Il y a 60 ans, la libération des camps

Transcription

Il y a 60 ans, la libération des camps
Boulogne - Billancourt
Information
Supplément au magazine municipal mensuel • avril 2005 • n° 335
Il y a 60 ans,
la libération
des camps
Ho
r
é
ss
rie
"Arbeit macht frei" :
l'horreur nazie.
Photo de Charles Devoyer,
élève de terminale S au lycée
Jacques-Prévert, prise
le 15 mars à Auschwitz.
Sommaire
Avertissement
Avril 2005 - n° 335 - hors série
De la Résistance à la déportation
p. 3
Boulogne-Billancourt dans la Seconde Guerre mondiale
Par Nadine Claverie
au lecteur
L'ouvrage, De la Résistance à
la déportation, a été écrit
Du refus de la soumission
p. 6
Boulogne-Billancourt résistante
Résistante aux usines Renault
Le parti communiste
L’Organisation civile et militaire
Libération-Nord
p. 6
p. 8
p. 8
p. 11
il y a plus de dix ans. Nous ne
sommes pas parvenus à en
retrouver l’auteur. De ce fait,
p. 11
il était exclu que nous changions
La répression
p. 13
La torture
L’incarcération et l’internement en France
Les otages
La déportation
p. 13
p. 13
quoi que ce soit au texte ou
que nous y apportions un
p. 15
p. 16
La communauté juive dans la tourmente
p. 20
Premières persécutions
L’internement en France
La déportation “ vers l’Est ”
p. 20
quelconque ajout ou retrait.
Certaines données auraient sans
doute gagné à être corrigées ou
p. 22
p. 22
Le serment de Mauthausen
Annexes
Sources
p. 25
p. 25
précisées. Il n’en reste pas
moins que cette étude constitue
une passionnante enquête sur
p. 27
ce qu’a été à Boulogne-
Témoignages
p. 5-12-19-28
Des jeunes Boulonnais à Auschwitz
p. 29
Pour que l'histoire résonne au présent
Billancourt cette période noire
du vingtième siècle. Nous
souhaitons qu’elle donne à
Autour de Il y a soixante ans, la libération des camps
Concerts, théâtre, expositions, conférences et cinéma
p. 33
Bibliographie
p. 37
nos concitoyens et plus
particulièrement aux jeunes
Sélection d’ouvrages par la bibliothèque Landowski
Chronologie : la mort en marche
p. 42
l’envie de se plonger dans
l’histoire de cette époque et
d’en tirer tous les enseigne-
Retrouvez toute la programmation des manifestations commémoratives du
Soixantième anniversaire de la libération des camps dans BBsortir.
ments qu’elle comporte.
BBI est édité par la mairie de Boulogne-Billancourt - 26, avenue André-Morizet
92104 Boulogne-Billancourt cedex - tél. : 01 55 18 53 00 - www.boulognebillancourt.com
Merci à chacun de nous fournir,
s’il le peut, tous les renseigne-
Supplément au BBI n° 335 – avril 2005 - Directeur de la publication : Isabelle Quentin-Heuzé – Rédaction-administration : fax 01 46 04 79 71 –
Directeur : Xavier Tracou – Rédactrice en chef : Nathalie Grégoire – Rédaction : Dominique de Faucamberge, Domitille de Veyrac, Axelle Menoni, Carole
Martin, Nicolas Reynaud – Ont collaboré à ce hors série : Nora Charpentier, Ghislaine Bernard de Montessus, Marie-Laurence Le Cardinal, Isabelle Quincé
– Comptabilité-gestion : Anne Hayek – Conception graphique et mise en page : Agnès Grand-Guitard – Impression : Vincent imprimeries 32, avenue
Charles-Bedaux BP 4229 37042 Tours cedex – tél. : 02 47 39 39 52 – Tirage : 14 000 exemplaires – ISSN 07 67 8526 – Dépôt légal : avril 2005 –
Crédit iconographique : couverture "Déportés du camp d'Allach, kommando de Dachau, à la libération du camp par les troupes américaines, 30 avril 1945"
© Sydney Blau - USHMM , 2e de couverture © Charles Devoyer, 3e de couverture "Camp de Natzweiller-Struthof à la libération, 1945" © ECPA-D, Carole
Martin, service des archives municipales de Boulogne-Billancourt, © Mémorial de la Shoah p. 34.
