Karl Rahner

Transcription

Karl Rahner
La théologie avant et après Vatican II à travers quelques grandes figures :
Karl Rahner
1/ Karl Rahner (1904-1984) : Quelques éléments de référence bibliographiques
2/ L’inspiration spirituelle de Rahner
3/ Pour s’y retrouver dans l’œuvre de Rahner
- Les écrits spirituels et pastoraux
- L’œuvre consacrée aux Pères de l’Église
- Le champ de la philosophie
- Les travaux de théologie dogmatique et les grands thèmes étudiés
- Les écrits sur l’Église et les sacrements
- Un ouvrage de synthèse : Le traité fondamental de la foi
4/ Débat, limites et réception de l’œuvre de Rahner - Comment le lire ?
5/ Karl Rahner dans les textes
Bibliographie
Ouvrages de Karl Rahner :
- Pour une entrée à partir des œuvres spirituelles : Prière de notre temps, Éditions de l’épi, 1966.
- Pour une entrée par les travaux théologiques : Les sacrements de l’Église, Nouvelle Cité, 1987.
- Pour une entrée par le Traité fondamental de la foi : Traité fondamental de la foi. Etudes sur le
concept du christianisme, Œuvres 26, Les Éditions du Cerf, 2011*.
(* Le Cerf a commencé la réédition en 32 volumes de l’œuvre de Rahner en 2011. Une grande partie
des Schriften zur Theologie a été publiée en traduction française sous le titre Écrits théologiques,
Tomes I à XII, entre 1959 et 1970 – mais pas seulement ; il n’y a pas de correspondance directe entre
les tomes des Schriften zur Theologie et ceux des Écrits théologiques)
Ouvrages pour aborder Rahner et sa théologie :
- Bernard Sesboüé, Karl Rahner, Collection « Initiation aux théologiens », Cerf, 2001.
- Cardinal Karl Lehmann, « Pourquoi lire Karl Rahner aujourd’hui ? », suivi de « De la patience
intellectuelle envers soi-même » par Karl Rahner, Médiasèvres N° 165, Éditions Facultés jésuites,
2012.
- Bernard Sesboüé, Les « trente glorieuses de la christologie », Éditions Lessius, 2012 (p. 205-220)
- Henri-Jérôme Gagey, Vincent Holtzer, Balthasar, Rahner, deux pensées en contraste, Collection
« Theologia », Bayard, 2005.
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Karl Rahner dans les textes
Dans Prière de notre temps, Éditions de l’épi, 1966
(Le cœur de l’homme qui n’a pas trouvé sa liberté dans la liberté du Dieu infini : « un cœur
emmuré », p. 14-15)
Nous pouvons continuer à vivre notre christianisme patenté et continuer à pratiquer, alors que notre
cœur est, peut-être depuis longtemps, un cœur emmuré. Car cela s’est fait sans bruit. Le cœur
évolue doucement. Souvent il s’est transformé avant que nous en ayons une nette conscience. Ainsi
il peut nous arriver (peut-être cela nous est-il déjà arrivé totalement ou en partie) que notre cœur
soit clos, que son recoin le plus intime, là où nous sommes vraiment nous- mêmes, se soit effondré
sous les éboulis de la vie quotidienne, effondré sous le doute et le scepticisme, effondré sous les
désespoirs et l’amertume. Mais on se rassure par le fait que l’on continue à pratiquer. Et cette vie
chrétienne – tout est possible – peut être également une façade derrière laquelle on cache aux yeux
du monde, et surtout à ses propres yeux, la maladie mortelle, celle qui conduit à la mort, la maladie
de l’incroyance secrète, du désespoir, la paralysie de l’homme intérieur qui n’a plus la force de sortir
de cette finitude vers la lumière, vers le bien, vers la réalité unique, libre, sans limite, victorieuse de
la mort, la réalité du Dieu vivant. On peut être chrétien, non parce que l’on croit, mais parce qu’on
veut se cacher sa propre incroyance dont on prendrait peur. Pour le cœur qui se ment à lui-même, le
christianisme est le meilleur camouflage de l’incroyance, la meilleure façade qui cache le cœur
emmuré.
