Il y a 60 ans, la libération des camps
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Il y a 60 ans, la libération des camps
Boulogne - Billancourt Information Supplément au magazine municipal mensuel • avril 2005 • n° 335 Il y a 60 ans, la libération des camps Ho r é ss rie "Arbeit macht frei" : l'horreur nazie. Photo de Charles Devoyer, élève de terminale S au lycée Jacques-Prévert, prise le 15 mars à Auschwitz. Sommaire Avertissement Avril 2005 - n° 335 - hors série De la Résistance à la déportation p. 3 Boulogne-Billancourt dans la Seconde Guerre mondiale Par Nadine Claverie au lecteur L'ouvrage, De la Résistance à la déportation, a été écrit Du refus de la soumission p. 6 Boulogne-Billancourt résistante Résistante aux usines Renault Le parti communiste L’Organisation civile et militaire Libération-Nord p. 6 p. 8 p. 8 p. 11 il y a plus de dix ans. Nous ne sommes pas parvenus à en retrouver l’auteur. De ce fait, p. 11 il était exclu que nous changions La répression p. 13 La torture L’incarcération et l’internement en France Les otages La déportation p. 13 p. 13 quoi que ce soit au texte ou que nous y apportions un p. 15 p. 16 La communauté juive dans la tourmente p. 20 Premières persécutions L’internement en France La déportation “ vers l’Est ” p. 20 quelconque ajout ou retrait. Certaines données auraient sans doute gagné à être corrigées ou p. 22 p. 22 Le serment de Mauthausen Annexes Sources p. 25 p. 25 précisées. Il n’en reste pas moins que cette étude constitue une passionnante enquête sur p. 27 ce qu’a été à Boulogne- Témoignages p. 5-12-19-28 Des jeunes Boulonnais à Auschwitz p. 29 Pour que l'histoire résonne au présent Billancourt cette période noire du vingtième siècle. Nous souhaitons qu’elle donne à Autour de Il y a soixante ans, la libération des camps Concerts, théâtre, expositions, conférences et cinéma p. 33 Bibliographie p. 37 nos concitoyens et plus particulièrement aux jeunes Sélection d’ouvrages par la bibliothèque Landowski Chronologie : la mort en marche p. 42 l’envie de se plonger dans l’histoire de cette époque et d’en tirer tous les enseigne- Retrouvez toute la programmation des manifestations commémoratives du Soixantième anniversaire de la libération des camps dans BBsortir. ments qu’elle comporte. BBI est édité par la mairie de Boulogne-Billancourt - 26, avenue André-Morizet 92104 Boulogne-Billancourt cedex - tél. : 01 55 18 53 00 - www.boulognebillancourt.com Merci à chacun de nous fournir, s’il le peut, tous les renseigne- Supplément au BBI n° 335 – avril 2005 - Directeur de la publication : Isabelle Quentin-Heuzé – Rédaction-administration : fax 01 46 04 79 71 – Directeur : Xavier Tracou – Rédactrice en chef : Nathalie Grégoire – Rédaction : Dominique de Faucamberge, Domitille de Veyrac, Axelle Menoni, Carole Martin, Nicolas Reynaud – Ont collaboré à ce hors série : Nora Charpentier, Ghislaine Bernard de Montessus, Marie-Laurence Le Cardinal, Isabelle Quincé – Comptabilité-gestion : Anne Hayek – Conception graphique et mise en page : Agnès Grand-Guitard – Impression : Vincent imprimeries 32, avenue Charles-Bedaux BP 4229 37042 Tours cedex – tél. : 02 47 39 39 52 – Tirage : 14 000 exemplaires – ISSN 07 67 8526 – Dépôt légal : avril 2005 – Crédit iconographique : couverture "Déportés du camp d'Allach, kommando de Dachau, à la libération du camp par les troupes américaines, 30 avril 1945" © Sydney Blau - USHMM , 2e de couverture © Charles Devoyer, 3e de couverture "Camp de Natzweiller-Struthof à la libération, 1945" © ECPA-D, Carole Martin, service des archives municipales de Boulogne-Billancourt, © Mémorial de la Shoah p. 34. Boulogne~Billancourt supplément au n° 335 ➛ avril 2005 Information ments susceptibles de compléter nos connaissances sur ces sombres années dans notre ville. 1 Nous qui vivons... Avant-propos V L ous qui vivez en toute quiétude Bien au chaud dans vos maisons, Vous qui trouvez le soir en rentrant La table mise et des visages amis, Considérez si c’est un homme Que celui qui peine dans la boue, Qui ne connaît pas de repos, Qui se bat pour un quignon de pain, Qui meurt pour un oui ou pour un non. Considérez si c’est une femme Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux Et jusqu’à la force de se souvenir, Les yeux vides et le sein froid Comme une grenouille en hiver. N’oubliez pas que cela fut, Non, ne l’oubliez pas : Gravez ces mots dans votre cœur. Pensez-y chez vous, dans la rue, En vous couchant, en vous levant ; Répétez-les à vos enfants. Ou que votre maison s’écroule, Que la maladie vous accable, Que vos enfants se détournent de vous. a section de Boulogne-Billancourt de la Fédération nationale des déportés et internés, résistants et patriotes remercie vivement Jean-Pierre Fourcade, sénateur maire, d’avoir permis la réédition de cet ouvrage paru il y a dix ans. Comment introduire l’indicible autrement qu’en écoutant ceux qui l’ont vécu ? C’est avec ces quelques mots que Primo Levi commence son témoignage hallucinant qui fera connaître au monde l’horreur et la barbarie des camps. C’est avec ces quelques mots que je souhaite donc, à l’occasion du soixantième anniversaire de leur libération, rappeler notre devoir. Devoir de mémoire, devoir de vigilance, devoir d’enseignement : ce numéro spécial du BBI, distribué à tous les collégiens et lycéens boulonnais, largement diffusé dans les lieux publics, veut y contribuer. Non seulement en rééditant une étude sur la Résistance et la déportation à Boulogne-Billancourt mais également en donnant la parole à des Boulonnais revenus des camps, ainsi qu’à ces jeunes qui, chaque année à l’initiative de la ville, découvrent Auschwitz, le Struthof ou Mauthausen. Et ce, afin de montrer que les camps ne sont pas qu’une leçon d’histoire dans leurs manuels, mais une épouvantable réalité, vécue par des hommes et des femmes de chair et de sang, leurs voisins peut-être. Nous qui vivons, n’oublions pas. À Boulogne-Billancourt, comme partout en France, de 1940 à 1945, des patriotes de toutes origines, de toutes appartenances politiques et religieuses, se sont levés contre l’occupant nazi et ses complices du gouvernement de Vichy. Ils étaient Français ou étrangers et, souvent, sont allés jusqu’au sacrifice suprême. Nous leur rendons hommage. Notre association, créée en 1945 par le colonel Frédéric-Henri Manhès, adjoint de Jean Moulin, et par Marcel Paul, futur ministre du général de Gaulle, tous deux anciens déportés à Buchenwald, se préoccupe avant tout aujourd’hui de pérenniser la mémoire de ce que fut cette période noire de notre histoire. C’est pourquoi, très fréquemment, nous allons témoigner dans les établissements scolaires pour que les jeunes sachent que cela a existé et qu’ils soient vigilants pour empêcher le renouvellement de mécanismes qui ont permis à une telle horreur d’exister. Cet ouvrage est réédité pour le soixantième anniversaire du retour des prisons et des camps, c’est tout un symbole. Alors que le révisionnisme sévit toujours, que les déclarations ou les actes racistes et antisémites restent, hélas, d’actualité, il est indispensable que s’effectue ce travail de mémoire. De la Résistance à la déportation Boulogne-Billancourt dans la Seconde Guerre mondiale Par Nadine Claverie Pour Raphaël Mes fraternels remerciements à Monsieur Alain Croix Le grand dramaturge allemand Bertold Brecht a écrit, parlant de l’idéologie nazie : le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde. À nous de veiller pour, qu’à jamais, elle soit abattue. Robert Créange Secrétaire général de la FNDIRP Monique Stéphant Présidente de la section de Boulogne-Billancourt de la FNDIRP Jean-Pierre Fourcade Ancien ministre Sénateur maire de Boulogne-Billancourt 2 Boulogne~Billancourt supplément au n° 335 ➛ avril 2005 Information Boulogne~Billancourt supplément au n° 335 ➛ avril 2005 Information 3 Témoignage De la Résistance à la déportation L es noms de rues comme les 1942, aucun vœu ne sera émis en l’honplaques commémoratives sont neur de Pétain. Le 29 juin 1942, 6 une autant de signes qui témoignent nouvelle municipalité se met en place du passé résistant et parfois tragique de sous la présidence de Robert Colmar Boulogne-Billancourt. L’histoire locale nommé maire le 4 avril 1942 par inscrite sur ces gardiens de la mémoire un arrêté du ministre de l’Intérieur atteste ainsi du prix payé pour la liberté. Pucheu. 7 D’emblée, Robert Colmar Le 19 août 1944, la libération de Boudonne le ton par une affiche qu’il fait logne-Billancourt commence. La muniapposer le 17 avril 1942. 8 cipalité mise en place par Vichy n’est plus. Le 20 août, une colonne partie de Mes chers concitoyens, la place Nationale, composée d’ouvriers, Au moment où j’assume la charge partise dirige sur la mairie, drapeau en tête. culièrement lourde d’administrer notre Le 21, dans le hall de la mairie, le comité grande cité, que je connais bien pour y local de Libération présidé par Alphonse avoir vécu de longues années parmi mes Le Gallo fait une proclamation alors que camarades ouvriers, je tiens à vous assules usines Renault sont aux mains des rer de mon entier dévouement aux intéFFI. Et le 24, à l’annonce de l’arrivée de rêts collectifs de la population. la division Leclerc, des barricades sont Je vous convie à travailler avec moi dans élevées dans Boulogne libérée. 1 un sentiment de mutuelle confiance, sous Quatre ans auparavant, le 14 juin 1940, l’égide du Grand Français qu’est Monles troupes allemandes entraient dans sieur le Maréchal Pétain. Boulogne-Billancourt. Les Allemands C’est dans cette pensée que je me tourne ne s’installent que progressivement. "Il avec émotion vers nos morts du 3 mars et y aura au total plus de cent bâtiments vers leurs familles si cruellement éprouréquisitionnés." 2 La ville est rattachée vées. en août à la KreiskommanRobert Colmar Maire de Boulogne-Billancourt dantur de Montrouge et ce jusÀ la mairie même, qu’au 7 juillet 1943, date à laquelle elle répond désormais André Morizet, de la Feldkommandantur de Les lacunes des sources, dues Neuilly-sur-Seine. 3 au caractère clandestin de la maire socialiste Quand éclate la Seconde Guerre Résistance, limitent notre étude depuis 1919, mondiale, Boulogne-Billanessentiellement à la Résistance court est une ville de plus de en général à Boulogne-Billanmontre l’exemple. 97 000 habitants. 4 Leur ville court et plus précisément aux occupée, un certain nombre de réseaux implantés en mairie Il sut, Boulonnais résistent dans des et à la Résistance communiste. devant l’ennemi, actions individuelles ou colD’autre part, en ce qui lectives, refusant de considéconcerne les entreprises boureprésenter avec rer comme définitifs l’effonlonnaises, et toujours pour les drement et la mise en tutelle mêmes raisons, nous ne poudignité "Boulognedu pays. À la mairie même, vons citer que les usines Billancourt occupée Renault. C’est d’ailleurs du fait André Morizet, maire socialiste depuis 1919, montre même de la présence de ces mais non soumise" l’exemple. Il sut, devant l’enusines travaillant pour l’armée nemi, représenter avec dignité allemande, que Boulogne"Boulogne-Billancourt occupée mais Billancourt sera bombardée à plusieurs non soumise" (paroles prononcées par reprises par les Alliés : le 3 mars 1942, A. Morizet le 18 juin 1940 face à un offile 4 avril 1943 et en septembre de la cier supérieur allemand dans son bureau même année. Dans ce bastion ouvrier qu’est alors Boulogne-Billancourt les à la mairie). 5 Jusqu’à sa mort, le 30 mars 1 Voir E. Couratier, A. Bezançon, Boulogne-Billancourt et son histoire, Société historique de Boulogne-Billancourt, 1972, p. 250. 2 Idem p. 237. 3 AM/D 13 Note de la municipalité aux chefs de service le 7 juillet 1943. 4 Recensement de 1936. 4 "années noires" sont celles d’une Résistance particulièrement active, communiste bien sûr, mais aussi gaulliste. Mais ces "années noires" furent également meurtrières, tant pour la Résistance que pour la communauté juive boulonnaise. Les chiffres cités dans cet ouvrage parlent d’eux-mêmes. En 1939, Isabelle Choko se retrouve projetée dans la spirale de la barbarie. Après quatre années au ghetto juif de Lodz en Pologne, elle est déportée : ce sera Auschwitz, puis le Kommando de Celle et enfin Bergen-Belsen. Depuis une dizaine d’années, cette femme de 76 ans qui habite BoulogneBillancourt, raconte, témoigne, écrit pour se libérer de cet insurmontable secret mais aussi prévenir tout retour de la bête immonde. Et je sais qu’il y en a qui disent : ils sont morts pour peu de choses. Un simple renseignement (pas toujours très précis) ne valait pas ça, ni un tract, ni même un journal clandestin (parfois assez mal composé). À ceux-là, il faut répondre : c’est qu’ils aimaient des choses aussi insignifiantes qu’une chanson, un claquement de doigts, un sourire. Tu peux serrer dans ta main une abeille jusqu’à ce qu’elle étouffe. Elle n’étouffera pas sans t’avoir piqué. C’est peu de choses, dis-tu. Oui, c’est peu de choses. Mais si elle ne te piquait pas il y a longtemps qu’il n’y aurait plus d’abeilles. Retiens bien, à droite la mort, à gauche, la vie. Isabelle Choko a 15 ans. Sur le quai d’Auschwitz, un déporté préposé à l’arrivée des convois, lui souffle ces quelques mots. Ils resteront gravés dans sa mémoire. Avec cette image des SS hésitant lors de la sélection sur le sort de sa mère. Gauche, droite ? La mort est là, à quelques pas dans les yeux de ces femmes en tenue rayée, amaigries, décharnées. C’est la première vision que nous avons eue en sortant des wagons à bestiaux dans lesquels nous avions voyagé, entassés, raconte Isabelle Choko. Des barbelés et derrière, des êtres bizarres, en haillons, l’air hagard, la tête rasée. Pour nous rassurer, on nous a dit que c'était des malades mentaux, et que nous, nous irions travailler. C’est en août 1944. Les déportés arrivent en masse à Auschwitz. L’adolescente vient du ghetto de Lodz, une grande ville textile du centre du pays. Cela fait déjà presque cinq ans que le cauchemar a commencé. Depuis que les Allemands sont entrés en Pologne en septembre 1939, juste avant mon anniversaire. Rapidement, mes parents, un couple de pharmaciens, sont expropriés. Nous devons porter l’étoile jaune sur la poitrine et dans le dos. La petite fille jusqu’ici protégée par le noyau familial découvre l’antisémitisme, l’humiliation quotidienne avant l’enfermement, le ghetto, antichambre de l’insondable barbarie. Début 40, nous nous sommes retrouvés coupés du reste de la ville, prisonniers derrière des miradors, des barbelés. Le processus de déshumanisation est en route. Au fil des mois, la nourriture est devenue une denrée de plus en plus rare : il fallait lutter pour survivre. Les premières rafles sont organisées. Méthodiquement, les nazis multiplient les convois. Nous finissons avec ma mère, cachées sous le plancher d’une pièce. Les Allemands sont en train de liquider le ghetto. Mon père est mort peu de temps avant, épuisé. À ce moment-là, je ne pleure déjà plus : j’ai déjà vu tellement de cadavres autour de moi. Et puis, il y a ce coup de crosse sur les lamelles en bois, le parquet défoncé et le voyage au bout de l’enfer. Après dix jours passés à Auschwitz, les deux femmes sont envoyées en kom- 5 AM/DCM Séance du 23 octobre 1944. 