Boulogne~Billancourt supplément au n° 335
➛ avril 2005
Information
ments susceptibles de compléter
nos connaissances sur ces
sombres années dans notre ville.
1
Nous qui vivons...
Avant-propos
V
L
ous qui vivez en toute quiétude
Bien au chaud dans vos maisons,
Vous qui trouvez le soir en rentrant
La table mise et des visages amis,
Considérez si c’est un homme
Que celui qui peine dans la boue,
Qui ne connaît pas de repos,
Qui se bat pour un quignon de pain,
Qui meurt pour un oui ou pour un non.
Considérez si c’est une femme
Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux
Et jusqu’à la force de se souvenir,
Les yeux vides et le sein froid
Comme une grenouille en hiver.
N’oubliez pas que cela fut,
Non, ne l’oubliez pas :
Gravez ces mots dans votre cœur.
Pensez-y chez vous, dans la rue,
En vous couchant, en vous levant ;
Répétez-les à vos enfants.
Ou que votre maison s’écroule,
Que la maladie vous accable,
Que vos enfants se détournent de vous.
a section de Boulogne-Billancourt de la
Fédération nationale des déportés et internés, résistants et patriotes remercie vivement Jean-Pierre
Fourcade, sénateur maire, d’avoir permis la réédition de cet ouvrage paru il y a dix ans.
Comment introduire l’indicible autrement qu’en écoutant ceux qui l’ont vécu ? C’est avec ces quelques mots
que Primo Levi commence son témoignage hallucinant
qui fera connaître au monde l’horreur et la barbarie des
camps. C’est avec ces quelques mots que je souhaite
donc, à l’occasion du soixantième anniversaire de leur
libération, rappeler notre devoir.
Devoir de mémoire, devoir de vigilance, devoir d’enseignement : ce numéro spécial du BBI, distribué à tous les
collégiens et lycéens boulonnais, largement diffusé dans
les lieux publics, veut y contribuer. Non seulement en
rééditant une étude sur la Résistance et la déportation à
Boulogne-Billancourt mais également en donnant la
parole à des Boulonnais revenus des camps, ainsi qu’à ces
jeunes qui, chaque année à l’initiative de la ville, découvrent Auschwitz, le Struthof ou Mauthausen.
Et ce, afin de montrer que les camps ne sont pas qu’une
leçon d’histoire dans leurs manuels, mais une épouvantable réalité, vécue par des hommes et des femmes de
chair et de sang, leurs voisins peut-être.
Nous qui vivons, n’oublions pas.
À Boulogne-Billancourt, comme partout en France,
de 1940 à 1945, des patriotes de toutes origines, de
toutes appartenances politiques et religieuses, se
sont levés contre l’occupant nazi et ses complices du
gouvernement de Vichy. Ils étaient Français ou
étrangers et, souvent, sont allés jusqu’au sacrifice
suprême. Nous leur rendons hommage.
Notre association, créée en 1945 par le colonel
Frédéric-Henri Manhès, adjoint de Jean Moulin, et
par Marcel Paul, futur ministre du général de
Gaulle, tous deux anciens déportés à Buchenwald,
se préoccupe avant tout aujourd’hui de pérenniser
la mémoire de ce que fut cette période noire de
notre histoire. C’est pourquoi, très fréquemment,
nous allons témoigner dans les établissements scolaires pour que les jeunes sachent que cela a existé
et qu’ils soient vigilants pour empêcher le renouvellement de mécanismes qui ont permis à une telle
horreur d’exister.
Cet ouvrage est réédité pour le soixantième anniversaire du retour des prisons et des camps, c’est
tout un symbole. Alors que le révisionnisme
sévit toujours, que les déclarations ou les actes
racistes et antisémites restent, hélas, d’actualité,
il est indispensable que s’effectue ce travail de
mémoire.
De la Résistance
à la déportation
Boulogne-Billancourt dans
la Seconde Guerre mondiale
Par Nadine Claverie
Pour Raphaël
Mes fraternels remerciements
à Monsieur Alain Croix
Le grand dramaturge allemand Bertold Brecht a
écrit, parlant de l’idéologie nazie : le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde. À nous de
veiller pour, qu’à jamais, elle soit abattue.