La venue de Dieu (p. 15-17)
Ce drame du cœur emmuré est-il sans issue? Le danger de l’effondrement et de la fermeture
est-il pour l’homme intérieur inévitable? Que faire pour sortir du cachot du désespoir et du
désenchantement froids et inavoués? Comment ouvrir son cœur? La réponse tient en un mot : en
priant Dieu. Puisque précisément nous voulons comprendre ce qu’est la prière, nous nous
demanderons ce que devrait faire l’homme dont le cœur se trouve ainsi emmuré.
La première chose à faire est de tenir ferme, sans se raidir... Quand les hommes remarquent
qu’ils sont spirituellement des emmurés, ils réagissent de deux manières. Ou bien ils se débattent
avec le désespoir d’un homme qui se noie, ou, c’est le cas de le dire, d’un emmuré, et ils recherchent
tous les moyens de pouvoir surmonter leur désespoir. Ou bien, sans s’abuser, ils se laissent vraiment
aller au désespoir, dans une révolte furieuse ou dans un calme glacial. Ils maudissent, ils haïssent
eux-mêmes et le monde et disent : il n’y a pas de Dieu. Ce faisant, ils confondent le vrai Dieu avec
celui qu’ils prennent pour leur Dieu, et, de leur point de vue, ils ont raison. Le Dieu qu’ils conçoivent
n’existe pas : c’est le Dieu de la sécurité terrestre, le Dieu qui sauve des déceptions de la vie, le Dieu
qui prend soin que les enfants ne pleurent jamais et que la justice règne sur la terre, le Dieu qui nous
évite les tourments de la terre, le Dieu qui empêche les déceptions de l’amour humain.
[…]
Si tu restes dans cette attitude, si tu ne fuis pas le désespoir et si, tout en désespérant de
ceux qui furent jusqu’alors tes dieux – dieux parés des valeurs de la vie et de l’esprit, pleins de
beauté et de noblesse, – tu ne désespères pas du vrai Dieu. Si tu demeures dans cette attitude, alors
c’est déjà un miracle de la grâce. Car alors tu connaîtras, en une soudaine révélation, qu’en réalité tu
n’es pas emmuré, que seul le néant de la finitude ferme ton cachot, que son vide mortel n’est que
l’apparence trompeuse d’une présence intime de Dieu, que son silence, son calme glacial est rempli
de la parole silencieuse de celui qui est au-dessus de tout nom, de celui qui est tout en tous. Et son
silence même atteste pour toi sa présence.
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Dans ton désespoir, tu dois maintenant – et c’est la seconde chose à faire – distinguer sa
présence, savoir qu’il est auprès de toi, découvrir que dans le plus profond abandon de ton cœur
emmuré, il t’attend depuis longtemps. Tu dois découvrir que depuis longtemps il prête l’oreille ; il
écoute pour savoir si après tout le bruit de tes occupations, après ce verbiage que tu appelles
philosophie et peut-être même prière et dans lequel tu ne fais que t’entretenir avec toi-même, après
enfin les larmes et les gémissements sur la misère de la vie, tu ne sauras pas enfin te taire et lui
laisser la parole. Une parole qui ne peut venir au-devant de l’homme que tu fus que comme un
silence de mort.
Tu dois savoir que tu ne te trompes pas en surmontant cette angoisse désespérée devant toi
et devant ta vie, qu’en vérité tu ne désespères pas en doutant de toi, de ta sagesse, de tes forces, de
ta capacité de construire par toi-même ta vie et la liberté de ton bonheur, mais qu’en réalité tu te
trouves soudain auprès de lui. Tu découvriras soudain que la venue de Dieu dans ton âme prend le
visage pétrifiant du désespoir : la ténèbre du monde n’est rien que l’éclat de Dieu que n’enveloppe
aucune ombre. L’apparente impasse n’est que l’immensité de Dieu qui n’emprunte aucun chemin car
il est déjà là. Tu remarqueras qu’il n’a pas à venir dans ton cœur emmuré, mais tu comprendras que
tu n’as pas à fuir ce cœur, parce que c’est là qu’il est et qu’il ne peut y avoir de raison d’échanger ce
désespoir béni pour une consolation que tu ne trouveras pas et qui n’existe pas. Alors tu verras que
dans le « oui » libre de ta foi et de ton amour, tu dois retourner dans ce cœur emmuré pour y trouver
celui qui depuis toujours était là et attendait, le Dieu vivant et vrai. Il est là, au centre même de ton
cœur emmuré. Lui seul. Lui qui est tout et qui pour cela semble n’être rien. Il est là, non pas bien que
tu n’aies plus rien, mais parce que tu n’as plus rien, même pas toi-même.
