Ainsi, on a créé une exonération pour les copies faites dans la mémoire d’un ordinateur de façon à pouvoir le réparer ou le mettre à jour. De même les fournisseurs d’accès ont été exonérés de responsabilité en ce qui concerne le contenu des fichiers transmis, lorsqu’ils agissent dans le cadre normal de leurs opérations. Voir M. BARTLEY, supra note 10, à la p. 542. Un autre gadget ! Encore ? Cette fois, c’est la « slingbox » 87 Des jugements dans le même sens ont été rendus en 1997 et 1999 par des cours de première instance. Dans le premier cas37, une entreprise appelée Northwest hébergeait le site Internet de l’association américaine des pompiers. Un des membres de l’association y a mis sans permission des images pouvant servir de fond d’écran pour ordinateur. La question qui s’est posée et qui nous intéresse était de savoir si Northwest violait la loi quand un internaute téléchargeait ces images. Selon Northwest, la transmission d’un fichier électronique se trouvant dans la mémoire vive de son ordinateur ne peut être une reproduction du fichier au sens de la loi, parce qu’il n’est pas « fixé », c’est-à-dire qu’il a une durée trop éphémère38. Le tribunal n’a pas accepté cet argument. À son avis, en se basant sur les définitions dans la loi, on peut avancer qu’une œuvre est fixée dès qu’il en existe une copie qui peut être visualisée ou autrement communiquée de façon plus que transitoire. Il va même jusqu’à dire que même si un exemplaire d’une œuvre est transmis au même moment où elle est créée, il reste que l’internaute qui la reçoit est capable de la percevoir, par ses yeux ou ses oreilles, et donc elle est « fixée »39. Dans le second cas40, une compagnie poursuivie pour avoir mis sur son site Internet un texte protégé par la loi a réagi en indiquant aux internautes que ledit texte était toujours disponible sur le réseau Internet et leur a fourni trois liens hypertextes pour le retrouver. L’une des questions qui se sont posées était de savoir si l’internaute qui accède à l’un de ces trois sites se trouve à violer la loi sur le droit d’auteur. Pour le déterminer, il fallait savoir si le fait de visionner à l’écran de l’ordinateur le texte en question implique qu’une copie ou une reproduction en est faite. Encore ici, le tribunal n’a pas hésité à écrire : When a person browses a website, and by so doing displays the Handbook, a copy of the Handbook is made in the computer’s random access memory, to permit viewing of the material. 37. Marobie-FL Inc. c. Nat. Ass. of Fire Equipment Distributors, 983 F.Supp. 1167 (1997). 38. Le tribunal écrit : « It is that copy in the RAM of Northwest’s computer that is transmitted to the Internet user. Northwest argues that this copy is not a «copy» under the Act because it is not “fixed” » (à la p. 1177). 39. Supra, note 37, à la p. 1178. 40. Intellectual Reserve Inc. c. Utah Lighthouse Ministry Inc., 75 F.Supp. 2d 1290 (1999). 88 Les Cahiers de propriété intellectuelle And in making a copy, even a temporary one, the person who browsed infringes the copyright.41 À plus forte raison, la loi est violée si une personne imprime une copie du texte, ou en redirige le contenu vers un autre site web. Pour notre part, nous croyons qu’il y a une différence non négligeable entre les cas que nous venons de rapporter et ce qui est en cause dans l’utilisation de la slingbox. C’est que, dans le cas où un logiciel est ouvert ou bien un internaute visionne une page web, les même images ou textes peuvent être revus ou relus, autant de fois que l’utilisateur le désire. Ce n’est pas le cas pour la slingbox où, on l’a dit, l’utilisateur ne fait rien d’autre que voir ce qui serait apparu sur son écran de télévision. Le seul élément particulier est qu’il se trouve ailleurs dans le monde. Il nous semble que s’il y a illégalité commise, ce pourrait être à l’égard des règles du CRTC, non celles de la LDA42. 3.2 L’appareil exécute-t-il une œuvre en public ? Le paragraphe 3(1) de la loi canadienne mentionne, dans la liste des droits exclusifs accordés aux détenteurs de droits d’auteur, celui d’exécuter l’œuvre en public. Il n’est pas difficile ici d’avancer que ce n’est pas ce que fait la slingbox. Cela a été clairement déterminé dès 1954 dans la fameuse décision Canadian Admiral43, concernant le statut juridique des compagnies de télévision par câble face à la Loi sur le droit d’auteur. La compagnie Canadian Admiral, fabricant d’appareils de télévision, avait conclu une entente avec Radio-Canada afin que les matchs à domicile du club de football les Alouettes de Montréal soient radiodiffusés et ce, afin d’inciter les gens à se procurer un appareil. Elle s’était réservé les droits d’auteur sur ces matchs. Ce qui a amené le litige est que la compagnie de télévision par câble Rediffusion a capté le signal émis par ondes hertziennes à la tête de ligne de son système, et l’a retransmis à ses clients, comme elle le faisait pour les autres signaux émis par les stations de radio ou de télévision. Canadian Admiral a prétendu que ce faisant ses droits d’auteur ont été violés. 41. Ibid., à la p. 1294. 42. En doctrine américaine, les avis sont partagés. Certains arrivent, avec hésitation, à la conclusion que les utilisateurs de la slingbox commettent une violation directe de la loi. Voir D. RIVERS, supra, note 3, à la p. 182, et M. BARTLEY, supra, note 10, à la p. 544. D’autres sont d’avis contraire, notamment l’auteur Sathyanarayana, supra, note 3, aux p. 195-6. 43. Canadian Admiral inc. c. Rediffusion, [1954] RCÉ 382. Un autre gadget ! Encore ? Cette fois, c’est la « slingbox » 89 Le juge Cameron, qui rendit la décision, a d’abord déterminé qu’il n’y avait pas d’œuvre au sens de la loi, parce que personne ne pouvait prétendre que ce qui se déroule sur le terrain de football était le fruit de son travail, et qu’aucun enregistrement du match n’était effectué44. Mais il a poursuivi en disant qu’au cas où il aurait fait erreur sur ce point, il fallait se demander si une œuvre avait été représentée ou exécutée en public. Sur ce point, il a dit que Rediffusion se trouvait effectivement à représenter une œuvre, mais non en public. Car, au sens de la loi, « en public » signifie un endroit où le public en général peut se présenter sans invitation particulière45. Comme un restaurant, le lobby d’un hôtel, un centre commercial, etc. En l’occurrence, même si le match était vu par des centaines ou des milliers de personnes, chacun le visionnait dans l’intimité de son foyer. Une personne qui invite quelques amis chez elle pour voir le match continue tout de même à le visionner « en privé »46. La jurisprudence ultérieure n’a pas contredit la décision Canadian Admiral sur ce point, et la loi n’a pas été modifiée non plus. 3.3 L’appareil communique-t-il au public une œuvre par télécommunication ? Ce droit exclusif est mentionné à l’alinéa 3(1) f) de la loi canadienne47. À l’époque de la décision Canadian Admiral, cette disposition prévoyait le droit de « transmettre l’œuvre au moyen de la radiophonie ». La Cour de l’Échiquier avait estimé que la compagnie de câble ne violait pas cette disposition, étant donné que la radiodiffusion émet des ondes hertziennes dans l’air, alors qu’elle-même utilisait le câble coaxial48. C’est pour contourner cette partie de la décision que la loi fut amendée, pour s’assurer que les détenteurs de droits d’auteur ont aussi un droit exclusif de transmettre leur œuvre au moyen de l’électronique. Mais la loi dit bien transmettre « au public » l’œuvre. Cela implique que l’œuvre est accessible simultanément à un grand nombre de personnes. Or, on a vu que les créateurs de la slingbox ont pris bien soin de faire en sorte qu’une seule personne par appareil puisse visionner les émissions de télévision. 44. Ibid., aux par. 25 à 29 et 41 à 46. 45. Ibid., aux par. 57 à 74. 46. Le juge écrit (au par. 73) : « I cannot see that even a large number of private performances, solely because of their numbers, can become public performances ». 47. Il est ainsi formulé : le droit exclusif « de communiquer au public, par télécommunication, une œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique ». 48. Voir supra, note 43, aux par. 77 et 78. 90 Les Cahiers de propriété intellectuelle C’est ce qui nous fait dire que l’alinéa 3(1) f) ne devrait pas poser de problème juridique dans le cas qui nous intéresse. La Cour suprême a d’ailleurs eu l’occasion de se prononcer sur le sens de cette disposition dans l’affaire CCH49. En 2004, des éditeurs de volumes juridiques ont intenté un recours contre le barreau ontarien, qui gère la Great Library, à Toronto. Pour répondre aux désirs de la clientèle, ses employés offrent le service de photocopie et de transmission de documents, qu’il s’agisse d’arrêts, d’articles de doctrine, de textes de loi, etc. Selon le désir du client, les documents sont expédiés par courrier ou transmis par l’électronique. Une question importante qui s’est posée était de savoir si le texte publié des décisions des tribunaux était original au sens de la loi. On s’est demandé si le travail de mise en page effectué par les maisons d’édition était suffisamment original pour en faire une œuvre protégée. Mais les maisons d’édition ont aussi prétendu que le barreau violait l’alinéa 3(1) f) de la loi lorsqu’il transmettait par courriel ou autre moyen électronique des documents juridiques50. La juge en chef McLachlin a rendu l’opinion de la cour. Sur le point qui nous intéresse, elle a fait sienne l’opinion du juge de première instance, qui avait écrit que les transmissions par télécopieur n’équivalaient pas à une communication au public par télécommunication parce qu’elles « provenaient d’un seul point et étaient destinées à n’atteindre qu’un seul point »51. Elle a ajouté cependant que « la transmission répétée d’une copie d’une même œuvre à de nombreux destinataires pourrait constituer une communication au public »52. Cela pourrait théoriquement s’appliquer au cas qui nous intéresse. On pourrait prétendre que la slingbox transmet une seule œuvre, comme un film diffusé à la télévision, à plusieurs personnes, soit celles qui ont décidé de syntoniser cette chaîne. Mais à cela on pourrait répondre que chaque appareil ne retransmet l’œuvre qu’à une seule personne. 49. CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, [2004] 1 R.C.S. 339. 50. L’argument est formulé au par. 5 de la décision : « La transmission par télécopieur des œuvres des éditeurs par le Barreau constituait-elle une communication au public au sens de l’art. 3(1)(f) de la Loi sur le droit d’auteur, de sorte qu’elle constituait une violation du droit d’auteur ? ». 51. Ibid., au par. 77. 52. Ibid., au par. 78. Un autre gadget ! Encore ? Cette fois, c’est la « slingbox » 91 3.4 Est-ce que le droit exclusif des détenteurs de droits d’auteur d’autoriser certains actes est respecté ? Ce droit est formulé à la fin du paragraphe 3(1) de la loi canadienne53. À première vue, on peut penser que cela va de soi et ne peut pas poser de difficultés juridiques. En effet, les créateurs n’ont généralement pas les habiletés techniques pour faire de leur œuvre un produit fini offert au consommateur. Ils traitent donc avec des intermédiaires tels compagnies de disques ou maisons d’édition, à qui ils accordent la permission de reproduire leur œuvre en plusieurs exemplaires. Mais dans le monde moderne, ce droit a pris une grande importance. Par exemple, dans la problématique de l’échange de fichiers musicaux, on a dû se poser la question de savoir si les personnes qui rendent des fichiers disponibles, ou celles qui mettent au point des logiciels d’échanges de fichiers de type P2P, se trouvent à donner une autorisation de copier des œuvres que seuls les détenteurs de droits d’auteur peuvent accorder. À notre avis, la notion d’autorisation ne devrait pas poser de difficultés dans le cas de la slingbox. C’est que la jurisprudence pertinente exige un lien assez fort, assez étroit, entre deux personnes pour qu’on puisse affirmer qu’au point de vue juridique une personne en autorise une autre à faire quelque chose. Les auteurs Gervais et Judd54 ont bien résumé l’état du droit de la façon suivante. On peut distinguer deux types d’autorisation. On distingue l’autorisation active, lorsqu’une personne encourage activement une autre, ou donne la directive de poser un geste, ou approuve expressément un acte. On peut aussi parler d’autorisation, mais au sens passif, dans le cas où une personne omet d’exécuter une obligation de contrôle exigée par la loi, comme lorsqu’il existe une relation d’employeur et employé entre elles. On voit vite qu’il n’existe pas de relations de ce genre dans la problématique que nous étudions. Il n’y a certes pas de lien de maître à commettant entre les inventeurs de la slingbox et les consommateurs. Et on ne peut dire non plus qu’il y a un encouragement ou une approbation à ce qu’un acte illégal soit posé. Au contraire, on a vu que les inventeurs de l’appareil ont bien pris soin de 53. Le texte se lit comme suit : « Est inclus dans la présente définition le droit exclusif d’autoriser ces actes ». 54. D. Gervais et E. Judd, Le droit de la propriété intellectuelle (Toronto : Carswell, 2006), aux p. 62 et ss. Nous avons aussi traité de la notion d’autorisation dans la présente revue. Voir (2009), 21 CPI, aux p. 163 et ss. 92 Les Cahiers de propriété intellectuelle ne pas le doter de capacité d’enregistrement, pour éviter les ennuis juridiques55. 3.5 Y a-t-il violation à une étape ultérieure ? Cette notion est traitée au paragraphe 27(2) de notre loi. Le premier paragraphe est le complément de l’article 3, en ce sens qu’on confirme que constitue une violation du droit d’auteur l’accomplissement d’un acte que la loi réserve au titulaire du droit d’auteur. Le second paragraphe est à l’effet que constitue aussi une violation du droit d’auteur l’accomplissement de tout acte (comme la vente, la location, la mise en circulation de copies contrefaites) « alors que la personne qui accomplit l’acte sait ou devrait savoir que la production de l’exemplaire constitue une violation de ce droit ». Dans l’affaire CCH, la Cour suprême n’a pas eu à se prononcer sur l’application de ces termes56. Car pour traiter de violation à une étape ultérieure, il faut nécessairement qu’il y ait eu une première violation. Il faut qu’un acte de contrefaçon ait été posé. Or, dans la décision CCH, le barreau ontarien n’a pas été jugé coupable d’avoir violé la loi en répondant aux demandes des clients, ni en mettant à leur disposition des appareils à photocopier. En Cour fédérale d’appel57, les juges ne se sont pas entendus sur l’élément de la connaissance qu’une personne doit avoir du premier acte de contrefaçon. Le juge Rothstein a estimé que le barreau ontarien ne pouvait prétendre en défense qu’il croyait sincèrement, mais erronément, qu’il était exonéré par la notion d’utilisation équitable. L’erreur du barreau ne pouvait porter que sur des faits, par sur une question de droit58. Son collègue le juge 55. On peut comparer cela à la situation opposée, où des compagnies ont lancé des logiciels d’échange de fichiers en mode P2P en invitant fortement les jeunes utilisateurs à s’en servir pour télécharger gratuitement leurs chansons préférées. C’est principalement la raison pour laquelle elles ont été reconnues coupables. Voir Grokster, Metro-Goldwyn-Mayer Studios Inc. c. Grokster Ltd., (2005), 545 U.S. 913, allée jusqu’en Cour suprême aux États-Unis. Voici comment le juge Souter s’exprime dans les deux premières phrases de sa décision : « The question is under what circumstances the distributor of a product capable of both lawful and unlawful use is liable for acts of copyright infringement by third parties using the product. We hold that one who distributes a device with the object of promoting its use to infringe copyright, as shown by clear expression or other affirmative steps taken to foster infringement, is liable for the resulting acts of infringement by third parties) » (aux p. 918-9). 56. Voir supra, note 49, au par. 82 : « Vu l’absence de violation initiale, il ne peut y avoir de violation à une étape ultérieure ». 57. [2002] 4 C.F. 213. 58. Ibid., au par. 273, et surtout aux par. 278 et 282. Si on acceptait l’argument du barreau, « Le critère serait de savoir si l’auteur d’une violation ultérieure possédait cette croyance sincère et raisonnable et non si ses actes constituaient ou ne Un autre gadget ! Encore ? Cette fois, c’est la « slingbox » 93 Linden ne prit pas fermement position sur le sujet59. Mais les juges s’entendent sur une chose essentielle. Pour que le paragraphe 27(1) s’applique, il faut absolument trois éléments : un premier acte de contrefaçon, une utilisation à une étape ultérieure, comme une vente ou mise en circulation, et un élément de connaissance. Il y a à notre avis au moins deux de ces éléments qui manquent dans le cas où un consommateur utilise la slingbox. Il ne nous semble pas y avoir de violation initiale, ni d’élément de connaissance. 