Karl Rahner
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Karl Rahner
La théologie avant et après Vatican II à travers quelques grandes figures : Karl Rahner 1/ Karl Rahner (1904-1984) : Quelques éléments de référence bibliographiques 2/ L’inspiration spirituelle de Rahner 3/ Pour s’y retrouver dans l’œuvre de Rahner - Les écrits spirituels et pastoraux - L’œuvre consacrée aux Pères de l’Église - Le champ de la philosophie - Les travaux de théologie dogmatique et les grands thèmes étudiés - Les écrits sur l’Église et les sacrements - Un ouvrage de synthèse : Le traité fondamental de la foi 4/ Débat, limites et réception de l’œuvre de Rahner - Comment le lire ? 5/ Karl Rahner dans les textes Bibliographie Ouvrages de Karl Rahner : - Pour une entrée à partir des œuvres spirituelles : Prière de notre temps, Éditions de l’épi, 1966. - Pour une entrée par les travaux théologiques : Les sacrements de l’Église, Nouvelle Cité, 1987. - Pour une entrée par le Traité fondamental de la foi : Traité fondamental de la foi. Etudes sur le concept du christianisme, Œuvres 26, Les Éditions du Cerf, 2011*. (* Le Cerf a commencé la réédition en 32 volumes de l’œuvre de Rahner en 2011. Une grande partie des Schriften zur Theologie a été publiée en traduction française sous le titre Écrits théologiques, Tomes I à XII, entre 1959 et 1970 – mais pas seulement ; il n’y a pas de correspondance directe entre les tomes des Schriften zur Theologie et ceux des Écrits théologiques) Ouvrages pour aborder Rahner et sa théologie : - Bernard Sesboüé, Karl Rahner, Collection « Initiation aux théologiens », Cerf, 2001. - Cardinal Karl Lehmann, « Pourquoi lire Karl Rahner aujourd’hui ? », suivi de « De la patience intellectuelle envers soi-même » par Karl Rahner, Médiasèvres N° 165, Éditions Facultés jésuites, 2012. - Bernard Sesboüé, Les « trente glorieuses de la christologie », Éditions Lessius, 2012 (p. 205-220) - Henri-Jérôme Gagey, Vincent Holtzer, Balthasar, Rahner, deux pensées en contraste, Collection « Theologia », Bayard, 2005. 1 Karl Rahner dans les textes Dans Prière de notre temps, Éditions de l’épi, 1966 (Le cœur de l’homme qui n’a pas trouvé sa liberté dans la liberté du Dieu infini : « un cœur emmuré », p. 14-15) Nous pouvons continuer à vivre notre christianisme patenté et continuer à pratiquer, alors que notre cœur est, peut-être depuis longtemps, un cœur emmuré. Car cela s’est fait sans bruit. Le cœur évolue doucement. Souvent il s’est transformé avant que nous en ayons une nette conscience. Ainsi il peut nous arriver (peut-être cela nous est-il déjà arrivé totalement ou en partie) que notre cœur soit clos, que son recoin le plus intime, là où nous sommes vraiment nous- mêmes, se soit effondré sous les éboulis de la vie quotidienne, effondré sous le doute et le scepticisme, effondré sous les désespoirs et l’amertume. Mais on se rassure par le fait que l’on continue à pratiquer. Et cette vie chrétienne – tout est possible – peut être également une façade derrière laquelle on cache aux yeux du monde, et surtout à ses propres yeux, la maladie mortelle, celle qui conduit à la mort, la maladie de l’incroyance secrète, du désespoir, la paralysie de l’homme intérieur qui n’a plus la force de sortir de cette finitude vers la lumière, vers le bien, vers la réalité unique, libre, sans limite, victorieuse de la mort, la réalité du Dieu vivant. On peut être chrétien, non parce que l’on croit, mais parce qu’on veut se cacher sa propre incroyance dont on prendrait peur. Pour le cœur qui se ment à lui-même, le christianisme est le meilleur camouflage de l’incroyance, la meilleure façade qui cache le cœur emmuré. La venue de Dieu (p. 15-17) Ce drame du cœur emmuré est-il sans issue? Le danger de l’effondrement et de la fermeture est-il pour l’homme intérieur inévitable? Que faire pour sortir du cachot du désespoir et du désenchantement froids et inavoués? Comment