Dans le Traité fondamental de la foi. Etudes sur le concept du christianisme, Œuvres 26, Les
Éditions du Cerf, 2011
Première étape
À l’ÉCOUTE DU MESSAGE
2. L’homme comme personne et sujet (p. 39-42)
La personnalité comme présupposition du message chrétien
En première instance, ce qu’il faut dire de l’homme concernant ce que présuppose le
message révélé du christianisme est qu’il est personne, sujet.
Le concept de personne et de sujet est d’une importance fondamentale pour que soit
possible la Révélation chrétienne et que le christianisme soit en mesure de se comprendre luimême ; voilà, qui n’exige guère d’explication. Une relation personnelle à Dieu, une histoire de salut,
d’authentique dialogue entre Dieu et l’homme, l’accueil de son salut unique, inouï, éternel, le
concept d’une responsabilité face à Dieu et à son jugement, autant d’énoncés du christianisme – peu
importe, encore une fois, comment les interpréter d’une manière plus précise – qui impliquent que
l’homme soit ce qu’ici nous voulons dire : personne et sujet. Il en est de même quand dans le
christianisme nous parlons de révélation de la Parole, lorsque nous disons que Dieu s’est adressé à
l’homme, qu’il l’a appelé devant sa Face, que l’homme, dans la prière, peut et doit parler avec Dieu ;
ce sont là des énoncés prodigieusement obscurs et difficiles, mais qui, pourtant, constituent la réalité
concrète du christianisme. Et tout cela ne pourrait absolument pas être compris si n’est pas entendu
là, explicitement ou implicitement, ce qu’ici nous visons par « personne » et « sujet ».
[…] Il importe ici, en guise de préalable à ces déterminations singulières, de dire, au moins de
façon provisoire, ce que l’on a en vue lorsque l’on caractérise l’homme comme personne et sujet.
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Secrète et menacée, l’expérience de la personne
[…]
L’homme, comme individu et comme tout dans l’humanité, s’éprouve sans aucun doute de
multiples manières comme produit de ce qu’il n’est pas lui-même. On pourrait même dire que,
fondamentalement, toutes les sciences empiriques qui traitent de l’homme ont
méthodologiquement pour fin de l’expliquer, de le déduire, et donc de le voir comme résultat et
point d’intersection de réalités qui, d’une part, prennent place au sein de l’expérience sensible, mais
qui, d’autre part, ne le résument pas, bien qu’elles le posent, le déterminent, et partant aussi
l’expliquent en sa réalité.
Toutes ces sciences qui traitent de l’homme ont évidemment le droit de le décomposer, pour
ainsi dire, de l’analyser et de le déduire, de telle sorte que ce qu’elles observent et constatent chez
l’homme s’explique comme produit et résultat de données, de réalités qui ne sont pas cet homme
concret. […]L’homme porte un regard sur lui-même, il le porte sur son passé et son monde ambiant,
et constate, horrifié ou soulagé, qu’il peut, touchant toutes les données précises qui commandent sa
réalité, se décharger en quelque sorte de lui-même en imputant ce qu’il est à ce qu’il n’est pas. Il se
perçoit comme advenu par autre chose que soi. Et cet autre, c’est l’irréconcilié, l’impersonnel de la
nature dont il provient (en même temps que de l’ « histoire » qu’il peut, là encore, lire comme
« nature »). Du point de vue chrétien, il n’y a aucune raison de limiter la prétention de
l’anthropologie empirique à des champs humains déterminés matériellement et régionalement,
pour, disons, appeler « matière », « corps » ou expressions semblables ce qui est reconnu par ces
anthropologies empiriques et leur opposer ensuite un aspect que l’on pourrait nettement distinguer
d’un point de vue empirique, et que l’on nommerait « esprit » ou « âme ».