3.6 L’utilisation équitable constitue-t-elle un moyen de défense ? Enfin, on doit envisager l’hypothèse où, malgré notre perception du statut juridique de la slingbox, un tribunal en arriverait à la conclusion que l’appareil viole un ou plusieurs des droits conférés par la loi aux détenteurs de droits d’auteur sur ce qui est véhiculé à la télévision. Il faut alors se demander si l’une ou l’autre des exceptions prévues dans la LDA pourrait être plaidée avec succès. Il nous semble que la notion d’utilisation équitable serait tout à fait appropriée ici. À première vue pourtant, cela ne semble pas être le cas. En effet, ce concept a été très peu utilisé au Canada, contrairement aux États-Unis, où la notion de fair use est systématiquement plaidée dans presque tous les litiges60. Cela tient au fait que les articles de la loi canadienne qui en traitent sont particulièrement restrictifs61. La loi ne définit d’abord aucunement ce qu’est une utilisation équitable. Aucun critère n’est formulé pour aider la tâche des juges. Mais ce n’est pas tout. Pour qu’une défense d’utilisation équitable soit reçue, il faut montrer non seulement que l’utilisation que l’on a fait d’une œuvre peut être estimée équitable, mais, de plus, que l’œuvre a été utilisée « aux fins d’étude privée » ou « de recherche » ou « de critique ou de compte rendu »62. 59. 60. 61. 62. constituaient pas une utilisation équitable. Rien dans la Loi sur le droit d’auteur ne donne ouverture à une interprétation qui permettrait de remplacer l’analyse de l’utilisation équitable par la question de savoir si le défendeur croyait sincèrement et raisonnablement que l’exemption pouvait s’appliquer. ». Ibid., au par. 121 : « [...] bien que je ne sois ni d’accord, ni en désaccord avec la longue analyse du juge Rothstein sur l’exigence de connaissance [...] ». C’est qu’à son avis il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour lui permettre de déterminer si le barreau pouvait se prévaloir de l’exemption relative à l’utilisation équitable. Pour une étude comparative des deux notions, voir Pierre El Khoury, Le fair use et le Fair dealing. Étude de droit comparé, (Montréal : Thémis, 2007). Il s’agit des articles 29, 29.1 et 29.2. Voir le texte des articles 29 et 29.1. 94 Les Cahiers de propriété intellectuelle La Cour suprême a néanmoins insufflé un renouveau à la notion d’utilisation équitable dans la décision CCH. La juge McLachlin a d’abord fait la remarque selon laquelle on ne devait pas voir la notion d’utilisation équitable seulement comme un moyen de défense pouvant être plaidé après la preuve faite d’une violation de la loi. On doit plutôt la voir comme un élément de l’équilibre que la loi établit entre deux extrêmes : le public qui aimerait avoir accès à toutes les œuvres gratuitement, et les créateurs qui voudraient récolter des droits d’auteur pendant des siècles63. Elle s’est ensuite déclarée d’accord avec l’analyse faite par le juge Linden, de la Cour d’appel, qui a identifié six éléments à considérer pour déterminer si on est en présence d’une utilisation équitable. Il s’agit 1) du but de l’utilisation, 2) sa nature, 3) son ampleur, 4) les solutions de rechange à l’utilisation, 5) la nature de l’œuvre en cause, et 6) l’effet de l’utilisation sur l’œuvre. Ce qui frappe quand on lit les propos de la juge McLachlin, c’est qu’elle a interprété largement ces notions, de sorte que le barreau ontarien a facilement été jugé comme visé par la notion d’utilisation équitable. Pourtant, rappelons-le, les clients de la Great Library pouvaient se faire expédier à peu près tout ce qu’ils réclamaient, pourvu qu’ils ne demandent pas la photocopie d’un livre au complet et qu’ils déclarent que la demande était faite à des fins personnelles. En ce qui concerne le premier critère, le but de l’utilisation, le tribunal écrit, à propos des notions de recherche, d’étude privée et de critique, qu’« il ne faut pas interpréter ces fins restrictivement », et que « certaines utilisations, même à l’une des fins énumérées, peuvent être plus ou moins équitables que d’autres ; la recherche effectuée à des fins commerciales peut ne pas être aussi équitable que celle effectuée à des fins de bienfaisance »64. On voit que la cour veut se garder une grande latitude dans l’application de ce concept. Dans le cas de la slingbox, il est certain que le consommateur typique ne regarde pas la télévision pour fins d’étude privée. D’autre part, cependant, il ne tente pas de tirer financièrement profit de son écoute télévisuelle. En ce qui concerne la nature de l’utilisation, la cour dit qu’il faut examiner la manière dont l’œuvre a été utilisée, et qu’une utilisation tend à être inéquitable lorsque de multiples copies sont diffusées largement65. Dans le cas qui nous intéresse, le consommateur 63. CCH, supra, note 49, au par. 48. 64. Ibid., au par. 54. 65. Ibid., au par. 55. Un autre gadget ! Encore ? Cette fois, c’est la « slingbox » 95 ne fait aucune copie des émissions regardées. Ce critère joue donc aussi en sa faveur. Quant à l’ampleur de l’utilisation, on reconnaît qu’utiliser une œuvre entière peut être équitable, selon les circonstances. Il n’est donc pas fatal que la slingbox retransmette une émission en entier. Le quatrième critère est celui de l’ampleur des solutions de rechange à l’utilisation. Par cela le tribunal entend qu’il regardera si un équivalent non protégé aurait pu être utilisé à la place de l’œuvre. Par exemple, on examinera si une critique aurait été tout aussi efficace sans la reproduction de l’œuvre protégée. Ce critère ne nous semble pas avoir d’application pour ce qui est de la slingbox. Le consommateur ne peut que visionner ce que son écran de télévision lui aurait montré. Pour ce qui est du critère suivant, la nature de l’œuvre, c’est la même chose. Aux États-Unis, les tribunaux ont fait la différence entre des émissions de nouvelles ou d’affaires publiques, dont on doit tolérer presque toujours la reproduction, au nom de la liberté d’expression. Alors que les émissions de pur divertissement doivent être mieux protégées contre la copie66. Mais, dans le cas de la slingbox, le consommateur n’a pas le loisir de se demander quelle émission il va enregistrer ou non. Il ne peut en enregistrer aucune. Enfin, le dernier critère, l’effet de l’utilisation sur l’œuvre, est traditionnellement considéré le plus important67. Comme le droit d’auteur, dans les pays de common law, a surtout une saveur économique, il faut regarder si les agissements incriminés causent un tort économique au détenteur du droit d’auteur sur l’œuvre. Est-ce que le chiffre de ses ventes a diminué ? Ou est-il empêché d’exploiter commercialement son œuvre dans un nouveau créneau, par exemple ? Dans l’affaire CCH, la Cour suprême n’a pas jugé que cet élément jouait contre les maisons d’édition, pour la simple et bonne raison qu’elles n’ont pas présenté de preuve à l’effet que le marché de leurs œuvres avait fléchi !68. Pour la problématique qui nous intéresse, la seule chose qu’on pourrait reprocher aux utilisateurs de slingbox est 66. Voir la décision de la Cour suprême dans l’affaire des appareils vidéo Universal City Studios c. Sony Corp of America, supra, note 4. 67. Mais ce n’est plus la perception de la Cour suprême qui écrit : « Même si l’effet de l’utilisation sur le marché est un facteur important, ce n’est ni le seul ni le plus important » (voir au par. 59). 68. Supra, note 49, au par. 72. La chose est très surprenante, car, à notre avis, c’était possiblement l’élément de preuve le plus important à présenter. 96 Les Cahiers de propriété intellectuelle qu’ils se trouvent à contourner les ententes d’exclusivité signées entre les propriétaires de clubs sportifs et les médias69. Mais cela ne signifie pas pour autant que le consommateur qui utilise une slingbox a violé la loi. C’est une question qui relève davantage du CRTC que de la LDA. CONCLUSION : de lege ferenda ? L’affaire Napster, qui a éclaté au tournant du siècle, nous a forcés à réfléchir sur l’impact des nouvelles technologies au regard de la LDA. Initialement, l’industrie du divertissement a réagi en se cabrant, ce qui est tout naturel. Il n’est pas facile de voir comment le changement peut se faire vers des nouvelles façons de consommer les produits culturels. Dans les années ‘40 et au début des années ‘5070, tout le monde prédisait la mort imminente des cinémas, tellement on était sûrs que la télévision allait enlever aux gens le goût de les fréquenter. Plus près de nous, les appareils vidéo ont été vus initialement comme un ennemi mortel pour les détenteurs de droits d’auteur sur les émissions diffusées à la télévision71. Mais, peu à peu, l’industrie réalise qu’en faisant certaines adaptations, comme en offrant de la musique en vente sur Internet, il y a moyen d’éviter le pire. On tente aussi de faire apporter des changements technologiques à des appareils pour se prémunir des fraudes à grande échelle. C’est un peu ce qui risque de se passer pour la slingbox. Aux États-Unis, la FCC a adopté voici quelques années un règlement appelé Broadcast Flag. Cela s’est fait à la faveur du changement de la télévision diffusée en mode analogique vers la diffusion en mode numérique. La règle prévoyait que tout appareil récepteur fabriqué après 1995 devrait être muni d’un dispositif capable de déchiffrer un 69. Encore là, on pourrait démontrer qu’au point de vue financier, ce n’est pas dramatique. C’est un peu ce qui s’est passé lorsque les compagnies de câble se sont trouvées à relayer des émissions que les spectateurs n’auraient pu voir autrement, parce que la source du signal était trop éloignée. Initialement, les détenteurs de droits d’auteur sur les émissions diffusées à la télévision ont vu cela comme de la fraude. Mais quand ils ont réalisé que les compagnies de câble faisaient augmenter l’auditoire potentiel, ils se sont mis à réclamer davantage d’argent pour leurs droits d’auteur. Les stations de télévision, pour leur part, augmentent leurs tarifs pour la publicité, car elles peuvent démontrer que leurs émissions sont vues par un plus grand nombre de spectateurs. 70. La télévision est arrivée au Canada à l’automne de l’année 1952. 71. Jack Valenti, qui fut président pendant des décennies de la Motion Picture Association of America, a déjà dit de l’appareil vidéo : « I say to you that the VCR is to the American film producer and the American public as the Boston strangler is to the woman home alone ». Voir Adi Schnaps, supra, note 16, à la p. 85. Un autre gadget ! Encore ? Cette fois, c’est la « slingbox » 97 code (le Broadcast Flag) inclus dans une émission diffusée, spécifiant quel type de reproduction est autorisé pour cette émission. Cela a été déclaré invalide par les tribunaux suite à une attaque en règle par l’association américaine des bibliothécaires72. Mais rien n’empêche le Congrès d’adopter lui-même la même règle dans une loi. Le Congrès a d’ailleurs déjà examiné quelques projets de loi qui auraient eu un impact sur le statut juridique de la slingbox. Ainsi, en 2004, des membres du Congrès ont présenté le Inducing Infringement of Copyright Act. Ce projet, s’il avait été adopté, aurait modifié l’article 501 de la loi américaine sur le droit d’auteur en ajoutant cette disposition : « whoever intentionally induces any violation identified in subsection (a) shall be liable as an infringer »73. Le sous-paragraphe (a) auquel on réfère traite des droits exclusifs des détenteurs de droits d’auteur. L’objectif clair était d’imposer une responsabilité à toute personne reconnue coupable d’en avoir encouragé une autre à commettre un geste illégal. Dans le cas qui nous intéresse, la question devant les tribunaux serait alors de déterminer si les fabricants de la slingbox « encouragent » les consommateurs à violer la loi. De même, l’année suivante, fut présentée au Congrès le Digital Transition Content Security Act. La loi prévoyait que les appareils utilisés pour convertir les signaux analogiques aux signaux numériques devraient être munis de mesures dites de sécurité, c’est-à-dire capables de reconnaître des informations dans les signaux reçus quant à la possibilité de les reproduire ou non74. C’était, à toutes fins pratiques, une tentative de faire adopter par le Congrès les Broadcast Flags imaginés par la FCC. Cette loi non plus n’a pas été adoptée. En doctrine, un auteur fait une proposition qui nous semble intéressante et réaliste. J. Talar estime75 qu’il serait trop long d’attendre une solution venant des tribunaux pour ce qui est de la légalité des slingbox, et que les forces du marché ne pourront seules résoudre le problème. Et, tout comme au Canada, la slingbox n’est probablement pas assujettie aux règles de l’organisme réglementant la radio et la télévision parce qu’elle ne se qualifie pas comme 72. American Library Association c. FCC 406 F3d 689 (2005). Il s’agit d’une décision de la Court of Appeal du district de Columbia. 73. Rapporté dans Adi Schnapps, supra, note 16, à la p. 89. À notre avis, on voulait essentiellement incorporer dans la loi le critère utilisé dans Grokster, et généraliser son utilisation. 74. Voir Jessica L. Talar, supra, note 9, à la p. 44. 75. Ibid., aux p. 46 et ss. 98 Les Cahiers de propriété intellectuelle « retransmetteur »76. Elle pourrait peut-être même se trouver exonérée de toute application de la LDA parce que bénéficiant de l’exemption relative aux entreprises de télécommunications. L’alinéa 2.4(1) b) est ainsi formulé : N’effectue pas une communication au public la personne qui ne fait que fournir à un tiers les moyens de télécommunication nécessaires pour que celui-ci l’effectue.77 Elle propose donc un amendement à la loi de façon à assujettir les manufacturiers d’appareils tels les slingbox à un régime de licence obligatoire. Ce concept existe déjà dans notre droit. Par exemple, la partie VIII, relative à la copie pour usage privé est considérée comme une licence de reproduction que les détenteurs de droits d’auteur sont obligés d’accorder aux consommateurs, en contrepartie d’une redevance sur la vente de supports audio vierges. Selon la proposition de l’auteure Talar, la vente d’appareils tels la slingbox devrait être considérée comme la fourniture d’un service et le fournisseur de service aurait la tâche de comptabiliser les émissions retransmises par l’appareil. Et pour nous au Canada, ce serait la Commission du droit d’auteur qui serait chargée de déterminer un tarif applicable pour ce nouveau service, la façon de récolter les redevances et les redistribuer aux détenteurs de droits d’auteur. On peut remarquer que ce n’est pas révolutionnaire comme solution, mais c’est possiblement un compromis qui permettrait qu’une nouvelle technologie continue à être utilisée, tout en faisant en sorte que les détenteurs de droits d’auteur ne soient pas complètement floués. 76. Voir les définitions au paragraphe : « Retransmetteur : Personne [...] dont l’activité est comparable à celle d’un système de retransmission par fil ». 77. La portée de cette disposition a été examinée par la Cour suprême dans SOCAN c. Association des fournisseurs Internet 2004 CSC 44. Dans cette affaire les compagnies de disques voulaient faire payer les entreprises fournissant un accès à Internet un pourcentage de leurs revenus, pour tenir compte des nombreuses pièces musicales téléchargées au moyen de leur réseau. Vol. 22, no 1 Le Droit botté ! Adriane Porcin* INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101 1. De la matérialisation des contes . . . . . . . . . . . . . . . 104 1.1 La primauté de l’idée sur l’expression . . . . . . . . . 105 1.1.1 Le domaine public des idées face au domaine privé de l’expression . . . . . . . . . . . . . . . 105 1.1.2 Une frontière incertaine . . . . . . . . . . . . . 107 1.2 Une vision parcellaire de la transmission du savoir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109 1.2.1 Un aveuglement regrettable. . . . . . . . . . . 109 1.2.2 La course à l’abstraction . . . . . . . . . . . . . 111 2. Le mythe du génie autorial . . . . . . . . . . . . . . . . . . 112 2.1 L’individu au cœur du droit d’auteur. . . . . . . . . . 113 2.1.1 Le créateur et le mythe de l’auteur romantique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113 © Adriane Porcin, 2010. * Candidate au doctorat (Université de Montréal, Université Montpellier 1), Coordonnatrice du Centre de Recherche en Droit Public. Lauréate du Prix des Cahiers de propriété intellectuelle 2008-2009. 99 100 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.1.2 Quelques fictions de collectivité . . . . . . . . . 115 2.2 La collectivité escamotée . . . . . . . . . . . . . . . . 116 2.2.1 Le contexte et l’artiste/les artistes . . . . . . . 117 2.2.1.1 L’illusion de la signature . . . . . . . 117 2.2.1.2 Le contexte de jeu . . . . . . . . . . . 118 2.2.1.3 L’emprunt comme méthodologie . . . . . . . . . . . . . . 118 2.2.2 Un droit trop botté . . . . . . . . . . . . . . . . 119 2.2.2.1 La folie des grandeurs . . . . . . . . . 120 2.2.2.2 Un outil mal calibré . . . . . . . . . . 