Robert Créange
Secrétaire général de la FNDIRP
Monique Stéphant
Présidente de la section de
Boulogne-Billancourt de la FNDIRP
Jean-Pierre Fourcade
Ancien ministre
Sénateur maire de Boulogne-Billancourt
2
Boulogne~Billancourt supplément au n° 335
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Boulogne~Billancourt supplément au n° 335
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3
Témoignage
De la Résistance à la déportation
L
es noms de rues comme les
1942, aucun vœu ne sera émis en l’honplaques commémoratives sont
neur de Pétain. Le 29 juin 1942, 6 une
autant de signes qui témoignent
nouvelle municipalité se met en place
du passé résistant et parfois tragique de
sous la présidence de Robert Colmar
Boulogne-Billancourt. L’histoire locale
nommé maire le 4 avril 1942 par
inscrite sur ces gardiens de la mémoire
un arrêté du ministre de l’Intérieur
atteste ainsi du prix payé pour la liberté.
Pucheu. 7 D’emblée, Robert Colmar
Le 19 août 1944, la libération de Boudonne le ton par une affiche qu’il fait
logne-Billancourt commence. La muniapposer le 17 avril 1942. 8
cipalité mise en place par Vichy n’est
plus. Le 20 août, une colonne partie de
Mes chers concitoyens,
la place Nationale, composée d’ouvriers,
Au moment où j’assume la charge partise dirige sur la mairie, drapeau en tête.
culièrement lourde d’administrer notre
Le 21, dans le hall de la mairie, le comité
grande cité, que je connais bien pour y
local de Libération présidé par Alphonse
avoir vécu de longues années parmi mes
Le Gallo fait une proclamation alors que
camarades ouvriers, je tiens à vous assules usines Renault sont aux mains des
rer de mon entier dévouement aux intéFFI. Et le 24, à l’annonce de l’arrivée de
rêts collectifs de la population.
la division Leclerc, des barricades sont
Je vous convie à travailler avec moi dans
élevées dans Boulogne libérée. 1
un sentiment de mutuelle confiance, sous
Quatre ans auparavant, le 14 juin 1940,
l’égide du Grand Français qu’est Monles troupes allemandes entraient dans
sieur le Maréchal Pétain.
Boulogne-Billancourt. Les Allemands
C’est dans cette pensée que je me tourne
ne s’installent que progressivement. "Il
avec émotion vers nos morts du 3 mars et
y aura au total plus de cent bâtiments
vers leurs familles si cruellement éprouréquisitionnés." 2 La ville est rattachée
vées.
en août à la KreiskommanRobert Colmar
Maire de Boulogne-Billancourt
dantur de Montrouge et ce jusÀ la mairie même,
qu’au 7 juillet 1943, date à
laquelle elle répond désormais
André Morizet,
de la Feldkommandantur de
Les lacunes des sources, dues
Neuilly-sur-Seine. 3
au caractère clandestin de la
maire socialiste
Quand éclate la Seconde Guerre
Résistance, limitent notre étude
depuis 1919,
mondiale, Boulogne-Billanessentiellement à la Résistance
court est une ville de plus de
en général à Boulogne-Billanmontre l’exemple.
97 000 habitants. 4 Leur ville
court et plus précisément aux
occupée, un certain nombre de
réseaux implantés en mairie
Il sut,
Boulonnais résistent dans des
et à la Résistance communiste.
devant l’ennemi,
actions individuelles ou colD’autre part, en ce qui
lectives, refusant de considéconcerne les entreprises boureprésenter avec
rer comme définitifs l’effonlonnaises, et toujours pour les
drement et la mise en tutelle
mêmes raisons, nous ne poudignité "Boulognedu pays. À la mairie même,
vons citer que les usines
Billancourt occupée Renault. C’est d’ailleurs du fait
André Morizet, maire socialiste depuis 1919, montre
même de la présence de ces
mais non soumise"
l’exemple. Il sut, devant l’enusines travaillant pour l’armée
nemi, représenter avec dignité
allemande, que Boulogne"Boulogne-Billancourt occupée mais
Billancourt sera bombardée à plusieurs
non soumise" (paroles prononcées par
reprises par les Alliés : le 3 mars 1942,
A. Morizet le 18 juin 1940 face à un offile 4 avril 1943 et en septembre de la
cier supérieur allemand dans son bureau
même année. Dans ce bastion ouvrier
qu’est alors Boulogne-Billancourt les
à la mairie). 5 Jusqu’à sa mort, le 30 mars
1 Voir E. Couratier, A. Bezançon, Boulogne-Billancourt et son histoire, Société historique de Boulogne-Billancourt, 1972, p. 250.