6 AM/DCM Séance du 29 juin 1942. 7 AM/JO du 11 avril 1942, p. 375. 8 AM Dossier "Affiches". Boulogne~Billancourt supplément au n° 335 ➛ avril 2005 Information Juste Pseudonyme de Jean Paulhan Les Cahiers de la Libération ■ mando de travail dans le nord du pays, à Celle, près d’Hanovre. Nous devions construire des abris et poser des rails de chemin de fer. Avec pour toute nourriture, un morceau de pain, une soupe à midi et une soupe le soir. Avec comme quotidien, la brutalité des gardiens, le froid glacial, les camarades qui meurent d’épuisement. Un jour, le commandant SS, un homme très violent, est venu nous dire que nous partions vers BergenBelsen et que nous allions regretter le commando. Nous ne pouvions pas le croire ; et pourtant, il avait raison. Bergen-Belsen : l’horreur abyssale, la douleur extrême de la déchéance humaine comme l’écrit l’éditeur du livre de témoignage qu’Isabelle Choko vient de publier. Peu de tant après son arrivée au camp de concentration en février 1945, la jeune fille attrape le typhus. Ses yeux se ferment sur un monde jonché de cadavres, d’êtres entre la vie et la mort. Quand je les ai rouverts, après des jours de fièvre, d’inconscience, j’ai vu ma mère en très mauvaise santé. Elle qui jusqu’à présent s’était toujours battue pour vivre, pour préserver sa fille, ne tiendra pas jusqu’à la libération du camp par les Anglais. J’étais à bout de forces, Isabelle Choko "Projetée dans la barbarie" Début 1940, école du ghetto de Lodz. je ne sortais plus de la baraque quand ils nous ont libérés. Un médecin s’est approché. Il m’a auscultée, demandé s’il pouvait m’opérer sans anesthésie. Il l’a fait sur la porte de la baraque ; je n’ai même pas senti la douleur. La suite, ce sera ce que cette femme énergique de 76 ans qui exerce encore comme expert en art appelle sa deuxième vie : après une convalescence de neuf mois en Suède, elle part pour Paris où elle se marie, a trois enfants. Championne de France d’échecs en 1956, elle entame une carrière comme directrice commerciale. Une deuxième vie pleine d’expériences, de courage, de générosité. Mais aussi une vie passée sous silence. Je ne pouvais rien entendre, rien lire sur la déportation. J’en parlais très peu. Cela fait dix ans que j’ai commencé à témoigner, explique Isabelle Choko qui aujourd’hui va à la rencontre des jeunes dans les écoles, s’inquiète des vieux relents antisémites. Un jour que je parlais avec mon fils aîné de mes réticences à parler de la guerre, il m’a dit : tu sais, tes silences étaient plus éloquents que tes paroles. Boulogne~Billancourt supplément au n° 335 ➛ avril 2005 Information 5 De la Résistance à la déportation Du refus à la soumission Boulogne-Billancourt résistante D ans un pays désorganisé, aux mains de l’occupant nazi et du gouvernement collaborateur de Vichy, ceux qui veulent agir sont isolés et démunis. Les premières réactions de refus sont très peu nombreuses et essentiellement individuelles. Toutes partent d’une idée : le refus d’accepter une situation jugée intolérable, d’où la nécessité d’agir. Chacun exprime cela en fonction de ses propres motivations, sa sensibilité, son idéologie… et surtout, selon ses moyens. Gilbert Mayeux a 18 ans en 1940. 9 La façon dont je suis entré dans la Résistance s’est faite progressivement. Mes premières actions de Résistant, si vous voulez, entre guillemets, se sont faites avec deux ou trois camarades de mon âge, en lacérant des affiches des autorités d’occupation et quelquefois même des autorités de l’État français, soit en les lacérant soit en jetant dessus des projections d’huile usée des moteurs. Voilà comment j’ai commencé mon action contre l’occupant à cette époque-là. Ça se faisait donc à un niveau très sporadique. Avec des camarades, on se retrouvait comme ça. On avait mission quand on sortait le soir, vers 19 heures à peu près, de repérer quelles étaient les affiches nouvelles qui avaient été mises. Et puis, on faisait tout ce qui était en notre pouvoir, avec nos faibles moyens c’est-à-dire avec nos trois ou quatre pots de vieille huile, et nos jambes puisqu’il n’était pas question d’avoir des moyens de locomotion autres que les jambes. De temps en temps c’était le vélo, mais enfin c’était quand même pas facile de se balader avec des pots d’huile. Et puis après, il y a d’autres copains qui sont venus se greffer. J’ai commencé à Boulogne, bien sûr, qua- siment à titre individuel. J’ai fait l’exode et puis on a dû revenir en 1940. J’ai commencé en février 1940. À ce moment-là je travaillais à Chaussée-d’Antin. J’étais ce qu’on appelle inspecteur aux Allocations familiales, malgré mon jeune âge. Sur Boulogne on a fait ça à quatre ou cinq, pas plus, sans aucune appartenance à aucune formation, d’abord parce qu’au départ il n’y en avait pas. C’était la réaction de nos fibres internes qui nous a fait réagir comme ça. Qu’est-ce qu’on peut faire ? Comment peut-on manifester que le peuple français n’est pas d’accord, etc. ? 10 Les débuts de la Résistance sont très modestes. C’est tout d’abord Pierre Grenier, un phénomène isolé qui ne fera que croître jusqu’aux jours de la chef de service Libération. Au début donc "des actes individuels, isolés, plus à la mairie, ou moins spontanés, qui ne organise pèsent pas encore lourds dans la balance, mais qui fraient le un groupe chemin vers ce qu’on appellera plus tard la "Résistance". 11 de résistants Le passage de la ligne de démarcation, toutes les formes d’aide aux victimes de l’occupation sont souvent à l’origine d’activités clandestines débouchant sur des organisations de résistance. Ainsi des filières d’évasion se mettent en place. À la mairie de Boulogne-Billancourt, le maire, André Morizet, organise un service secret destiné à permettre aux prisonniers évadés, aux ressortissants alliés et au personnes menacées par la Gestapo l’accès en zone libre en leur fournissant notamment de faux papiers d’identité. 12 De même, en 1940, immédiatement après l’occupation allemande, Pierre Grenier, chef de service à la mairie, au bureau du chômage, et membre de la 9 Maire adjoint de Boulogne-Billancourt. 10 Témoignage de Gilbert Mayeux recueilli le 17 juin 1991. Par la suite Monsieur Mayeux a fait de la Résistance surtout sur Paris en tant qu’agent de liaison dans un groupe appelé "Vengeance", puis il a été chef de groupe et adjoint au commandant de la région parisienne des Corps francs "Vengeance". 11 Roger Bourderon, Germaine Willard, La France dans la tourmente, Éditons sociales, Paris, 1982, p. 76. 12 AM/DCM Séance du 23 octobre 1944. 6 section socialiste, organise un groupe de résistants chargé de faire passer la ligne de démarcation à de nombreux prisonniers de guerre évadés. 13 Plusieurs employés de la mairie sont impliqués dans ce réseau : ainsi, Henri Mas, gardien-régisseur de la maison des Syndicats qui doit quitter son emploi pour éviter d’être arrêté. 14 En effet, un autre membre de ce réseau, Monsieur Vandelle, commis auxiliaire au bureau du chômage, est arrêté par la Gestapo le 10 février pour "activités anti-allemandes", peu après l’arrestation de Pierre Grenier. Ce dernier est arrêté au passage de la ligne de démarcation alors qu’il accompagnait un convoi. Il est fusillé le 29 avril 1942. 15 À son tour, le 26 février de la même année, l’employé communal Paul Dussault est arrêté par la Gestapo. 16 Il semble que ce réseau ait été démantelé dès les premiers mois de 1942. D’ailleurs, nous apprenons dans un bulletin de la section d’histoire des usines Renault 17 que Monsieur Polet – contremaître chez Renault – est le seul du groupe présidé par Pierre Grenier, à avoir échappé aux griffes de la Gestapo. À la suite du réseau du bureau du chômage, un autre groupe de Résistance est créé sous la direction de Jean Buisson, secrétaire général adjoint de la mairie de Boulogne-Billancourt. Ayant été nommé le 11 mars 1942, secrétaire général adjoint de la mairie de Boulogne-Billancourt pour m’occuper des sinistrés du bombardement du 3 mars 1942, j’avais, par les services placés sous mon autorité, des facilités pour fournir aux évadés, aux réfractaires, à tous ceux qui étaient dans la clandestinité, tous documents nécessaires à leur existence légale et à leur survie. (…) Je me souviens des précautions que je prenais au cas où les Allemands seraient venus dans mon bureau pour un motif quelconque. (…) Tous les soirs avec mon huissier Ackerman, 18 nous allions cacher dans un caveau 13 Idem. 14 AM Lettre non datée et non cotée de Henri Mas adressée au maire de Boulogne-Billancourt. 15 AM dossier "Guerre 39-45 " non côté : lettre du maire du 9 novembre 1944 adressée au directeur du journal Le Populaire. 16 AM/D13 Lettre du maire datée du 31 mai 1945. 17 SHUR Bulletin n° 19, décembre 1979, p. 351. 18 Edmond Ackerman mort à 39 ans au camp de Flossenburg. Boulogne~Billancourt supplément au n° 335 ➛ avril 2005 Information du cimetière de Boulogne route de la Reine, les cachets qui nous servaient pour établir les pièces d’identité et autres. Tous les jours nous changions de sépulture. (…) J’avais donc au début de janvier 1944, l’âme sereine, l’esprit tranquille, jusqu’au jour, le 7 ou le 8, où je m’opposai à une réunion de camarades chez Fifi (Monsieur Mas) ! 19 Fifi était l’enseigne du magasin que Monsieur Mas exploitait avec sa femme (graines et produits divers pour oiseaux et accessoires pour aquariums). Là devaient se réunir dix à douze personnes. Or il était de règle que l’on ne pouvait se connaître qu’à trois, cinq ou sept et que l’on ne pouvait sauf dans les maquis se réunir à un plus grand nombre. De même, il était prévu que lorsque l’un de ces trois, cinq ou sept était arrêté, les autres devaient disparaître de la circulation en se mettant au vert. (…) Le 15 janvier 1944, Fifi (…) venait me prévenir qu’un participant à la réunion qui avait eu lieu chez lui, Camille, 20 avait été arrêté la veille à la porte Champerret, porteur de nombreuses cartes d’alimentation revêtues du cachet de la mairie de BoulogneBillancourt, dont j’étais le secrétaire général adjoint. (…) Le 17, de retour l’après-midi à mon bureau (…) on frappa à la porte. Un homme grand, bien habillé, entra et demanda à voir Monsieur Buisson. Me présentant, il cria "Police allemande, haut les mains". À la suite, cinq individus en canadienne, armes aux poings, se précipitèrent dans le bureau. Demandant son nom à Ackerman, l’homme entré le premier ordonna qu’il fût arrêté comme moi, après qu’il eût déclaré son identité. Nous avons été conduits dans un immeuble rue Mallet-Stevens. (…) Là, dans une grande pièce au rez-de-chaussée, je découvris une quinzaine d’hommes et parmi eux, Camille. Le pauvre ! 21 Au-delà de ces réseaux existants en mairie, des Boulonnais, individuellement, sont venus en aide à certaines personnes recherchées. C’est le cas d’Alexis Faure, cafetier au 63, avenue des Moulineaux, qui aide de nombreux les documents d’archives comme les prisonniers évadés et réfractaires. 22 De même, Monsieur Raynaud, boulantémoignages militants, montrent qu’il ger au 87, rue de Silly aide les réfracest le premier, en tant que force politaires en leur fournissant du pain sans tique organisée, à se ressaisir et à mener leur demander de tickets. 23 On peut une action d’opposition, et ce dès sepévoquer encore le cas de Marcel Canape, tembre 1940. L’activité du parti durant gendarme à la brigade de Billancourt l’été 1940 semble limitée au noyau diriqui aide des réfractaires ou prisonniers geant reconstitué à Paris et à quelques évadés en leur procurant notamment militants isolés qui agissent localement. des certificats de démobilisation. 24 Avant la déclaration de guerre j’étais déjà Certains Boulonnais ont la volonté de parà la J. C. 28. Le responsable à l’époque, ticiper activement à la guerre qui conticomme il était mobilisé, c’est moi qui l’ai nue hors du pays en recherchant des remplacé. En rentrant de l’exode on a liaisons avec la Grande-Brecontacté des copains pour diffutagne. Ainsi, Jacques Kellner, ser l’appel lancé par Maurice "Nous allions cacher Thorez et Jacques Duclos. 29 On carrossier à Billancourt, avait un poste radio dans son usine a reformé un groupe des Jeudans un caveau du et renseignait la France Libre nesses communistes. J’avais en Angleterre. Il fut arrêté et assisté à une réunion à Gennecimetière route fusillé le 21 mars 1941. 25 villiers avec Gabriel Péri qui de la Reine les D’autre part, il semble qu’il ait nous demandait à ce momentexisté à Boulogne-Billancourt là de reformer nos cercles en cachets qui nous un "réseau Buckmaster" du fonction de nos possibilités, des nom d’un colonel qui a sous moyens qu’on avait, de contacservaient pour son autorité ceux qui travaillent ter le maximum de copains. On établir les pièces pour le compte des services allait distribuer nos tracts à la spéciaux anglais - S.O.E -. Ces sortie des mairies. Comme les d’identité" groupes sont opérationnels au usines étaient presque toutes cours de l’hiver 1942-1943 et fermées à l’époque, on les disse livrent, entre autres, à des sabotages. tribuait aux gars qui allaient toucher Ainsi, en novembre 1943, l’usine de Air leur chômage. Et puis, on s’est tous fait arrêter. liquide fut attaquée dans la nuit à deux On avait une copine institutrice qui s’apreprises, attaque attribuée au réseau Buckpelait Yvonne Borgna. Elle était une grande master. 26 militante du parti et, en même temps, elle Il semble qu’il ait également existé à Boulogne-Billancourt un groupe apparnous a beaucoup aidés à reformer nos cercles. Elle habitait dans les immeubles tenant au réseau "musée de l’Homme", des HLM de l’avenue Pierre-Grenier. un des tout premiers groupes structuD’abord, il y avait déjà au moins cinq ou rés de la Résistance qui émergea dans six gars habitant ces immeubles-là qui faiun milieu intellectuel engagé dans le saient partie de notre cercle et puis, en combat antifasciste des années 30. plus, une dizaine de Boulogne-Billancourt. En effet, le journal de ce réseau, RésisOn n’avait pas encore contacté beaucoup tance, a un groupe de diffusion très important autour de la boulangerie Bolle de camarades. Mais enfin, on faisait déjà qui sert de dépôt, de Jules Zinck, client de pas mal de travail. On distribuait des tracts la boulangerie de Madame Rivière. 