122 CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123 Les contes merveilleux font partie de la culture orale depuis des milliers d’années. D’abord transmis par des conteurs, puis modifiés et enrichis par les interactions avec le public, ils ont ensuite fait l’objet de fixations par écrit, à l’instar du Chat botté de Charles Perrault. Ils sont depuis lors devenus majoritairement accessibles sous des formes linéaires et non interactives plus compatibles avec une diffusion de masse, telles que l’écrit ou les œuvres cinématographiques. Tissés dans notre culture populaire, ils envahissent désormais notre espace visuel, de manière plus ou moins explicite. Les travaux de Vladimir Propp ont révélé que tous les contes de fées reposaient sur une série de seulement trente-et-une actions dont les protagonistes et les enjeux évoluaient au gré des régions ou encore du temps. C’est donc la forme – plutôt que la structure et les idées qui les sous-tendent – qui fait l’originalité des contes de fées. Par conséquent, seules les modalités d’expression de ces histoires font l’objet d’une protection par le droit d’auteur. Mais malgré ces limites, le droit d’auteur en la matière, tout comme le chat de l’histoire, se révèle bien plus redoutable que prévu pour ceux qui s’y trouvent confrontés.... « Mes frères, disoit-il, pourront gagner leur vie honnestement en se mettant ensemble ; pour moi, lors que j’aurai mangé mon chat, et que je me seray fait un manchon de sa peau, il faudra que je meure de faim. » Perrault, Le Chat botté INTRODUCTION À propos des Contes de ma mère l’Oye, Soriano pointe du doigt une caractéristique plutôt atypique pour un livre : il s’agirait en effet du seul classique de la littérature française que tout le monde connaît avant même d’aller à l’école – avant même de savoir lire – et dont tout le monde garde le souvenir, parfois sans jamais le relire1. 1. Marc SORIANO, Les Contes de Perrault : culture savante et traditions populaires, (Paris : Bibliothèque des idées, 1968) [Soriano, « Perrault »], p. 13. 101 102 Les Cahiers de propriété intellectuelle Notant l’influence des contes de Perrault à travers le temps, de l’image de la sœur Anne ne voyant rien venir à la fameuse chevillette qui choit, il poursuit en relevant que les contes de fées présentent également la particularité d’être des textes sans texte, en ce qu’ils ont subi, subissent et continueront de subir nombre d’altérations2. Les contes de Perrault illustreraient cet état de fait en brouillant les limites entre œuvre de lettré et œuvre populaire, influence de la culture orale sur le texte et du texte sur la culture orale, entre collecte scientifique et divertissement3. De manière plus générale, les contes – pas seulement ceux de Perrault – ont longtemps fait partie de la culture orale et leur existence peut être retracée depuis le mégalithique4. D’abord transmis par des conteurs, modifiés et enrichis par les interactions avec le public5, ils ont ensuite fait l’objet de fixations par écrit à compter du XVIIe siècle, sous forme de compilations ou encore d’œuvres plus mondaines comme le Cabinet des fées du chevalier Meyer. Trouvant un regain de popularité avec les mouvements romantiques et nationalistes au XIXe, ils ont à compter de ce moment fait l’objet d’entreprises plus scientifiques6. C’est d’ailleurs à cette époque que Balzac tentera de remplacer, sans égards pour l’édition originale, la pantoufle de verre de Cendrillon par un soulier de vair selon lui plus vraisemblable7. Les contes de fées ont souvent été étudiés comme une souspartie de la littérature et ils n’ont fait l’objet d’études propres et approfondies que depuis le début du XXe siècle. L’un des pionniers de ce travail, Vladimir Propp, a révélé les règles fondamentales qui les régissent dans son ouvrage sur la Morphologie du conte8. Après avoir analysé et comparé les structures d’une centaine de contes russes merveilleux, il est arrivé à la conclusion que tous les contes de fées 2. SORIANO, « Perrault », p. 15. 3. Ibid., p. 18. 4. Jack D. ZIPES, Breaking the magic spell : radical theories of folk and fairy tales, (London : Heinemann, 1979), à la page 5. 5. Ibid., p. 5 : « gifted narrators told the tales to audiences who actively participated in their transmission by posing questions, suggesting changes and circulating the tales among themselves » ; c’est le partage, la transmission, l’appropriation des contes par les auditeurs qui ont permis le maintien d’un riche vivier de contes. 6. Olivier PIFFAUT, « Le chaudron des contes », dans Olivier PIFFAUT, dir., Il était une fois les contes, (Paris : Seuil, 2001) 12, à la page 18. 7. SORIANO, « Perrault », p. 41-42. 8. Vladimir PROPP, Morphologie du conte, suivi de Les transformations des contes merveilleux, 2e éd., (Paris : Seuil, 1970) [PROPP, « Morphologie »]. Le Droit botté ! 103 reposaient sur une série de seulement quelques fonctions9 dont les protagonistes et les enjeux évoluaient au gré des régions ou encore du temps10 : Les fonctions sont extrêmement peu nombreuses, alors que les personnages sont extrêmement nombreux. C’est ce qui explique le double aspect du conte merveilleux : d’une part, son extraordinaire diversité, son pittoresque haut en couleur, et d’autre part, son uniformité non moins extraordinaire, sa monotonie.11 Il affirme ainsi que les contes obéissent à des règles spécifiques, des successions d’éléments rigoureusement identiques12. Il définit alors le conte merveilleux comme « un récit construit selon la succession régulière des fonctions citées dans leurs différentes formes, avec absence de certaines d’entre elles dans tel récit, et répétitions de certaines dans tel autre »13. Il poursuit sur les conséquences de sa découverte, ajoutant qu’« on peut délimiter avec précision les domaines où le conte populaire n’invente jamais, et ceux où il fait acte de création avec une plus ou moins grande liberté »14. Ainsi, si le conteur n’est pas libre de décider de l’ordre des actions du fait de leurs liens de dépendance, il reste maître du choix des actions qu’il raconte, des moyens par lesquels l’action s’effectue, de la nomenclature et des attributs de ses personnages ainsi que des moyens que lui offre la langue15. Propp constate cependant que de même que se répètent les fonctions, de même se répètent les personnages : certains canons du genre se sont ainsi établis16. La marge de manœuvre en matière de contes de fées semble donc plutôt réduite 9. 10. 11. 12. 13. 14. 15. 16. PROPP, « Morphologie », p. 79 : « Nous voyons, effectivement, que le nombre des fonctions est très limité : on ne peut en isoler que trente-et-une. L’action de tous les contes de notre corpus, sans exception, et celle de très nombreux autres contes originaires des nations les plus diverses, se déroule dans les limites de ces fonctions. » Vladimir PROPP, « Transformation of the folktale » dans Anatoly Liberman, dir., Theory and history of folklore, (Minneapolis : University of Minnesota Press, 1984) 82, aux pages 96 à 99 pour une illustration des changements envisageables : il explore des critères tels que le genre des personnages ou leur extranéité par rapport au lieu où l’histoire est contée ou encore l’inclusion d’éléments magiques ou religieux. PROPP, « Morphologie », p. 30. Ibid., p. 31-32. Ibid., p. 122. Ibid., p. 139. Ibid., p. 139-140. Ibid., p. 140. 104 Les Cahiers de propriété intellectuelle pour qui s’en veut auteur : dans la mesure où l’histoire n’est a priori pas originale, où ni les personnages, ni les hauts faits, ni les artefacts ne sont a priori originaux, seul son habillage permet de singulariser une œuvre, de l’extraire du domaine public. C’est donc en général la forme – plutôt que la structure et les idées qui les sous-tendent – qui fait l’originalité des contes de fées17. Une telle situation ne devrait a priori poser aucun problème dans l’hypothèse où l’on appliquerait la Loi sur le droit d’auteur18 à une adaptation d’un conte de fées. Cependant l’intrication des contes dans notre culture mérite qu’on s’attarde un peu plus longtemps sur le sort des artistes qui utilisent les contes de fées comme support de leur création. En effet les contes sont partout : en publicité du parfum au cirage, au cinéma de Cocteau à Shrek, en littérature des livres pour enfants aux livrets de théâtre. Au point qu’on peut s’interroger sur la portée de la protection que le droit d’auteur est susceptible de leur accorder. L’objet de ce texte est donc de faire un parallèle entre le droit d’auteur et le fameux Chat botté qui préside à cette introduction : ses bénéficiaires ne cessent de s’en plaindre – il serait ainsi a priori inutile ou trop faible, guère plus qu’un manchon inutile pour l’artiste désargenté – mais il se révèle in fine d’une aide indéniable. Au delà du parallèle amusant, c’est une réflexion sur les limites souhaitables du droit d’auteur que nous aimerions mener : il est indiscutable que les auteurs et titulaires de droits doivent être protégés. Mais pourrait-on considérer toutefois que ce droit finit, en quelque sorte, par être trop botté ? À cet égard, il semblerait que deux notions importantes en droit d’auteur, la dichotomie idée/expression et la qualification individualiste de l’auteur, semblent moins adaptées qu’il n’y paraît lorsqu’on les applique à des contes de fées. 1. DE LA MATÉRIALISATION DES CONTES Comme mentionné précédemment, la trame des contes merveilleux fait partie de notre patrimoine culturel commun19 et ne saurait par conséquent faire l’objet d’une protection particulière, en tout 17. Ibid., p. 139. 18. Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), c. C-42. 19. Les enfants ne connaissent plus aujourd’hui que la version des contes popularisée par Disney ; Jack D. ZIPES, Fairy tale as myth, myth as fairy tale, (Lexington : University Press of Kentucky, 1993) [ZIPES, « Fairy tale »] et plus particulièrement le chapitre 3, « Breaking the Disney spell » ; Olivier PIFFAULT, « Éditer la féérie : postérité et concurrents du Cabinet des Fées », dans Olivier PIFFAULT, dir., Il était une fois les contes, (Paris : Seuil, 2001) 135, à la page 151 sur l’impact de la réédition par Disney de la Belle et la Bête. Le Droit botté ! 105 premier lieu parce qu’elle n’est pas originale. C’est là la limite posée par la dichotomie entre idée et expression. Cependant, les expressions employées par ceux qui les font revivre peuvent faire l’objet d’une protection par le droit d’auteur. C’est sur ce fondement que les titulaires des droits sur nombre d’œuvres basées sur les contes de fées n’hésitent pas à poursuivre dès qu’ils estiment, à tort où à raison, que leurs droits sont menacés. C’est alors qu’apparaissent les failles du concept. 1.1 La primauté de l’idée sur l’expression Il n’existe qu’un nombre limité de personnages, intrigues et genres avec lesquels un auteur peut créer : les films et séries télévisées d’aujourd’hui obéissent ainsi aux mêmes ressorts que les ouvrages de littérature les plus antiques20. Compte tenu du fait que ces éléments communs apparaissent dans toutes les histoires sans exceptions, ils ne peuvent pas faire l’objet d’une protection par le droit d’auteur21. Cependant la distinction est moins aisée qu’il n’y paraît. 1.1.1 Le domaine public des idées face au domaine privé de l’expression Prenons l’exemple d’une adaptation de la Belle et la Bête. L’histoire racontée par Mme Leprince de Beaumont ne fait aucune description de la Bête : il s’agit simplement d’une « bête horrible »22. C’est alors le travail de Cocteau, Disney ou encore des différents illustrateurs du conte dans le temps – retenant qui un fauve, qui un sanglier, qui une sorte de gobelin23 – qui fait toute la différence. Afin de tenir compte de l’apport de la personne qui concrétise la fameuse Bête, sans toutefois interdire à d’autres d’en donner leur propre interprétation, le droit d’auteur protège l’expression de chaque auteur plutôt que l’idée originale de la Bête. 20. Scott B. CHERRIN, « Television Series & Motion Pictures : Copyright Protection of Fictional Characters and Plots », (1994) 1 Detroit College of Law Entertainment & Sports Law Forum 55, 66. 21. Ibid., p. 72. 22. Marie LEPRINCE DE BEAUMONT, Magazin des enfans ou dialogues entre une sage gouvernante et plusieurs de ses élèves de la première distinction, (Paris : Jean-Pierre Heubach libraire au Pont, 1772), p. 66 ou encore 72. 23. Voir à titre d’illustration les gravures rassemblées par Jack Zipes, ZIPES, « Fairy tale », p. 18, 24, 38-39. 106 Les Cahiers de propriété intellectuelle Dans les textes, l’article 2 de la Loi sur le droit d’auteur24 prévoit la protection de toute production originale du domaine littéraire, scientifique ou artistique matérialisée et ce, quels qu’en soient le mode ou la forme d’expression. Cette règle, a priori plutôt vague quant au sort des idées et de leur matérialisation, a été précisée par l’arrêt Moreau c. St. Vincent25 : L’auteur n’[a] pas un droit sur une idée, mais seulement sur son expression. Le droit d’auteur ne lui accorde aucun monopole sur l’utilisation de l’idée en cause ni aucun droit de propriété sur elle, même si elle est originale. Le droit d’auteur ne vise que l’œuvre littéraire dans laquelle elle s’est incarnée. L’idée appartient à tout le monde, l’œuvre littéraire à l’auteur.26 La dichotomie idée/expression peut être interprétée comme ayant deux fonctions. La première serait de permettre de faire la distinction, bien que la limite soit difficile à tracer, entre une expression très générale et abstraite et une œuvre concrétisée. Elle aurait également pour but d’éviter d’octroyer un monopole indu sur une ressource rare comme l’un des vingt « master plots » identifiés comme couvrant la totalité des intrigues existantes. Il s’agirait alors d’une limite à la possibilité pour un auteur d’étouffer la créativité des créateurs qui suivront ses pas27. Elle vise donc à trouver un équilibre entre l’intérêt du public et celui des acteurs économiques, en distinguant d’une part entre le domaine « privé » et protégé des idées exprimées de manière originale et d’autre part le domaine public auquel chacun peut puiser librement28. Elle arbitre alors entre la circula- 24. Loi sur le droit d’auteur, précité, note 18. 25. Moreau c. St. Vincent, [1950] R.C.É. 198, à la page 203 (C. d’É.) : « It is an elementary principle of copyright law that an author has no copyright in ideas but only in his expression of them. The law of copyright does not give him any monopoly in the use of the ideas with which he deals or any property in them, even if they are original. His copyright is confined to the literary work in which he has expressed them. The ideas are public property, the literary work is his own. Every one may freely adopt and use the ideas but no one may copy his literary work without his consent. » 26. Traduction issue de l’arrêt CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, 2004 CSC 13. 27. Scott B. CHERRIN, « Television Series & Motion Pictures : Copyright Protection of Fictional Characters and Plots », précité, note 20. 28. Allen ROSEN, « Reconsidering The Idea/Expression Dichotomy », (1992) 26 University of British Columbia Law Review 263 [ROSEN, « Reconsidering the Dichotomy »], au paragraphe 7. Le Droit botté ! 107 tion de l’information et du savoir et les droits accordés par la Loi sur le droit d’auteur29. En pratique, elle rend compliquée la tâche des juristes impliqués dans l’adaptation d’un conte de fée sous une forme quelconque. En effet, s’il est loisible à quiconque de se lancer dans une nouvelle adaptation de la Belle et la Bête, ce travail ne peut être réalisé qu’en s’inspirant de la version de Mme Leprince de Beaumont et de toute autre version tombée dans le domaine public, en évitant tout lien avec les expressions spécifiques aux autres adaptations. Ainsi, il faudra s’assurer que chaque aspect de la nouvelle adaptation n’est pas tiré d’une adaptation existante et encore sous protection du droit d’auteur30. 1.1.2 Une frontière incertaine La distinction entre idée et expression est cependant moins intuitive qu’il n’y paraît au premier abord : elle est en effet souvent réduite au « proxy » de la distinction entre style et contenu. Pourtant cette interprétation ne permet pas de distinguer clairement les frontières entre ce que le droit d’auteur protège et ne protège pas, notamment dans le cadre de l’art moderne ou de créations plus abstraites31. Elle souffre ainsi, selon les mots du juge américain Hand, d’une indétermination chronique : The test for infringement of a copyright is of necessity vague. In the case of verbal ‘works’ it is well settled that although the ‘proprietor’s’ monopoly extends beyond an exact reproduction of the words, there can be no copyright in the ‘ideas’ disclosed but only in their ‘expression.’ Obviously, no principle can be stated as to when an imitator has gone beyond copying the ‘idea,’ and has borrowed its ‘expression.’ Decisions must therefore inevitably be ad hoc.32 29. Keith AOKI, « (Intellectual) Property and Sovereignty : Notes Toward a Cultural Geography of Authorship », (1995-1996) 48 Stanford Law Review 1293 [AOKI, « Cultural geography »], pages 1329-1330. 30. Danielle DICAIRE, « À la recherche des vrais amis de Pinocchio : Mode d’emploi pour l’adaptation cinématographique des œuvres du domaine public », (2004) Développements récents en droit du divertissement (Cowansville : Blais, 2004) 107, à la page 118. 31. ROSEN, « Reconsidering the Dichotomy », au paragraphe 9. 32. Peter PanFabrics, Inc. and Henry Glass & Co. c. MartinWeiner Corp., 27, (1960), 124 U.S.P.Q. 154, au paragraphe 2. 