La nature des esprits dans les cosmologies autochtones Nature of
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La nature des esprits dans les cosmologies autochtones Nature of Spirits in Aboriginal Cosmologies Laugrand0.indd 1 18/07/07 11:56:17 Collection « Mondes autochtones » Titres parus Labrecque, Marie-France. Être Maya et travailler dans une maquiladora. État, identité, genre et génération au Yucatán, Mexique. PUL, 2005. Laugrand0.indd 2 18/07/07 11:56:17 La nature des esprits dans les cosmologies autochtones Nature of Spirits in Aboriginal Cosmologies Sous la direction de / Directed by Frédéric B. Laugrand Jarich G. Oosten LES PRESSES DE L’UNIVERSITÉ LAVAL Laugrand0.indd 3 18/07/07 11:56:18 Cette publication a bénéficié d’une subvention du Fonds Gérard-Dion de l’Université Laval et de la Wenner Grenn Foundation for Anthropological Research. Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société d’aide au développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition. Mise en pages : In Situ inc. Maquette de couverture : Hélène Saillant Illustration de la couverture : Virginie Gilbert. La nature des esprits. Collection privée, 2004 ISBN 978-2-7637-8447-2 © Les Presses de l’Université Laval 2007 Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal 3e trimestre 2007 LES PRESSES DE L’UNIVERSITÉ LAVAL Pavillon Pollack, Bureau 3103 2305, rue de l’Université Université Laval, Québec Canada, G1K 7P4 www.pulaval.com Laugrand0.indd 4 18/07/07 11:56:18 Table des matières / Table of Contents Remerciements / Acknowledgements ................................................ IX Introduction. La nature des esprits .................................................... XI Introduction. The Nature of Spirits ............................................ XXXIII PREMIÈRE PARTIE PERSPECTIVES COMPARATIVES / COMPARATIVE PERSPECTIVES Le commerce des âmes. L’ontologique animique dans les Amériques ................................................................. 3 Philippe Descola Nature and Culture in the Bush: A Nature/Culture Metalanguage and Rock Cree Parallels ................................ 31 Robert Brightman La forêt des miroirs. Quelques notes sur l’ontologie des esprits amazoniens .......................................................... 45 Eduardo Viveiros de Castro Ce que manger veut dire. L’esprit de la prédation en Amazonie ......................................................................... 75 Carlos Fausto Spirit Representations in Southeast Asia: A Comparative View ............................................................. 99 Jos. D. M. Platenkamp Laugrand0.indd 5 18/07/07 11:56:18 VI La nature des esprits / Nature of Spirits DEUXIÈME PARTIE REPRÉSENTER LES ESPRITS / REPRESENTING SPIRITS The Nature of Quebec Cree Animist Practices and Beliefs ........................................................................... 133 Adrian Tanner A Dene Approach to Learning about the Power of the Human Mind and the Nature of Spirits .................. 151 Jean-Guy A. Goulet Inuit Women as Mediators between Humans and Non-human Beings in the Contemporary Canadian Eastern Arctic ..................................................... 175 Julie Rodrigue and Nathalie Ouellette Le sexe des « esprits », « sociocosmologie » des chamanes inuit et shipibo-conibo ....................................................... 193 Bernard Saladin d’Anglure et Françoise Morin The Kêly and the Fire: An Attempt at Approaching Chukchi Representations of Spirits ................................... 219 Virginie Vaté Compassion and Restraint: The Moral Foundations of Yup’ik Eskimo Hunting Tradition ................................. 239 Ann Fienup-Riordan TROISIÈME PARTIE L’AMBIGUÏTÉ DES ESPRITS : LES CAS DU CHIEN ET DE L’OURS / THE AMBIGUITY OF SPIRITS: DOGS AND BEARS Chiens et loups. Oppositions, similarités et ambiguïtés dans les sources archéologiques, ethnographiques et historiques des Anishinaabeg ......................................... 257 Serge Lemaître et Olivier Servais Laugrand0.indd 6 18/07/07 11:56:18 Table des matières / Table of Contents VII Regards croisés sur les chiens en contexte colonial canadien ............................................ 279 Denys Delâge The Days when Dogs Spoke Blackfoot. Dogs in Blackfoot Storytelling ........................................... 