27 qu’on allait chercher à Rueil, Asnières et Quelle a été l’activité du parti commuGennevilliers. Et puis un beau jour on s’est niste ? Pendant les premiers temps de fait arrêter alors qu’on distribuait l’appel l’Occupation, comme tous les partis de Thorez et Duclos ainsi que celui du 18 politiques, il n’échappe pas à la désorjuin du général de Gaulle. C’est un gars qui ganisation et au désarroi. Cependant, nous les avait passés. Tout le groupe a été 19 Il s’agit peut-être de Monsieur Émile Mas pour lequel le maire de Boulogne-Billancourt dans une lettre adressée au préfet de la Seine demande une médaille de la Résistance. 20 Camille Schwarzentruber habitait au 68, rue du Point-du-Jour à Boulogne-Billancourt. Avant 1939, il était maire adjoint à Boulogne-Billancourt. Il est mort à 45 ans au camp de Mauthausen. 21 Jean Buisson, Évocations, janvier 1991, p. 8, 14, 15. 22 AM/D13 Lettre du maire en date du 2 juillet 1945 adressée à l’administrateur directeur du contrôle des prix du département de la Seine. 23 AM/D13 Lettre du maire datée du 17 novembre 1944. 24 AM Lettre non cotée du maire en date du 13 décembre 1944. 25 E. Couratier, A. Bezançon, Boulogne-Billancourt et son histoire, Société historique de BoulogneBillancourt, 1972, p. 250. 26 Idem. 27 AN/72 AJ 190. 28 Jeunesses communistes. 29 Appel à la Résistance lancé le 20 juillet 1940. Boulogne~Billancourt supplément au n° 335 ➛ avril 2005 Information 7 De la Résistance à la déportation arrêté fin septembre 1940 par les Francile du camarade Étienne Kakuszi avec çais. On s’est trouvé à la Santé. Yvonne l’aide de la famille (femme et enfants). Borgna s’est retrouvée à la prison des L’emblème du parti communiste français, femmes à la Petite Roquette. Il en laiton chromé ou nickelé, a y a des copains qui ont fait un été façonné par un autre camaLes HBM – mois, d’autres n’ont fait que rade. quinze jours. Yvonne Borgna et Ces informations m’ont été rapHabitations à bon moi, on était considérés comme portées par Stanislas Kakuszi, marché, aujourd’hui au moment de son déménageresponsables du groupe. Yvonne est allée au camp de concenment le 1er novembre 1985. appelées HLM – tration de Beaune-la Rolande, Son père Étienne Kakuszi, né moi et Claude-Yves Auray, ils en 1892, était d’origine honde l’avenue des nous ont expédiés à la prison groise. Membre du parti comMoulineaux 31 de Fresnes. On nous a mis dans muniste français avant la guerre une cellule pendant plus de deux jusqu’à sa mort vers les constituent un foyer et mois. 30 années 1960. Parmi les noms La surveillance des commuévoqués au cours de la discusactif de militants nistes est particulièrement sion, à propos de la "récupécommunistes active, les arrestations nomration" de ce drapeau : les camabreuses, et l’ensemble s’amrades Challe et Lagrange. 34 plifie après le 22 juin 1941 et l’attaque Les groupes armés du parti communiste de la Wehrmacht contre l’URSS. À Bouapparaissent à Boulogne-Billancourt logne-Billancourt, les HBM – Habitasous la forme qu’ils ont prise en avril tions à bon marché, aujourd’hui appe1942, c’est-à-dire les Francs-tireurs et lées HLM – de l’avenue des Moulineaux partisans français (F.T.P.F.) qui regrou31 constituent un foyer actif de militants pent l’O.S., 35 les Bataillons de la jeucommunistes. De fait, "en octobre 1941, nesse et les groupes de la M.O.I. (Main ils furent cernés par la police française et les troupes allemandes, et une perquisition générale fut faite. 32 C’est ce même groupe de Résistants constitué dans les HBM qui arrêta la marche de la colonne allemande le 24 août 1944, où un jeune de dix-sept ans, Hofberger, est tué." 33 Nous connaissons également Au lendemain de l’Armistice chacun une autre action de ces cellules des HBM. cherche à retrouver l’emploi qu’il occuElle nous est racontée par Pierre Damiro. pait avant la guerre. Bien que travailler Le drapeau, avec sa hampe, a été pris aux signifie travailler pour les Allemands, nazis par des communistes de notre cité l’ensemble de la presse parisienne comme HLM, quelque temps avant la libération de L’Humanité clandestine du 24 juillet Paris et Boulogne-Billancourt (août 1944), 1940 affirme la nécessité de reprendre dans le campement militaire de l’île Saintle travail. Mais travailler pour l’occuGermain. Les troupes nazies y étaient stapant c’est renforcer son potentiel de tionnées depuis le début de l’Occupation. guerre. Ceux qui refusent la politique Quelques militants communistes ont frande collaboration économique prônée chi la Seine de nuit (probablement avec par Vichy, veulent absolument persuaune barque, peut-être à la nage ?) pour der les Français de limiter leur contrialler prendre le drapeau nazi. Le cercle bution à la machine de guerre nazie et blanc avec la croix gammée a été décousu, donc de freiner la production. et les inscriptions qui y figurent mainteAux usines Renault la volonté de résisnant ont été peintes à la main au domitance débouche sur la présence de trois d’œuvre immigrée) qui, eux, existent depuis l’automne 1940. Le journal F.T.P.F. France d’abord du 15 juillet 1943 relate l’attaque d’une plaque DCA incendiée et un treuil à "saucisse" détruit au pont de Sèvres. 36 Dans un autre numéro de France d’abord, du 15 septembre 1943, il est question de l’attaque d’un camion qui fait douze tués et blessés le 25 août. 37 D’ailleurs, cette attaque nous est rapportée dans un compte rendu du groupe F.T.P.F. de la M.O.I. datant de 1943. 38 Le mercredi 25 août à 13h, quatre partisans armés de pistolets et de grenades ont attaqué un camion chargé de gardes boches. L’action s’est déroulée au coin de la rue de Seine et de l’avenue des Moulineaux à Boulogne-Billancourt. La grenade est tombée au milieu de 12 soldats qui étaient dans le camion. Tous ont été touchés. Morts ou blessés. Leur mission terminée, les partisans se sont repliés en bon ordre. Ont participé à cette action les matricules 10 050, 10 308, 10 313, 10 051. La Résistance aux usines Renault 30 Témoignage de Raymond Legou recueilli le 19 juin 1991. 31 Aujourd’hui avenue Pierre-Grenier. 32 E. Couratier, A. Bezançon, op. cit., p. 240. 33 E. Couratier, Les rues de Boulogne-Billancourt, Société historique de Boulogne-Billancourt, 1962, p. 189. 34 Pierre Damiro, le 19 novembre 1985. 8 organisations distinctes : le parti communiste, mais aussi l’OCM – Organisation civile et militaire – et Libération nord. Néanmoins, il faut garder à l’esprit que la Résistance à l’intérieur de l’entreprise éprouve de nombreuses difficultés du fait même de la présence de trois cents agents de la Gestapo disséminés parmi le personnel de l’usine. 39 Le parti communiste La dissolution du parti communiste le 26 septembre 1939 et les mesures de répression qui l’ont accompagnée ont profondément affaibli son implantation dans le monde du travail, en particulier 35 Organisation spéciale. 36 AN/72 AJ 190. 37 Idem. 38 AMRI Comptes rendus d’activités du groupe FTPF-FFI de la MOI commandant Manouchian, en 1943. 39 Fernand Picard in Bulletin de la SHUR n° 19, décembre 1979, p. 350. Boulogne~Billancourt supplément au n° 335 ➛ avril 2005 Information aux usines Renault. C’est clandestinement qu’il se reconstruit à partir d’août 1940. Partout les communistes sont organisés en groupes de trois – les triangles – à la base et au niveau des directions. Dans ces groupes de trois, seul le responsable connaît les deux autres militants et assure la liaison avec l’échelon supérieur. Les triangles de direction ont un responsable politique, un responsable à l’organisation et un autre au travail de masse. La région parisienne est alors divisée en neuf régions. Les usines Renault de Billancourt se trouvent dans la région P9 qui couvre les grosses usines métallurgiques. Henri Jourdain en est le responsable politique depuis février 1941, Jean Hemmen est responsable à l’organisation et Paul Pimort au travail de masse. Sous le contrôle de la direction centrale du PCF, notre activité visait les grosses usines de la métallurgie comprises dans le champ de cette région : les usines Renault de Billancourt en premier lieu. (…) Notre activité en direction des travailleurs de ces usines, ceux de Renault tout d’abord, visait deux objectifs principaux : les dresser contre les occupants hitlériens et saboter la production de guerre. Sans que jamais nous ne dissociions la réalisation de ces deux buts essentiels de l’action pour les revendications immédiates pour les travailleurs. La réalisation de nos objectifs était subordonnée à un travail d’organisation qui impliquait la mise en place dans les ateliers du plus grand nombre possible de triangles clandestins composés chacun de trois travailleurs. (…) Ces groupes de trois devaient assurer la liaison entre la direction de P9 et les travailleurs. 40 Les usines Renault sont divisées en secteurs dirigés par un responsable. Le parti était organisé à l’usine, fin 40, début 41. Il était clandestin, bien sûr, et cela n’a pas été commode, c’est vrai. J’étais responsable d’une partie de l’usine. Cette partie s’appelait S1. Il y avait des groupes de trois qui s’ignoraient les uns les autres. les comités populaires. La Vie ouvrière du 17 août 1941 affirme que, fin 1940, Parfois, il n’y avait qu’un camarade dans les métallurgistes parisiens ont constiun atelier. À l’entretien, atelier 95, c’était tué plus d’une centaine de ces comités. le plus fort. Il y avait cinq triangles de Ils sont chargés de renouer les liens avec trois. À l’atelier 375, j’étais seul. À l’ateles populations ouvrières et d’exprimer lier 37, un seul camarade aussi. Aux presses, les revendications qu’inspirent les mulatelier 139, un triangle. À l’AOC, deux tiples difficultés de la vie quotidienne. camarades qui étaient en liaison avec un Si l’activité de ces comités est orientée camarade de l’atelier 237. 41 Le parti communiste veut secouer la vers les revendications immédiates, elle passivité, éclairer sur les objectifs réels est aussi dirigée contre Vichy et contre de l’occupant, détruire les mensonges l’occupant. et, par là-même mobiliser les masses. Avec des camarades, nous avions formé De fait, des prises de parole ont lieu aux un "comité populaire d’usine". Nous avions portes des usines. sorti quelques tracts. Nos revendications : En mars et avril 1941, je fais trois ou 1 - Du travail pour tous. quatre "prises de parole" à proximité des 2 - Une revendication pacifique. Nous ne usines Renault. La première réaction de sommes plus en guerre, donc plus d’arceux qui sont près de nous est de se caramement. pater ; cependant quelques-uns, peu nom3 - Paiement immédiat des jours perdus pendant l’exode. breux, ralentissent le pas pour nous écou4 - Une indemnité journalière à tous les ter. Les prises de parole sont très courtes, ouvriers jusqu’à la reprise. 44 une ou deux minutes à peine ; dès les premiers mots, nous nous présenEn juillet 1941, "l’Union des tons comme porte-parole du comités populaires des usines Les prises de parole Renault" présente à la direction PCF ; nous enchaînons en appelant les ouvriers à la lutte pour un cahier de revendications : sont souvent leurs revendications, contre les - augmentation des salaires arrestations de militants polide 50 %, accompagnées de tiques et syndicaux. Nous les - accroissement des rations distribution de tracts alimentaires. appelons aussi au sabotage. 42 Les prises de parole sont souQuelques jours plus tard, les et journaux vent accompagnées de distriouvriers obtiennent quelques bution de tracts et journaux – satisfactions : indemnité versée Le Métallo, Le Métallo, La Vie ouvrière, L’Huà ceux qui n’ont pas été repris La Vie ouvrière, manité. à la réouverture des usines à Avec le camarade Lamour, resl’été 1940, journées d’exode L’Humanité ponsable du syndicat des techindemnisées. 45 niciens, nous fûmes désignés pour Les Archives nationales posdes prises de parole et distributions de sèdent plusieurs tracts revendicatifs des tracts. C’était très compliqué. La surcomités populaires des usines Renault veillance chez Renault était plus forte que dont la principale revendication est celle chez Citroën. 43 des salaires. 46 Pour protéger ces militants qui prenEn mai 1941, le parti communiste crée nent la parole et distribuent des tracts, le Front national de lutte pour l’indésont formés, à l’automne 1940, les prependance de la France – FN. Un mois miers groupes d’action armée (l’OS – avant l’attaque de l’URSS par la Wehrorganisation spéciale). macht, la stratégie communiste prépare Outre la propagande orale et écrite, une à la lutte directe contre l’occupant et guérilla revendicative est menée dans Vichy. La lutte pour l’aboutissement des 40 Robert Durand, La lutte des travailleurs de chez Renault racontée par eux-mêmes, 1912-1944, Éd. sociales, Paris, 1971, témoignage de Henri Jourdain p. 110. 41 Robert Durand, op. cit. p. 109. 42 Henri Jourdain, Comprendre pour accomplir, Messidor/Éd.sociales, Paris, 1982, p.44-45. 43 Robert Durand, op. cit. p. 119-120. 44 Robert Durand, op. cit. p. 105. 45 Patricia Darrasse, La Condition ouvrière aux usines Renault, 1938-1944, thèse de 3e cycle, université Paris I-Sorbonne, 1986, p. 217. 46 Idem, p. 218. Boulogne~Billancourt supplément au n° 335 ➛ avril 2005 Information 9 De la Résistance à la déportation revendications s’inscrit de fait dans un de sabotage dans les ateliers au mois de ensemble d’actions patriotiques. juillet 1941. Aux usines Renault, dès le lendemain de Le 1er et le 3, la nuit, un four électrique de l’entrée en guerre de l’URSS quelques cenla fonderie d’acier était détruit totalement taines d’ouvriers attendaient place Natiopar une explosion, ce qui arrêtait l’élabonale, l’ouverture des portes des ration des fontes à vilebrequin usines Renault pour les équipes et des fontes fines ; sable et De fait, d’après-midi ; une troupe de solsciure de bois dans les réserdats allemands en exercice débouvoirs à essence des camions et dès octobre 1941, cha de la rue de Meudon en dans les carters des moteurs les autorités chantant. Ils furent accueillis et boîtes de vitesse, freins dérépar une bordée de sifflets, glés, joints mal serrés. 53 allemandes constatent Parallèlement de lazzis et les cris de : "À Mosà cela, les Résiscou !" 47 tants communistes s’engala mauvaise tenue Le sabotage de la production de gent dans une action armée des camions Renault directe contre l’ennemi. En guerre commence dès mars 1941 chez Renault qui fabrique chars avril 1942 les groupes armés sur le front de l’Est. et moteurs d’avions. Les Alleprennent le nom de Francsmands font venir une machine tireurs et partisans français. Fernand Picard spéciale pour rectifier les vileJ’étais chargé de recruter des évoque les actions brequins des moteurs en étoile gars pour les FTP. Avec Charles des Junkers : je donne la consigne Tyller et Minet nous étions de sabotage dans aux camarades sur place d’y chargés de donner aux camaintroduire de la "potée d’émeri" rades la brochure "Scout". 