108 Les Cahiers de propriété intellectuelle Selon Rosen, la dichotomie idée/expression présente une difficulté conceptuelle supplémentaire. Si son caractère arbitraire ne pose pas problème per se, il se révèle plus problématique lorsqu’on l’aborde en conjonction avec le fait qu’il s’agit d’un critère non quantifiable33. En effet, il n’existe pas de point où l’on puisse scientifiquement tracer la frontière entre une idée et son expression. La seule manière d’appréhender cette distinction de manière pragmatique serait alors de considérer qu’il s’agit d’un curseur se déplaçant entre idées générales et spécifiques au gré des objectifs du droit d’auteur34. L’Angleterre, les États-Unis et le Canada partagent la règle de la dichotomie idée/expression en matière de droit d’auteur. Cependant la jurisprudence canadienne est plus proche du modèle anglais que du modèle américain. Elle ne reconnaît en effet pas clairemement la doctrine de « merger », selon laquelle la matérialisation d’une idée ne sera pas protégée par le droit d’auteur s’il n’existe qu’un nombre limité de manières d’exprimer cette idée35. Toute forme d’expression est donc protégée : Pour être « originale » au sens de la Loi sur le droit d’auteur, une œuvre doit être davantage qu’une copie d’une autre œuvre. Point n’est besoin toutefois qu’elle soit créative, c’est-à-dire novatrice ou unique. L’élément essentiel à la protection de l’expression d’une idée par le droit d’auteur est l’exercice du talent et du jugement36. 33. ROSEN, « Reconsidering the Dichotomy », au paragraphe 3. 34. Ibid., aux paragraphes 35-36. 35. Voir par exemple Apple computer, inc. c. Mackintosh Computers Ltd., [1990] 2 R.C.S. 209. Voir également Teresa SCASSA, « Distinguishing Functional Literary Works from Compilations : Issues in Originality and Infringement Analysis », (2006) 19 :2 Intellectual Property Journal 253, 267-268, qui regrette que la Cour suprême n’ait pas tiré parti des arguments avancé par la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Boutin c. Bilodeau afin de donner à la notion de « merger » la place qui lui revient. À ce jour, seule la Cour d’appel de l’Ontario considère que la doctrine du « merger » est un corollaire nécessaire de la dichotomie idée/expression, voir Delrina Corp. c. Triolet Systems Inc., 17 C.P.R. (4th) 289 ; au paragraphe 52. Cette décision n’a cependant qu’un effet limité : voir Jean-Philippe Mikus, « Of Industrious Authors and Artful Inventors : Industrial Works and Software at the Frontier of Copyright and Patent Law », (2004) 18 Intellectual Property 187, qui note à la page 230 que l’étendue de la notion de « merger » est conditionnée par la protection accordée aux idées et conclut à la page 234 sur le fait qu’en matière de logiciels, dans la mesure où l’exclusion de la protection des idées est limitée, l’application de la doctrine du « merger » sera limitée en conséquence. 36. CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, précité, note 26. Le Droit botté ! 109 C’est par conséquent l’effort de l’auteur qui lui permet d’accéder à la protection par le droit d’auteur. Une telle construction suppose que la transmission du savoir soit basée sur les idées seulement. Elle présume également que les éléments abstraits et les éléments plus concrets d’une œuvre d’art soient facilement séparables. Le droit d’auteur serait ainsi bâti sur la primauté de l’idée sur l’expression37. 1.2 Une vision parcellaire de la transmission du savoir Cette idée, qui figure en filigrane de toutes les lois sur le droit d’auteur, serait pourtant contredite par les résultats des recherches en matière de transmission de la culture. Elle a ainsi fait l’objet de critiques quant à son manque de réalisme, dont les conséquences se feraient sentir sur le statut des œuvres. 1.2.1 Un aveuglement regrettable La dichotomie idée/expression est une des pierres d’angle de la construction théorique du système de propriété littéraire et artistique. Il s’agirait cependant d’un concept qui occulte certains des aspects plus complexes de la production, la consommation, la circulation et la transformation du droit d’auteur38. Les travaux de Cohen suggèrent ainsi que la propriété littéraire et artistique a une vision inadaptée de la transmission de la connaissance : [...] the idea-expression distinction has come to encode a theory of cultural transmission that is unique to copyright. Both copyright scholars and cultural theorists understand cultural texts [...] as performing a cultural transmission function. [...] Cultural theorists hold that texts reflect context-dependent meanings rather than invariant « ideas, » and regard text and meaning as both inseparably intertwined and continually evolving. Within copyright theory, however, the cultural transmission function performed by artistic and intellectual works is presumed to reside principally in the « ideas » conveyed by such works rather than in the particular form of their expression.39 37. Julie COHEN, « Creativity and Culture in Copyright Theory », (2007) 40 :3 UC Davis Law Review 1151 [COHEN, « Creativity »], à la page 1170. 38. AOKI, « Cultural geography », p. 1331. 39. COHEN, « Creativity », aux pages 1171 et 1176. 110 Les Cahiers de propriété intellectuelle Cette conception de la connaissance spécifique au droit d’auteur minimise le rôle de l’expression dans la transmission du savoir. En effet, elle ne tient pas compte de la manière dont les individus interagissent avec leur culture. Si l’on prend l’exemple des longs métrages de Disney – pourtant réalisés à partir de contes de fées tombés dans le domaine public et à la portée de tous – on pourra constater que ces interprétations éclipsent maintenant Perrault, les Frères Grimm ou encore Andersen pour nombre d’enfants et d’adultes : leur première impression des contes de fées sera issue dans bien des cas d’un film, d’un livre ou d’un artefact estampillé Disney40. Zipes avance ainsi que la révolution introduite par les longs métrages est celle des images, qui ont en quelque sorte créé leur propre texte, en violation mais avec la complicité de la culture écrite des contes41. Au point que Disney est maintenant synonyme de conte merveilleux42. Dans ce contexte, la dichotomie idée/expression peine à laisser une place suffisante aux pratiques d’assimilation culturelle des expressions et adaptations les plus connues des contes de fées. Elle révèlerait de plus le biais dont souffrent la plupart des juristes et des universitaires en la matière : habitués à appréhender la culture à travers le texte de préférence à tout autre support, ceux-ci auraient tendance à négliger l’importance de l’appropriation de l’expression dans l’intégration de la culture, comme c’est notamment le cas en matière d’arts visuels ou encore d’expressions supposant une performance physique43. Cohen insiste ensuite sur l’aspect aléatoire de la création : la nouveauté émerge des interactions de l’auteur avec ce qu’il connaît déjà, ces interactions étant réalisées au niveau conceptuel tout autant que physique. Ce processus ne peut pas être correctement compris à travers le prisme de la dichotomie idée/expression : la création n’est pas linéaire mais itérative, le processus n’est pas totalement rationnel, délibéré et prévisible44. Dans ce modèle, les idées sont les unités de transmission de la culture. Cela déplace le débat sur la transmission de la culture de la discussion de l’étendue des droits à celle des similitudes entre les expressions en cause45. 40. 41. 42. 43. 44. 45. ZIPES, « Fairy tale », p. 72. ZIPES, « Fairy tale », p. 75. Ibid., p. 76. COHEN, « Creativity », p. 1181. Ibid., p. 1183. Ibid., p. 1172. Le Droit botté ! 111 1.2.2 La course à l’abstraction Le fait de séparer les idées de leur expression rend alors plus abstraite la notion d’œuvre. Ainsi, la notion d’idée séparable de l’expression serait applicable à des faits, des procédés, des méthodes, des procédures, dont il est normalement plus difficile d’exprimer les éléments abstraits. Prenons l’exemple d’une méthode d’opération codée dans un logiciel : il est dans ce cas a priori très difficile de distinguer entre l’idée et son expression. Parler d’idées dans ce contexte permet de créer une distinction artificielle entre idée et expression, en accordant plus facilement la protection en mettant l’accent sur le côté concret du code46. L’œuvre devient alors le lieu de concentration des droits de propriété littéraire et artistique. Cette définition très abstraite génère des droits très abstraits, avec une assiette très large, ce qui rend plus difficile l’utilisation d’une expression personnelle différente comme défense47. L’œuvre devient donc un site de contrôle par les titulaires de droits. La loi peut alors se concentrer sur la réglementation de la distribution et de la préparation des exemplaires physiques des œuvres protégées, sans trop se préoccuper de la forme sous laquelle les copies sont faites ou des circonstances de leur représentation. L’abstraction nous entraîne donc vers plus de contrôle des exemplaires physiques, tout en excluant les formes d’expression qui ne cadrent pas avec la définition d’œuvre comme expression détachée de toute idée48. On aboutit alors à une réification des œuvres, en éludant la question de la nécessité de maintenir un accès aux œuvres dans l’espace public49. Aoki insiste ainsi sur le risque de tracer les lignes de démarcation trop extensives entre idée et expression en définissant trop strictement certaines informations comme expressions, en les caractérisant comme des biens (« commodity ») appropriables50. L’appropriation des idées est d’ailleurs devenue la pierre d’angle du modèle d’affaire d’un certain nombre d’opérateurs privés de l’industrie culturelle, spécialisés dans les produits culturels finis, au nombre desquels figure Disney. Ils bataillent désormais pour étendre leurs droits sur certaines formes d’information afin de pouvoir 46. 47. 48. 49. 50. Ibid., p. 1173. Ibid. Ibid., p. 1174. Ibid., p. 1175. AOKI, « Cultural geography », p. 1337. 112 Les Cahiers de propriété intellectuelle réutiliser et recycler leur inventaire d’œuvres-produits51. Cette attitude se traduit notamment par un autre phénomène d’appropriation : la création d’icônes et de marques, notamment sur les personnages. Ainsi, en plus d’être protégés par le droit d’auteur, Aladin, la Petite Sirène et les autres sont également des marques déposées, des informations privatisées52. Ce traitement ignore cependant le fait que la consommation de la culture est aussi la base de la construction de la culture. En effet, le choix de la Petite Sirène de Disney plutôt que celle d’Andersen est un choix à propos de la culture que l’on souhaite perpétuer et transmettre53. Cette tendance paradoxale à utiliser la dichotomie idée/expression pour augmenter l’étendue de la protection du droit d’auteur minimise l’importance d’un domaine public robuste auquel les étudiants, les professeurs, les scientifiques, les auteurs, les artistes... pourraient puiser pour créer de nouvelles œuvres54. Cohen ajoute que ce modèle de production culturelle basé sur l’abstraction tend à marginaliser des questions plus concrètes concernant la manière dont les gens utilisent la culture, les conditions qui amènent à des expérimentations créatives, que celles qui prédisposent le public à accueillir favorablement de telles expérimentations55. Il coupe également la création de sa base collective commune. 2. LE MYTHE DU GÉNIE AUTORIAL La plus célèbre version francophone du Chat botté est sans conteste celle de Charles Perrault. Cependant, ce dernier est loin d’en être l’auteur originaire. Ce conte est en effet universel : on retrouve ainsi ses multiples variantes de l’Europe occidentale jus- 51. Yochai BENKLER, « Through the Looking Glass : Alice and the Constitutional Foundations of the Public Domain », (2003) 66 Law & Contemporary Problems 173, 181 ; voir aussi Fiona MACMILLAN, « What might Hans Christian Andersen say about copyright today ? », dans Helle PORSDAM, dir., Copyright and other fairy tales : Hans Christian Andersen and the commodification of creativity, (Cheltenham : Eward Elgar, 2006) 83, aux pages 95-96. 52. Gregory S. SCHIENKE, « The Spawn of Learned Hand – A Reexamination of Copyright Protection and Fictional Characters : How Distinctly Delineated Must the Story Be Told », (2005) 9 Marquette Intellectual Property Law Review 63, parlant à la page 65 de « copymark ». 53. Lawrence LESSIG, « (Re)creativity : how creativity lives », dans Helle PORSDAM, dir., Copyright and other fairy tales : Hans Christian Andersen and the commodification of creativity, (Cheltenham : Eward Elgar, 2006) 15, aux pages 16-17. 54. AOKI, « Cultural geography », p. 1324. 55. COHEN, « Creativity », p. 1175. Le Droit botté ! 113 qu’à la Mongolie, en passant par l’Afrique du Nord56. Si l’adaptation de Perrault marque un jalon dans l’histoire du conte, en fixant la version européenne classique57, elle n’est qu’un avatar parmi d’autres versions d’une même histoire. La trame serait d’autre part largement inspirée du conte Gagliuso, tiré du Pentamerone de Basile58. Pour écrire sa version Perrault serait par conséquent, selon l’expression de Newton, « monté sur des épaules de géants ». Les contes de fée illustrent donc la difficulté d’isoler les travaux d’un auteur de son contexte culturel. La question se pose alors de l’adéquation des dispositions de la Loi sur le droit d’auteur à la réalité de la création littéraire. Dans la mesure où il semble difficile de détacher un auteur de son contexte, la fiction d’un auteur-génie qui tire son inspiration de sa seule personnalité semble de plus en plus inadaptée. 2.1 L’individu au cœur du droit d’auteur Nous nous intéresserons ici à la personne dont l’œuvre est originaire plutôt qu’à la personne qui, suite à un mécanisme légal ou contractuel de dévolution des droits, est devenue titulaire des droits sur l’œuvre sans avoir pour autant participé à sa création. La loi considère le plus souvent l’auteur comme une personne physique singulière, créant de manière isolée. Il existe cependant un certain nombre de mécanismes légaux permettant de prendre en compte les situations de création collective. 2.1.1 Le créateur et le mythe de l’auteur romantique La Loi sur le droit d’auteur ne définit pas directement ce qu’est un auteur. Elle précise en revanche que l’auteur doit être citoyen, sujet ou résident d’un pays signataire des grandes conventions en matière de droit d’auteur59. Il doit par conséquent s’agir d’une personne physique60. Il existe toutefois une exception, prévue au para56. Marianthi KAPLANOGLOU, « AT 545B “Puss in Boots” and “The Fox-Matchmaker” : From the Central Asian to the European Tradition », (1999) 110 Folklore 57, aux pages 57 et 61. 57. Ibid., p. 60. 58. Claire-Lise MALARTE, « Structure and Structural Components in ‘Le Chat Botté’ », (1985) 96 Folklore 104, 110 ; sur l’influence de Straparole et Basile, voir Soriano, « Perrault » à la page 171 et plus généralement le chapitre XI consacré au Chat Botté. 59. Loi sur le droit d’auteur, précité, note 18, alinéa 5(1) a) et article 2. 60. Setana Sport Limited c. 2049630 Ontario Inc. (Verde Minho Tapas & Lounge), 2007 CF 899. 114 Les Cahiers de propriété intellectuelle graphe 10(2) : en matière de photographie, c’est le propriétaire des planches ou du cliché original qui est considéré comme l’auteur de la photographie – c’est d’ailleurs la seule hypothèse dans laquelle l’auteur peut être une personne morale. D’autre part, la notion d’auteur ne peut être comprise correctement qu’en conjonction avec la notion d’originalité de l’expression de l’auteur : L’élément essentiel à la protection de l’expression d’une idée par le droit d’auteur est l’exercice du talent et du jugement [...]. J’entends par jugement la faculté de discernement ou la capacité de se faire une opinion ou de procéder à une évaluation en comparant différentes options possibles pour produire l’œuvre. Cet exercice du talent et du jugement implique nécessairement un effort intellectuel.61 Sans forcément requérir que l’auteur fasse preuve de créativité, la jurisprudence exige donc un lien entre la personnalité de l’auteur et son œuvre. Cependant, comme a pu le relever Saunders, l’idée selon laquelle une œuvre est l’expression de la personnalité de son auteur (plutôt que l’exécution convenable d’une routine de création ou le suivi d’un mode d’emploi) est inséparable du contexte culturel dans lequel les auteurs ont acquis leurs droits. Il souligne ainsi le fait que la reconnaissance de la personnalité de l’auteur par le droit – sa personnalité morale et esthétique – n’a pu être réalisée que dans un contexte où l’activité artistique était devenue une activité de spécialiste, éthique et acceptable, rendue possible à la fois par le développement de la publication et de l’alphabétisation de masse62. Or c’est là l’apport essentiel de la période romantique, qui aurait écarté la conception puritaine de l’auteur63. C’est à cette époque que la littérature en matière de droit d’auteur a intégré l’avatar de l’auteur romantique dans son vocabulaire ordinaire, sans nécessairement remettre en question sa pertinence : il est depuis devenu inévitable64. Il s’agit désormais d’une créature de légende : un personnage idéalisé, capable de créer de 61. CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, précité, note 26. 62. David SAUNDERS, Authorship and Copyright, (London : Routledge, 1992), p. 13 ; Rosemary COOMBE, The Cultural life of Intellectual Property : Authorship, Appropriation and the Law, (Durham : Duke University Press, 1998), p. 249. 