ouvrir son cœur? La réponse tient en un mot : en priant Dieu. Puisque précisément nous voulons comprendre ce qu’est la prière, nous nous demanderons ce que devrait faire l’homme dont le cœur se trouve ainsi emmuré. La première chose à faire est de tenir ferme, sans se raidir... Quand les hommes remarquent qu’ils sont spirituellement des emmurés, ils réagissent de deux manières. Ou bien ils se débattent avec le désespoir d’un homme qui se noie, ou, c’est le cas de le dire, d’un emmuré, et ils recherchent tous les moyens de pouvoir surmonter leur désespoir. Ou bien, sans s’abuser, ils se laissent vraiment aller au désespoir, dans une révolte furieuse ou dans un calme glacial. Ils maudissent, ils haïssent eux-mêmes et le monde et disent : il n’y a pas de Dieu. Ce faisant, ils confondent le vrai Dieu avec celui qu’ils prennent pour leur Dieu, et, de leur point de vue, ils ont raison. Le Dieu qu’ils conçoivent n’existe pas : c’est le Dieu de la sécurité terrestre, le Dieu qui sauve des déceptions de la vie, le Dieu qui prend soin que les enfants ne pleurent jamais et que la justice règne sur la terre, le Dieu qui nous évite les tourments de la terre, le Dieu qui empêche les déceptions de l’amour humain. […] Si tu restes dans cette attitude, si tu ne fuis pas le désespoir et si, tout en désespérant de ceux qui furent jusqu’alors tes dieux – dieux parés des valeurs de la vie et de l’esprit, pleins de beauté et de noblesse, – tu ne désespères pas du vrai Dieu. Si tu demeures dans cette attitude, alors c’est déjà un miracle de la grâce. Car alors tu connaîtras, en une soudaine révélation, qu’en réalité tu n’es pas emmuré, que seul le néant de la finitude ferme ton cachot, que son vide mortel n’est que l’apparence trompeuse d’une présence intime de Dieu, que son silence, son calme glacial est rempli de la parole silencieuse de celui qui est au-dessus de tout nom, de celui qui est tout en tous. Et son silence même atteste pour toi sa présence. 2 Dans ton désespoir, tu dois maintenant – et c’est la seconde chose à faire – distinguer sa présence, savoir qu’il est auprès de toi, découvrir que dans le plus profond abandon de ton cœur emmuré, il t’attend depuis longtemps. Tu dois découvrir que depuis longtemps il prête l’oreille ; il écoute pour savoir si après tout le bruit de tes occupations, après ce verbiage que tu appelles philosophie et peut-être même prière et dans lequel tu ne fais que t’entretenir avec toi-même, après enfin les larmes et les gémissements sur la misère de la vie, tu ne sauras pas enfin te taire et lui laisser la parole. Une parole qui ne peut venir au-devant de l’homme que tu fus que comme un silence de mort. Tu dois savoir que tu ne te trompes pas en surmontant cette angoisse désespérée devant toi et devant ta vie, qu’en vérité tu ne désespères pas en doutant de toi, de ta sagesse, de tes forces, de ta capacité de construire par toi-même ta vie et la liberté de ton bonheur, mais qu’en réalité tu te trouves soudain auprès de lui. Tu découvriras soudain que la venue de Dieu dans ton âme prend le visage pétrifiant du désespoir : la ténèbre du monde n’est rien que l’éclat de Dieu que n’enveloppe aucune ombre. L’apparente impasse n’est que l’immensité de Dieu qui n’emprunte aucun chemin car il est déjà là. Tu remarqueras qu’il n’a pas à venir dans ton cœur emmuré, mais tu comprendras que tu n’as pas à fuir ce cœur, parce que c’est là qu’il est et qu’il ne peut y avoir de raison d’échanger ce désespoir béni pour une consolation que tu ne trouveras pas et qui n’existe pas. Alors tu verras que dans le « oui » libre de ta foi et de ton amour, tu dois retourner dans ce cœur emmuré pour y trouver celui qui depuis toujours était là et attendait, le Dieu vivant et vrai. Il est là, au centre même de ton cœur emmuré. Lui seul. Lui qui est tout et qui pour cela semble n’être rien. Il est là, non pas bien que tu n’aies plus rien, mais parce que