323 Lea Zuyderhoudt Bears and Dogs in Canadian Inuit Cosmology ............................ 353 Frédéric Laugrand and Jarich Oosten Bear Metaphor: Spirit, Ethics and Ecology in Wemindji Cree Hunting ................................................. 387 Colin Scott QUATRIÈME PARTIE TRANSITION ET TRANSFORMATIONS / TRANSITION AND TRANSFORMATIONS À quel esprit se vouer ? Vicissitudes de la notion d’esprit chamanique en Sibérie postsoviétique .................. 403 Roberte Hamayon Le saint auxiliaire des chamanes. La figure de « saint » João Maria d’Agostinho chez les Kaingang du Brésil méridional ........................................................... 427 Robert R. Crépeau Sainte Anne et le pouvoir manitushiun : l’inversion de la cosmologie mamit innuat dans le contexte de la sédentarisation ................................ 449 Denis Gagnon Identifications, relations et circulation des savoirs chez les Atikamekw de la Haute-Mauricie. Un regard ethnographique sur le tewehikan ...................... 479 Laurent Jérôme Laugrand0.indd 7 18/07/07 11:56:18 VIII La nature des esprits / Nature of Spirits What are Spirits in Neo-shamanism? A Closer Look at Examples from Quebec .......................... 497 Cécile Pachocinski and Mireille Gagnon La diaspora des esprits : ancêtres et génies vietnamiens au Québec .......................... 511 Louis-Jacques Dorais Les auteurs / The authors .............................................................. 541 Laugrand0.indd 8 18/07/07 11:56:19 Remerciements / Acknowledgements Le présent ouvrage rassemble les contributions présentées lors d’un colloque organisé à l’Université Laval en mai 2004. Les textes ont été révisés et parfois repris. Pour leur appui logistique et financier nous remercions vivement la Wenner Green Foundation for Anthropological Research, le Conseil de recherches en sciences humaines et sociales du Canada (CRSH), le Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture (FQRSC), le fonds Gérard-Dion de l’Université Laval, le fonds Cardinal Maurice-Roy de la Faculté de théologie et de sciences religieuses, le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, le Conseil international d’études canadiennes (CIEC) et le Département d’anthropologie de l’Université Laval. Pour leur aide à divers titres, nous exprimons notre sincère gratitude au Netherlands Institute for Advanced Study in Humanities and Social Sciences (NIAS), ainsi qu’aux nombreux collègues et étudiants gradués. Nous remercions Catherine Broué pour sa traduction des textes de C. Fausto et d’E. Viveiros de Castro. Finalement, nous remercions chaleureusement Guy Tremblay pour sa présence et son travail pendant la préparation et de la tenue du colloque, ainsi que Sylvie Poirier et Éric Schwimmer pour leurs commentaires lors de nos échanges. This book is the result of a conference that was organized at Université Laval in Québec City, in May 2004. The papers of the book were originally presented at the conference but revised or rewritten. The editors wish to thank the Wenner Green Foundation for Anthropological Research, the Social Sciences and Humanities Research Council of Canada Laugrand0.indd 9 18/07/07 11:56:19 X La nature des esprits / Nature of Spirits (SSHRC), the Fonds Québécois de la Recherche sur la Société et la Culture (FQRSC), the Fonds Gérard-Dion of Université Laval, the Fonds Cardinal Maurice-Roy of the Faculty of Theology and Religious Sciences, the Department of Foreign Affairs and International Trade, the International Council for Canadian Studies, and the Department of Anthropology of Université Laval, for providing us with their financial support. We also gratefully acknowledge the Netherlands Institute for Advanced Study in Humanities and Social Sciences (NIAS) and the assistance of many colleagues and graduate students. We thank Catherine Broué for translating the contributions of C. Fausto and E. Viveiros de Castro. Finally, we express our gratitude to Guy Tremblay for his assistance in preparing the conference as well as Sylvie Poirier and Éric Schwimmer for their comments during the meeting. Laugrand0.indd 10 18/07/07 11:56:19 Introduction La nature des esprits Lorsque Cicéron fit paraître son De natura deorum dans lequel il explorait la nature des dieux, le concept même de nature n’avait bien sûr pas encore acquis son sens moderne. La nature n’était pas encore conçue en contraste avec la culture, pas