63. Saunders, précité, aux pages 13-14. 64. Lior ZEMER, The Idea of Authorship in Copyright, (Farnham : Ashgate, 2007) [ZEMER, « Idea of authorship »], p. 73. Le Droit botté ! 115 manière autarcique, un créateur autonome dont les travaux sont caractérisés par des qualités personnelles hors du commun et une originalité propre. C’est en fait le penseur original construit par le XVIIIe siècle65. Selon Litman, le modèle de l’auteur romantique considère que les processus de création sont magiques et conduisent à des œuvres uniques, car l’auteur a recours à des expressions issues de sa propre personnalité – « their singular inner being »66. Ce mystérieux être intérieur serait ainsi le réceptacle des impressions et expériences de l’auteur, ainsi que des travaux des autres auteurs, mais la sensibilité du créateur lui permettrait de créer indépendamment de cette matière première une œuvre distincte et originale67. On peut toutefois s’interroger sur la possibilité qu’un individu soit capable de créer sans s’inspirer et intégrer consciemment dans ses œuvres le travail de ses prédécesseurs68. Ce modèle sous-tend implicitement les commentaires de la doctrine en matière de droit d’auteur : ainsi, lorsqu’on définit la notion d’originalité, on retient non pas la nouveauté d’une œuvre, mais le fait qu’elle ne soit pas la copie servile d’une autre œuvre. Deux auteurs arrivant au même résultat en ayant pris des chemins différents bénéficieraient de la même protection, quand bien même leurs œuvres seraient identiques, à la condition que chacun prouve n’avoir pas eu connaissance des travaux de l’autre69. Ce ne sont donc ni l’œuvre, ni le contexte qui sont pris en compte par le droit d’auteur, mais bien l’effort de l’individu auteur. Cette figure n’est cependant pas toujours adaptée à la réalité de la création. Certains mécanismes de la Loi sur le droit d’auteur tentent par conséquent de prendre en compte certaines situations de création collective. 2.1.2 Quelques fictions de collectivité La Loi sur le droit d’auteur définit les œuvres de collaboration comme des œuvres exécutées par la collaboration de plusieurs auteurs et dans lesquelles la part créée par l’un n’est pas distincte de 65. Ibid., p. 74. 66. Jessica LITMAN, « The Public Domain », (1990) 39 Emory Law Journal 965 [Litman, « Public domain »], à la page 1008. 67. Ibid., p. 1008. 68. ZEMER, « Idea of authorship », p. 77. 69. LITMAN, précité, note 66, « Public domain », p.1009 ; CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, précité, note 26 ; Drolet c. Stiftung Gralsbotchafgt, 2009 CF 17. 116 Les Cahiers de propriété intellectuelle celle créée par les autres70. Dans ce cas, comme il est impossible de diviser l’œuvre entre les différents intervenants, chacun d’eux est titulaire de droits sur la totalité de l’œuvre. Le régime de l’œuvre de collaboration n’existe toutefois qu’en vue de délimiter la durée des droits : on l’aligne en effet sur la durée de vie du dernier co-auteur survivant71. Quant aux recueils et ouvrages collectifs, ils sont définis comme toute œuvre composée de parties distinctes produites par différents auteurs ou dans laquelle sont incorporées des œuvres ou parties d’œuvres d’auteurs différents (à l’exemple des encyclopédies, dictionnaires, les journaux, revues, magazines ou autres publications périodiques)72. Par défaut, chaque auteur reste maître de sa contribution. En pratique, ils tombent le plus souvent sous le régime des œuvres salariées, qui prévoit qu’à moins de stipulations contractuelles à l’effet du contraire, l’employeur deviendra titulaire – mais pas auteur – de l’œuvre73. On le constate, il ne s’agit pas réellement ici d’une prise en compte des aspects collectifs du droit d’auteur, mais plutôt de mécanismes de juxtaposition ou d’articulation de plusieurs droits individuels rattachés à une œuvre collective. Au travers de ces mécanismes collectifs, c’est une fois de plus la figure de l’individu qui ressort. Pourtant la pratique artistique regorge de situations de création collective. Il est donc regrettable que la Loi sur le droit d’auteur fasse si peu de place aux interactions de l’auteur avec des sources extérieures en matière de création : le droit d’auteur nierait la contribution du public au sens large à la création des œuvres protégées par le droit d’auteur74. 2.2 La collectivité escamotée En effet, la création individuelle n’est qu’un mode de création artistique, auquel s’ajoutent des pratiques artistiques collectives solidement ancrées dans notre culture. Nous reviendrons rapidement sur quelques formes de création collectives – anciennes ou plus 70. 71. 72. 73. Loi sur le droit d’auteur, précité, note 18, art 2. Ibid., par. 9(1), 6(2) ou encore 7(1). Ibid., art 2. Ibid., par. 13(3). Toutefois, lorsque l’employeur est un journal ou une revue, c’est la présomption inverse qui s’applique : en l’absence de contrat, le journaliste auteur reste titulaire de ses droits. 74. ZEMER, « Idea of authorship », p. 73. Le Droit botté ! 117 modernes – avant de nous intéresser à une analyse plus juridique de l’impact de la figure de l’auteur. 2.2.1 Le contexte et l’artiste / les artistes La création collective a toujours occupé une place importante parmi les modes de création culturelle. Elle continue de nos jours, sous des formes nouvelles, sans cesse renouvelée. Nous reviendrons donc brièvement sur les pratiques de secteurs aussi divers que la peinture du Moyen-âge, les salons littéraires classiques et modernes, ou encore de la musique blues afin d’illustrer la variété des pratiques artistiques collectives. 2.2.1.1 L’illusion de la signature Commençons par les ateliers de peinture italiens du Moyen-âge et de la Renaissance. Fonctionnant comme de véritables entreprises intégrées, ceux-ci formaient tout autant des techniciens que des artistes75. En effet, en plus d’être formés à la peinture, les apprentis étaient formés à la confection et la préparation des outils et matières premières nécessaires à tous les stades de la chaîne de création d’une peinture. Compte tenu de la technicité des tâches nécessaires à l’exécution d’une toile, une certaine division du travail s’est mise en place : en fonction de l’âge et du talent, on commençait par apprendre à préparer les pigments et les accessoires, puis à effectuer des éléments mineurs, puis à travailler sur le corps du tableau, le degré de complexité et de talent nécessaire croissant avec la spécialisation76. Plusieurs intervenants participaient en fait à l’élaboration du tableau – qui peignant les mains, qui les drapés, qui l’arrière-plan. Dans certains cas, la toile était signée du nom de l’atelier ; dans d’autres, cependant, le maître de l’atelier signait de son nom la toile préparée par ses apprentis77. Dans cette dernière configuration, un groupe aboutissait à la création d’une œuvre unique, dont l’attribution à tel ou tel unique artiste paraît bien loin de la réalité, comme en témoignent par exemple les incertitudes sur l’attribution de toiles à Titien et ses collaborateurs78. 75. Xavier GREFFE, Artistes et marchés, (Paris : La documentation française, 2007), p. 15. 76. Ibid., p. 26. 77. Ibid, p. 104. 78. Voir par exemple W. R. REARICK, « Titian Drawings : A Progress Report », (1991) 12 Artibus et Historiae, No. 23, 9-37. Sur l’apposition d’une signature comme validation du travail des apprentis par le maître, voir Louisa C. MATTHEW, « The Painter’s Presence : Signatures in Venetian Renaissance Pictures », (1998) 80 The Art Bulletin 616, 620. 118 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.2.1.2 Le contexte de jeu Revenons aux contes de fées pour notre deuxième illustration. Bon nombre des contes littéraires français sont apparus à la même période, au point qu’il est aujourd’hui difficile d’attribuer l’antériorité à l’un ou l’autre des auteurs du XVIIe siècle. Cette difficulté est renforcée par les pratiques des écrivains de l’époque : les salonniers se rendaient hommage plus ou moins directement en intégrant dans leur œuvre des citations de leurs confrères ou consœurs79. De manière générale, l’établissement des influences entre conteurs a toujours posé problème aux chercheurs. Soriano suggère en fait qu’appréhender la situation en termes d’emprunts – c’est-à-dire partir sur la base d’une littérature produite par des écrivains solitaires dans leurs cabinets tapissés de livres – est une erreur80. En effet, les auteurs de contes de l’époque de Perrault appartiennent aux mêmes cercles sociaux et écrivent en suivant une règle du jeu commune : ils improvisent en fait sur des thèmes qu’ils partagent81. Il n’est donc ici plus question d’antériorité, d’emprunt et d’imitation, mais de jeu entre écrivains. Encore une fois, il est difficile d’isoler l’auteur de son contexte social. Dans le cas plus particulier des contes de fées, une définition stricte de l’auteur-créateur primaire et de ses imitateurs n’a pas grand sens. L’image de l’auteur romantique n’apparaît une fois de plus représenter qu’un aspect de la création artistique. 2.2.1.3 L’emprunt comme méthodologie Notre troisième et dernier exemple est celui de la musique blues. Comme l’a brillamment illustré Arewa82, la production du blues repose sur le partage : il s’agit d’une création par collaboration et répétition, qui s’applique aux paroles, aux mélodies aussi bien qu’aux formes musicales. Ainsi Robert Johnson a enregistré des chansons populaires ; ses performances ont ensuite été reprises par Muddy Watters83, Clapton, les Rolling Stones, Bob Dylan, Led Zeppelin, The Who ou encore The Red Hot Chili Peppers. Chaque nouvelle œuvre est donc créée sur la base d’emprunts plus ou moins 79. 80. 81. 82. SORIANO, « Perrault », p. 65. Ibid., p. 66. Ibid., p. 67. Olufunmilayo AREWA, « Borrowing the Blues : Copyright and the Contexts of Robert Johnson », (2008) Northwestern Public Law Research Paper No. 08-19, en ligne : <http://ssrn.com/abstract=1132789> [AREWA, « Borrowing the blues »]. 83. Sur les influences de Muddy Waters, voir John COWLEY, « Really the ‘Walking Blues’ : Son House, Muddy Waters, Robert Johnson and the Development of a Traditional Blues », (1981) 1 Popular Music 57-72. Le Droit botté ! 119 admis par le musicien84, alors qualifié de « bricoleur »85. Ils travaillent donc sur la base d’un cadre ou thème commun, chacun empruntant aux autres auteurs de sa génération, sur un modèle similaire à celui des conteurs de salon. La nouveauté vient cependant des possibilités décuplées offertes par la technologie : là où les jeux littéraires ne touchaient qu’un public élitiste et plutôt restreint, l’enregistrement sur disque permet une beaucoup plus vaste diffusion des créations et multiplie par conséquent les possibilités d’emprunt86. On le constate, l’assertion selon laquelle l’auteur est un individu qui se nourrit de son seul génie présente donc un certain nombre de faiblesses en laissant de côté des pratiques pourtant historiquement avérées. En effet, la part de collectivité existe également à travers la manière dont une œuvre s’inscrit par rapport aux œuvres qui l’ont précédée. Ainsi, certains textes n’acquièrent leur légitimité que parce qu’ils s’inscrivent dans le sillage d’ouvrages préexistants, comme dérivation plutôt que déviation87. La fiction de l’auteur individu ne représente donc pas de manière adéquate la réalité de la création artistique et plus particulièrement ses aspects collectifs. La part de l’auteur dans le processus créatif est donc surestimée, irréaliste, et mal définie88. 2.2.2 Un droit trop botté Cette conception individualiste de l’auteur, incluse par la suite dans les textes de lois, a conduit à la création de situations que l’on ne peut que regretter, le droit d’auteur étant dans certains cas surinclusif, dans d’autres sous-inclusif89. Ce problème se manifeste sous divers aspects : par l’attribution de droits démesurés, et par une mauvaise appréhension d’autres modes de création. 84. Charles FORD, « Robert Johnson’s Rhythms », (1998) 17 Popular Music 71, 72 sur la construction en « paste up » des chansons de Johnson. 85. Ibid., p. 74, en français dans le texte. 86. John COWLEY, précité, note 83, à la page 62, qui insiste sur l’impact des enregistrements de Johnson. 87. Martha WOODMANSEE, « On the author effect : Recovering collectivity », dans Martha WOODMANSEE et Peter JASZI, dir., The construction of authorship : Textual appropriation in law and literature, (Durham : Duke University Press, 1994) 15, à la page 17. 88. ZEMER, « Idea of authorship », p. 75. 89. AREWA, « Borrowing the blues », p. 48. 120 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.2.2.1 La folie des grandeurs En termes économiques, le système de droits d’auteur favorise démesurément les artistes du début du XXe siècle : jamais leurs droits n’ont été protégés aussi longtemps, de manière aussi complète et concentrée. Prenons l’exemple de Walt Disney : pour la création de ses longs métrages, celui-ci a pu largement puiser dans le domaine public de son époque (qui, compte tenu de la durée des droits d’auteurs aux États-Unis dans les années 1930, était bien plus fourni et incluait des œuvres de la génération précédente)90. Comme a pu l’illustrer l’exposition organisée en 2007 au Musée des Beaux-Arts de Montréal91, son travail repose sur une importante quantité d’emprunts, qu’il a intégrés dans une œuvre nouvelle. À cet égard, il peut être qualifié de « remixer »92 : la méchante reine de Blanche-Neige devrait ainsi autant à l’allure de l’actrice Joan Crawford qu’à une statue de la cathédrale de Naumburg, en Allemagne et sa transformation en sorcière serait à rapprocher de celle du Docteur Jekyll en Mister Hide dans le film de Mamoulian et March de 193293. Pourtant, et alors même que Walt Disney avait lui-même largement puisé dans le domaine public et dans les travaux de ses contemporains, sa compagnie a lutté pour retarder la chute de ses œuvres dans le domaine public, en faisant campagne avec succès pour l’allongement des droits d’auteur94. De ce fait, et contrairement aux artistes actuels, les auteurs du début du XXe siècle ont bénéficié de subventions sous la forme des sources culturelles – dont on peut présumer sans trop s’avancer qu’elles n’appartenaient pas toutes au domaine public95 – auxquelles ils ont puisé et pour lesquelles ils n’ont pas versé de droits. Bien que cet avantage soit de nature collective, car ces œuvres sont tirées du patrimoine culturel commun et s’inspirent d’autres œuvres qui ne sont pas libres, ces auteurs n’ont 90. US, Copyright Act of 1909, 35 Stat. 1075, qui prévoyait, après enregistrement, une protection de 28 ans renouvelable une fois. 91. Bruno GIRVEAU, dir., Il était une fois... Walt Disney : aux sources de l’art des studios Disney : album de l’exposition, (Paris : Réunion des musées nationaux, 2006) [GIRVEAU, « Album de l’exposition »]. 92. Lessig, précité note 53. On peut y voir la version moderne du « bricoleur » de Lévi Strauss. 93. GIRVEAU, « Album de l’exposition », p. 34-36. 94. Copyright Term Extension Act of 1998, aussi appelé Sonny Bono Copyright Term Extension Act ou encore Mickey Mouse Protection Act qui a rallongé de 20 ans la durée de protection du copyright. 95. À l’exemple du Faust du réalisateur autrichien Murnau, de 1926, dont Disney s’est directement inspiré pour la réalisation du « Une nuit sur le Mont Chauve » de son Fantasia de 1940, GIRVEAU, « Album de l’exposition », p. 15 et s. Le Droit botté ! 121 pas eu à acquitter de droits pour l’utilisation des œuvres dont ils se sont inspirés. Leur processus de création a donc été facilité : pas d’attribution, moins de coûts, peu ou pas de risques de poursuites. En plus de cet avantage en amont, les auteurs et titulaires de droits du début du XXe siècle bénéficient désormais d’un droit individuel sur leur œuvre et de la possibilité de contrôler et d’entraver le développement d’autres produits culturels très loin en aval dans le temps96. Ils jouissent donc d’un privilège97 dont les créateurs actuels pâtissent désormais, sans pour autant que le public en tire un quelconque avantage. En effet, si tous les auteurs ne font que transformer et réinterpréter des motifs préexistants, alors un droit trop fort ne ferait que désavantager les futurs auteurs98. Quant au public, il est dans tous les cas le grand perdant de la situation, car l’imagerie populaire a déjà intégré ces créations : certains personnages de Disney sont devenus les versions de référence de notre univers mental de contes de fées99, éclipsant les sources dont ils sont issus et étouffant toute velléité de détournement ou de différenciation 100. Prenons l’exemple de l’adaptation cinématographique de Pinocchio101. Point n’est besoin de rappeler ici le détail des tribulations de la petite marionnette changée en garçon. Il suffira de rappeler que ce conte a été écrit par un Toscan mort au XIXe siècle, Carlo Collodi. Une rapide recherche dans l’Internet Movie Database nous apprend qu’une bonne vingtaine d’adaptations de ce film ont déjà été réalisées. Pourtant nous ne connaissons le plus souvent que la version qui a été réalisée par Walt Disney en 1940 : le Pinocchio de Disney est devenu une icône. Cette situation n’est pas un hasard : elle est le résultat des efforts de la compagnie Disney pour construire son image et préserver ses droits sur son catalogue... ainsi que sur les œuvres qui y sont associées, quand bien même les droits ne lui appartiendraient pas. La compagnie a ainsi fait pendant plusieurs 96. 