tu n’as plus rien, même pas toi-même. Dans le Traité fondamental de la foi. Etudes sur le concept du christianisme, Œuvres 26, Les Éditions du Cerf, 2011 Première étape À l’ÉCOUTE DU MESSAGE 2. L’homme comme personne et sujet (p. 39-42) La personnalité comme présupposition du message chrétien En première instance, ce qu’il faut dire de l’homme concernant ce que présuppose le message révélé du christianisme est qu’il est personne, sujet. Le concept de personne et de sujet est d’une importance fondamentale pour que soit possible la Révélation chrétienne et que le christianisme soit en mesure de se comprendre luimême ; voilà, qui n’exige guère d’explication. Une relation personnelle à Dieu, une histoire de salut, d’authentique dialogue entre Dieu et l’homme, l’accueil de son salut unique, inouï, éternel, le concept d’une responsabilité face à Dieu et à son jugement, autant d’énoncés du christianisme – peu importe, encore une fois, comment les interpréter d’une manière plus précise – qui impliquent que l’homme soit ce qu’ici nous voulons dire : personne et sujet. Il en est de même quand dans le christianisme nous parlons de révélation de la Parole, lorsque nous disons que Dieu s’est adressé à l’homme, qu’il l’a appelé devant sa Face, que l’homme, dans la prière, peut et doit parler avec Dieu ; ce sont là des énoncés prodigieusement obscurs et difficiles, mais qui, pourtant, constituent la réalité concrète du christianisme. Et tout cela ne pourrait absolument pas être compris si n’est pas entendu là, explicitement ou implicitement, ce qu’ici nous visons par « personne » et « sujet ». […] Il importe ici, en guise de préalable à ces déterminations singulières, de dire, au moins de façon provisoire, ce que l’on a en vue lorsque l’on caractérise l’homme comme personne et sujet. 3 Secrète et menacée, l’expérience de la personne […] L’homme, comme individu et comme tout dans l’humanité, s’éprouve sans aucun doute de multiples manières comme produit de ce qu’il n’est pas lui-même. On pourrait même dire que, fondamentalement, toutes les sciences empiriques qui traitent de l’homme ont méthodologiquement pour fin de l’expliquer, de le déduire, et donc de le voir comme résultat et point d’intersection de réalités qui, d’une part, prennent place au sein de l’expérience sensible, mais qui, d’autre part, ne le résument pas, bien qu’elles le posent, le déterminent, et partant aussi l’expliquent en sa réalité. Toutes ces sciences qui traitent de l’homme ont évidemment le droit de le décomposer, pour ainsi dire, de l’analyser et de le déduire, de telle sorte que ce qu’elles observent et constatent chez l’homme s’explique comme produit et résultat de données, de réalités qui ne sont pas cet homme concret. […]L’homme porte un regard sur lui-même, il le porte sur son passé et son monde ambiant, et constate, horrifié ou soulagé, qu’il peut, touchant toutes les données précises qui commandent sa réalité, se décharger en quelque sorte de lui-même en imputant ce qu’il est à ce qu’il n’est pas. Il se perçoit comme advenu par autre chose que soi. Et cet autre, c’est l’irréconcilié, l’impersonnel de la nature dont il provient (en même temps que de l’ « histoire » qu’il peut, là encore, lire comme « nature »). Du point de vue chrétien, il n’y a aucune raison de limiter la prétention de l’anthropologie empirique à des champs humains déterminés matériellement et régionalement, pour, disons, appeler « matière », « corps » ou expressions semblables ce qui est reconnu par ces anthropologies empiriques et leur opposer ensuite un aspect que l’on pourrait nettement distinguer d’un point de vue empirique, et que l’on nommerait « esprit » ou « âme ». […] Chacune […] veut dire quelque chose sur l’homme comme tout, et ne peut pas – étant donné qu’elle le pose en son unité – renoncer d’emblée à vouloir proposer un énoncé concernant l’unité qu’il est. Chacune de ces anthropologies