plus d’ailleurs comme un domaine propre aux sciences naturelles. En se donnant comme objectif celui d’élucider la nature des dieux, Cicéron espérait en fait mieux comprendre ce que les dieux pouvaient bien être pour les humains. Pour longtemps encore, cette entreprise allait continuer de fasciner les étudiants en science des religions. Mais comment expliquer la nature des dieux et des esprits ? Les chercheurs contemporains ne semblent réduits qu’à une seule et unique alternative : soit accepter le point de vue des participants selon lequel le monde a été créé par les dieux, soit inverser la donne et affirmer que ce sont au contraire les dieux qui ont été créés par les humains. Cette dernière option s’avère la plus commune en anthropologie, où de nombreuses théories s’efforcent d’expliquer invariablement la nature des dieux et des esprits. Mais comment expliquer la transcendance de ces entités si leur déni constitue un point essentiel de cette explication ? À tort, certains font valoir qu’une solution serait tout simplement d’inverser le point de vue des participants. Une telle opération est-elle acceptable ? Dans son ouvrage intitulé Labyrinth of the Gods, l’historien des religions Van Baaren explique qu’on a évidemment moins affaire à un labyrinthe créé par les humains qu’à un labyrinthe créé par les dieux, et destiné à capturer autant que possible et partout les humains. Les chercheurs de maintes disciplines n’ont par conséquent pas fini de chercher la nature des dieux ! Nous avons souhaité explorer ici un peu plus encore la nature de cette proposition. Nous ne prétendons pas offrir des solutions, mais préférons faire état de ce problème insoluble en laissant au lecteur le soin de se Laugrand0.indd 11 18/07/07 11:56:19 XII La nature des esprits / Nature of Spirits bricoler la solution qu’il préfère. En décrivant des dieux et des esprits, nous souhaitons rendre justice aux perceptions des participants eux-mêmes. Comme il est impossible d’échapper à ses propres catégories de pensée, nous préférons mettre en valeur – autant que faire se peut – les catégories des participants. Nous savons bien que, lorsque nous intégrons ces catégories à notre pensée scientifique et à notre cadre idéologique, nous procédons déjà à leur distorsion. Comme un tel processus demeure cependant difficile à éviter, il nous faut réfléchir sur ces catégories et prendre conscience de leur nature foncièrement idéologique. Pensé dans une perspective comparative, ce livre explore ainsi la possibilité de réduire la diversité culturelle à quelques grandes catégories et ontologies. Dans quelle mesure et jusqu’où cet exercice est-il possible ? Plusieurs contributions traitent de ce problème avec force et élégance. Comme les notions de nature et d’esprit font l’objet de plusieurs réflexions, nous nous proposons de les présenter assez brièvement ci-dessous, comme des éléments qui se situent au cœur de nos idéologies modernes et occidentales. Un bref détour par le cas des Inuit du Nord canadien nous offre ensuite l’occasion d’illustrer le type de problème auxquels tous les chercheurs sont confrontés lorsqu’ils recourent à ces concepts occidentaux. Des dieux et des esprits Au cours des deux derniers millénaires, la notion de dieu a, en Occident tout au moins, tirée sa signification de la tradition chrétienne. « Dieu », au singulier, renvoie au seul et unique véritable dieu. Au pluriel, l’expression « les dieux » renvoie au contraire aux divinités païennes dont l’existence se fonde évidemment sur une fausse compréhension de la nature de la réalité. Les anthropologues du XIXe siècle ont déjà traité de ce problème épineux avec une certaine prudence. En expliquant la nature des dieux, ces derniers ont souvent évité le problème, omettant de préciser si le dieu chrétien était ou non inclus dans leurs explications de l’origine de la religion. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, toute une série de théories psychologiques et sociologiques ont vu le jour, expliquant chacune à leur manière l’origine des divinités. Dans son ouvrage classique Theories of Primitive Religion (1963), Evans-Pritchard a férocement critiqué ces vaines explications. Pour lui, une Laugrand0.indd 12 18/07/07 11:56:19 Introduction XIII telle réduction demeure inacceptable car elle revient à nier la nature transcendante de la religion, un élément qui, dans nos sociétés tout au moins, lui est pourtant essentiel. Il faut reconnaître qu’à bien des égards, les anthropologues ne sont pas moins ou plus croyants que les autres membres de nos sociétés. Comme les autres, ils se retrouvent toujours à un moment donné coincés dans des discussions interminables sur des sujets comme la vie après la mort, l’existence ou l’inexistence de Dieu, l’efficacité de la prière, etc. Le fait que ces débats soient structurellement insolvables constitue sans doute ce qui en fait des objets de fascination. Heureusement, personne n’est tenu de prendre une position ferme dans ces discussions sur l’existence ou l’inexistence des esprits ou encore sur leur nature transcendentale ou immanente. À notre tour, nous considérons que notre principale tâche est ici de présenter les débats pertinents et les pratiques. Dans l’étude des sociétés non modernes, en effet, les anthropologues peuvent se limiter à faire ressortir la structure de ces systèmes, de ces débats et de ces expériences partagées par les participants qui, eux, manquent souvent de distance pour le faire adéquatement. Le problème des catégories Dans notre travail de traduction des catégories de pensée des autres sociétés, nous sommes souvent prisonniers de nos propres catégories ce qui limite, comme l’a jadis bien vu Wittgenstein, notre capacité à comprendre l’altérité. Ce problème est manifeste dans l’emploi de catégories comme celles de dieux, déités, divinités, numineux, esprits, êtres spirituels, fantômes, âmes, etc. Tous ces termes véhiculent de lourds fardeaux de connotations et d’associations ethnocentriques, si bien qu’ils s’avèrent assez vite inadéquats pour traduire avec précision et nuance la complexité des catégories auxquelles on a affaire lorsqu’on entre dans l’univers symbolique d’autres sociétés. Le concept chrétien de Dieu est issu de la tradition judaïque qui souligne l’existence d’une différence qualitative entre les êtres humains et les dieux, les humains n’étant que des créatures de Dieu. Comme ces humains ont été créés à l’image de Dieu, leur place est toute particulière dans la création. La loi de Moïse a longtemps maintenu cette relation exclusive entre Dieu et Israël, mais le développement du christianisme et la substitution de la loi de Moïse par celle de la salvification du Christ, fils de Dieu, ont fait émerger une profonde rupture avec ce modèle initial. Le christianisme a ensuite connu d’autres transformations lorsqu’il a été Laugrand0.indd 13 18/07/07 11:56:19 XIV La nature des esprits / Nature of Spirits adopté par les peuples européens dont le système polythéiste était déjà fortement marqué par les traditions indo-européennes. Dans ces traditions, les divinités immortelles se structuraient autour de véritables panthéons où, sous la prééminence d’un Dieu, les rapports entre les divinités résultaient des positions sociales qu’elles occupaient en termes d’affinité ou de descendance. La mythologie indo-européenne regorge de récits qui décrivent les relations sexuelles entre les divinités et les humains, celles-ci demeurant d’ailleurs à l’origine de toutes sortes de catégories intermédiaires de demi-dieux, de héros, de monstres et d’autres entités encore. Dans ce contexte, le principal critère qui servait à différencier les divinités des autres catégories demeurait sans aucun doute leur nature immortelle, celle-ci étant possible grâce à leur accès privilégié à la nourriture et à la boisson d’immortalité. Privés de cet accès, les humains n’avaient eux d’autre choix que celui d’accepter la mort. Avec l’adoption du christianisme par les peuples européens, plusieurs caractéristiques importantes des traditions indo-européennes se sont vues intégrées dans cette nouvelle religion et, à l’inverse, des idées chrétiennes ont influencées à leur tour les systèmes culturels européens. La notion de Trinité, par exemple, dans laquelle on affirme la présence simultanée du Père, du Fils et du SaintEsprit, a rapidement recouverte l’ancienne trinité indo-européenne marquée par la relation père-fils. La notion de Dieu au singulier, réservée au dieu chrétien, et la notion de dieux, au pluriel, elle-même modelée par la culture grecque préchrétienne, puis romaine et germanique, se sont progressivement imposées comme de nouveaux concepts au cours d’un long processus historique qui demeure unique et peu applicable à l’évolution d’autres sociétés. La