97. 98. 99. 100. 101. AOKI, « Cultural geography », p. 1337. Ronan DEAZLEY, Rethinking Copyright : History, Theory, Language, (Cheltenham : Edward Elgar, 2006), aux pages 161 et s. AOKI, « Cultural geography », p. 1337. Olivier PIFFAUT, « Le chaudron des contes », dans Olivier PIFFAUT, dir., Il était une fois les contes, (Paris : Seuil, 2001) 12, à la page 18 ; COOMBE, précité, note 53, qui affirme, à la page 42, que Bambi est ce qui se rapproche le plus d’un souvenir culturel enfantin commun. Jessica LITMAN, « Mickey Mouse Emeritus : Character Protection and the Public Domain », (1994) 11 U. Miami Entertainment & Sports Law Review 429, 434 sur le statut d’icône culturelle. Voir sur la question l’article de Danielle Dicaire, précité, note 31. 122 Les Cahiers de propriété intellectuelle années un usage illégal intensif de la chanson de Bourne, When you wish upon a star102, le thème chanté par Gemini Cricket103. 2.2.2.2 Un outil mal calibré Si le droit de Disney de percevoir les fruits de son travail – son interprétation personnelle des contes tirés du domaine public – ne fait aucun doute, il nous semble cependant pertinent de réexaminer leur étendue et ses conditions. En effet, les dessins animés sont certes le résultat du travail de Disney, mais ils sont également largement inspirés du patrimoine culturel occidental. Comme cela a été souligné, l’expression de l’auteur n’est pas uniquement issue d’une seule entité : Creative thinking begins with what is already known. At the same time, however, the creative act involves unique subjective input by authors, reflective of the author’s innate endowment, personality, plus objective, socially neutral, external and universal elements.104 Comme Litman a pu le noter, le processus de création est plus équivoque que ne veut bien l’admettre la fiction de l’auteur romantique. C’est désormais un truisme de dire que chaque œuvre est construite sur les bases des œuvres préexistantes : la création tient en réalité beaucoup plus de la traduction et de la recombinaison d’éléments que de l’apparition ex nihilo105. C’est en fait la capacité de l’auteur à aller au-delà des éléments sur lesquels il a fondé sa réflexion qui permet de qualifier l’œuvre d’originale. La question se pose alors sur l’étendue des droits que la reconnaissance de ce rôle « transformatif »106 permettrait d’accorder à l’auteur. À l’heure actuelle, le droit d’auteur accorde une autonomie disproportionnée aux auteurs et impose au public une obligation non négociable de respect des prérogatives des titulaires de droits, tout en niant la dimension collective de la création107. La loi ne tient ainsi aucun compte de la matière première sur laquelle les auteurs travaillent108. 102. 103. 104. 105. 106. 107. 108. David MIERCORT, « Analysis of the Second Circuit’s Ruling in Borne v. Walt Disney : Disney Will Be Singing Hi-Diddle-Dee-Dee (an Infringer’s Life for Me) », (1992-1993) 17 Columbia-VLA Journal of Law & the Art 359. Puis de Cendrillon (1950), Rox et Roucky (1981) ... Il s’agit maintenant d’un thème étroitement associé à Disney. ZEMER, « Idea of authorship », p. 77. LITMAN, « Public domain », p. 966. ZEMER, « Idea of authorship », p. 79. Ibid., p. 78. LITMAN, précité, note 66, « Public domain », p. 967. Le Droit botté ! 123 Cet état de fait est d’autant plus inquiétant que la durée des droits d’auteurs et des droits voisins ne cesse d’augmenter, réduisant ainsi peu à peu l’étendue du domaine public accessible. Outre la stabilisation de la durée de protection, d’autres options pourraient également être envisagées afin d’atténuer les effets de privatisation du droit d’auteur. Par exemple, l’intensité de la protection dont bénéficie une œuvre pourrait décroître avec le temps109. Dans un contexte où, d’une part, l’Union Européenne envisage d’étendre la durée de protection des droits voisins110 et où, d’autre part, le Canada subit un intense lobbying américain en vue de renforcer ces droits111, il s’agit de bien considérer les conséquences d’une éventuelle intensification de la protection accordée par les droits d’auteur. CONCLUSION Nous avons vu précédemment que le droit d’auteur repose sur deux fictions de la création artistique : la dichotomie idée/expression et une conception romantique de l’auteur. Il peine à envisager de nombreux modes de création artistique, au détriment de la transmission intergénérationnelle de la culture. Pis encore, il semblerait que le droit d’auteur défavorise les modes de création plus collectifs112, au point de les minimiser et parfois les nier113. Or si l’on tient compte de l’aspect collectif de toute création et de la réception collective de la culture, la conclusion s’impose assez rapidement : le droit d’auteur est trop botté. C’est le libre accès à la matière première culturelle qui constitue la meilleure garantie qui soit à la création de nouvelles œuvres et de leur transmission au public. Repenser la dichotomie entre idée et expression permettrait dans un premier temps d’assurer une plus grande fluidité dans la circulation de l’information. Il conviendrait 109. 110. 111. 112. 113. Joseph P. LIU, « Copyright and Time : a Proposal », (2002-2003) 101 Michigan Law Review 409, 413. Christophe GEIGER, Jérôme PASSA et Michel VIVANT, « La proposition de directive sur l’extension de la durée de certains droits voisins : une remise en cause injustifiée du domaine public », (2009) 31 Propriétés Intellectuelles 146. Comme l’inscription du Canada sur la « priority watch list » des États-Unis, aux côtés de la Chine et de la Russie, voir Doug Palmer, « China, Russia, Canada top copyright pirates », Reuters, 30 avril 2009, en ligne : <http://www.reuters.com/ article/mediaNews/idUSN30215220090430>. AREWA, « Borrowing the blues », p. 36 ; Peter JASZI, « On the author effect : contemporary copyright and collective creativity », dans Martha WOODMANSEE et Peter JASZI, dir., The construction of authorship : Textual appropriation in law and literature, (Durham : Duke University Press, 1994) 29, à la page 40. AREWA, « Borrowing the blues », p. 12 ; ZEMER, « Idea of authorship » p. 77. 124 Les Cahiers de propriété intellectuelle ensuite de s’interroger sur les modalités selon lesquelles il serait possible de réintroduire la collectivité en droit d’auteur. À cet égard il serait possible, selon Zemer, de reconnaître la qualité d’auteur au public. Celui-ci pourrait alors être considéré comme auteur conjoint (« joint author ») de toutes les œuvres protégées114, en vue de participer aux processus créatifs et de protéger la réalité et la stabilité culturelle et sociale115 : [...] solitary authorship is a fiction. There is, as I argue, only one form of authorship : the joint authorship between public and authors. The public is not indifferent to its contribution. Its contribution amounts to investment of collective efforts and labour. The public is an active contributor whose efforts and labour are mixed with that of the individual author.116 Dès lors, la contribution et les droits d’accès du public devraient être reconnus sous la forme de nouvelles limitations au droit d’auteur117. Il faut désormais s’inquiéter de ce que la nature sociale de la connaissance – par extension de l’art – et sa sédimentation par accumulation ne rentrent pas plus en ligne de compte dans le fonctionnement des lois sur le droit d’auteur118. Comment, dès lors, « réinjecter du collectif » dans le droit d’auteur ? La question aurait de quoi laisser perplexe la plus coriace des marraines-fées. 114. 115. 116. 117. 118. ZEMER, « Idea of authorship », p. 85. Ibid., p. 86-96. Ibid., p. 97. Ibid., p. 98-99. Ibid., p. 101. Capsule Tableaux de concordance et droit communautaire : une mise au parfum attendue Christel Lacarrière* 1. INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127 2. CADRE JURIDIQUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127 2.1 Droit communautaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127 2.2 Droit britannique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 128 3. FAITS ET PROCÉDURE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129 4. QUESTIONS PRÉJUDICIELLES . . . . . . . . . . . . . . 130 5. ARRÊT DE LA COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES (CJCE) . . . . . . . . 130 6. COMMENTAIRE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 133 © Christel Lacarrière, 2010. * Juriste. 125 1. INTRODUCTION Qui n’a pas été confronté, un jour, sur un marché, dans une boutique, à la pratique de tableaux de concordance pour la vente de parfums ? Cette pratique consiste à commercialiser des imitations de parfums de luxe à l’aide de tableaux comparatifs qui indiquent à la clientèle la marque de parfum de renommée que le parfum commercialisé est censé imiter. Bien que fréquemment utilisé, le recours à des tableaux de concordance (ou « listes comparatives ») est-il pour autant licite ? Le commerçant profite-t-il indûment du caractère distinctif ou de la renommée attachés à la marque de luxe en proposant à la vente des parfums imitant la marque de renommée ? Force est de constater que la pratique des tableaux de concordance (ou « listes comparatives ») suscite de nombreuses interrogations auxquelles a répondu la Cour de Justice des Communautés Européennes dans un arrêt du 18 juin 20091. 2. CADRE JURIDIQUE 2.1 Droit communautaire • Aux termes des paragraphes 1 et 2 de l’article 5 de la directive no 89/104 : 1. La marque enregistrée confère à son titulaire un droit exclusif. Le titulaire est habilité à interdire à tout tiers, en l’absence de son consentement, de faire usage, dans la vie des affaires : 1. Aff. C-487/07. 127 128 Les Cahiers de propriété intellectuelle a) d’un signe identique à la marque pour des produits ou des services identiques à ceux pour lesquels celle-ci est enregistrée ; b) d’un signe pour lequel, en raison de son identité ou de sa similitude avec la marque et en raison de l’identité ou de la similitude des produits ou des services couverts par la marque et le signe, il existe, dans l’esprit du public, un risque de confusion qui comprend le risque d’association entre le signe et la marque 2. Tout Etat membre peut également prescrire que le titulaire est habilité à interdire à tout tiers, en l’absence de son consentement, de faire usage dans la vie des affaires d’un signe identique ou similaire à la marque pour des produits ou des services qui ne sont pas similaires à ceux pour lesquels la marque est enregistrée, lorsque celle-ci jouit d’une renommée dans l’Etat membre et que l’usage du signe sans juste motif tire indûment profit du caractère distinctif ou de la renommée de la marque ou leur porte préjudice. • Aux termes du paragraphe 1, sous g) et h) de l’article 3 bis de la directive no 84/450 : Pour autant que la comparaison est concernée, la publicité comparative est licite dès lors que les conditions suivantes sont satisfaites : g) elle ne tire pas indûment profit de la notoriété attachée à une marque, à un nom commercial ou d’autres signes distinctifs d’un concurrent ou de l’appellation d’origine de produits concurrents ; h) elle ne présente pas un bien ou service comme une imitation ou une reproduction d’un bien ou d’un service portant sur une marque ou un nom commercial protégés. 2.2 Droit britannique Les dispositions de la directive no 89/104 ont été transposées en droit national britannique par la loi de 1994 (Trade Marks Act 1994). Les dispositions de l’article 3 bis de la directive no 89/450 ont été transposées en droit national par les règlements 2000 sur le contrôle de la publicité trompeuse (Control of Misleading Advertisment Regulations 2000). Tableaux de concordance et droit communautaire 129 3. FAITS ET PROCÉDURE La présente affaire trouve son origine au Royaume-Uni. Les sociétés Malaika Investments Ltd. et Starion International Ltd. commercialisent des imitations de parfums de luxe fabriquées, pour la plupart, par la société Bellure NV. Parmi ces produits figurent les imitations de certains des parfums des sociétés L’Oréal, Lancôme Parfums et Beauté & Cie SNC et Laboratoire Garnier & Cie (ci-après « les sociétés L’Oréal e.a. ») dont TRÉSOR, MIRACLE, ANAÏS-ANAÏS et NOA. Pour permettre à la clientèle d’établir une concordance entre le parfum de luxe dont le parfum commercialisé est l’imitation, les sociétés Malaika et Starion ont recours à des « listes comparatives » qui indiquent la marque verbale du parfum de luxe correspondant. En plus des « listes comparatives », il est à noter que certains flacons et emballages des imitations de parfums présentent de fortes ressemblances avec ceux des parfums de luxe également déposés à titre de marques figuratives. C’est dans ce contexte que les sociétés L’Oréal e.a. ont saisi la High Court of Justice (England and Wales) d’une action en contrefaçon de marques à l’encontre des sociétés Malaika, Starion et Bellure. Elles se sont fondées sur la violation de leurs droits de marques basée, d’une part, sur l’utilisation faite sans autorisation des marques des parfums de luxe dans les « listes comparatives » et, d’autre part, sur l’imitation des flacons ou emballages des parfums de luxe. La Haute Cour a fait droit à la demande des sociétés L’Oréal e.a. en reconnaissant, premièrement, que l’utilisation d’une marque de renommée dans une « liste comparative » constitue une violation des droits de marques et, deuxièmement, en acceptant uniquement pour les parfums TRÉSOR et MIRACLE la violation d’un droit de marque figurative portant sur l’emballage pour l’un et le flacon pour l’autre. Non satisfaites du jugement rendu par la Haute Cour, tant les sociétés demanderesses que défenderesses ont saisi la Cour d’appel. 130 Les Cahiers de propriété intellectuelle La juridiction de renvoi a alors déterminé que, pour pouvoir rendre sa décision, il lui fallait notamment interpréter les articles 5, paragraphes 1 et 2 de la directive no 89/104 ainsi que l’article 3 bis, sous g) et h) de la directive no 84/450. La Cour d’appel a, par conséquent, décidé de surseoir à statuer et poser à la Cour de Justice des Communautés Européennes les questions préjudicielles y afférentes. 4. QUESTIONS PRÉJUDICIELLES La juridiction d’appel britannique pose à la Cour de Justice des Communautés Européennes trois séries de questions préjudicielles qui sont, en substance, les suivantes : 1. Au sens de l’article 5, paragraphe 2, de la directive no 89/104, l’existence d’un profit indûment tiré du caractère distinctif ou de la renommée d’une marque est-elle caractérisée par l’usage fait par un tiers d’un signe similaire à une marque de renommée ? 2. Au sens de l’article 5, paragraphe 1 de la directive no 89/104, le titulaire d’une marque de renommée peut-il interdire à tout tiers l’usage de sa marque dans une publicité comparative ne répondant pas à toutes les conditions de licéité posées à l’article 3 bis, paragraphe 1, de la directive no 84/450 ? 3. Au sens de l’article 3 bis, paragraphe 1, de la directive no 84/450, la mention (implicite ou explicite), dans une liste comparative, selon laquelle le produit commercialisé est une imitation d’un produit portant une marque de renommée, présente-t-elle « un bien ou un service comme une imitation ou une reproduction » ? 5. ARRÊT DE LA COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES (CJCE) Dans un premier temps, la CJCE est appelée à se prononcer sur l’existence d’un profit indûment tiré du caractère distinctif ou de la renommée d’une marque du fait de l’usage d’un signe similaire à une marque de renommée par un tiers. La Cour rappelle tout d’abord que l’article 5, paragraphe 2 de la directive no 89/104 assure une protection en faveur des titulaires de marques de renommée. Tableaux de concordance et droit communautaire 131 Puis la Cour énonce les trois types d’atteintes qui permettent d’appliquer l’article 5, paragraphe 2 de la directive no 89/104 et qui sont i) le préjudice porté au caractère distinctif de la marque, ii) le préjudice porté à la renommée de cette marque, et iii) le profit indûment tiré du caractère distinctif ou de la renommée de ladite marque. La Cour précise qu’un seul type d’atteinte suffit2 pour rendre applicable cet article. Afin de déterminer si l’atteinte est caractérisée, il convient de procéder à une analyse globale qui tient compte de tous les facteurs pertinents du cas d’espèce, dont notamment l’intensité de la renommée, le degré de caractère distinctif et le degré de similitude entre les marques en conflit. La jurisprudence a eu l’occasion de rappeler que plus l’évocation de la marque par le signe est immédiate et forte, plus important est le risque de tirer indûment profit du caractère distinctif ou de la renommée de la marque3. En l’espèce, les sociétés Malaika et Starion font usage d’emballages et de flacons similaires aux marques de renommée des sociétés L’Oréal e.a. pour commercialiser des imitations de parfums. Ce faisant, les sociétés Malaika et Starion bénéficient, sans devoir déployer d’effort commercial, du pouvoir d’attraction, de la réputation et du prestige attachés à la marque de renommée ainsi exploitée sans compensation financière. La Cour en conclut que le profit résultant de cet usage doit être considéré comme indûment tiré du caractère distinctif ou de la renommée de ladite marque. Dans un deuxième temps, la CJCE est appelée à se prononcer sur la possibilité pour un titulaire de marque enregistrée de s’opposer à l’utilisation de sa marque dans une publicité comparative ne répondant pas à toutes les conditions de licéité. La Cour énonce tout d’abord que les listes comparatives peuvent être qualifiées de publicité comparative conformément aux dispositions de la directive no 84/450. Elle rappelle ensuite que la protection conférée à l’article 5, paragraphe 1, sous a) est plus étendue que celle prévue au même article sous b). En effet, le titulaire de la marque peut s’opposer à 2. Aff. C-252/07, Intel Corporation. 