cherche donc à expliquer l’homme à partir de données particulières, en le détruisant par réduction en ses éléments, pour, à partir de données particulières, le recomposer et le construire à nouveau. C’est là le droit de toute anthropologie régionale. Le plus souvent, chacune de ces anthropologies est aussi inspirée par le désir secret de ne pas seulement connaître l’homme, de ne pas seulement le construire en le déstructurant par la pensée, niais aussi et par là même de le dominer réellement. L’intention de toute anthropologie – bien que régionale – d’expliquer l’homme comme tout est justifiée. Car l’homme est un être d’origine intramondaine, origine qui procède de réalités objets d’expérience. Il est tel que pareille origine intramondaine particulière le concerne toujours comme un et tout. C’est pourquoi les anthropologies particulières demeurent toujours des anthropologies. Quatrième étape L’HOMME COMME ÉVÉNEMENT DE L’AUTOCOMMUNICATION LIBRE ET PARDONNANTE DE DIEU 1. Remarques préliminaires (p. 139-140) Le concept d’ « autocommunication » Quand nous parlons d’autocommunication de Dieu, nous n’avons pas à entendre ce mot comme si Dieu, en une révélation quelconque, disait quelque chose sur lui-même. Le mot « autocommunication » veut réellement signifier que Dieu, en sa réalité la plus propre, se fait le constitutif le plus intérieur de l’homme lui-même. Il s’agit donc d’une autocommunication de Dieu qui concerne son être. Bien entendu, cette expression « qui concerne son être» – et tel est l’autre côté d’un possible malentendu – ne saurait être comprise en un sens simplement objectiviste, pour 4 ainsi dire objectivement chosiste. Une autocommunication de Dieu, entendu comme mystère absolu et personnel, à l’homme comme être de transcendance, veut dire d’entrée de jeu communication à lui comme être personnel à un niveau spirituel. Nous avons donc dessein d’éviter tout d’abord aussi bien le malentendu d’un simple discours sur Dieu – même si peut-être il est à mettre au compte de Dieu – que le malentendu d’une autocommunication de Dieu purement objective et pensée de façon chosiste. […] 2. Que veut dire « autocommunication de Dieu » (p. 141-142) Grâce justifiante et « vision béatifique » […] le message chrétien, dans la doctrine de ce que l’on appelle « la grâce de la justification», et avant tout dans la doctrine concernant l’accomplissement de l’homme par la vision de Dieu, dit que l’homme est l’événement de l’autocommunication absolue et qui pardonne de Dieu. L’ « autocommunication » s’y trouve entendue en une acception strictement ontologique, ainsi qu’il convient à l’essence de l’homme, de l’homme dont l’être est présence à soi, remise à soi personnelle dans la conscience de soi et la liberté. Ce terme d’autocommunication de Dieu exprime donc que ce qui est communiqué est réellement Dieu dans son être propre, et partant justement la communication ordonnée à la saisie et à la possession de Dieu dans la vision et dans l’amour immédiats. Cette autocommunication signifie précisément cette objectivité du don et de la communication qui est le point culminant de la subjectivité de celui qui communique et de celui qui reçoit. Pour comprendre la proposition qui est au centre des considérations présentes, il faut se mettre à l’écoute de la doctrine de la grâce et de celle de la vision définitive de Dieu, telles qu’elles existent dans l’unité la plus étroite au sein de la dogmatique chrétienne. Car les thèmes de la doctrine de la grâce – grâce, justification, divinisation de l’homme – ne deviennent intelligibles, dans leur essence propre, qu’à partir de la doctrine de la vision surnaturelle et immédiate de Dieu, laquelle, selon la dogmatique chrétienne, est la fin et l’accomplissement de l’homme. Et, à l’inverse, la doctrine de la vision immédiate de Dieu, en son essence ontologique, ne peut être saisie dans sa radicalité plénière que si elle se