notion d’esprit a joué un rôle important dans le christianisme primitif. Dans le Nouveau Testament, Jésus chasse déjà des mauvais esprits rendus responsables de plusieurs possessions et c’est par le biais d’exorcismes qu’il parvient à chasser le mal. Mais ici, ces mauvais esprits sont uniquement matérialisés par les crises de possession et l’on n’apprend habituellement rien sur leurs formes ou leurs apparences. À la mort de Jésus, le Saint-Esprit a fait son entrée dans la communauté chrétienne à la Pentecôte. Conçu comme un élément de la Trinité, le Saint-Esprit ne peut être aisément défini. A contrario, on voit bien qu’il ne prend forme que dans les expériences et les comportements des croyants, comme s’il n’y avait donc pas de forme ou d’apparence prédéterminée en dehors de l’expérience ellemême. Des concepts comme ceux d’esprit et de fantôme ont acquis une connotation d’immatérialité et l’ont conservé jusqu’à nos jours. Laugrand0.indd 14 18/07/07 11:56:20 Introduction XV En pratique, rien n’empêche toutefois ces concepts d’êtres utilisés aussi pour désigner des entités qui ont une certaine forme matérielle, comme les anges. De nos jours, les traditions folkloriques européennes contiennent toutes sortes d’entités aux formes plus ou moins définies comme les nains, les elfes, les mauvais esprits, les âmes, etc., et dont l’existence est plus ou moins reconnue par l’Église. Pourtant, toutes ces entités jouent encore un rôle important dans les expériences ou l’imaginaire des peuples. Eu égard aux esprits, l’Église a développé aussi sa propre tradition ésotérique, certains esprits pouvant être identifiés à des démons, d’autres au diable ou à une forme particulière de mal, des rituels exorcistes spécifiques existant pour chaque cas. Par ailleurs, de véritables traditions dites « magiques » se sont développées autour du problème relatif à la façon de conjurer les esprits et de leur faire face. La notion d’esprit a ainsi continué de jouer un rôle substantiel dans les sociétés modernes de l’Europe occidentale. En décrivant les cultures d’ailleurs, d’autres notions comme celles d’idoles, de fétiches, de mauvais esprits ont vu le jour. Avec les développements de la discipline anthropologique, les notions de divinité et d’esprit se sont cependant imposées comme des outils opératoires pour classer les figures non humaines des autres sociétés. Apparemment, les problèmes n’ont cependant fait que se déplacer. Un bref détour par quelques cas relevés chez les Inuit, qui se sont aujourd’hui profondément convertis au christianisme, permet d’illustrer ce point. L’exemple de la femme de la mer chez les Inuit En 1991, Merkur publiait une étude bien documentée sur la religion des Inuit intitulée Powers which we do not know. The Gods and Spirits of the Inuit. Dans son ouvrage, il n’hésitait pas à recourir aux catégories de « dieu » (deity) et d’« esprit » (spirit) pour qualifier les entités non humaines des Inuit. On est en droit de s’interroger à quoi cet auteur peut bien ici faire référence ? La plupart des figures non humaines qui peuplent l’univers des Inuit entrent sans doute dans la catégorie des « esprits », mais il est plus gênant de lire chez ce spécialiste que seuls trois de ces entités seraient considérées par les Inuit comme des dieux. Selon Merkur, ces privilégiés seraient l’inua de l’univers, l’inua de la lune et l’inua de la mer. Examinons les syntagmes concernés. Les notions d’inua et d’inuk (inuit au pluriel) sont étroitement reliées, mais si le terme d’inuk renvoie à la personne humaine et son pluriel Inuit à des êtres humains, ces termes n’ont en aucun cas une acception universelle, si bien qu’ils ne désignent jamais toutes les catégories Laugrand0.indd 15 18/07/07 11:56:20 XVI La nature des esprits / Nature of Spirits d’humains. Ainsi, les Amérindiens (Allait) et les Blancs (Qallunaat) ne sont pas des Inuit. Ils ne parlent pas l’inuktitut, la langue des Inuit et, contrairement à ces derniers, leur mode de vie ne repose pas uniquement sur la chasse. La notion d’inua est composée de la racine -inu et du suffixe (possessif ) -a qui correspond à la troisième personne du singulier. La meilleure traduction du terme inua serait celle de « sa personne », avec la connotation de signifier « son habitant », son « possesseur ». En effet, la notion d’inua demeure avant tout relationnelle. Dans cette optique, si l’on peut