[…] Chacune […] veut dire quelque chose sur l’homme comme tout, et ne peut pas – étant
donné qu’elle le pose en son unité – renoncer d’emblée à vouloir proposer un énoncé concernant
l’unité qu’il est. Chacune de ces anthropologies cherche donc à expliquer l’homme à partir de
données particulières, en le détruisant par réduction en ses éléments, pour, à partir de données
particulières, le recomposer et le construire à nouveau. C’est là le droit de toute anthropologie
régionale. Le plus souvent, chacune de ces anthropologies est aussi inspirée par le désir secret de ne
pas seulement connaître l’homme, de ne pas seulement le construire en le déstructurant par la
pensée, niais aussi et par là même de le dominer réellement. L’intention de toute anthropologie –
bien que régionale – d’expliquer l’homme comme tout est justifiée. Car l’homme est un être
d’origine intramondaine, origine qui procède de réalités objets d’expérience. Il est tel que pareille
origine intramondaine particulière le concerne toujours comme un et tout. C’est pourquoi les
anthropologies particulières demeurent toujours des anthropologies.
Quatrième étape
L’HOMME COMME ÉVÉNEMENT DE L’AUTOCOMMUNICATION LIBRE ET PARDONNANTE DE DIEU
1. Remarques préliminaires (p. 139-140)
Le concept d’ « autocommunication »
Quand nous parlons d’autocommunication de Dieu, nous n’avons pas à entendre ce mot
comme si Dieu, en une révélation quelconque, disait quelque chose sur lui-même. Le mot
« autocommunication » veut réellement signifier que Dieu, en sa réalité la plus propre, se fait le
constitutif le plus intérieur de l’homme lui-même. Il s’agit donc d’une autocommunication de Dieu
qui concerne son être. Bien entendu, cette expression « qui concerne son être» – et tel est l’autre
côté d’un possible malentendu – ne saurait être comprise en un sens simplement objectiviste, pour
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ainsi dire objectivement chosiste. Une autocommunication de Dieu, entendu comme mystère absolu
et personnel, à l’homme comme être de transcendance, veut dire d’entrée de jeu communication à
lui comme être personnel à un niveau spirituel. Nous avons donc dessein d’éviter tout d’abord aussi
bien le malentendu d’un simple discours sur Dieu – même si peut-être il est à mettre au compte de
Dieu – que le malentendu d’une autocommunication de Dieu purement objective et pensée de façon
chosiste.
[…]
2. Que veut dire « autocommunication de Dieu » (p. 141-142)
Grâce justifiante et « vision béatifique »
[…] le message chrétien, dans la doctrine de ce que l’on appelle « la grâce de la justification»,
et avant tout dans la doctrine concernant l’accomplissement de l’homme par la vision de Dieu, dit
que l’homme est l’événement de l’autocommunication absolue et qui pardonne de Dieu.
L’ « autocommunication » s’y trouve entendue en une acception strictement ontologique, ainsi qu’il
convient à l’essence de l’homme, de l’homme dont l’être est présence à soi, remise à soi personnelle
dans la conscience de soi et la liberté.
Ce terme d’autocommunication de Dieu exprime donc que ce qui est communiqué est
réellement Dieu dans son être propre, et partant justement la communication ordonnée à la saisie et
à la possession de Dieu dans la vision et dans l’amour immédiats. Cette autocommunication signifie
précisément cette objectivité du don et de la communication qui est le point culminant de la
subjectivité de celui qui communique et de celui qui reçoit.