trouve entendue comme l’achèvement normal de la divinisation de l’homme la plus intérieure et qui concerne réellement son être, telle que celle-ci vient à expression dans la doctrine de la sanctification et de la justification par le don de l’Esprit Saint. Ce que signifient grâce et vision de Dieu, ce sont deux phases d’un seul et même événement, qui sont conditionnées par l’historicité et la temporalité libres de l’homme, ce sont deux phases de l’autocommunication une de Dieu à l’homme. La double modalité de l’autocommunication de Dieu Il est clair dès à présent, en raison de notre anthropologie générale, que cette autocommunication de Dieu à l’homme entendu comme être de liberté qui existe dans la possibilité d’un « oui » ou d’un « non » absolus à Dieu peut être donnée ou comprise selon une double modalité : cette modalité de la situation, donnée d’emblée, de l’offre, de l’appel à la liberté de l’homme, et, d’autre part, la modalité, elle-même double, de la prise de position face à cette offre de l’autocommunication de Dieu entendue comme un existential permanent de l’homme, c’est-à-dire la modalité de l’autocommunication de Dieu accueillie ou rejetée par la liberté de l’homme. Le fait qu’en cela l’accueil de l’autocommunication de Dieu doive être porté et soit porté justement par cette offre de Dieu lui-même, et donc le fait que l’accueil de la grâce soit une fois encore événement de la grâce elle-même, voila qui se donne à connaître à partir de l’ultime relation 5 existant entre la transcendance humaine, entendue comme connaissance et liberté, et le ce-à-partirde-quoi et le ce-vers-quoi qui ouvrent justement et portent cette transcendance. Cela se donne encore à connaître, de façon essentielle, en ce que l’acte propre à la créature qu’est l’accueil de l’autocommunication divine ne laisse ce qui est accueilli à son caractère divin et n’évite de le rabaisser à la créature que si cet acte subjectif propre à la créature est une fois encore porté par Dieu qui se communique lui-même et qui est accueilli ; et cela se donne à connaître en outre en ce que l’action concrète de liberté, jusqu’en sa bonté concrète et sa rectitude éthique, doit être pensée une fois encore comme jaillissant de l’origine de toute réalité – partant, de Dieu lui-même – et comme authentifiée par lui. Sixième étape JÉSUS CHRIST 1. Rapport personnel du chrétien à Jésus Christ (p. 342-348) La nécessité d’une christologie « existentielle » Dans une dogmatique courante, ce thème n’intervient nullement. Curieusement, on laisse aux maîtres en vie spirituelle et en mystique chrétienne le soin d’en traiter. Dans le cadre de nos considérations, pourtant, son importance et sa nécessité ne tiennent pas seulement à ce que le christianisme, dans sa figure explicite et plénière, n’est pas simplement une théorie abstraite et une réalité pensée de façon objective et finalement chosiste, une réalité par rapport à laquelle, après coup, il faudrait encore prendre personnellement position. Le christianisme se comprend réellement comme un processus existentiel dans son essence la plus propre, cela justement que nous appelons rapport personnel à Jésus Christ. […] […] […] Si donc bien des points que l’on doit toucher concernant ce rapport personnel du chrétien individuel à Jésus Christ peuvent sembler à plus d’un comme une prétention excessive ou une idéologie irréelle, comme quelque chose pour quoi, au premier coup d’œil, il lui semble qu’il ne trouve, dans son expérience religieuse individuelle, aucun point de repère, cela n’est pas un argument contre la vérité de ce qui est à dire. C’est là l’expression de la vérité et de la réalité proprement dites de l’existence chrétienne, et l’expérience humaine n’est rien d’autre qu’une invite à s’en remettre, dans la patience, l’ouverture et la fidélité, au développement de la vie chrétienne propre, jusqu’à ce que cette vie, lentement, peut-être