54 les ateliers au mois pour en gripper les axes. Autre Sous les apparences d’une de juillet 1941 objectif : faire sauter le transbrochure inoffensive, la broformateur électrique situé à la chure Scout est en fait une pointe de l’île Seguin. Je suis arrêté avant injonction à s’emparer des armes de l’end’aboutir. 48 nemi et apprendre à s’en servir. Le sabotage prend des formes multiples. Autre forme de lutte contre l’occupant, Je faisais partie d’un groupe qui organila grève, illégale, que le parti communiste sait le sabotage. Le gros morceau était invite à déclencher le plus souvent posl’atelier des chars. sible. Après bien des difficultés, nous réussîmes Chez Renault les arrêts de travail sont à faire sauter une partie de l’atelier. Mais fréquents. En souvenir d’un des fusillés la réaction ne se fit pas attendre. Les Allede Châteaubriant, Jean-Pierre Timmands prirent des otages." 49 baud, 55 des ouvriers marquent un arrêt Moi, avec d’autres camarades, je mettais de travail de 5 minutes le 31 octobre parfois un peu de potée d’émeri dans les 1941. 56 Le 11 novembre 1942, "diffémoteurs des 85 CV. 50 rents ateliers étaient le théâtre de maniNous, on mettait un peu d’acide dans les festations, (…) à l’Artillerie, défilé dans carters à huile des moteurs des camions et l’allée centrale derrière un drapeau d’ambulances, chaque fois qu’on pensait tricolore, presque partout arrêt de trane pas être vus. 51 vail et minute de silence symbolique De fait, dès octobre 1941, les autorités avant la pause de midi". 57 De la même allemandes constatent la mauvaise tenue façon , le 11 novembre 1943 "à onze des camions Renault sur le front de heures précises, dans tous les ateliers l’Est. 52 Fernand Picard évoque les actions les ouvriers ont cessé le travail, laissant 47 Fernand Picard, L’épopée de Renault, Albin Michel, Paris, 1976, p. 122. 48 Henri Jourdain, op. cit., p. 45. 49 Robert Durand, op. cit., p. 111. 50 Idem. 51 Idem. 52 Patricia Darrasse, op. cit., p. 220. 53 Fernand Picard, op. cit., p. 123. 54 Robert Durand, op. cit., p. 112. 55 Secrétaire du syndicat CGT de la métallurgie de la région parisienne. 56 Patricia Darrasse, op. cit., p. 221. 10 les machines tourner à vide. À l’Outillage central, quelques-uns ont chanté La Marseillaise." 58 Un tract clandestin, "La Résistance ouvrière" fait état de 16 000 grévistes. 59 Les communistes se mobilisent également contre le S.T.O. 60 chez Renault, le 15 septembre 1942, la direction placarde sur les murs de chaque atelier des avis demandant des volontaires. 61 De fait, dès septembre 1942, les communistes engagent les ouvriers de chez Renault à s’y opposer. Et le 1er octobre éclate dans les ateliers une "grève manifestation". Une grève qui dura trois heures et fut totale. 62 Ce qui était marquant, qui avait beaucoup frappé les travailleurs de chez Renault, qui les avait poussés à faire de la résistance surtout à l’extérieur de l’usine, c’était le S.T.O. (…) Quand on demandait à une personne de passer au bureau, tout le monde savait pourquoi. Il y en avait qui disparaissaient et prenaient le maquis. 63 De même les militants communistes sont actifs lors des bombardements alliés sur Boulogne-Billancourt et sur les usines Renault en particulier. À la suite du bombardement du 3 mars 1942, une campagne d’information est menée et des tracts sont distribués dénonçant les véritables coupables. Le lendemain, nous pénétrions dans les cafés du quartier bombardé afin d’entendre ce qui s’y disait. On déplorait les morts et les blessés certes, mais en même temps, on comprenait qu’il ne pouvait en être autrement tant que la production devait servir à l’ennemi. Nous avons alors mis au point un appel aux travailleurs, les plaçant devant leurs responsabilités et leur demandant de ralentir par tous les moyens la production de guerre. Cet appel a porté. De nombreux sabotages ont repris. (…) Par ailleurs, les ouvriers les plus combatifs ont rejoint les rangs des F.T.P. 64 57 Fernand Picard, op. cit., p. 174. 58 Idem, p. 218. 59 Claude Poperen, Renault, regard de l’intérieur, Messidor/Éd.sociales, Paris 1983, p. 36. 60 Service du travail obligatoire. 61 Robert Durand, op. cit., p. 129. 62 Patricia Darrasse, op. cit., p. 223. 63 Robert Durand, op. cit., p. 131. 64 Jean Nennig, militant des métaux parisiens CGT, Le mouvement syndical dans la Résistance, éd. de la Courtille, 1975. Boulogne~Billancourt supplément au n° 335 ➛ avril 2005 Information L’organisation civile et militaire Cette organisation se développe surtout à partir de 1941. Elle est constituée par des cadres proches des milieux patronaux qui, pour la majorité, appartiennent à des formations politiques de droite. Aux usines Renault, l’OCM comprend trois groupes distincts en raison de leur position dans la hiérarchie de l’usine. Groupe OCM des usines Renault 65 État-major Cassagnes Georges Bozzali Pierre Bonhomme René Astolfi Charles Riolfo Jean Picard Fernand Agent de maîtrise Agent de maîtrise Contremaître Chef du département moteurs Directeur des essais spéciaux Chef du service bureau d’études M. de Longchamp Courtes Marcel Lhomme André Leroux Gaston Delmotte Raymond Chef du département usinage moteurs Chef d’atelier moteurs Agent de maîtrise Agent de maîtrise Chef pilote Caudron-Renault Service de renseignements Félix Louis Hyacinthe Jean Sançon René Pollet Gustave Cardinal Noël Gros André Monard Daniel Cutard Roger Dick Alfred Clees Roger Chirat Pierre Gougne Jacques Autres membres de l’OCM faisant partie des usines M. Dupuich M. Perrin M. Wintenberger Chef du service renseignements techniques Chef du service marchés Ingénieur au bureau d’études Ces 3 membres de l’OCM ont surtout eu une action en dehors des usines. Notre principale activité était le renseignement, la fourniture de fausses identités à ceux qui en avaient besoin et le freinage des commandes pour l’occupant en faisant traîner les études préliminaires et l’exécution des ordres passés. 66 Libération-Nord Le troisième groupe de résistance constitué chez Renault est Libé-Nord. Ce mouvement est né d’un embryon syndicaliste parisien animé par Christian Pineau que rejoignent des militants socialistes. À propos de son implantation chez Renault nous possédons quelques renseignements grâce à André Vincent- Olivier, alias Renault, qui, pendant des années, a dû se battre avec l’administration pour obtenir une reconnaissance de ses activités de Résistant. 67 Il a conservé toute une correspondance faite d’attestations de ses chefs de résistance de l’époque. C’est le 15 octobre 1942 qu’il entre dans la Résistance ; il est chef d’équipe chez Renault. Un des responsables de LibéNord, Louis Faure (alias Ledoux) habitant Boulogne-Billancourt, le contacte et le présente à Georges Ronzier (alias La Rose) responsable militaire du recrutement et de la formation du secteur nord-ouest, délégué par l’état-major du colonel Fouret de Libé-Nord. Responsable de ce mouvement pour l’usine Renault, André Vincent-Olivier a d’abord recruté un certain nombre d’amis dans les différents ateliers de l’usine, puis, dès les désignations pour le STO, a aidé ceux qui refusaient de partir en leur remettant des titres d’alimentation, ou les différents papiers qui leur étaient nécessaires. Il distribue également chaque semaine le journal Libération. En mars 1944, avec la complicité des membres de Libé-Nord de l’usine, six chars R35 sont détruits par le groupe Julien, à l’annexe rue de Bellevue. Ces chars étaient bloqués depuis le mois de février dans cet atelier qui habituellement n’en abritait que deux ou trois pour un temps généralement assez court. Le groupe Libé-Nord qui a été particulièrement actif à l’atelier réparation des chars avait pris la précaution de ne pas remettre en état de marche les deux premiers chars qui se trouvaient face à la porte. 68 De même, le 4 juin 1944 le groupe LibéNord a permis à l’équipe "Action" commandée par Pierre Henneguier (alias Julien) de tenter la destruction de l’usine imposée par Londres. L’opération échoua. Néanmoins le groupe dirigé par André Vincent-Olivier était à son poste prêt à intervenir pour protéger le groupe Julien. Les traditions de lutte et d’organisation de la classe ouvrière font que la Résistance, chez Renault notamment, est essentiellement animée par le parti communiste. Comme nous venons de le voir, en fonction des organisations, des priorités différentes sont données aux divers types d’actions. Le parti communiste est le seul à occuper l’ensemble des terrains de lutte, de la presse clandestine à la lutte armée. De ce fait la répression ne peut que le frapper lourdement. L’OCM n’est que peu touchée ; quant à Libé-Nord, nous n’en savons rien. On peut ajouter que, si les Résistants ont anémié le potentiel économique des nazis, la répression va vider la Résistance d’une partie de sa substance. ■ 66 Fernand PICARD, op. cit., p. 133-134. 67 À 83 ans il attend toujours sa carte de combattant volontaire de la Résistance car il n’aurait pas produit de "justificatif de son activité résistante pendant 90 jours au moins avant la date du 6 juin 1944 !" 68 Attestation de Louis Laure. Boulogne~Billancourt supplément au n° 335 ➛ avril 2005 Information 11 Jeanne Klugeaite Lettre à Clairette Témoignage 1924. Jeanne Klugeaite quitte la Lituanie, son pays d’origine, pour venir vivre en France. Elle a 23 ans. Trois ans plus tard, elle met au monde une petite fille, Clara, qu’elle surnomme Clairette, se marie avec Arthur Dalladet. Jeanne travaille d’abord dans une entreprise de la maison de la chimie, puis en 1936, cette militante est employée comme secrétaire de la section du parti communiste de Renault. Après l’invasion des troupes allemandes, elle entre dans les réseaux de résistance de l’usine où elle est notamment chargée des tracts qu’elle tape le soir. Comme le bruit de la machine à écrire était très fort, ma mère a préféré quitter son appartement de la rue de Seine pour un logement plus isolé dans la Vallée de Chevreuse. Malgré cela, elle a été dénoncée et arrêtée en février 41, explique sa fille Clairette Hajdu. "Interrogée" au commissariat de Boulogne-Billancourt, jugée par un tribunal qui la condamne à 15 ans de prison, elle est envoyée à La Petite-Roquette, puis transférée en 1943 à Châlons-sur-Marne. Depuis l’été 39, je séjournais dans une famille en Haute-Marne. Dès que j’ai su que ma mère était à Châlons, je suis partie la voir, toute seule, en changeant deux fois de train et en dormant dans la salle d’attente de la gare. J’avais 15 ans. Je l’ai vue, d’abord au parloir, puis les jours suivants, directement, sans séparation. Nous sommes tombées dans les bras l’une de l’autre : il y avait quatre ans que nous ne nous étions vues ! Heureusement elle arrivait à m’écrire tous les 15 jours, se souvient Clairette. Jeanne Klugeaite est ensuite emmenée à la prison de Romainville puis déportée à Ravensbrück en mai 1944. La veille de son départ, elle adresse une ultime lettre à sa fille. Jeanne reviendra en mai 1945. Elle est décédée quarante-six ans plus tard à l’âge de 90 ans. Mai 1944 Ma petite fille chérie, C’est une belle journée remplie d’un espoir immense. Je suis convaincue, mon enfant, que la vie sera radieuse pour tous ceux qui ont souffert. Il faut pour cela que tu sois gaie, malgré notre séparation si prolongée. J’espère que vite nous nous reverrons. Les événements se précipitent et c’est pour cela qu’on nous fait quitter Châlons pour une direction inconnue. Ne t’en fais pas surtout, ai bon moral comme moi je l’ai. (...) Nous partons demain à 7 heures du matin. Ne t’ennuie pas surtout si tu ne reçois pas de nouvelles. Tu avertiras également Tonia et Marcelle. Je leur demande de t’écrire souvent, qu’elles me remplacent un peu auprès de toi jusqu’au moment où j’aurais le grand bonheur de te rejoindre. Je pense beaucoup à vous tous. (...) Ma petite fillette, moi aussi j’aurais tant de choses à te dire, mais j’arrive presque au bout de cette lettre. Je sais que tu es une bonne petite fille, que tu sauras être forte et ne pas t’ennuyer. Si je peux un jour te donner de mes nouvelles, j’en serais bien heureuse. Je te demande d’être sage, de conserver en bon état ta santé. On aura besoin d’une jeunesse saine pour relever notre beau pays. Apprends toujours, mais ne fatigue pas tes yeux. Ne sois pas négligée pour ta correspondance, je ne veux pas que tu t’ennuies sans lettre de ta maman. Mémé et Tonia sont si bonnes pour toi. Le printemps bat son plein respire à plein poumons, l’air de la côte est si bon. Tu auras des champs couverts de fleurs. J’espère en faire la cueillette avec toi l’année prochaine. Alors ma petite Clairette, je t’embrasse bien tendrement. Ne t’en fais pas surtout. (...) Ta maman qui t’embrasse bien fort. Si tu savais le bon moral qui règne. 12 Boulogne~Billancourt supplément au n° 335 ➛ avril 2005 Information De la Résistance à la déportation La répression commissaire, Saint-Royre, m’interroge. Ils veulent à tout prix que je leur livre mes liaisons avec les groupes de trois, les rouages de notre organisation et surtout connaître our répondre à la montée de la l’adresse de l’appareil technique, mon domiRésistance, la menace est constante cile, mes responsables supérieurs, notamd’une répression tragique et sanment Frachon. Un après-midi, le comglante, qui peut mener dans les prisons missaire Saint-Royre me présente plusieurs et camps d’internement français, à la centaines de photos d’ouvriers de chez déportation, voire au peloton d’exécuRenault, les unes datant de la période du tion. Tous les Résistants doivent affrontravail clandestin antérieur à 1936, les ter le même danger qui ne cessera de autres postérieures à 1936 et surtout à croître pendant quatre ans : septembre 1939. Au dos de chaque une répression bénéficiant de étaient annotées les appréSous la douleur (…) photo la collaboration de deux sysciations des services policiers de tèmes : celui des autorités Renault du type "dangereux comil avait craché d’Occupation auquel vient muniste". 