parler de tariup inua, soit l’inua de la mer, en faisant référence « au possesseur de la mer », cela n’indique en rien que la mer soit pour autant considérée comme un dieu ou une divinité. L’ethnographie des Inuit révèle que cette notion d’inua est utilisée pour la lune et le ciel, mais elle ne dit jamais rien de l’existence de dieux correspondants. Il en va de même pour certains lieux et animaux qui, selon certaines traditions, disposaient aussi d’une inua. Jadis, l’iglou cérémoniel que les Inuit construisaient pour célébrer leurs fêtes était ainsi associé à une inua qu’il fallait respecter en faisant ou en évitant certains gestes. Et bien d’autres lieux dans la toundra – tantôt un lac, tantôt une montagne – pouvaient être associés à la présence d’une inua. Enfin, on indique parfois que certains animaux disposaient d’une inua. La littérature ethnographique regorge de récits qui mettent en scène des rencontres entre des humains et des animaux qui prennent soudainement une apparence humaine. Pour les chasseurs expérimentés qui vivent ce type d’expérience visuelle, il ne fait alors aucun doute qu’il ne s’agit pas de l’animal mais de bien de son inua, de sa personne. Plus que tout, la notion d’inua évoque donc une relation entre un objet, un lieu, un animal et l’entité qui le ou la possède. Merkur semble conscient du fait que la notion inuit d’inua et celle, occidentale, de dieu ne se recouvrent pas puisqu’il observe : « Certainly the Inuit have no term corresponding precisely to “deity” or “god”. » Il n’en tire cependant pas les conséquences et s’accommode trop facilement de l’usage de ces termes : What we, as Westerners, mean by the terms « deity » and « god » remains vague ; but a de facto consensus applies the terms as honorifics to the greater inue, while denying them to the greatest of spirits. For this reason I see no reason to object to their continued use (Merkur, 1991 : 37). Malheureusement, le pluriel d’inua qu’utilise Merkur (inue) ne fait aucun sens en langue inuit. Les Inuit n’utilisent jamais la notion d’inua comme un générique, cette notion étant bien au contraire toujours associée à une entité très spécifique, comme si ce concept ne pouvait donc être utilisé que pour mettre en relief l’entité, l’objet ou le lieu de référence. Merkur Laugrand0.indd 16 18/07/07 11:56:20 Introduction XVII identifie aussi à tort les esprits les plus importants (the greatest of spirits) à des dieux (gods). À ses yeux, l’usage du terme de dieu est tout à l’honneur des Inuit, et à ce titre Merkur représente bien une tradition ancienne en anthropologie des religions. Pendant longtemps, en effet, on considérait que les plus importantes figures non humaines étaient tout simplement des divinités lorsqu’on avait affaire à ce qu’on appelait les « grandes civilisations », soit les civilisations avancées ou très anciennes – comme la Grèce ou la Rome antique, l’Égypte ou la Mésopotamie – ou même encore les grandes civilisations modernes – comme celles de la Chine, du Japon ou de l’Inde –, alors que dans toutes les autres, en revanche, ces figures ne pouvaient être classées que parmi les esprits. Toutefois, la promotion qu’opère Merkur n’est visiblement pas toujours du goût des participants eux-mêmes qui se montrent plus critiques. Ainsi, l’association que les Occidentaux aiment établir entre l’esprit de la femme de la mer et une déesse demeure loin d’être unanime. L’écrivain inuit Rachel Qitsualik (1999 : 12) s’est plu à le faire remarquer : « Unfortunately they [Qallunaat White people] assumed that this aquatic female character was a goddess which Inuit did not have. » Peter Irniq et d’autres ont repris ce point de vue, affirmant que Sedna était une invention des Blancs (Harper, 2004). Jadis, le responsable de la Ve expédition de Thulé, Knud Rasmussen (1929 : 62), avait déjà pris conscience de ce problème quand il écrivait : It will now be clearly apparent, from the statements of the Eskimos themselves, as above quoted, that the idea of a God, or group of gods, to be worshipped, is altogether alien to their minds. They know only powers or personifications of natural forces, acting upon human life in various ways, and affecting all that lives through fair and foul weather, disease and perils of all kinds. These powers are not evil in themselves, they do not wreak harm of evil intent, but they are nevertheless dangerous owing to