Pour comprendre la proposition qui est au centre des considérations présentes, il faut se
mettre à l’écoute de la doctrine de la grâce et de celle de la vision définitive de Dieu, telles qu’elles
existent dans l’unité la plus étroite au sein de la dogmatique chrétienne. Car les thèmes de la
doctrine de la grâce – grâce, justification, divinisation de l’homme – ne deviennent intelligibles, dans
leur essence propre, qu’à partir de la doctrine de la vision surnaturelle et immédiate de Dieu,
laquelle, selon la dogmatique chrétienne, est la fin et l’accomplissement de l’homme. Et, à l’inverse,
la doctrine de la vision immédiate de Dieu, en son essence ontologique, ne peut être saisie dans sa
radicalité plénière que si elle se trouve entendue comme l’achèvement normal de la divinisation de
l’homme la plus intérieure et qui concerne réellement son être, telle que celle-ci vient à expression
dans la doctrine de la sanctification et de la justification par le don de l’Esprit Saint. Ce que signifient
grâce et vision de Dieu, ce sont deux phases d’un seul et même événement, qui sont conditionnées
par l’historicité et la temporalité libres de l’homme, ce sont deux phases de l’autocommunication
une de Dieu à l’homme.
La double modalité de l’autocommunication de Dieu
Il est clair dès à présent, en raison de notre anthropologie générale, que cette
autocommunication de Dieu à l’homme entendu comme être de liberté qui existe dans la possibilité
d’un « oui » ou d’un « non » absolus à Dieu peut être donnée ou comprise selon une double
modalité : cette modalité de la situation, donnée d’emblée, de l’offre, de l’appel à la liberté de
l’homme, et, d’autre part, la modalité, elle-même double, de la prise de position face à cette offre de
l’autocommunication de Dieu entendue comme un existential permanent de l’homme, c’est-à-dire la
modalité de l’autocommunication de Dieu accueillie ou rejetée par la liberté de l’homme.
Le fait qu’en cela l’accueil de l’autocommunication de Dieu doive être porté et soit porté
justement par cette offre de Dieu lui-même, et donc le fait que l’accueil de la grâce soit une fois
encore événement de la grâce elle-même, voila qui se donne à connaître à partir de l’ultime relation
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existant entre la transcendance humaine, entendue comme connaissance et liberté, et le ce-à-partirde-quoi et le ce-vers-quoi qui ouvrent justement et portent cette transcendance. Cela se donne
encore à connaître, de façon essentielle, en ce que l’acte propre à la créature qu’est l’accueil de
l’autocommunication divine ne laisse ce qui est accueilli à son caractère divin et n’évite de le
rabaisser à la créature que si cet acte subjectif propre à la créature est une fois encore porté par Dieu
qui se communique lui-même et qui est accueilli ; et cela se donne à connaître en outre en ce que
l’action concrète de liberté, jusqu’en sa bonté concrète et sa rectitude éthique, doit être pensée une
fois encore comme jaillissant de l’origine de toute réalité – partant, de Dieu lui-même – et comme
authentifiée par lui.
Sixième étape
JÉSUS CHRIST
1. Rapport personnel du chrétien à Jésus Christ (p. 342-348)
La nécessité d’une christologie « existentielle »
Dans une dogmatique courante, ce thème n’intervient nullement. Curieusement, on laisse
aux maîtres en vie spirituelle et en mystique chrétienne le soin d’en traiter.
Dans le cadre de nos considérations, pourtant, son importance et sa nécessité ne tiennent
pas seulement à ce que le christianisme, dans sa figure explicite et plénière, n’est pas simplement
une théorie abstraite et une réalité pensée de façon objective et finalement chosiste, une réalité par
rapport à laquelle, après coup, il faudrait encore prendre personnellement position. Le christianisme
se comprend réellement comme un processus existentiel dans son essence la plus propre, cela
justement que nous appelons rapport personnel à Jésus Christ. […]
[…]
[…] Si donc bien des points que l’on doit toucher concernant ce rapport personnel du
chrétien individuel à Jésus Christ peuvent sembler à plus d’un comme une prétention excessive ou
une idéologie irréelle, comme quelque chose pour quoi, au premier coup d’œil, il lui semble qu’il ne
trouve, dans son expérience religieuse individuelle, aucun point de repère, cela n’est pas un
argument contre la vérité de ce qui est à dire. C’est là l’expression de la vérité et de la réalité
proprement dites de l’existence chrétienne, et l’expérience humaine n’est rien d’autre qu’une invite
à s’en remettre, dans la patience, l’ouverture et la fidélité, au développement de la vie chrétienne
propre, jusqu’à ce que cette vie, lentement, peut-être au sein de souffrances et d’échecs, se déploie
en expérience de rapport personnel à Jésus Christ. Nous avons affaire alors à une expérience qui
d’elle-même rejoint et confirme ce que l’on ne peut ici dire, inéluctablement, que selon une pâle
abstraction, bien que par là soit visé ce qui est le plus concret, en même temps que le plus absolu,
savoir nous-mêmes dans notre relation à chaque fois unique à Jésus Christ.