69 mon nom. s’ajouter la police de Vichy qui Jean Buisson dans ses Évocajoue un rôle essentiel. Elle postions nous dit l’état de Camille Il me demanda sède des fichiers et connaît Schwarzentruber après les torbien le terrain. tures infligées, ainsi que celles pardon. Le parti communiste est une qu’il subira après lui. Je ne lui en des premières victimes. Une Il avait le visage bouffi, maculé répression s’opère déjà sous le de sang séché, les yeux "au beurre voulais pas (…) gouvernement Daladier avant noir", c’était une loque ! Il me d’être aggravée par Vichy. Ainsi, dit les tortures subies, les coups, le député communiste de Boulogneles passages à la baignoire. Après la 17e Billancourt, Alfred Costes, est arrêté le fois il donna mon nom en réponse aux 7 octobre 1939. Il est condamné à cinq questions posées sur l’origine des cartes ans de prison en avril 1940 avec les pard’alimentation qu’il transportait. Sous la lementaires de son groupe, emprisonné douleur, avec ses dents, il avait craché à Alger jusqu’en 1943. Au début de l’aumon nom. Il me demanda pardon. Je ne tomne 1940, c’est-à-dire dès la reprise lui en voulais pas. (…) de l’activité clandestine du parti, des Avant de subir le supplice de la baignoire, arrestations de militants ont lieu et se je fus emmené dans une autre grande salle poursuivront durant toute l’Occupaoù se trouvait une dizaine de civils. (…) tion. Le tribut payé par les communistes On me fit asseoir, face à un homme d’une quarantaine d’années environ, qui engaest un des plus lourds. geait des feuilles de papier dans le cylindre d’une machine à écrire. Je me crus dans un salon où allait s’engager une converUne fois arrêtés, beaucoup de Résistants sation amicale, cela avec d’autant plus de sont martyrisés. L’arrestation débouche sur conviction de ma part lorsque Dominique les coups et, de plus en plus souvent, sur s’approcha de moi sourire aux lèvres ! la torture, domaine où la Gestapo et ses La chanson commença sur un ton suave : émules français sont passés maîtres. Henri Tu es secrétaire général adjoint de la mairie Jourdain, arrêté le 1er novembre 1941, de Boulogne-Billancourt ? est conduit au commissariat où il reste - Oui. - C’est là que tu as connu Camille Schwardétenu jusqu’au 5. zentruber ? Et de 9 heures du matin à 10 heures du - Oui. soir, les policiers, cinq ou six, se relaient - Comment l’as-tu connu ? pour me questionner brutalement : frappé - Avant 1939, il était conseiller municipal à en perdre connaissance, ranimé à coups et maire adjoint de Boulogne-Billancourt… de seaux d’eau, refrappé… Deux fois le P La torture Jeanne Klugeaite de retour de Ravensbrück. Photo prise à l'hôtel Lutetia Il avait ses entrées à la mairie, c’est comme cela que je l’ai rencontré. - C’est par toi qu’il avait obtenu des tickets d’alimentation ? - J’ignore qu’il avait des tickets. Je répétais plusieurs fois cette réponse. Les coups que m’infligea un troisième personnage avec son nerf de bœuf ne me firent pas changer de réponse. C’est alors que l’homme qui tapait les demandes et les réponses à la machine à écrire – commissaire de police passé à la solde des Allemands – dit : "Assez ! Maintenant à la baignoire ! " Quelques instants après, j’étais dans la salle de bain pour la séance. (…) La baignoire était un supplice raffiné. (…) Après avoir été bien rossé avec un nerf de bœuf, vous étiez plongé dans une baignoire aux trois quarts pleine d’eau. Et l’eau était froide le 17 janvier ! Un bourreau était monté sur un radiateur près de la baignoire pour ne pas être éclaboussé ; il vous interrogeait quand un second vous sortait la tête de l’eau en vous tirant par les cheveux. Il était bien difficile de parler, car un troisième vous lançait des tasses d’eau si vous ouvriez la mâchoire. C’était le début de la noyade. 70 L’incarcération et l’internement en France Une fois arrêté, torturé parfois, le Résistant connaît l’internement ou l’incarcération. Telle une toile d’araignée, un réseau de camps et de prisons quadrille la France entière. En effet, dès la fin de la Troisième République et jusqu’à la Libération, les camps d’internement, en France, regorgent d’une population hétérogène : Républicains espagnols, militants communistes, tziganes et, bien entendu, les juifs dont nous parlerons ultérieurement. Ainsi, de 1940 à 1944, de nombreux Résistants sont internés dans ces camps. De même, certains sont incarcérés dans les prisons françaises, des plus grandes centrales aux plus petites maisons d’arrêt. Divers locaux militaires – forts, casernes – sont réquisitionnés aux mêmes fins. 69 Henri Jourdain, op. cit., p. 47. 70 Jean Buisson, op. cit., p. 15-16 et 20. Boulogne~Billancourt supplément au n° 335 ➛ avril 2005 Information 13 De la Résistance à la déportation Pour Boulogne-Billancourt, nous connaissons le lieu d’internement ou d’incarcération dans sept cas. Parmi eux, trente-et-un ont été déportés. Il se répartissent de la façon suivante : Effectifs dans les prisons et camps français Aux usines Renault Internés Blois Boulogne-sur-Mer Caen Clairvaux Compiègne Fresnes La Guiche La Petite Roquette La Santé Le Cherche-Midi Les Tourelles Loos-les-Lille Melun Pithiviers Rhomulde Romainville Rouillé Saint-Denis Saint-Jean-d’Angely Saint-Martin de Ré Saint-Sulpice-la-Pointe Villeneuve-Saint-Georges Voves Camp inconnu TOTAL Déportés Sur Boulogne-Billancourt Internés Déportés 1 1 1 2 1 1 7 13 1 1 1 3 1 2 4 1 1 1 1 1 1 3 1 1 1 1 1 2 1 1 1 17 2 Les sources sont ici peu loquaces. Nous possédons néanmoins deux témoignages sur les conditions d’incarcération et d’internement. Ceux de Jean Buisson et Henri Jourdain. Ce dernier a été incarcéré à la Santé, Fresnes, Fontevrault, Blois et enfin Compiègne Je suis incarcéré le 6 novembre à la Santé, convoqué régulièrement pour confrontation après des arrestations. (…) Le 4 mai 1942, je passe devant la fameuse "Section spéciale", condamné à 10 ans de travaux forcés, comme chef d’un groupe de sept (tous ne sont pas communistes). (…) À la Santé, nous sommes entassés à sept dans une cellule prévue pour une personne et je suis le seul "politique" au milieu de 2 11 29 "droit commun". (…) Le 6 mai, je suis transféré à Fresnes, où je reste jusqu’au 16 septembre. (…) À Fresnes les conditions sont différentes. Quatre mois sans promenade. Nous sommes cloîtrés dans nos cellules, toujours à six ou sept, mais ici uniquement entre "politiques", pas nécessairement communistes. (…) Ensuite, la centrale de Fontevrault dans une ancienne abbaye bénédictine : du 16 septembre 1942 au 17 octobre 1943. (..) À notre arrivée les conditions sont pires. Au point que sur 600 détenus environ, une centaine meurt au cours de l’automne et de l’hiver. D’abord l’isolement. La nuit, nous sommes enfermés, seuls dans nos cellules, des cages grillagées. (…) Le fenêtre, ils étaient éclairés jour et nuit, et soumis à une stricte surveillance. C'était dans ces réduits qu’étaient incarcérés les individus dangereux terroristes, plastiqueurs et ceux qui avaient commis des attentats contre les Allemands ou des immeubles occupés par eux, enfin les condamnés à mort. (…) Le régime d’incarcération était relativement supportable. Nous étions réveillés vers 5 heures et demie, 6 heures (janvier - février 1944). (…) Une bonne partie de la matinée se passait à la toilette et à la chasse aux petites puces qui nous harcelaient. Il n’y avait rien à dire sur la nourriture : elle était franchement mauvaise ! (…) Au début de mars, j’étais transféré à la caserne de RoyalLieu à Compiègne (Oise). 73 Les otages Les prisons et les camps constituent de véritables viviers dans lesquels les nazis viennent chercher ceux qu’ils vont fusiller, exécutés en représailles parce que des Résistants ont abattu l’un des leurs, parce qu’un sabotage a eu lieu contre leurs installations… Dès 1941, se met en place le système des otages qui frappe essentiellement les Résistants. Ils sont choisis parmi les internés et emprisonnés considérés comme particulièrement dangereux. À Boulogne-Billancourt nous avons pu recenser quinze otages qui ont été fusillés. Il s’agit de : Julien Berthier 34 ans fusillé le 15 décembre 1941 Yves Casse fusillé le 2 octobre 1943 René Cousin 38 ans fusillé le 21 septembre 1942 Jean Hemmen 32 ans fusillé le 11 août 1942 Yves Kermen 32 ans fusillé le 17 avril 1942 André Leclerc 36 ans fusillé le 11 avril 1944 Constant Lemaitre 20 ans fusillé le 23 octobre 1943 Roger Marinkovitch 20 ans fusillé le 28 septembre 1943 Claudius Mullembach 28 ans fusillé le 23 octobre 1943 Léon Muller 29 ans fusillé le 11 avril 1942 Adrien Nain fusillé le 20 septembre 1941 Maxime Renard 37 ans fusillé le 27 novembre 1942 Jean Senesiska 23 ans fusillé le 12 juillet 1943 Arthur Tintelin 29 ans fusillé le 11 août 1942 Clément Toulza 32 ans fusillé le 31 mars 1942 Neuf d’entre eux sont communistes – les fiches individuelles allemandes et françaises l’établissent – et sont fusillés au Mont Valérien. Ils sont, pour la plupart, arrêtés par la police française. Celleci, dès l’invasion de l’URSS par l’Allemagne, accorde en effet une priorité absolue à la lutte anticommuniste. C’est le cas notamment d’Yves Casse arrêté le 16 mars 1942. 74 Dès lors des affiches rouges bordées de noir sont apposées sur les murs, annonçant la mort de patriotes. Ainsi cette affiche placardée le 20 septembre 1941 à la suite de la mort d’un capitaine allemand et dans laquelle est annoncée l’exécution de douze otages parmi lesquels sept sont communistes dont Adrien Nain. 75 Comme beaucoup de communes de la Avis Le 16 septembre 1941, un lâche assassinat a été à nouveau commis sur la personne d’un soldat allemand. Par mesure de répression contre ce crime, les otages suivants ont été fusillés. (…) J’attire l’attention sur le fait que, en cas de récidive, un nombre beaucoup plus considérable d’otages sera fusillé. Paris, le 20 septembre 1941 Der Militärbefehlshaber in Frankreich Von Stülpnagel région parisienne, Boulogne-Billancourt a eu des habitants fusillés au Mont Valérien. Comme nous l’avons vu, c’est dans cette antichambre de la mort, que les quinze otages boulonnais sont tombés. Quoi de plus naturel si, chaque année, 73 Jean Buisson, op. cit., p. 17 à 19. 74 AM/Q 254 Lettre du préfet de police du 11 novembre 1943 adressée au maire de BoulogneBillancourt. 71 Henri Jourdain, op. cit., p. 47 à 49. 72 Henri Jourdain, op. cit., p. 49-50. 14 dimanche, seul jours de repos, promenade en rond autour de la cour, à un mètre de distance les uns des autres, avec défense formelle de se parler. Un colis et une lettre par mois, lue au préalable. Ensuite, un travail long (dix heures par jour) et fastidieux. Deux ateliers, chacun comprenant une cinquantaine de politiques : charpente des chaises et empaillage. Nos seuls contacts humains. 71 Bien qu’il soit incarcéré, le Résistant continue sa lutte. Lutte pour l’amélioration de notre sort : en premier lieu pour le respect de notre dignité de communistes, de patriotes. Une lutte ardue (des camarades sont envoyés au "mitard"), longue, mais souvent couronnée de succès. Nous parvenons d’abord à nous faire reconnaître de facto comme prisonniers politiques et, par là, est reconnue la possibilité de se parler, de lire, de se rassembler. (…) Nous célébrons ainsi le 14 juillet 1943. (…) En août, nous imposons de ne plus travailler, de disposer de notre temps, notamment pour nous instruire. Nous organisons des cours de français, calcul, histoire du mouvement ouvrier, économie politique etc. (…) Mais nous ne jouissons pas longtemps de ces acquis. Le 17 octobre 1943, tous les détenus politiques de Fontevrault sont transférés à Blois, en même temps que ceux de Clairvaux. De là, un matin de février 1944, les portes des cellules s’ouvrent, les unes après les autres. Un gestapiste, revolver au poing, jette un ordre bref : "Préparez vos affaires ! " Nous sommes enfermés dans un wagon à bestiaux plombé, en direction de Compiègne. (…) Nous y restons quelques jours parqués, mêlés à d’autres Résistants non communistes, quelques juifs et aussi à des gens de toutes espèces ; certains se demandent pourquoi ils sont là. 72 Nous possédons aussi le témoignage de Jean Buisson sur son incarcération à la prison de Fresnes. Je fus affecté à la 3e division, 3e étage, dans une cellule de 3 x 2,5 m occupée par trois hommes. (…) La majorité des cellules étaient occupées par plusieurs détenus. D’autres, les cachots (mitards), de dimensions restreintes, n’avaient qu’un locataire au régime pain et eau. Sans Boulogne~Billancourt supplément au n° 335 ➛ avril 2005 Information Boulogne-Billancourt vient y commémorer les siens. Situé dans la commune de Suresnes, le Mont Valérien est tristement célèbre pour les massacres qui y ont eu lieu. En effet, pendant quatre ans d’occupation allemande, des milliers de Résistants ont été fusillés dans la région parisienne, dont 4 500 au Mont Valérien. D’abord ermitage et lieu de pèlerinage, le Mont Valérien devient sous LouisPhilippe une forteresse de l’enceinte parisienne. Au milieu du 19e siècle, le fort est utilisé comme lieu de détention : près de trente mille Communards seront fusillés par les Versaillais. À la fin du 19e siècle, le fort est occupé par une école de télégraphie militaire qui en fera le bureau de la télégraphie sans fil et un centre mondial d’écoute. En 1940 la chapelle du Mont Valérien fut réaffectée au culte. Après la défaite, elle fut profanée et perdit ainsi sont rôle religieux. Elle devint, par la volonté des nazis, un lieu de détention et d’antichambre de la mort pour nos camarades de la Résistance et pour d’innocents otages arrivant de toutes les prisons de France. Les condamnés à mort étaient entassés dans la chapelle et gardés par les SS. Certains y ont passé leur dernière nuit, tandis que d’autres étaient fusillés dès leur arrivée. Tous empruntaient l’étroit sentier, les mains attachées dans le dos, vers la clairière, lieu de leur supplice où attendait le peloton d’exécution. Il nous a été difficile de savoir s’ils étaient fusillés par groupes de quatre, six ou huit à la fois, mais tous ceux qui attendaient leur tour dans la chapelle pouvaient entendre les slaves assassinant leurs camarades partis avant eux. Ils profitaient des derniers instants de leur vie pour inscrire sur le mur du fond et sur les côtés leur ultime adieu à leur famille et à la France. (…) En sortant de la chapelle, un petit sentier descend vers une clairière. (…) À la fin de ce sentier se trouve à gauche une grande butte de terre très large et très haute. (…) Les condamnés étaient adossés à cette butte et attachés à des poteaux pour y être fusillés. 76 75 Serge Klarsfeld, Le livre des otages, Les éditeurs français réunis, Paris, 1979, p. 295 76 Arsène Tchakarian, Les fusillés du Mont Valérien, Comité national du souvenir des fusillés du Mont Valérien, l’Écritoire, 1991, p. 17-18. Boulogne~Billancourt supplément au n° 335 ➛ avril 2005 Information 15 De la Résistance à la déportation Cette politique d’exécution des otages vise à "terroriser la population et la rendre imperméable par la peur aux idéaux véhiculés par les Résistants et par leurs actes. " (…) Certes ces exécutions ne manquent pas un de leurs buts essentiels, qui est d’affaiblir quantitativement le potentiel humain communiste. 