au sein de souffrances et d’échecs, se déploie en expérience de rapport personnel à Jésus Christ. Nous avons affaire alors à une expérience qui d’elle-même rejoint et confirme ce que l’on ne peut ici dire, inéluctablement, que selon une pâle abstraction, bien que par là soit visé ce qui est le plus concret, en même temps que le plus absolu, savoir nous-mêmes dans notre relation à chaque fois unique à Jésus Christ. […] Le risque de la rencontre Nous avons déjà souligné que, dans ce contexte, l’on peut encore une fois discourir très abstraitement de ce qui est le plus concret. A le comprendre réellement, ce qui fut dit ne peut advenir que de qui s’efforce et se risque à aimer Jésus de façon réellement personnelle, au travers de l’Écriture, du sacrement et de la célébration de sa mort, au travers de la vie dans la communauté de ceux qui croient en lui ; car il ose le rencontrer personnellement, celui qui reçoit là en grâce le courage de ne plus craindre de ne viser que l’idée abstraite d’un Dieu infini lorsqu’il vient à dire Jésus ; celui-là expérimente comment la rencontre avec le Jésus concret des évangiles, dans la 6 concrétude et l’indéductibilité de cette figure historique déterminée, ne resserre pas l’homme en recherche de l’infinité incompréhensible du mystère absolu de Dieu sur une concrétude dont par amour ou par sottise il a fait une idole, mais l’ouvre réellement à l’infinité de Dieu. Et cela pour la raison que toute rencontre avec l’homme Jésus concret, dans sa suite à chaque fois unique, qui n’est pas imitation, mais un appel à chaque fois unique procédant de sa vie concrète, est, dans la participation au mystère de la vie de Jésus, de sa naissance à sa mort, toujours et partout en même temps l’instauration dans sa mort et sa Résurrection. Tout ce qui est fini entre dans l’infinité de Dieu, dans l’expérience immédiate de laquelle ce fini, en Jésus et en nous, ne périt pas, mais se lève vers sa plénitude. Dans une interview (reproduite dans Traité fondamental de la foi. Etudes sur le concept du christianisme, Œuvres 26, Les Éditions du Cerf, 2011 (p. 551-555) Le christianisme, religion de toutes les cultures ? (1983) Tout homme, vous ne cessez de l’affirmer, s’engage à un niveau transcendantal, qu’il le sache ou non, à l’égard de Dieu et de la Révélation. À ce propos, on retient votre mot : il existe jusque parmi les noncroyants bien des « chrétiens anonymes ». Comment entendez-vous ce terme ? Le mot lui-même m’importe peu. Si, pour des raisons pédagogiques, ou qui ressortiraient à des problèmes de fond, on le trouve dangereux ou prêtant à confusion, qu’on le laisse tomber. Quoi qu’il en soit, ce point importe grandement à la compréhension de ma théologie. Après Vatican II, on ne peut entretenir aucun doute sur ce fait : ceux qui sont « justifiés » – pour reprendre le langage de Trente et de la Tradition – et le nombre de ceux qui sont baptisés et qui appartiennent à l’Église ou à l’une des Églises chrétiennes ne sont pas identiques. Saint Augustin le savait déjà : il en est beaucoup qui semblent appartenir à l’Église et en sont séparés de fait, et beaucoup qui semblent en dehors d’elle et relèvent, en réalité, de l’Église invisible, elle qui rassemble les justifiés. En ce sens, il est hors de doute qu’il existe des « chrétiens anonymes ». Quant à la question de savoir combien il y en a, à l’instant où les hommes par la mort accèdent à ce qui est définitif, et comment ceux d’entre eux qui n’appartiennent pas à l’Église et n’ont peut-être donné aucun assentiment de foi au contenu du christianisme peuvent cependant être réellement « croyants », ce sont là des interrogations redoutables, et sur lesquelles la théologie n’est pas suffisamment au clair. Mais, sans le savoir, nous sommes en droit de l’espérer : nonobstant les différences dans nos visions du monde et le caractère effroyable de notre histoire, tous les hommes peuvent être