their unmerciful severity where men fail to live in accordance with the wise rules of life decreed by their forefathers. The purpose of the whole system is, to use an expression current among the Polar Eskimos of North Greenland, « to keep a right balance between mankind and the rest of the world ». The term used by the Hudson Bay Eskimos for the guiding powers is ersigi·avut, « those we fear » or mianeri·avut, « those we keep away from and regard with caution ». Afin d’éviter le concept de Dieu, Rasmussen préféra donc recourir à des notions comme celles de « pouvoirs » et de « personnifications de forces naturelles ». Ces solutions ouvraient cependant de nouveaux problèmes. Laugrand0.indd 17 18/07/07 11:56:21 XVIII La nature des esprits / Nature of Spirits Ainsi, le concept de nature demeurait aussi étranger aux traditions inuit que celui de dieu. Aujourd’hui, le terme inuit de Guuti, Dieu, ne renvoie pas à une quelconque catégorie d’êtres surnaturels, mais très spécifiquement au Dieu chrétien. De manière concomitante, l’inua de la mer, connue encore sous le nom de Sedna, est maintenant parfois identifiée à Satanasi, à Satan (cf. Carpenter, 1955 : 72) par les missionnaires comme par les Inuit. Aksayuq Etuangat, un aîné de la communauté de Pangnirtung expliquait cette évolution : « From what I know, when religion came, missionaries would say that she is the devil, Satanasi. Even the shaman would say that afterwards » (Etuangat, 1995). Il est par conséquent difficile d’établir une claire distinction entre la femme de la mer et bien d’autres figures non humaines du monde inuit. Dans les données ethnographiques sur le chamanisme qu’il a recueillies dans le sud de la terre de Baffin où il a séjourné de 1894 à 1905, le révérend E.J. Peck (Laugrand, Oosten et Trudel, 2006), distinguait Sedna, l’esprit possesseur du gibier marin, de Tikkertserktok, l’esprit possesseur du caribou. Cette distinction évoque celle du capitaine Lyon (1824) qui distinguait, lui, la femme de la mer de Pukkimna, la femme qui possède le caribou. Il paraît cependant difficile de pousser plus loin ce parallèle, observation que faisait déjà Franz Boas (1888 : 588) : « I could not find any trace of this tradition that Anautalik, Nuliajoq’s father, is the protector of land animals, nor of that of a being to whom he refers by the name of Pukimna (derived from pukiq, the white parts of a deerskin), who lives in a fine country far to the west and who is the immediate protectress of deer, which animals roam in immense herds around her dwelling. » Le capitaine Low (1906 : 169) qui a également voyagé dans les régions de l’Arctique de l’Est canadien évoquait de possibles liens entre ces deux entités, « There is a goddess of the land-animals called Pukimma, who appears to be closely identified with Nuliayok, and may be the same personage under a different name. » Vingt ans plus tard, Rasmussen (1929 : 70) indiquait quant à lui que les Inuit d’Igloolik distinguaient ces deux entités. Ailleurs, alors qu’il traite des relations que l’on peut établir entre la femme de la mer et l’esprit du Sila (l’esprit de l’univers, mais aussi du temps, de l’intelligence), qui occupe toujours une place importante dans les traditions inuit (Saladin d’Anglure, 2006), Rasmussen (1930 : 51) indique que les témoignages des Inuit demeurent toutefois plus confus que les catégories ne le laissent entendre : Laugrand0.indd 18 18/07/07 11:56:21 Introduction XIX Even such an outstandingly clever shaman as Igjugârjuk had difficulty in defining the spirit Hila, declaring time after time that Hila was the same as Pinga, and that Pinga corresponded to the Nuliajuk of the coast dwellers. But as soon as we went further into the various functions of these spirits, it was found that Pinga did not quite coincide with Nuliajuk ; Pinga had the special care of the caribou, whereas Hila, as among the coast dwellers, represented everything one feared in the air. Ici, l’esprit Pinga comporte des caractéristiques qui le rapproche de l’esprit de Sila et de Taqqiq, l’homme lune dans la mythologie inuit de même que de la femme qui possède le caribou et de la femme de mer. Rasmussen (1930 : 56) rapporte : The mistress of the animals of the hunt, Pinga, lives somewhere up in the air or in the sky, and is often named quite indiscriminately with Hila ; she is the guardian of all life, both man and animal, but