77 Cependant elles n’atteignent pas leur objectif principal qui est d’affaiblir la volonté des Résistants. Les attentats se poursuivent, comme la répression d’ailleurs. À l’issue du procès de la Maison de la chimie, le 15 avril 1943, vingt-trois communistes sont condamnés à mort et exécutés le 17. Parmi eux, Yves Kermen, dont nous possédons la dernière lettre écrite à sa femme avant son exécution. À la suite d’un attentat commis à Paris, le 28 septembre de la même année, cinquante otages sont fusillés le 2 octobre parmi lesquels trente-sept communistes dont Yves Casse. Le 16 août 1944 les nazis massacrent trente-cinq jeunes gens à la cascade du bois de Boulogne. Aucun n’est boulonnais. Cependant nous avons voulu introduire le récit de ce sinistre épisode dans cet ouvrage du fait même que la municipalité de Boulogne-Billancourt se joint chaque année aux cérémonies commémoratives. L’épisode nous est raconté par Albert Ouzoulias dans son livre Les Bataillons de la jeunesse. Voici dans quelles conditions ce crime abominable eut lieu. Beaucoup de jeunes de toutes opinions appartenant à l’Union des forces unies de la jeunesse patriotique (FUJP) étaient entrés massivement dans les FFI. Les FTP de Chelles, en Seine-et-Marne, dont la compagnie se bat depuis 1943, sont en liaison avec les autres organisations de jeunesse ; jeunes de l’OCM, membres de la Jeunesse chrétienne combattante. Ce dernier groupe est particulièrement agissant. (…) Ses dirigeants sont entrés en contact avec un dénommé Marcheret, agent de la Gestapo, se prétendant envoyé par Londres pour fournir des armes aux Résistants. Sans méfiance, avec un esprit de fraternité qui était le nôtre, les Jeunes chrétiens combattants proposent à nos jeunes FTP de Chelles, aux jeunes de l’OCM et à un groupe de FFI de Draveil de participer à la récupération et au partage des armes. Un rendez-vous est pris le 16 août à la porte Maillot. Il y a là une vingtaine de FTP de Chelles venue avec un camion et une ambulance. (…) Dans un autre camion, convoqués par Marcheret, (…) des Jeunes chrétiens combattants. (…) Sont également présents dans un troisième camion, ceux de l’OCM (Organisation civile et militaire de la jeunesse). (…) Enfin, les groupes FFI venus de Draveil ont rendez-vous à un autre endroit. Tous sont venus croyant trouver des armes. Ils tombent dans les guetsapens tendus par Marcheret et la Gestapo. Dans leurs camions bâchés, ils sont emmenés dans un garage, rue d’Armaillé, où, au lieu des armes promises, ce sont les SS qui les attendent. Arrêtés, ils sont conduits les uns rue des Saussaies, d’autres avenue Foch et rue Leroux, dans les multiples sièges de la Gestapo pour y être interrogés et torturés. Dans la nuit qui suit, les soldats nazis vont les transporter à la cascade du bois de Boulogne et les massacrer à la mitraillette et à la grenade. 78 La déportation Incarcérés et/ou internés, un grand nombre de Résistants connaissent la déportation qui constitue un procédé de plus en plus utilisé pour se débarrasser d’eux. Elle est systématisée par le décret NN-Nacht und Nebel : Nuit et brouillard du 7 décembre 1941. Sur Boulogne-Billancourt cent soixante-etune personnes qui se répartissent comme suit ont été déportées dans des camps, prisons ou forteresses allemandes. Il est possible, du fait de l’imprécision des sources, que certains déportés classés Boulonnais aient été travailleurs de chez Renault. Outre les camps, les nazis utilisent également les prisons et forteresses existantes qui deviennent ainsi des lieux de déportation. Effectifs dans les camps de concentration et/ou d’extermination Aux usines Renault 9 2 Buchenwald 21 12 Dachau 6 Dora 5 1 Flossenburg 1 13 Auschwitz 1 Bergen-Belsen Mauthausen 6 1 Gross-Rosen 6 2 4 Neuengamme Ravensbrück 4 Sachsenhausen 4 1 2 Camp inconnu 12 23 TOTAL 68 68 Effectifs dans les prisons et forteresses allemandes Aux usines Renault Brème 1 Brunswick 1 Sur BoulogneBillancourt 1 Chemnitz Cottbus 1 Ebensee 1 Goldbach 1 Hadgerleben 1 Halberstadt 1 Hambourg 1 Leitmoriz 1 Linz 1 Lübeck 1 Magdebourg 1 Mannheim 2 Oranienburg 2 Rendsburg 1 Rollwald 1 Siegburg 1 Sthun 1 Straubing 1 Stuttgart 1 Wittemberg 1 TOTAL 23 1 2 plan laisserait peut-être une chance sur mille à quelques-uns de survivre, mais, du moins, nous aurions entraîné dans notre mort quelques SS. Mais la veille de la date prévue, ou le jour même, notre équipe est attachée à un train de charbon qui doit nous conduire à Mauthausen. Sans doute tout ceci peut sembler peu. Mais, dans cette ambiance d’implacable férocité, nous nous prouvions à nous-mêmes que nous n’étions pas avilis au rang de bêtes, que le combattant et l’humain n’étaient pas détruits en nous. Départ donc le 27 mars 1944. Un long voyage de quatre jours, enchaînés dans un vieux wagon. Pour tout viatique, une boule de pain ; une seule fois, les SS nous donnent à boire. Beaucoup d’entre nous mourront. J’arrive dans un état d’épuisement, les yeux purulents. (…) À notre arrivée mise en quarantaine. Tous les poils du corps rasés (contre les poux) : en effectuant cette opération, le kapo me fait une entaille à l’aine. La blessure s’infecte. (…) L’arrivée à Mauthausen m’apparaît, pour peu de temps, plutôt réconfortante : douche et soupe chaude encore qu’immédiatement suivies d’une marche sur la place d’appel, par rangs de cinq, nus sous la neige. Conditions effroyables : nous couchons entassés les uns sur les autres ; avec, ça et là, les corps de ceux qui agonisent ou sont déjà morts. Il faut absolument réagir contre cette entreprise de dégradation humaine. Sachant les risques mortels que j’encours, j’entreprends de faire des causeries avec mes codétenus. (…) Je rencontre le RP Riquet, avec lequel j’échange de brèves réflexions et lui transmets des informations sur la vie du camp et sur l’évolution de la guerre. Il se dit impressionné par la hardiesse et le sens de l’organisation des communistes qui, en ces lieux hérissés de périls, trouvent les moyens de pratiquer la solidarité, d’organiser la résistance aux SS, de recueillir et diffuser des informations qui stimulent les esprits et entretiennent le moral. (…) À la fin de juin 1944, je suis expédié à "LINZ III" un kommando situé dans une île du Danube proche de Linz. Extrêmement pénible, physiquement et moralement. (…) Mais très dur surtout 79 Voir en annexe les listes des déportés pour les deux catégories. 80 Henri Jourdain, op. cit., p.50-51. 77 Serge Klarsfeld, op. cit., p. 256. 78 Voir en annexe la liste des fusillés de la cascade. 16 Sur BoulogneBillancourt dans trois camps différents, et à Henri Soit au total, quatre-vingt-onze déporJourdain. tés pour les usines Renault, soixanteJe fais partie d’un "transport" de 50 N.N. dix sur Boulogne-Billancourt en géné(Nuit et brouillard), les 4/5e (exposant) au ral. 79 Outre les quatre-vingt-onze ouvriers de chez Renault, nous connaismoins de communistes, tous condamnés sons la profession de quaranteaux travaux forcés, en route – ce et-un déportés boulonnais. Il que nous ignorons – pour Maus’avère que vingt-neuf sont thausen, via le camp de NeueAu total, issus de la classe ouvrière, les Brem, près de Sarrebrück. (…) quatre-vingt-onze autres se répartissant ainsi : Intermède de 23 jours dans un neuf employés, deux cadres camp de transit, Neue-Brem. Un déportés pour les et un commerçant. Nous avons camp de transit, plutôt un camp extrêmement peu de renseide harassement, avec pour but usines Renault, gnements sur les motifs des de briser physiquement et morasoixante-dix sur arrestations : un a été arrêté lement en quelques jours les pour avoir hébergé un gaul- Boulogne-Billancourt déportés, d’ailleurs peu nombreux liste, un autre pour détention (200 à 300), avant d’envoyer les d’armes, un pour avoir servi survivants vers les camps défien général d’agent de liaison du MLN – nitifs (Mauthausen, Auschwitz, Mouvement de libération etc.). Un camp artisanal mais nationale. Dans la majorité des cas seule efficace, dépourvu de chambres à gaz et figure la mention "déporté politique". de crématoires. Les cadavres gelés s’enNous connaissons par contre les années tassent autour des baraques. C’est peu dire de naissance des déportés. Le plus jeune que les conditions dans ce camp sont épouest un apprenti de chez Renault. Il a vantables. Y survivre plus d’un mois tient quinze ans. presque du miracle. (…) Combien sont revenus ? Là encore, les Chaque jour, sous la schlague, les coups de sources font défaut. Pour Renault, crosse, souvent le torse nu, nous marchons soixante-quinze ouvriers sont de retour en canard, accroupis, les mains derrière alors que douze trouvent la mort dans la nuque. À l’écart, les mains enchaînées les camps. Pour Boulogne-Billancourt, derrière le dos, nuit et jour, un officier en général, nous savons que deux déporsoviétique doit marcher durant des heures tés sont rentrés tandis que vingt-cinq en canard les épaules chargées de blocs de sont morts dans les camps. En ce qui glace. Presque totalement privés de nourconcerne les usines Renault nous avons riture, nous avons prélevé sur nos rations le cas de dix ouvriers dont nous ignode famine pour le soutenir. rons s’ils ont été uniquement internés ou Même comportement à l’égard de Frandéportés. Il s’agit de : çais de tous horizons sociaux, aux limites Marcel Delagroux extrêmes de l’épuisement. 80 Ici la Résistance prend d’autres aspects. Jacques Drucker Elle n’est pas morte tant que certains Joseph Eskenazi continuent de se battre en essayant de René Fernandez conserver leur "qualité d’homme" malgré Marcel Fisse cette machine à humilier qui sévit dans Marcel Greemberg les camps. La Résistance, dans ce lieu, François Kasperek consiste en actions de solidarité pour Jean Leduc lutter contre la faim et aider les plus René Masblanc vulnérables, en tentatives d’évasion ; Jean Salfatti c’est aussi rétablir des contacts et reconsParmi les Résistants que nous avons pu tituer, à l’intérieur de ce monde clos, rencontrer, aucun n’a connu le système une organisation clandestine. concentrationnaire nazi. De fait, là encore, Nous imaginons un plan d’évasion. La nous faisons appel aux évocations témérité consciente de cette esquisse de de Jean Buisson, qui a été déporté Boulogne~Billancourt supplément au n° 335 ➛ avril 2005 Information Boulogne~Billancourt supplément au n° 335 ➛ avril 2005 Information 17 Témoignage De la Résistance à la déportation fissures desquelles filtrait un filet d’air. moralement. Je suis affecté à l’une des (…) La folie faisait son apparition : un usines "Hermann Goering" fabriquant des fils avait croqué le nez de son père ! chars pour l’armée hitlérienne. Quel cas Les portes furent ouvertes à grand fracas, de conscience pour moi qui, trois ans aupaet le débarquement se fit à la schlague. ravant, avec les camarades de "Renault", Nous apprenions que c’était le gummi. mettais tout en œuvre afin de saboter les (…) Traînant nos valises et ballots, nous productions d’armes pour les nazis ! avons été emmenés dare-dare jusqu’aux Pour ma part, je freine au maximum la douches. Après un déshabillage dont la marche de l’énorme raboteuse que je rapidité n’avait d’égale que la minutie. conduis. Une nuit, à la faveur d’un bom(…) Après le déshabillage, le bardement, je la mets en panne. rasage ! Dans une salle cimen(…) Nus comme des vers tée, dix à quinze fils pendaient Des communistes français orgaau plafond. Assis sur un tabounisés en groupes de trois m’ont de terre, nous ret, chacun d’entre nous perprécédé à Linz. (…) passions au pas dait sa chevelure. (…) Ensuite, Les camarades du "triangle" debout sur un tabouret, jambes me demandent mon opinion cadencé devant écartées, le même individu muni pour organiser la solidarité, d’un rasoir coupe-choux vous commenter les informations une sorte d’étal. débarrassait de tous les poils sur les développements de la On nous jetait du pubis et dessous les bras. guerre, la situation intérieure Puis après une attente interen France et sur les dispositions dans les bras de minable, rassemblés par groupes à prendre contre le projet d’exd’une centaine, c’était la douche termination qui pèsera sur nous, quoi nous réparatrice tant attendue. Une au moment où les forces alliées habiller (…) grande salle cimentée, éclairée s’empareront de Linz. 81 par une fenêtre, dont les rigoles L’activité des communistes, étaient encore à moitié pleines d’eau. Au dans ce kommando, conduit à mettre plafond des pommes de douche. Dans le en place un comité clandestin qui haut d’un des murs comme des bouches s’adresse aux déportés français dont fait d’aération. C’était par ces trous qu’arripartie Henri Jourdain. De même celuivait le gaz zyklon qui asphyxiait les douci fait partie d’un comité international chés. Pour notre convoi, l’installation n’a clandestin dont la direction est comfonctionné qu’en douche. Avant d’y entrer, posée de communistes de différentes nationalités. À l’arrivée des soldats aménous avions perdu notre personnalité ; en ricains ce sont eux qui désarmeront quittant le salon de rasage, nous étions les SS. tatoués sur le bras gauche par des kapos Jean Buisson, secrétaire général adjoint qui maniaient une sorte de stylo à encre de la mairie de Boulogne-Billancourt bleue. Je devenais le n° 185191. déporté à Auschwitz le 27 avril 1944. Et ce fut l’habillage ! Nus comme des vers Nous avons été entassés à 100-120 par de terre, nous passions au pas cadencé wagons à bestiaux dont les hublots étaient devant une sorte d’étal. On nous jetait obturés par des planches clouées, recoudans les bras de quoi nous habiller. (…) vertes à l’extérieur de barbelés. Après Nous avons été emmenés et entassés à quatre nuits et trois jours de voyage, nous même le sol dans des baraques à chevaux. sommes arrivés en Pologne à AuschwitzNous ne pouvions pas nous coucher. Assis Birkenau. (…) Il n’existe pas de mots pour sur la terre, jambes écartées, on s’emboîdécrire la suffocation par manque d’air, tait les uns dans les autres pour se tenir la soif qui brûlait les entrailles, la folie chaud, car là où nous étions, la tempéraqui s’installait chez certains avec la méchanture se situait vers zéro degré. ceté qui s’exprimait dans la nuit du waLa nourriture consistait surtout en des gon : les coups de poings, de pieds pour sortes de tisanes que l’on absorbait en s’approcher des portes verrouillées par les buvant à même une boîte de conserve 81 Henri Jourdain, op. cit., p.52 à 54. 82 Jean Buisson, op. cit., p. 24 à 26. 18 Boulogne~Billancourt supplément au n° 335 ➛ avril 2005 Information rouillée recueillie auprès de la baraque où j’avais échoué. 