[…]
Le risque de la rencontre
Nous avons déjà souligné que, dans ce contexte, l’on peut encore une fois discourir très
abstraitement de ce qui est le plus concret. A le comprendre réellement, ce qui fut dit ne peut
advenir que de qui s’efforce et se risque à aimer Jésus de façon réellement personnelle, au travers de
l’Écriture, du sacrement et de la célébration de sa mort, au travers de la vie dans la communauté de
ceux qui croient en lui ; car il ose le rencontrer personnellement, celui qui reçoit là en grâce le
courage de ne plus craindre de ne viser que l’idée abstraite d’un Dieu infini lorsqu’il vient à dire
Jésus ; celui-là expérimente comment la rencontre avec le Jésus concret des évangiles, dans la
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concrétude et l’indéductibilité de cette figure historique déterminée, ne resserre pas l’homme en
recherche de l’infinité incompréhensible du mystère absolu de Dieu sur une concrétude dont par
amour ou par sottise il a fait une idole, mais l’ouvre réellement à l’infinité de Dieu. Et cela pour la
raison que toute rencontre avec l’homme Jésus concret, dans sa suite à chaque fois unique, qui n’est
pas imitation, mais un appel à chaque fois unique procédant de sa vie concrète, est, dans la
participation au mystère de la vie de Jésus, de sa naissance à sa mort, toujours et partout en même
temps l’instauration dans sa mort et sa Résurrection. Tout ce qui est fini entre dans l’infinité de Dieu,
dans l’expérience immédiate de laquelle ce fini, en Jésus et en nous, ne périt pas, mais se lève vers sa
plénitude.
Dans une interview (reproduite dans Traité fondamental de la foi. Etudes sur le concept du
christianisme, Œuvres 26, Les Éditions du Cerf, 2011 (p. 551-555)
Le christianisme, religion de toutes les cultures ? (1983)
Tout homme, vous ne cessez de l’affirmer, s’engage à un niveau transcendantal, qu’il le sache ou non,
à l’égard de Dieu et de la Révélation. À ce propos, on retient votre mot : il existe jusque parmi les noncroyants bien des « chrétiens anonymes ». Comment entendez-vous ce terme ?
Le mot lui-même m’importe peu. Si, pour des raisons pédagogiques, ou qui ressortiraient à
des problèmes de fond, on le trouve dangereux ou prêtant à confusion, qu’on le laisse tomber. Quoi
qu’il en soit, ce point importe grandement à la compréhension de ma théologie. Après Vatican II, on
ne peut entretenir aucun doute sur ce fait : ceux qui sont « justifiés » – pour reprendre le langage de
Trente et de la Tradition – et le nombre de ceux qui sont baptisés et qui appartiennent à l’Église ou à
l’une des Églises chrétiennes ne sont pas identiques. Saint Augustin le savait déjà : il en est beaucoup
qui semblent appartenir à l’Église et en sont séparés de fait, et beaucoup qui semblent en dehors
d’elle et relèvent, en réalité, de l’Église invisible, elle qui rassemble les justifiés. En ce sens, il est hors
de doute qu’il existe des « chrétiens anonymes ».
Quant à la question de savoir combien il y en a, à l’instant où les hommes par la mort
accèdent à ce qui est définitif, et comment ceux d’entre eux qui n’appartiennent pas à l’Église et
n’ont peut-être donné aucun assentiment de foi au contenu du christianisme peuvent cependant
être réellement « croyants », ce sont là des interrogations redoutables, et sur lesquelles la théologie
n’est pas suffisamment au clair. Mais, sans le savoir, nous sommes en droit de l’espérer : nonobstant
les différences dans nos visions du monde et le caractère effroyable de notre histoire, tous les
hommes peuvent être du nombre de ceux en qui la grâce libre et libérale de Dieu se montre, en
définitive, victorieuse ; une conviction que l’on peut et doit entretenir aujourd’hui.