she does not offer man eternal hunting grounds like the godhead of the coast dwellers ; she collects all life on the land itself, and makes it eternal solely in this manner, that everything living reappears there. Après son passage auprès des Umingmaktormiut, Rasmussen (1932 : 172) fait finalement remarquer que, pour ces derniers, celle que l’on nomme la femme de la mer n’est autre qu’Arnaq Pinga, « the woman up there », mais qu’on la nomme plus souvent Hävna, « her down there ». Et l’ethnographe de conclure : « Here they [the Inuit] simply take the supernatural forces, spirits, the mother of the sea beasts, and the weather spirit all together as one. » La figure non humaine de Pinga illustre fort bien la flexibilité inhérente aux catégories inuit lorsqu’il s’agit de classer et d’organiser les figures non humaines qu’il leur arrive de voir ou de rencontrer. On le constate, il est vain de chercher de claires distinctions entre Pinga, Sila, la femme de la mer ou la femme du caribou. Il semble préférable de reprendre ces catégories et de les accepter dans leur flexibilité et leur variété. Toutes ces catégories peuvent facilement se chevaucher en fonction des contextes, et chaque entité évoquer une ou plusieurs autres, d’autant plus qu’aucune de ces entités ne possède de caractéristiques réellement exclusives. Le nom de la femme de la mer pouvait parfois être attribué à des humains. Un récit de Luke Nuliajuk, un aîné de Gjoa Haven, illustre l’importance de la relation entre deux entités qui partagent le même nom : My name is Nuliajuk. I have never seen the Nuliajuk that we are talking about. Someone told me about a Nuliajuk who had been a real person and Laugrand0.indd 19 18/07/07 11:56:21 XX La nature des esprits / Nature of Spirits known by everyone. Before he died in Arviligjuaq, he left instructions that were to be followed by his relatives. He said they were not to go down to the sea for a year. When Nuliajuk died, they did not listen to him and they went down to the coast. It was deep winter. Suddenly the ice started to break. They were in an iglu. The pot started moving back and forth following the flame of the qulliq. Some angakkuit there performed, in order to protect them from the ice. They said if Nuliajuk really wanted the ice to break, she could do so. They were able to stop the ice from breaking, because the pot moved following the flame of the qulliq. They said if it was going in the opposite direction, they would not have been able to stop the ice from breaking. Inirnaqhiaq told me this story. He had been out with his mother and seen the ice piled up around. He was quite a distance from the iglu the others were in. When Nuliajuk’s fingers were cut off, the seals were created from her fingertips. Because they are part of her body, she considers them to be her possessions. She has very long hair. Even though I am named Nuliajuk, I have never seen Nuliajuk (Oosten et Laugrand, 2002 : 114). Il est possible que Nuliajuk n’ait jamais vu la femme de la mer, mais son défunt éponyme semblait étroitement associé à cette entitié après sa mort. La nature et la culture des esprits De nos jours, le terme de « nature » renvoie souvent à un monde qui n’a pas encore été transformé ou marqué par la culture. Dans la seconde moitié du XXe siècle, on a également vu naître assez vite une prise de conscience du fait que les ressources dites naturelles n’existaient pas en quantité illimitée, d’où la nécessité de plus en plus reconnue de protéger la nature devant son exploitation organisée selon différents moyens culturels. Selon la vision du monde moderne, les sociétés partagent la responsabilité de protéger l’environnement naturel, un dispositif qu’elles estiment essentiel pour leur développement. Jadis, l’environnement naturel n’était cependant pas perçu comme une ressource inextinguible et d’aucune manière comme relevant d’une sphère particulière. Au contraire, les sociétés considéraient que leur développement dépendait de leur capacité à s’approprier les ressources naturelles dont elles avaient besoin pour évoluer et se transformer. En définitive, la frontière que les cultures établissent entre les domaines de la nature et de la culture varie considérablement selon les types de sociétés auxquels on a affaire et selon les modes de vie qu’elles génèrent. Selon un principe assez Laugrand0.indd 20 18/07/07 11:56:21