82 Jean Buisson ne fait qu’un séjour de douze jours à Auschwitz. Il est ensuite acheminé vers le camp de Buchenwald où il reste le même laps de temps. Après quoi, il part pour le camp de Flossenburg, en Bavière où il est désigné pour un kommando de ce camp : Flohä in Sachsen (Flohä en Saxe). Il sera de retour à Paris à la fin mai 1945. La répression a été exercée contre les Résistants en raison de leur activité. Elle l’a été contre les juifs et les tziganes uniquement en vertu de concepts racistes. La communauté juive boulonnaise va s’en trouver tragiquement bouleversée. ■ La famille Broder, c’était Maxime, commerçant boulonnais bien connu et conseiller municipal de Georges Gorse ; ce sont Muriel Quentin-Broder, conseillère municipale, et Patrick Quentin, son époux, ancien maire adjoint. Et puis Yvonne, énergique petit bout de femme, à la jeunesse fracassée. Depuis peu, elle accepte de revenir à Auschwitz, de raconter aux élèves l’horreur concentrationnaire. Un récit toujours expurgé. Même pour nous. Puînée de trois filles de parents d’origine polonaise, elle grandit à Paris, se rêve professeur de piano. À la déclaration de guerre, son père est mobilisé, revient après la débacle, entre dans la Résistance. Par sécurité, tous partent à Grenoble. Son père continue ses actions, Yvonne tape des tracts, transmet des messages. Après l’occupation de la zone libre, la famille se disperse par mesure de sécurité et Yvonne se cache chez une famille qui possède un chalet Nous étions 60 dont 40 pensionnaires de la maison de retraite Rothschild, entassés dans un wagon à bestiaux, avec à peine de quoi boire et manger, sans possibilité de s’allonger ou de s’asseoir. Pendant les quatre jours du voyage, je n’ai fait que fermer les yeux à ces vieillards qui réclamaient leur famille. Tous étaient morts à notre arrivée à Auschwitz. On nous a fait descendre du train à coups de cravache, sous les hurlements des nazis, aidés par des garçons au crâne rasé, vêtus d’un costume rayé avec un numéro dans le dos. L’un d’eux m’a murmuré : Surtout, ne monte pas dans les camions ! Debout dans sa décapotable se tenait Mengele qui faisait ranger les déportés un par un devant lui sur deux files. J’ai seulement vu que les jeunes étaient tous mis du même côté ; les autres montaient dans les camions ; les nazis encourageaient également les personnes fatiguées à y grimper. Et nous, nous leur disions Au revoir ! À bientôt ! sans savoir qu’elles allaient directement dans les chambres à gaz. On nous a conduites dans le camp des femmes de Birkenau. Il a fallu se déshabiller devant tout le monde, on nous a rasées de la tête aux pieds, à cause des poux et du typhus, rassemblées nues dans la cour. On nous jetait dans le Dauphiné. C’est là qu’elle est arrêtée par la Gestapo en février 1944. Interrogée sous les coups pendant 10 jours, elle est envoyée à Drancy puis déportée le 9 mars 1944 à AuschwitzBirkenau. Elle a 19 ans. Yvonne Broder "Surtout, ne monte pas dans les camions" Yvonne et sa cousine Suzanne, morte en déportation, dans le Dauphiné au temps de l'insouciance. Yvonne, le 15 mars 2005, retourne à Auschwitz et témoigne de l'horreur concentrationnaire. des vêtements, des chaussures. Je n’ai jamais eu un pied gauche et un pied droit ! Puis on nous a tatouées et mises en quarantaine, nous ne sortions que pour l’appel ; les gardiennes polonaises, des droit commun condamnées pour crimes de sang, nous frappaient à coups de matraque quand on ne répondait pas à notre matricule, hurlé en allemand, bien sûr. Tout au début, j’ai demandé naïvement : Mais par où sort-on d’ici ? Et une ancienne m’a répondu : Par où ? Mais par là, voyons !, en désignant les cheminées des fours crématoires. Nous n’avions rien à boire, on mangeait une espèce de soupe à l’eau dans des gamelles infâmes, sans couvert ; à quatre heures, un quignon de pain dur avec un peu de margarine. On dormait sur des lits de planches, par huit, et quand on avait envie de faire pipi, il fallait se soulager dans la gamelle dans laquelle on mangeait. La nuit aussi, on nous mettait nues devant Mengele qui choisissait les plus jolies pour servir de cobayes pour ses expériences “médicales”. Celles qui avaient des boutons ou des plaies étaient immédiatement envoyées à la chambre à gaz. L’hiver était atrocement froid, l’été le soleil nous brûlait, on attrapait des cloques ; Ausch- witz, c’était alors des marécages, pas les belles pelouses qu’on voit maintenant, on avait de la boue jusqu’aux genoux ! Pas un arbre, pas une fleur, pas un oiseau. Aucune vie. Toute la journée, on portait des pierres ou des briques dans un wagonnet qu’on poussait sur des rails puis qu’on déchargeait pour former des tas. Ou bien, on changeait les rails de place. C’était épuisant. On travaillait sous les coups de fouet et de matraque. Le camp était entouré de barbelés électrifiés. Celles qui voulaient en finir se jetaient dessus pour s’électrocuter. Le 27 janvier 1945, on a entendu les canons tonner. J’ai eu très peur. Les nazis ont rassemblé les déportées pour évacuer le camp, mais un vieux soldat m’a prise par la main et m’a dit : On n’emmène pas les enfants ! Il m’a sauvé la vie. Je ne pesais plus que 28 kg pour mon mètre 43. Je me suis cachée dans les égouts. C’est là que les Russes m’ont trouvée, des commandos de femmes qui m’ont soignée et nourrie. Après, j’ai pu rejoindre Cracovie à pied (57 km !), puis j’ai été évacuée jusqu’à Odessa, puis par bateau jusqu’à Marseille. Ensuite, j’ai pu rejoindre Grenoble et ma famille. Yvonne Broder n’en finit pas de sécher ses larmes. Boulogne~Billancourt supplément au n° 335 ➛ avril 2005 Information 19 De la Résistance à la déportation La communauté juive dans la tourmente La communauté juive avant guerre s'est tellement bien intégrée qu’elle avait oublié ses racines juives et se sentait absolument française. Ce qui expliquait que ses membres se connaissaient peu entre eux. Toute une série de mesures vont pourtant bouleverser, entre 1940 et 1942, la vie de cette communauté, mesures qui faciliteront, par la suite, les arrestations puis les déportations. Dès 1940 un recensement des juifs est imposé. En 1942, la mention "juif" est apposée sur la carte d’identité. Au mois de mai de la même année, les juifs de la zone occupée âgés de plus de six ans sont dans l’obligation de porter l’étoile jaune. Si Vichy refuse d’appliquer cette mesure à la zone libre, ce sont tout de même ses représentants qui doivent en assurer l’application en zone occupée. Comme nous le verrons par la suite, des camps d’internement, pour les juifs en particulier, ont été ouverts en zone occupée. C’est dans ces camps qu’ils sont internés après avoir été arrêtés lors de rafles. Les premières rafles massives de juifs ont lieu en mai, août et décembre 1941, et nous savons qu’elles touchent cer- Premières persécutions P eu de temps après l’Armistice, le gouvernement français, en étroite collaboration avec les autorités nazies, se prête aux premières mesures de persécutions dont sont victimes les juifs. Une propagande anti-juive est mise au point très rapidement par différents moyens de diffusion tels la presse, les expositions itinérantes, le film. Dès 1940, l’information dirigée atteignait en partie son objectif : montrer que le Juif était étranger à la communauté française qui devait, de ce fait, le considérer comme un élément indésirable et le rejeter. 83 On constate, en effet, que dès juillet 1940 des actions sont menées, en zone occupée, contre les magasins juifs et les synagogues. À BoulogneBillancourt, la synagogue fut saccagée le 3 octobre 1940 par des inconnus venus de Paris. 84 Toute une législation antisémite se met en place. Deux statuts des juifs sont successivement promulgués par Vichy le 30 octobre 1940 puis le 2 juin 1941 dans lesquels se trouvent la liste des professions interdites aux juifs, les quotas imposés à certaines professions… À Boulogne-Billancourt, Madame Imianitoff, docteur en médecine, doit ainsi cesser son activité en 1942 en raison de ses origines israélites. 85 Ce premier et ce second statuts des Juifs ne furent nullement imposés par les Allemands, rappelle très justement Yves Durand. Dus à la seule initiative de Vichy, ils sont le fruit d’un antisémitisme propre à certains de ses dirigeants. Ils répondent aussi à la volonté constamment manifestée par Vichy, de précéder les Allemands dans leur législation afin d’éviter leurs empiétements sur la souveraineté française. 86 C’est pour appliquer cette législation qu’est créé, en mars 1941, un commissariat aux questions juives. Les biens des juifs sont également touchés par la loi du 22 juillet 1941 qui décide de leur "aryanisation". Ainsi, à Boulogne-Billancourt, le magasin de confection de Madame et Monsieur Cohen, 136, avenue Édouard-Vaillant, est réquisitionné en 1942. (…) De même, Madame Louise Pleskoff qui tient une boulangerie rue Nationale, est dénoncée puis arrêtée un matin de septembre 1942 par deux miliciens. Étant israélite je n’avais pas le droit d’être en contact avec la clientèle, chose que je ne pouvais éviter. 87 De la même façon, le père de Marcel Lorenter doit interrompre son commerce sur les marchés de BoulogneBillancourt. 88 Or, un constat s’impose : la communauté juive de Boulogne-Billancourt repré- Vous êtes-vous jamais demandé ce qui distingue notre sente une espèce de toutes les autres ? infime mi- On m’a toujours appris que c’était la mémoire et le norité de la population, à langage. peine plus de - C’est ce que je croyais aussi, mais c’est une idée reçue. 0,2 %. Sur Ce que Pierre Cange avait perdu, n’est-ce-pas, n’était ni plus de 97 000 la mémoire ni le langage, mais justement le droit de se habitants en effet, et d’après penser comme être humain. Dans l’intégrité de sa qualité nos sources d’homme. (Vercors in Le tigre d'Anvers p.10) qui ne sont tains Boulonnais. C’est le cas d’Abrapas absolument exhaustives, il est vrai, ham Guttman, un juif d’origine tchél’ensemble de la population juive reprécoslovaque âgé de quarante ans, arrêté sente un peu plus de deux cents perle 14 mai 1941 et interné au camp de sonnes parmi lesquelles nous avons Beaune-la-Rolande jusqu’au 28 juin comptabilisé trente enfants ou adoles1941 date de sa déportation à Auschcents. De plus, nous avons pu constawitz. 89 ter que les juifs semblent bien intégrés dans la ville. Il n’existe pas de Robert Schneider est arrêté à quarantequartier juif particulier. Ceci nous est et-un ans le 20 août 1941 et interné à d’ailleurs confirmé par la femme de Compiègne, avant de partir lui aussi Marcel Lorenter. pour Auschwitz le 5 juin 1942 : il y 83 Jean Ialoum, La France antisémite de Darquier de Pellepoix, éd. Syros. Paris, 1979, p. 36-37. 84 E. Couratier, A. Bezançon, op. cit., p. 240. 85 AM/D 13 Lettre du président du CLL en date du 19 octobre 1944 adressée au préfet de la Seine. 20 86 Yves Durand, La France dans la Seconde Guerre mondiale 1939-1945. 87 AM/D 20 Lettre de Mme Cohen du 23 mars 1945 adressée au maire. 88 Témoignage de Marcel Lorenter recueilli le 17 juin 1991. 89 AM/Q 254. Boulogne~Billancourt supplément au n° 335 ➛ avril 2005 Information trouve la mort dès le 18 juillet suivant. 90 Ces arrestations vont se poursuivre à Boulogne-Billancourt au moins jusqu’au mois de juin 1944. Nina Berberova relate ainsi l’histoire d’une amie juive habitant Boulogne-Billancourt, Olga Margolina, dont nous n’avons pas trouvé trace dans nos sources. 91 Nous savons en revanche que sa sœur, Marianne, sera déportée par le convoi n° 11 le 27 juillet 1942. 92 C’est le 16 juin, raconte Nina Berberova, qu’Olga et sa sœur ont été arrêtées chez elles, à Boulogne-Billancourt, par des policiers français. Alertée au téléphone par son amie Olga, le futur écrivain se rend à Boulogne-Billancourt : Une demi-heure plus tard je me trouvais à la mairie de Boulogne. En m’approchant de cette énorme bâtisse "style moderne", je voyais converger de tous côtés des femmes avec des enfants. Elles étaient escortées par des policiers français. On les conduisait au sous-sol de la mairie d’où parvenaient des bruits de voix inquiètes. On ne voyait pas d’Allemands. (…) Je l’ai vue pour la dernière fois lorsque à quatre heures de l’après-midi, le 16 juin, on l’a poussée avec son baluchon dans un camion ouvert, le quatrième de la file, cerné par la police. (…) Puis arrivèrent d’autres camions. (…) Ils sont repartis les uns après les autres, comme nous l’avons appris plus tard, chargés de femmes, jusque tard dans la nuit. Les 16 et 17 juillet 1942 a lieu la rafle du Vel’d’Hiv. 93 Dans une circulaire en date du 13 juillet 1942 émanant de la préfecture de police et signée par Émile Hennequin, directeur de la police municipale, apparaît un tableau récapitulatif des fiches d’arrestation concernant cette rafle. On peut y voir notamment le nombre de juifs boulonnais devant être arrêtés à ce moment-là, à savoir : quatrevingt-seize. 94 Cependant, nous ne possédons les dates d’arrestation que pour très peu de Boulonnais et par conséquent nous ne pouvons savoir combien sont effectivement internés. Certains, sentant le danger ou mis au courant, échappent en se cachant ou en tentant de passer en zone libre… Nous étions dans un petit pré qui surMarcel Lorenter raconte : plombait la route. Et puis, comme ils tarQuand il y a eu le fameux mois de juillet, daient, nous étions évidemment extrêmequand il y a eu la rafle du Vel’d’Hiv’, nous ment angoissés. Nous sommes descendus étions cachés à Montreuil. Moi, j’étais sur la route où il y avait un virage et, en recherché ici, à Boulogne. Mon domicile allant à ce virage, on a vu les Allemands était 31 bis, rue Nationale. Mon père et qui étaient là et qui avaient arrêté mes ma mère ont échappé à la déportation car parents, mon grand-père. Le passeur disils se sont cachés pendant quatre ans à cutait tranquillement avec eux. Il était Montreuil chez des cousins. 95 manifestement rémunéré également par La future épouse de Marcel Lorenter les Allemands pour leur vendre des gens ajoute : qui le payaient pour leur faire passer la À l’actif du commissariat de police franligne de démarcation. On a vu mes parents çaise de l’époque, certains inset mon grand-père emmenés pecteurs ont prévenu personnelen auto. 97 Les premières rafles lement les juifs qu’ils connaisRobert Créange et sa sœur saient de la rafle de juillet 1942 sont recueillis par un fermier massives de juifs grâce à quoi, ma mère, ma sœur qui leur fait passer la ligne. et moi-même avons échappé ont lieu en mai, août Par la suite, leur tante les a à cette rafle, cachées par des gardés à Périgueux jusqu’à et décembre 1941 voisins. la Libération. Après quoi, ils Robert Créange 96 avait onze sont revenus à Boulogneans en 1942 : Billancourt. Depuis un moment déjà mon père se cachait Nous avons connaissance également parce que les Allemands étaient venus perd’une histoire qui se situe en janvier ou quisitionner à notre domicile à Boulogne février 1943 à Boulogne-Billancourt. 