3. Aff. C-252/07, Intel Corporation. 132 Les Cahiers de propriété intellectuelle l’usage de cette dernière dès lors qu’une atteinte est portée aux fonctions de la marque, sans que soit nécessairement visée la fonction principale qui est de garantir l’origine et la provenance des produits ou services. La Cour précise ensuite que le titulaire d’une marque de renommée ne peut pas s’opposer à l’utilisation de sa marque par un tiers à des fins descriptives4. Le titulaire ne peut donc s’opposer à l’utilisation de sa marque dans une liste comparative que si toutes les conditions de licéité de la publicité comparative ne sont pas remplies. En l’espèce, les sociétés Malaika et Starion font un usage des marques de renommée dont sont titulaires les sociétés L’Oréal e.a. dans les listes comparatives non pas à titre descriptif mais dans un but publicitaire. La Cour estime par conséquent que le titulaire d’une marque enregistrée est habilité à faire interdire l’usage par un tiers de sa marque dans une publicité comparative qui ne répond pas à toutes les conditions de licéité. Dans un dernier temps, la CJCE est appelée à se prononcer sur certaines des conditions de licéité d’une publicité comparative prévues à l’article 3 bis sous g) et h) de la directive no 84/450. La Cour rappelle tout d’abord que les conditions posées à l’article 3 bis de a) à h) sont cumulatives. Ainsi, pour être qualifiée de licite, une publicité comparative doit satisfaire à toutes. En effet, toutes ces conditions ont pour objectif de concilier l’intérêt du titulaire de la marque et l’intérêt des concurrents ainsi que celui des consommateurs de disposer d’une publicité comparative objective afin d’éviter des situations de concurrence déloyale telles que celles prévues à l’article 3 bis paragraphe 1, sous g) et h) de la directive no 84/450. En l’espèce, les listes comparatives utilisées par les sociétés Malaika et Starion ont pour but d’indiquer à la clientèle les parfums de luxe que leurs produits sont censés imiter. 4. Aff. C-2/00, Hölterhoff. Tableaux de concordance et droit communautaire 133 En outre, les sociétés Malaika et Starion présentent leurs produits comme une imitation (ou une reproduction) d’un parfum portant sur une marque ou un nom commercial protégés. Par conséquent, la publicité comparative ne répond à la condition sous h) de l’article 3 bis, paragraphe 1, de la directive no 84/450. Partant, la Cour poursuit son analyse en déduisant que la publicité comparative contraire à la concurrence loyale est donc illicite et que les sociétés Malakia et Starion ont dès lors indûment tiré profit de cette publicité comparative par la notoriété attachée à la marque protégée. Par conséquent, la publicité comparative ne répond pas à la condition sous g) de l’article 3 bis, paragraphe 1, de la directive no 84/450. 6. COMMENTAIRE La CJCE condamne sans équivoque la pratique des tableaux de concordance et réaffirme la protection en faveur des droits des titulaires de marques de renommée. La Cour précise la signification de « tirer indûment profit du caractère distinctif ou de la renommée d’une marque » au sens de l’article 5 de la directive no 89/104. La Cour énonce en effet très clairement que : le profit résultant de l’usage par un tiers d’un signe similaire à une marque de renommée est tiré indûment par ce tiers desdits caractère distinctif ou renommée lorsque celui-ci tente par cet usage de se placer dans le sillage de la marque renommée afin de bénéficier du pouvoir d’attraction, de la réputation et du prestige de cette dernière, et d’exploiter, sans compensation financière, l’effort commercial déployé par le titulaire de la marque pour créer et entretenir l’image de celle-ci. Elle précise également que les tableaux de concordance (ou « listes comparatives ») constituent, d’une part, une publicité comparative au sens de la directive no 84/450 et, d’autre part, que cette publicité comparative doit être considérée comme illicite en ce qu’elle tire indûment profit de la notoriété attachée à ladite marque. 134 Les Cahiers de propriété intellectuelle La Cour précise enfin que le titulaire d’une marque peut s’opposer à l’usage de cette dernière dans une publicité comparative illicite sans qu’il soit nécessaire de démontrer une atteinte portée à la fonction essentielle de sa marque qui est de garantir l’origine des produits ou services. En outre, la Cour indique qu’il suffit qu’une atteinte soit portée aux autres fonctions de la marque telle que celle de garantir la qualité du produit ou des services pour permettre au titulaire d’une marque de faire valoir ses droits. Capsule L’utilisation d’une marque de commerce « étrangère » sous l’égide de la Charte de la langue française Stefan Martin* 1. INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137 2. L’EXCEPTION BÉNÉFICIE-T-ELLE AUX SEULES MARQUES DE COMMERCE ENREGISTRÉES ? . . . . . 139 3. LA NOTION DE MARQUE : LA FRONTIÈRE TÉNUE ENTRE LES NOMS COMMERCIAUX ET LES MARQUES DE COMMERCE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141 4. CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 144 © Stefan Martin, 2010. * Stefan Martin, avocat et associé du cabinet Fraser Milner Casgrain à Montréal. 135 1. INTRODUCTION L’utilisation au Québec de marques de commerce composées de mots extraits d’une langue étrangère demeure un sujet passablement controversé. En 2001, l’utilisation par « McDonald » et « Second Cup » de leur seule marque anglaise sur leur enseigne avait provoqué des manifestations violentes, y compris l’incendie d’un établissement de la célèbre chaîne de café. On se souviendra également du tollé qu’avait provoqué la décision de la chaîne « Second Cup » d’angliciser son enseigne en soustrayant de sa marque de commerce les mots « les cafés »1. Plus récemment, au mois de janvier 2009, c’est la compagnie « Red Bull » qui a provoqué l’indignation d’une partie de la population de la Ville de Québec et l’intervention du ministre Sam Haddad en raison du choix du nom de sa compétition de patinage extrême « Red Bull Crashed Ice ». À ce titre, on rappellera qu’en principe le français est la langue de l’affichage public et de la publicité commerciale2 : 51. Toute inscription sur un produit, sur son contenant ou sur son emballage, sur un document ou objet accompagnant ce produit, y compris le mode d’emploi et les certificats de garantie, doit être rédigée en français. Cette règle s’applique également aux menus et aux cartes des vins. 58. L’affichage public et la publicité commerciale doivent se faire en français. Affichage en deux langues. Ils peuvent également être faits à la fois en français et dans une autre langue pourvu que le français y figure de façon nettement prédominante. 1. « Second Cup – Au diable le français », Le Journal de Montréal, édition du 18 octobre 2007. 2. Charte de langue française, L.R.Q., ch. C-11, art. 51 et 58. 137 138 Les Cahiers de propriété intellectuelle Choix du gouvernement. Toutefois, le gouvernement peut déterminer, par règlement, les lieux, les cas, les conditions ou les circonstances où l’affichage public et la publicité commerciale doivent se faire uniquement en français ou peuvent se faire sans prédominance du français ou uniquement dans une autre langue. Une exception à ce principe a toutefois été aménagée en 1993 au bénéfice des marques de commerce. Le gouvernement du Québec a en effet adopté un amendement au Règlement sur la langue du commerce et des affaires3 (ci-après le « Règlement »), créant certaines exceptions aux articles 51 et 58 de la Charte de la langue française (ci-après la « Charte »). Parmi celles-ci, deux visent directement les marques de commerce. Le paragraphe 7(4) crée une exception à la règle prévue à l’article 51 de la Charte ; le paragraphe 25(4) quant à lui crée une exception à la règle contenue à l’article 58. Ces dispositions se lisent comme suit : 7. Sur un produit4 peuvent être rédigées uniquement dans une autre langue que le français, les inscriptions suivantes : [...] 4o une marque de commerce reconnue au sens de la Loi sur les marques de commerce (L.R.C. (1985), c. T-13), sauf si une version française en a été déposée. 25. Dans l’affichage public et la publicité commerciale, peuvent être rédigés uniquement dans une autre langue que le français : [...] 3. Voir Décret 1756-93 du 8 décembre 1993, (1993) 125 G.O. II, 8891. 4. L’exception contenue à l’article 7 n’est pas limitée aux inscriptions sur les produits. L’article 51 de la Charte étend l’application de la règle à toute inscription sur un produit, sur son contenant ou sur son emballage, sur un document ou objet accompagnant ce produit, y compris le mode d’emploi et les certificats de garantie. L’article 7 doit être lu en conjonction avec l’article 1 du Règlement qui stipule qu’« une disposition applicable à une inscription sur un produit s’applique également, compte tenu des adaptations nécessaires, à une inscription sur son contenant ou sur son emballage, sur un document ou objet accompagnant ce produit, y compris le mode d’emploi et les certificats de garantie », à moins que le contexte n’indique un sens différent. En regard de l’article 7, il n’y a pas lieu de restreindre le sens aux inscriptions sur les produits. L’utilisation d’une marque de commerce « étrangère » 139 4o une marque de commerce reconnue au sens de la Loi sur les marques de commerce, sauf si une version française a été déposée. Il est remarquable que, jusqu’à tout récemment, ces dispositions n’ont pas donné lieu à un contentieux très étoffé. C’est ainsi que l’on s’attardera pour un instant à un jugement rendu le 21 juillet 2009 par la Cour supérieure dans l’affaire Centre sportif St-Eustache5, de même qu’à un revirement de position de l’Office québécois de la langue française quant à la portée de ces exceptions. 2. L’EXCEPTION BÉNÉFICIE-T-ELLE AUX SEULES MARQUES DE COMMERCE ENREGISTRÉES ? Le régime bénéficie aux marques de commerce « reconnues » au sens de la Loi sur les marques de commerce (ci-après la « Loi »), pour lesquelles aucune version française n’a été déposée, c’est-à-dire enregistrée auprès du registraire canadien des marques de commerce6. Le concept de marque de commerce reconnue est étranger à la Loi. La définition de « marque de commerce » que l’on retrouve à la Loi réfère tant aux marques de commerce employées qu’aux marques de commerce déposées, c’est-à-dire qui ont fait l’objet d’un enregistrement. En d’autres termes, le bénéfice de l’exception aux articles 51 et 58 de la Charte naît de la simple utilisation d’un terme en tant que marque de commerce selon les paramètres de l’article 4 de la Loi. C’est précisément cette position qui a été retenue par la jurisprudence : [6] Il n’est pas obligatoire d’enregistrer une marque pour qu’elle soit reconnue comme étant une marque de commerce. L’usage en association aux services offerts pendant un certain temps peut servir à établir un droit de propriété sur la marque. Évidemment, il repose sur l’usager de prouver l’usage et la réputation2. Or la défenderesse a démontré à la satisfaction du tribunal qu’elle se sert de ce slogan ou de cette marque « Coast to Coast Services » depuis les années 70 pour annoncer ses services de transport de marchandise partout en Amérique du Nord. Elle a donc droit à la dérogation de l’article 25.7 5. Centre sportif St-Eustache c. Procureur général du Québec, 2009 QCCS 3307. 6. L’article 2 de la Loi sur les marques de commerce définit une marque de commerce déposée comme étant une marque de commerce enregistrée. 7. Procureur général du Québec c. St-Germain Transport (1994) inc., EYB 2006108909. 140 Les Cahiers de propriété intellectuelle Cette interprétation avait également été retenue par l’Office québécois de la langue française : 4. L’exception relative aux marques de commerce vise les marques « reconnues », qu’elles soient ou non déposées. Il s’agit de noms de « marchandises » ou de « services » au sens de la loi fédérale. D’une manière étrange, l’Office est revenu sur cette interprétation au mois de septembre 2008 et estime que le champ d’application de l’exception est désormais limité aux marques de commerce enregistrées : Dans un litige entre parties privées, peuvent être protégées les marques qu’elles soient déposées ou non. Cependant, dans le contexte linguistique du présent règlement, et afin d’appliquer un critère objectif, uniforme et qui ne prête pas à interprétation, l’Office considère que sont visées par l’exception touchant les marques « reconnues » (prévue par le 4e des art. 4, 13 et 25) uniquement les marques déposées auprès du Bureau des marques (OPIC), si les formalités d’enregistrement sont terminées à la date où l’exception est soulevée.8 On notera tout d’abord qu’il est de jurisprudence constante que les avis de l’Office n’ont aucune force probante et ne sauraient en aucun cas lier les tribunaux : [19] Since the Court is called upon to examine the actions of a private litigant, the views expressed by the Office can have no more than persuasive as opposed to binding value.9 Par ailleurs, il est improbable que cette nouvelle interprétation soit retenue par les tribunaux. En effet, elle repose sur un ajout au texte du Règlement en substituant au mot « reconnue » le terme « déposée ». Au demeurant, cette incertitude a été dissipée par un jugement récent rendu par la Cour supérieure dans l’affaire du Centre sportif St-Eustache. Dans la lignée d’une jurisprudence bien établie, la Cour reprend la formule désormais classique à l’effet que l’exception prévue au paragraphe 25(4) du Règlement s’applique 8. Office québécois de la langue française, Charte de la langue française et règlements dont l’application relève de l’office avec notes explicatives et jurisprudence (septembre 2008), p. 126. 9. Centre sportif St-Eustache c. Procureur général du Québec, 2009 QCCS 3307. L’utilisation d’une marque de commerce « étrangère » 141 indifféremment aux marques de commerce, qu’elles soient ou non déposées : [21] The Appellant argues that a trade-mark does not have to be registered to receive the protections contained in the Trademarks Act [3]. This being so, a non-registered trade-mark can fall within the exception found at para. 25(4) of the Regulation (see para. [5] above). The Court would agree.10 Finalement, la position adoptée par l’Office se heurte à une objection considérable découlant de l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Lego. La Cour a en effet jugé que la Loi s’applique tant aux marques déposées qu’aux marques non enregistrées : [28] La Loi sur les marques de commerce établit un régime de réglementation tant des marques de commerce déposées que des marques de commerce non déposées.11 3. LA NOTION DE MARQUE : LA FRONTIÈRE TÉNUE ENTRE LES NOMS COMMERCIAUX ET LES MARQUES DE COMMERCE On conviendra que la distinction entre les notions voisines de marques de commerce et de noms commerciaux demeure ténue. Dans bien des cas, l’entreprise se sert simultanément de son nom commercial à titre de marque de commerce et dans son enseigne. Dans les deux cas, le signe est un élément de ralliement de la clientèle. Toutefois, alors que la marque de commerce a pour fonction de distinguer les produits ou services de ceux d’un concurrent, le nom commercial a essentiellement pour but d’identifier et de distinguer une personne morale. Ceci dit, rien n’exclut que le nom commercial puisse également servir de marque de commerce, a fortiori à titre de marque de commerce. Ce principe repose sur une jurisprudence aussi traditionnelle que constante qui observe qu’il n’y a aucune incompatibilité entre l’usage d’un terme à titre de nom commercial et de marque de commerce : Trade mark and trade name usage are not necessarily mutually exclusive, and using a trade mark that is part of a corporate name does not constitute a bar to proving «use» : see Road 10. Centre sportif St-Eustache c. Procureur général du Québec, 2009 QCCS 3307. 11. Kirkbi AG c. Gestions Ritvik Inc., [2005] 3 R.C.S. 302, 2005 CSC 65. 