du nombre de ceux en qui la grâce libre et libérale de Dieu se montre, en définitive, victorieuse ; une conviction que l’on peut et doit entretenir aujourd’hui. Depuis Augustin jusqu’à nos jours, une opinion a trouvé place dans l’Église : le petit nombre serait appelé au salut, la majorité des hommes demeurant prise dans la massa damnata ; c’est seulement parmi les baptisés que l’on pourrait espérer, si je puis dire, un meilleur rapport entre le nombre des élus et celui des damnés... J’ai le sentiment pourtant que l’on peut dire : j’espère – non pas : je sais – que l’aboutissement dernier de l’histoire du monde sera tel que n’aura plus de réalité ce que la théologie traditionnelle comprend sous le nom d’« enfer ». Comment, en fin de compte, la miséricorde de Dieu […] peut-elle coexister avec sa justice et avec la possibilité qu’un homme, de par sa libre décision, aille à la perdition ? Je ne me hasarderai pas à proposer ici je ne sais quelle « synthèse ». Comme théologien et comme chrétien, je sais qu’il me faut compter avec la possibilité de cette perdition. […] 7 Dans Les sacrements de l’Église, Nouvelle Cité, 1987 Introduction (p. 12-14) […] En Jésus Christ, crucifié et ressuscité, l’histoire sainte de l’homme entrait de manière historiquement tangible dans une ère nouvelle. Cette histoire sainte de l’homme, toujours et partout portée par la grâce, oscillant entre le salut et la damnation éternelle de par la liberté de l’homme, connaît un stade nouveau. Cette histoire en effet, en tant qu’histoire de l’humanité dans son ensemble, ne peut plus manquer son objectif (nonobstant la liberté des individus qui participent à cette histoire sainte de l’humanité). C’est pourquoi nous appelons Jésus Christ le sacrement premier du salut ; c’est-à-dire précisément cet événement historique par lequel la volonté divine de salut, sous un signe historique, se transforme en fait historique univoque, cette volonté divine de salut qui, tout en étant libre et grâce greffée sur le monde depuis le commencement, se fraye un chemin victorieux au travers de toute la faute de l’humanité. Elle se place donc dans le monde même et non plus dans la volonté de Dieu au-delà du monde. Ainsi l’Église, présence du Christ dans sa forme sociale, pour tous les temps et jusqu’à la fin, peut à juste titre être appelée le sacrement fondamental du salut de l’humanité. Elle est en effet le signe irrévocable, et durable, qui rend le Christ présent dans le monde de manière permanente ; le signe qui atteste que la fin de toute l’histoire, qui mène cette histoire vers Dieu même, sera réellement victorieuse dans ce monde audelà de toute faute ou ténèbres, et qu’elle aboutira réellement dans son objectif d’accomplissement du monde, non pas comme condamnation mais comme salut du monde. Il me semble que nous pouvons maintenant comprendre fondamentalement les sacrements, même si tout cela doit se faire malheureusement un peu rapidement. Quand avons-nous affaire à ce que nous appelons un sacrement de l’Église ? Lorsque l’Église, sacrement fondamental, s’engage envers l’homme dans une situation décisive de la vie humaine (au sens individuel ou collectif) par un engagement absolu de son être en tant que sacrement fondamental du salut, historiquement et de manière tangible, donc en parole et en acte, et lorsque l’homme accepte que cet engagement de salut de l’Église soit également une expression de son accord avec sa dynamique de grâce intérieure, et qu’il le concrétise. Nous ne pouvons pas ici mieux formuler une description générale de l’essence des sacrements, ni la développer en fonction des divers sacrements de l’Église, nous ne pouvons démontrer qu’en partant de là et par quels chemins on peut arriver à une compréhension historiquement exacte de la doctrine de l’Église, qui affirme que Jésus est le fondateur des sacrements et en tant que tel leur a attribué leur potentiel de grâce. 8