98 où nous habitions à ce moment-là, 4 bis, C’est l’aventure des rescapés de familles rue de Buzenval, aujourd’hui rue Annajuives allemandes, des femmes et des Jacquin. Mon père se cachait donc près enfants, les hommes ayant été fusillés ou des Buttes Chaumont, dans un appartedécapités en Allemagne. Le témoin raconte ment. Après bien des hésitations mes parents le périple de ces personnes, trois femmes, ont décidé de passer dans ce qu’on appeune jeune fille d’environ dix-huit ans, cinq lait, à ce moment-là, la zone libre. Au mois enfants dont l’aîné n’avait pas plus de sept de juillet 1942, par des intermédiaires ans qui, cachées dans une maison rue dont je n’ai plus le souvenir, ils ont contacté des Quatre-Cheminées, avaient été un passeur qui, moyennant finances, se dénoncées et risquaient d’être arrêtées faisait fort de faire passer des personnes " au cours d’une grande rafle de juifs recherchées, de la zone occupée à la zone qui devait avoir lieu le jour même à 22 libre. Nous sommes donc partis en juillet heures". Il est mis au courant par un 1942 pour essayer de passer la ligne. Nous ami médecin, un juif hongrois habitant étions un groupe de six personnes. Il y Boulogne-Billancourt, qui avait passé avait mon père, ma mère, mon grand-père, contrat avec les religieuses de la maison ma sœur qui avait, elle, treize ans, moi, et conventuelle de la rue de Clamart. Notre j’ai le souvenir qu’il y avait également une témoin eut alors pour tâche d’introduire jeune femme polonaise mais j’ignore absoces femmes et ces enfants chez les Domilument qui elle était. Je n’ai jamais su ce nicaines. Cependant, les femmes ne sont qu’elle était devenue. Donc, à un moment, pas acceptées, seulement les enfants, sur la route, ma sœur et moi on était très qui sont sauvés. fatigués de marcher et le passeur qui avait Une fois arrêtés, les juifs sont acheminés vers les camps d’internement, épiune bicyclette nous avait emmenés sur le sode transitoire avant la déportation porte-bagages, peut-être à trois cents ou qui, souvent, signifie la mort. quatre cents mètres en avant, et nous attendions que nos parents nous rejoignent. 90 AM/H 101, Q 254. 91 Nina Berberova, C’est moi qui souligne, Actes Sud, 1989, p. 399-403. 92 CDJC Liste originale des déportés juifs de France. 93 Vélodrome d’hiver situé rue Nélaton dans le XVe. 94 Serge Klarsfeld, Vichy Auschwitz, le rôle de Vichy dans la solution finale de la question juive en France – 1942 ; Fayard, 1983, p. 254. 95 Témoignage de Marcel Lorenter recueilli le 17 juin 1991. 96 Conseiller municipal communiste de Boulogne-Billancourt depuis 1983. 97 Témoignage de Robert Créange recueilli le 14 juin 1991. 98 AN/72 AJ 190 Témoignage de Maurice Chevalier déposé aux Archives nationales en mars 1973. Boulogne~Billancourt supplément au n° 335 ➛ avril 2005 Information 21 De la Résistance à la déportation L’internement en France 1941 par la police française. Ils m’ont envoyé à la préfecture de Paris. Je suis resté trois jours et, comme il y avait le Les camps d’internement français partityphus à Drancy, on m’a libéré. 101 cipent directement de la collaboration du Le grand-père de Robert Créange a transrégime de Vichy à l’entreprise d’anéanmis à son petit-fils un récit qui souligne tissement du judaïsme européen. 99 le comportement des gendarmes franEn effet, les juifs – étrangers et français à l’intérieur du camp de Drancy, çais – peuplent, pour la grande majodans des termes dont la sobriété même rité, des camps qui leur sont exclusiveravive encore une immense honte, malgré ment réservés. C’est le cas notamment les années. du camp de Drancy, en région Après la Libération nous sommes parisienne, et de deux camps revenus à Boulogne. Nous avons Des gendarmes du Loiret, Pithiviers et retrouvé mon grand-père qui Beaune-la-Rolande. avait été dans le dernier convoi français du camp Avant la déportation "vers de vieillards relâchés de Drancy. l’Est" qui constitue l’étape Lui, n’avait donc pas été déporté, de Drancy lui finale, les juifs boulonnais mais il a assisté à la déportation avaient cassé les sont incarcérés dans ces de mes parents. camps. Nous connaissons le Et quand il s’était levé la nuit où dents à coups de il avait su que mes parents camp d’internement de cent allaient être déportés, des gendix-sept d’entre eux : quatrematraque pour darmes français du camp de vingt dix-sept sont empril’obliger à retourner sonnés au camp de Drancy – Drancy lui avaient cassé les point de départ de la plupart dents à coups de matraque pour dans sa baraque l’obliger à retourner dans sa des trains de déportation – baraque. 102 douze à Pithiviers, sept à Beaune-la Rolande et un à CompièCertains juifs ont cru pouvoir échapgne – camp d’internement "mixte". Les per au camp, à la déportation. N’avaientpersonnes internées dans ces camps y ils pas combattu aux côtés du "vainfont un séjour plus ou moins long quand queur de Verdun" lors de la Première elles n’y meurent pas de faim ou de malaGuerre mondiale ? die du fait des conditions d’incarcéraLe mari de Madame Pleskoff, lui, est tion. En ce qui concerne Drancy, les insmort durant cette guerre, "Mort pour tallations sont extrêmement sommaires : la France". les internés dorment sur des châlits de Et pourtant… bois à deux étages, sans paillasse ni couIls m’ont emmenée au commissariat aux verture, et ils n’ont aucun récipient pour questions juives, place des Victoires à Paris. leur nourriture. (…) Ils nettoient au mâcheC’était en septembre 1942. Là-bas, on m’a fer de vieilles boîtes de conserve pour s’en fait attendre avec d’autres dames juives. Ils nous ont emmenées au commissariat faire des gamelles. Les rations distribuées des Champs-Élysées. De là, on nous a sont nettement insuffisantes et les interemmenées au dépôt, au quai des Orfèvres. nés souffrent en permanence de la faim. On m’a donné un ticket pour aller direc(…) On constate des amaigrissements tement au bloc de départ pour être déporspectaculaires de plusieurs dizaines tée le lendemain. 103 de kilos. 100 Certains "ont la chance" d’être relâchés avant même d’avoir Louise Pleskoff est restée à Drancy plu"goûté" au régime d’incarcération des sieurs mois et a même fait un séjour à camps français. Beaune-la-Rolande. Le jour de son arresMarcel Lorenter est arrêté deux fois, il tation elle avait emporté avec elle les raconte : papiers militaires de son défunt mari. J’ai été arrêté à Boulogne en novembre Elle fait tout ce qu’elle peut pour être 99 Anne Grynberg, Les Camps de la honte. Les internés juifs des camps français, 1939-1944, éd. La Découverte, Paris, 1991, p.1. 100 Anne Grynberg, op. cit., p. 311. 101 Témoignage Marcel Lorenter. 102 Témoignage de Robert Créange. 103 Témoignage de Louise Pleskoff. 104 Léon Poliakov, Auschwitz, coll. Archives, éd.Julliard/Gallimard, 1964, p. 29. 22 libérée. En fait, elle ne fait que retarder son départ pour Auschwitz. Hommes, femmes et enfants sont ensuite acheminés par wagons plombés jusqu’à leur dernière destination. Nombreux sont ceux qui trouvent la mort dans les convois avant même l’arrivée au camp. La déportation "vers l’Est" Des deux cent cinq juifs que nous avons pu recenser, cent quatre-vingt huit ont été déportés : plus de 90 % de la population juive alors que la moyenne pour la France est de 25-30 %. 104 Le chiffre témoigne à lui seul de l’ampleur de l’Holocauste. La liste des juifs boulonnais déportés figurant en annexe 105 est très certainement incomplète. Les cent quatrevingt huit hommes, femmes et enfants que nous avons pu recenser l’ont été à partir des archives municipales de la ville de Boulogne-Billancourt, 106 les archives du Centre de documentation juive contemporaine 107 complétées par la liste de noms portés sur la plaque commémorative à l’intérieur de la synagogue de Boulogne-Billancourt. Sur cette dernière ne figurent que les noms et âges des personnes. Pour soixante-etun d’entre eux nous ne connaissons ni le camp d’internement, ni le lieu de déportation et encore moins la date à laquelle ils ont été déportés. Nous savons simplement qu’ils sont tous mort en déportation. Le nombre total de personnes déportées inscrites sur la liste de la synagogue s’élève à quatre-vingt six. 108 Nous savons car nous possédons les numéros des convois, que vingt-trois d’entre eux sont morts à Auschwitz. Il s’agit de : Salomon Bercovici 47 ans Jacob Berger 55 ans Pierre Créange 41 ans Raymonde Créange 42 ans Annette Ganelski 35 ans Maurice Ganelski 19 ans Sam Ganelski 14 ans 105 Voir p. 52. 106 AM/H 101, Q 254, K 185. 107 CDJC Liste originale des déportés juifs de France établie par la Gestapo. 108 En début de liste un nom se dégage des autres. Celui d’un juif FFI, Jacques Herscu. Ceci comme pour montrer que les juifs ne sont pas allés passivement à la mort, quoique certains en pensent. Nous avons vu qu’au moins deux juifs boulonnais sont engagés dans la Résistance : Camille Schwarzentruber et Edmond Ackerman (voir première partie). Boulogne~Billancourt supplément au n° 335 ➛ avril 2005 Information Suzanne Ganelski 16 ans Abraham Guttman 40 ans Bernard Honigman 44 ans Paul Janovski 32 ans Oscar Kardesch 50 ans Hermann Kardesch 46 ans Charles Kardesch 10 ans Salomon Lerner 40 ans Isaac Lindermann 45 ans Ruth-Marie Lindermann 18 ans Charles Lorenter 20 ans Abraham Mitelmann 48 ans Maurice Mitelmann 18 ans Joseph Prock 39 ans Kuba Wolfinger 42 ans Elie Wolfinger 15 ans Les cent quatre-vingt huit Boulonnais déportés comptent quatre-vingt dixsept hommes, soixante-sept femmes et vingt-quatre enfants dont le plus jeune a seulement dix-neuf mois, quatorze ont entre six et douze ans et neuf entre treize et dix-sept ans. De même, parmi les adultes, vingt-trois ont plus de soixante ans. Si nous en jugeons d’après les cinquante cas connus, quarante-et-un sont citoyens étrangers, venus presque tous d’Europe centrale et orientale : Russes 15 Polonais 10 Roumains 5 Allemands 3 Autrichiens 3 Tchécoslovaques 2 Lithuaniens 1 Grecs 1 Chinois 1 C’est l’époque où les juifs sont promis à l’extermination systématique et où des camps sont spécialement affectés à cette tâche. Tous se trouvent sur le territoire de la Pologne : Auschwitz, Belzec, Chelmno, Maïdanek, Sobibor, Treblinka. Nous avons pu reconstituer la liste des convois et donc la date de départ et le camp de destination pour cent-quatre déportés – cinquante-neuf hommes, trente-trois femmes et douze enfants. 109 Nous connaissons également dans quinze autres cas le lieu de déportation et souvent de mort. Centd’Auschwitz, une sélection rapide se fait six de ces cent dix-neuf victimes vont à sur le quai de la gare pour décider du Auschwitz Birkenau, huit à Sobibor, un sort de chacun. à Maïdanek, un à Kaunus – en LithuaMarcel Lorenter, lui, arrive au camp en nie –, un à Sachsenhausen et deux à juin 1944. 113 Il a vingt-et-un ans. Buchenwald en Allemagne. Le voyage s’est passé dans les trains aux La plupart des juifs sont assassinés dès wagons plombés. Ils nous arrêtaient une leur arrivée au camp. Asphyxiés au fois par jour pour faire nos besoins, autreZyclon B dans les chambres à gaz, leurs ment c’était dégueulasse dedans. La procorps sont brûlés dans les fours miscuité. Les morts il y en avait crématoires. C’est probabledes vieux parmi nous qui ne Dans un camp ment le cas de Bertha Billig, pouvaient pas tenir. 114 Ça a Raphaël Bloch, Joseph Frisch, duré trois jours avant qu’on d’extermination tel Paul Gluzman, Salomon Marx arrive à cette fameuse gare celui d’Auschwitz, et Pauline Bloch, qui font partie d’Auschwitz. du convoi n° 53 du 25 mars Quand nous sommes arrivés, une sélection rapide 1943, parti de la gare du Bouron nous a mis en file d’attente. get-Drancy en direction du se fait sur le quai de Puis il y a un SS qui est arrivé. camp d’extermination de SobiIl a commencé à choisir les têtes. la gare pour décider Ceux qui ne lui convenaient bor. Les investigations de Serge Klarsfeld 110 ont en effet permis pas, il les mettait à droite : c’était du sort de chacun d’établir, qu’à l’exception de la mort. Et ceux qui lui convequinze hommes, le convoi naient, à gauche : c’était la vie. entier est gazé dès l’arrivée. Moi, je me suis présenté au garde à vous. Au cours de nos investigations nous Il m’a mis à gauche tout de suite. 115 avons pu rencontrer deux survivants Comme la grande majorité des déporqui ont accepté de nous livrer quelquestés d’Europe occidentale, Marcel Lorenuns de leurs souvenirs. Tous deux ont ter ignorait totalement ce qu’était Auschété déportés à Auschwitz. witz, ce qu’il signifiait. Madame Louise Pleskoff part de Drancy Quand je suis arrivé à Auschwitz je me par le convoi n° 58 en date du 31 juillet demandais ce que c’était. Qu’est-ce qui se 1943. passait là-dedans ? Elle a trente-six ans. Dans ce convoi, Il y avait des gars, des Juifs polonais, que sept cent vingt-cinq personnes sur mille je ne connaissais pas. Ils étaient en rayé. 116 sont gazées dès l’arrivée au camp. 111 Je me demandais ce que c’était que ces En 1945 il reste vingt-huit survivants gars en rayé. Ils m’ont dit : "Toi, tu as eu dont dix-huit femmes parmi lesquelles de la chance. Tu viens d’avoir la vie sauvée. Louise Pleskoff. Les autres, ils vont être gazés et tués. " Je Au bout de trois jours nous sommes arrisuis resté de marbre. 117 vés. Ils nous ont fait descendre à coup de L’ignorance était telle que Louise Plesschlague. Ceux qui pouvaient marcher koff, internée au bloc n° 10 118, croit être d’un côté ; de l’autre, ceux qui avaient des tombée dans une maison close. Nous enfants et qui ne pouvaient pas marcher. n’avons pu savoir grand chose de son On nous a amenés dans une salle de douinternement dans ce bloc. La pudeur et che. On nous a fait déshabiller, enlever tout l’émotion de cette femme nous ont empêce qu’on avait. On nous a laissé les chés d’aller plus loin dans nos investichaussures seulement. On nous a rasé… gations. partout. On nous a servi un bol d’eau verte J’étais placée à côté de jeunes femmes que parce que pendant trois jours on n’avait bu je ne connaissais pas, de Drancy, et déclaet mangé que ce qu’on avait emporté. 112 rées comme Résistantes communistes. Des Dans un camp d’extermination tel celui Juives d’origine polonaise. 119 109 Voir en annexe le tableau chronologiques des convois de déportation, p. 54. 110 Serge Klarsfeld, Le Mémorial de la déportation des Juifs de France édité et publié par Beate et Serge Klarsfeld, Paris, 1978. 111 À chaque convoi, environ un millier de personnes partait. 112 Témoignage de Louise Pleskoff. 113 Nous ne connaissons pas le numéro du convoi et par conséquent la date précise à laquelle il est parti car il ne figure pas dans le mémorial de la déportation de Serge Klarsfeld. 114 En effet, les wagons à bestiaux dans lesquels sont entassés les déportés comprennent jus- qu’à cent et cent vingt personnes. De fait, beaucoup parmi les plus faibles n’arrivent pas vivants au camp. 115 Témoignage de Marcel Lorenter. 116 Tenue des déportés. 117 Témoignage de Marcel Lorenter. 118 Bloc dans lequel le médecin nazi Carl Clauberg se livrait à des expériences de stérilisation sur les femmes dites de "race inférieure". 119 Témoignage de Louise Pleskoff. Boulogne~Billancourt supplément au n° 335 ➛ avril 2005 Information 23