Depuis Augustin jusqu’à nos jours, une opinion a trouvé place dans l’Église : le petit nombre
serait appelé au salut, la majorité des hommes demeurant prise dans la massa damnata ; c’est
seulement parmi les baptisés que l’on pourrait espérer, si je puis dire, un meilleur rapport entre le
nombre des élus et celui des damnés... J’ai le sentiment pourtant que l’on peut dire : j’espère – non
pas : je sais – que l’aboutissement dernier de l’histoire du monde sera tel que n’aura plus de réalité
ce que la théologie traditionnelle comprend sous le nom d’« enfer ». Comment, en fin de compte, la
miséricorde de Dieu […] peut-elle coexister avec sa justice et avec la possibilité qu’un homme, de par
sa libre décision, aille à la perdition ? Je ne me hasarderai pas à proposer ici je ne sais quelle
« synthèse ». Comme théologien et comme chrétien, je sais qu’il me faut compter avec la possibilité
de cette perdition. […]
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Dans Les sacrements de l’Église, Nouvelle Cité, 1987
Introduction (p. 12-14)
[…] En Jésus Christ, crucifié et ressuscité, l’histoire sainte de l’homme entrait de manière
historiquement tangible dans une ère nouvelle. Cette histoire sainte de l’homme, toujours et partout
portée par la grâce, oscillant entre le salut et la damnation éternelle de par la liberté de l’homme,
connaît un stade nouveau. Cette histoire en effet, en tant qu’histoire de l’humanité dans son
ensemble, ne peut plus manquer son objectif (nonobstant la liberté des individus qui participent à
cette histoire sainte de l’humanité). C’est pourquoi nous appelons Jésus Christ le sacrement premier
du salut ; c’est-à-dire précisément cet événement historique par lequel la volonté divine de salut,
sous un signe historique, se transforme en fait historique univoque, cette volonté divine de salut qui,
tout en étant libre et grâce greffée sur le monde depuis le commencement, se fraye un chemin
victorieux au travers de toute la faute de l’humanité. Elle se place donc dans le monde même et non
plus dans la volonté de Dieu au-delà du monde. Ainsi l’Église, présence du Christ dans sa forme
sociale, pour tous les temps et jusqu’à la fin, peut à juste titre être appelée le sacrement
fondamental du salut de l’humanité. Elle est en effet le signe irrévocable, et durable, qui rend le
Christ présent dans le monde de manière permanente ; le signe qui atteste que la fin de toute
l’histoire, qui mène cette histoire vers Dieu même, sera réellement victorieuse dans ce monde audelà de toute faute ou ténèbres, et qu’elle aboutira réellement dans son objectif d’accomplissement
du monde, non pas comme condamnation mais comme salut du monde.
Il me semble que nous pouvons maintenant comprendre fondamentalement les sacrements,
même si tout cela doit se faire malheureusement un peu rapidement. Quand avons-nous affaire à ce
que nous appelons un sacrement de l’Église ? Lorsque l’Église, sacrement fondamental, s’engage
envers l’homme dans une situation décisive de la vie humaine (au sens individuel ou collectif) par un
engagement absolu de son être en tant que sacrement fondamental du salut, historiquement et de
manière tangible, donc en parole et en acte, et lorsque l’homme accepte que cet engagement de
salut de l’Église soit également une expression de son accord avec sa dynamique de grâce intérieure,
et qu’il le concrétise. Nous ne pouvons pas ici mieux formuler une description générale de l’essence
des sacrements, ni la développer en fonction des divers sacrements de l’Église, nous ne pouvons
démontrer qu’en partant de là et par quels chemins on peut arriver à une compréhension
historiquement exacte de la doctrine de l’Église, qui affirme que Jésus est le fondateur des
sacrements et en tant que tel leur a attribué leur potentiel de grâce.
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