142 Les Cahiers de propriété intellectuelle Runner Trailer Mfg. Ltd. v. Road Runner Trailer Co. (1984), 1 C.P.R. (3d) 443 (F.C.T.D.).12 Un jugement récent de la Cour supérieure apporte sa contribution à cette question toujours d’actualité, mais dans le contexte de l’article 58 de la Charte. Dans l’espèce soumise à l’appréciation de la Cour, le propriétaire d’un centre de quilles a porté en appel une décision rendue par la Cour du Québec qui avait retenu les infractions aux articles 58 et 205 de la Charte découlant de l’utilisation par l’appelante dans son enseigne des termes « Bowl-Mat » et « Oh Daddy ». L’appelante prétendait qu’elle devait bénéficier de l’exception à l’article 58 de la Charte aménagée en faveur des marques de commerce par le paragraphe 25(4) du Règlement. Ce moyen avait été rejeté succinctement par la Cour du Québec qui estimait qu’il ne fallait pas confondre le nom commercial et la marque de commerce et que « le fait d’évoluer sous une [...] appellation ne confère pas pour autant à celle-ci le statut de marque de commerce » : [24] Mais il ne faut cependant pas confondre la marque de commerce avec le nom commercial qui est l’appellation sous laquelle une entreprise poursuit ses activités. Le fait d’évoluer sous une telle appellation ne confère pas pour autant à celle-ci le statut de marque de commerce. [25] De l’avis du tribunal, une dénomination sociale ne peut être déposée ou protégée comme marque de commerce que si elle est utilisée en tant que telle pour identifier des marchandises ou les services de son détenteur. Ce qui n’est pas le cas en l’espèce. [26] La preuve soumise au tribunal démontre que la défenderesse exploite deux de ses entreprises sous les noms commerciaux Bowl-Mat et Oh Daddy et ce, respectivement depuis 1999 et 2001. Mais rien dans cette preuve ne nous permet de conclure qu’elle utilise aussi ces noms comme marque de commerce pour identifier un produit ou un service en particulier, comme le font des entreprises telles que St-Hubert et Commensal. [27] La défenderesse pourrait par exemple développer une série de produits alimentaires et utiliser le nom de son restaurant pour les identifier et les faire connaître auprès de sa clientèle. 12. Opus Building Corp. c. Opus Corp., (1995) 60 CPR (3d) 100 (C.F.P.I.), p. 104. L’utilisation d’une marque de commerce « étrangère » 143 Ce nom pourrait alors être considéré comme une marque de commerce parce qu’il est utilisé en tant que tel.13 Le jugement de la Cour supérieure approuve la décision de la Cour du Québec et juge que l’utilisation par l’appelante des termes « O’Daddy » et « Bowl-Mat » constitue l’usage d’un nom commercial et non d’une marque de commerce. Cette solution doit être condamnée, car elle paraît en contradiction tant avec le texte qu’avec la jurisprudence. En effet, la notion d’usage que l’on retrouve à l’article 4 de la Loi réfère à un emploi en relation avec des services lorsque la marque est « employée ou montrée dans l’exécution ou l’annonce de ces services ». Dans un premier temps, il convient de rappeler que la notion de services a fait l’objet d’une interprétation très libérale par les tribunaux14. Il ne fait aucun doute que la location de pistes servant aux jeux de quilles constitue un service au sens de l’article 4 de la Loi. Par ailleurs, il est indéniable que lorsque la marque est reproduite sur l’enseigne d’une entreprise ou d’un commerce, elle est effectivement « montrée dans l’exécution ou l’annonce de ses services » et qu’à ce titre, il s’agit bien d’un usage à titre de marque de commerce. Enfin, il convient de garder à l’esprit que l’appelante n’avait pas reproduit sur son enseigne son nom commercial, soit « Les amusements Bowl-Mat », mais bien sa marque de commerce « Bowl-Mat ». C’est donc du critère tiré de la définition d’« usage » que l’on retrouve à l’article 4 de la Loi qui doit être retenu pour définir la portée de l’article 25 du Règlement. Or, cette notion d’usage couvre une grande variété d’utilisation de la marque telle que la reproduction sur un panneau publicitaire, un véhicule de livraison, un catalogue, des factures, des bons de commandes, des documents promotionnels et évidemment, des enseignes. Cela dit, le problème est peut-être ailleurs. D’aucuns pourraient affirmer que cette conclusion n’entre pas dans les prévisions de l’article 25 du Règlement, à tout le moins qu’elle dépasse l’intention des rédactions des amendements de 1993. À cet argument on opposera que la notion de marque de service a été introduite dans la Loi en 1953 et qu’elle n’était donc pas inconnue en 1993 et que ce faisant, la portée du régime d’exception doit demeurer cohérente avec la philosophie du droit des marques. 13. Procureur général du Québec c. Centre sportif St-Eustache, EYB 2003-41580. 14. Société nationale des chemins de fer français c. Venice Simplon – Orient Express inc., (2000) 9 CPR (4th) 443 (C.F.P.I.). 144 Les Cahiers de propriété intellectuelle 4. CONCLUSION Le sujet est loin d’être épuisé. Au demeurant, la situation du Canada n’est pas unique. De nombreux pays, incluant notamment la France15, ont adopté des lois destinées à préserver leur patrimoine linguistique. La controverse découle de la confrontation de deux objectifs tout aussi louables : d’une part, la protection du patrimoine linguistique du Québec et, d’autre part, les réalités liées aux obligations internationales du Canada découlant notamment des accords ADPIC (article 20) et de l’article 1708 de l’ALÉNA qui prohibent toute disposition ayant pour résultat d’entraver de manière « injustifiable » l’usage d’une marque de commerce « tel que l’usage simultané d’une autre marque ». Par ailleurs, il convient également de tenir compte des réalités liées aux stratégies de mise en marché d’entreprises étrangères vendant leurs produits et services au Québec. En effet, et plus encore dans le contexte actuel du commerce international, une marque de commerce a par essence une vocation internationale. Les entreprises déploient des budgets astronomiques afin d’assurer la reconnaissance et la notoriété internationales de leurs marques. Ainsi, le succès de leurs démarches est intimement lié à l’uniformité de ces marques. Finalement, il convient également de garder à l’esprit que bien des marques de commerce enregistrées et utilisées au Canada sont composées de termes étrangers utilisés à des seules fins esthétiques. D’autres marques utilisent des termes étrangers sans aucune logique grammaticale ou terminologique. Certaines marques de commerce reproduisent des locutions étrangères, notamment latines, dans le seul but de créer des références historiques. D’autres exemples relèvent de l’utilisation d’une onomatopée à vague connotation « étrangère ». Toute tentative de discrimination ou d’analyse de ces marques relève d’un exercice par essence subjectif. À cet égard, rappelons que le droit s’accommode mal de cette incertitude. Certains pourraient prétendre que l’industrie s’est accommodée des exigences linguistiques relatives à la langue d’affichage et à la langue d’étiquetage. Ce serait mal comprendre la fonction intrinsèque des marques de commerce et leur vocation universelle que de soutenir une telle analogie. 15. Loi no 94-665 du 4 août 1994 relativement à l’emploi de la langue française. Voir également la Loi lituanienne sur la langue officielle adoptée en 1995, la Loi de république de la Lettonie sur les langues de 1992, la Loi sur la langue de l’Estonie adoptée en 1995, la Loi sur la langue polonaise adoptée le 7 octobre 1999, la Loi sur la langue officielle de la Fédération de Russie de 2005. Capsule Marques vinicoles : « La vie de Château ? » Philippe Rodhain* INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 147 1. POUR LES EXPLOITATIONS VITICOLES. . . . . . . . . 148 2. POUR LES COOPÉRATIVES VITICOLES . . . . . . . . . 150 3. POUR LES NÉGOCIANTS . . . . . . . . . . . . . . . . . . 150 CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151 © Philippe Rodhain, 2010. * Conseil en propriété intellectuelle et European Trade Mark & Design Attorney chez IP Sphere (Bordeaux) ; Chargé d’Enseignement – Université Bordeaux IV. 145 INTRODUCTION Le classement des Grands Crus de 1855 a fait naître la notion de vin de qualité. Cependant, sur les soixante-dix-huit lauréats, seuls cinq employaient le terme « Château » pour désigner leur vin. Ces cinq propriétés avaient pour singularité d’avoir été d’importantes seigneuries et de comporter, ou d’avoir comporté, sur leurs terres des demeures féodales. A cette époque, l’emploi du terme « Château » n’était donc que le reflet d’une réalité historique architecturale. Rapidement, l’évocation de la qualité du vin s’est associée à l’emploi du terme « Château », symbole de noblesse et de richesse. De nombreuses exploitations viticoles l’ont accaparé dans la désignation de leurs crus. Les « noms de châteaux » connurent un tel succès qu’en 1892 la Cour de cassation considéra ce terme « Château » comme une expression vulgaire d’un usage constant dans le commerce des vins de Bordeaux (Ann. 1898, p. 162). Alors qu’elle était censée évoquer la qualité du vin, cette terminologie aristocratique perdit ses lettres de noblesse. Malgré de nombreuses interventions du législateur, le terme « Château » poursuivit, tout au long du XXe siècle, son invraisemblable ascension. Certains propriétaires firent même bâtir de véritables châteaux sur leurs exploitations viticoles, pour espérer disposer d’une plus grande légitimité dans l’utilisation de cette mention pour leur marque de vin. Ces dérives conduisirent les tribunaux à définir juridiquement le terme « Château ». La Cour de cassation décida ainsi le 1er juin 1930 que le terme « Château », pris au sens vitivinicole, est détaché de toute idée de noblesse et d’habitation et devient synonyme [...] de propriété vitivinicole ». Ainsi, ce qui compte, c’est la noblesse de la vigne et non l’habitation du vigneron (P. Siré, Chronique JCP 1959, 1490). En dépit de ce carcan normatif, qui avait vocation à limiter l’emploi du terme « Château » et à lui rendre son éclat d’antan, force était de constater l’indifférence des pouvoirs publics à faire respecter 147 148 Les Cahiers de propriété intellectuelle cette réglementation, lorsqu’on recensait près de 12000 marques déposées incorporant le terme « Château » auxquelles il convenait d’ajouter les innombrables « vins de châteaux » qui étaient commercialisés sans que leur nom n’eut été déposé. Face à un tel constat, et à la demande de la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes (DGCCRF), la Fédération des Grands Vins de Bordeaux (FGVB) a lancé depuis 2006 une campagne d’assainissement des « noms de châteaux » irréguliers. Un rappel de la réglementation de l’emploi de la terminologie « Château » s’impose donc pour les trois grandes catégories de productions viticoles que sont l’exploitation viticole, la coopérative et le négoce. 1. POUR LES EXPLOITATIONS VITICOLES La loi du 6 mai 1919, en son article 10 al. 5, prohibe : l’emploi de mots tels que « clos », « château », « domaine », « moulin », « tour », « mont », « côte », « cru », « monopole » ainsi que toute autre expression susceptible de faire croire à une appellation d’origine pour les vins n’ayant pas droit à cette appellation. Cette loi fut consolidée par le décret du 19 août 1921, codifié à l’article L.644-2 du Code rural. Pour avoir droit à l’emploi d’un de ces termes, il est donc indispensable que l’exploitation viticole produise un vin d’appellation d’origine. Ainsi fut définie la nature du « vin de château ». Un décret du 30 septembre 1949 compléta ce dispositif juridique, en posant le principe que ne peuvent utiliser le terme « Château » que les : produits bénéficiant d’une appellation d’origine et provenant d’une exploitation agricole existant réellement, et s’il y a lieu exactement qualifiée par ces mots ou expressions. [les italiques sont nôtres] Marques vinicoles : « La vie de Château ? » 149 Ainsi fut précisée la provenance géographique du « vin de château ». La jurisprudence contribua à l’édification de cette réglementation, en consacrant la règle de l’autonomie culturale. Un jugement exemplaire en la matière précisa que les propriétés qui peuvent revendiquer une autonomie culturale sont celles qui : comportent non seulement des pièces de vignes, mais également en proximité des bâtiments d’exploitation, cuvier, chais permettant, en se conformant aux traditions locales, de traiter d’une façon distincte la vendange à conserver et de soigner le vin issu de ces parcelles. (TGI Bordeaux, 1er juillet 1974, D. 1975 p. 579). Ainsi furent consacrées les conditions de production du « vin de château ». Enfin, même si l’exploitation répond à toutes ces conditions, un décret du 7 janvier 1993 ajoute le principe « une exploitation, un nom de château », qui interdit la pratique dite « des seconds vins » comportant le terme « Château » (ou assimilé), afin d’éviter la multiplication à l’envi des « noms de châteaux » au sein d’une même exploitation. Ce principe fut assorti de deux exceptions. D’une part, une exploitation peut commercialiser son vin sous plusieurs « noms de châteaux », lorsque cette pluralité est due à la réunion de plusieurs exploitations en une seule, à la condition que la vinification des raisins récoltés sur ces différentes exploitations se fasse de manière séparée. D’autre part, l’exploitant a le droit à un second « nom de château », quand l’exploitation a acquis sa « notoriété sous deux noms différents, depuis au moins dix ans », c’est-à-dire depuis au moins 1983. La preuve de cette antériorité peut être rapportée par tous moyens, notamment par actes notariés, factures, étiquettes, publicités, citation dans des revues, etc. Les marques de seconds vins déposées ou utilisées depuis 1983 et incorporant le terme « Château » (ou assimilé) sont donc entachées de nullité. Par ailleurs, les « troisième » ou « quatrième » vins de châteaux sont, en tout état de cause, interdits. Ainsi fut affirmé le caractère unique du « vin de château ». 150 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2. POUR LES COOPÉRATIVES VITOCOLES Les coopératives viticoles n’ont pas en France la maîtrise d’un foncier qui relève de la propriété exclusive des coopérateurs, mais se chargent de la vinification et de la commercialisation des vins de leurs membres. À ce titre, elles sont considérées comme le prolongement de l’exploitation de chacun de leurs membres. Se posait ainsi la question de l’emploi du terme « Château » par les membres d’une même coopérative, pour leur exploitation respective, puisque la vinification s’effectue par la coopérative dans ses propres installations et non au sein de chaque exploitation. De prime abord, l’usage coopératif s’oppose à l’emploi de cette terminologie, car la condition de l’autonomie culturale ne peut, par essence, être remplie. Ces difficultés furent cependant surmontées en considérant la coopérative comme le prolongement de l’exploitation et à la condition que les vendanges des différents adhérents soient clairement distinguées et vinifiées séparément. Cette règle jurisprudentielle fut adoubée par la Cour de Justice des Communautés Européennes qui estima que la réglementation n’exigeait pas que les exploitants viticoles soient eux-mêmes propriétaires des installations de vinification (CJCE, 29 juin 1994, aff. C-403/92 : Rec I- p. 2961). 3. POUR LES NÉGOCIANTS Le vin n’étant pas assemblé au sein de l’exploitation (principe d’autonomie culturale), et l’entreprise du négociant ne constituant pas le prolongement de l’exploitation des producteurs (comme la coopérative), ils ne peuvent disposer du droit à l’utilisation du terme « Château » pour leurs marques de vin. Afin de garantir l’efficacité de ce dispositif réglementaire et de revaloriser la dénomination « Château », la FGVB a décidé de l’envoi entre novembre 2006 et mai 2007 d’un questionnaire aux trois mille exploitations utilisant entre deux et dix-neuf « noms de châteaux », afin de mettre à jour le « fichier châteaux » créé en 1990 (consultable sur le site http://fgvb.monaoc.com). Marques vinicoles : « La vie de Château ? » 151 Cette initiative vise à référencer les « noms de châteaux » qui sont réellement et actuellement utilisés. En effet, ce système déclaratif n’était pas suffisamment efficace, car certains viticulteurs continuaient à utiliser des « noms de châteaux » sans se préoccuper de leur validité réglementaire. A l’issue de nombreux constats de non-conformité, la DGCCRF a demandé à la FGVB de ne maintenir dans son fichier que les noms qui étaient conformes à la réglementation. Les « châteaux » qui sont alors supprimés du fichier disparaissent également de la base de données sur laquelle doit être référencé tout « nom de château » figurant sur un bordereau d’achat interprofessionnel, si bien que de tels produits ne peuvent plus être vendus en vrac ou en rendu mise. Par ailleurs, l’utilisation d’un « nom de château » dans des conditions contraires aux prescriptions réglementaires en vigueur expose les contrevenants aux sanctions inhérentes aux délits de tromperie et de publicité mensongère prévus par les articles L. 213-1 et L. 121-1 du Code de la consommation, soit des peines pouvant aller jusqu’à deux ans de prison ferme et 37.500 € d’amende. Enfin, l’acheteur pourrait se retourner contre le vendeur pour lui avoir vendu un produit sous une marque ne respectant pas la réglementation en vigueur, s’il venait à être contrôlé. CONCLUSION Il importe donc à tous les acteurs de la filière de vérifier, si cela n’a pas été encore fait, la licéité de l’emploi du terme « Château » au sein de leurs marques vinicoles. En cas de non-conformité avérée, il est toujours possible de modifier la marque vinicole irrégulière en remplaçant le terme « Château » prohibé par un « nom de cuvée » par exemple.