2 Idem p. 237.
3 AM/D 13 Note de la municipalité aux chefs de service le 7 juillet 1943.
4 Recensement de 1936.
4
"années noires" sont celles d’une Résistance particulièrement active, communiste bien sûr, mais aussi gaulliste. Mais
ces "années noires" furent également
meurtrières, tant pour la Résistance que
pour la communauté juive boulonnaise.
Les chiffres cités dans cet ouvrage parlent d’eux-mêmes.
En 1939, Isabelle Choko se retrouve projetée dans la spirale de la barbarie.
Après quatre années au ghetto juif de Lodz en Pologne, elle est déportée :
ce sera Auschwitz, puis le Kommando de Celle et enfin Bergen-Belsen.
Depuis une dizaine d’années, cette femme de 76 ans qui habite BoulogneBillancourt, raconte, témoigne, écrit pour se libérer de cet insurmontable
secret mais aussi prévenir tout retour de la bête immonde.
Et je sais qu’il y en a qui disent : ils sont
morts pour peu de choses. Un simple renseignement (pas toujours très précis) ne
valait pas ça, ni un tract, ni même un journal clandestin (parfois assez mal composé). À ceux-là, il faut répondre : c’est
qu’ils aimaient des choses aussi insignifiantes qu’une chanson, un claquement de
doigts, un sourire. Tu peux serrer dans ta
main une abeille jusqu’à ce qu’elle étouffe.
Elle n’étouffera pas sans t’avoir piqué.
C’est peu de choses, dis-tu. Oui, c’est peu
de choses.
Mais si elle ne te piquait pas il y a longtemps qu’il n’y aurait plus d’abeilles.
Retiens bien, à droite la mort, à gauche, la
vie. Isabelle Choko a 15 ans. Sur le quai
d’Auschwitz, un déporté préposé à l’arrivée des convois, lui souffle ces quelques
mots. Ils resteront gravés dans sa mémoire.
Avec cette image des SS hésitant lors de la
sélection sur le sort de sa mère. Gauche,
droite ? La mort est là, à quelques pas dans
les yeux de ces femmes en tenue rayée,
amaigries, décharnées. C’est la première
vision que nous avons eue en sortant des
wagons à bestiaux dans lesquels nous avions
voyagé, entassés, raconte Isabelle Choko.
Des barbelés et derrière, des êtres bizarres, en
haillons, l’air hagard, la tête rasée. Pour
nous rassurer, on nous a dit que c'était des
malades mentaux, et que nous, nous irions
travailler. C’est en août 1944. Les déportés
arrivent en masse à Auschwitz. L’adolescente vient du ghetto de Lodz, une grande
ville textile du centre du pays. Cela fait
déjà presque cinq ans que le cauchemar a
commencé. Depuis que les Allemands sont
entrés en Pologne en septembre 1939, juste
avant mon anniversaire. Rapidement, mes
parents, un couple de pharmaciens, sont expropriés. Nous devons porter l’étoile jaune sur
la poitrine et dans le dos. La petite fille jusqu’ici protégée par le noyau familial découvre
l’antisémitisme, l’humiliation quotidienne
avant l’enfermement, le ghetto, antichambre
de l’insondable barbarie. Début 40, nous
nous sommes retrouvés coupés du reste de la
ville, prisonniers derrière des miradors, des
barbelés. Le processus de déshumanisation
est en route. Au fil des mois, la nourriture est
devenue une denrée de plus en plus rare : il
fallait lutter pour survivre. Les premières
rafles sont organisées. Méthodiquement,
les nazis multiplient les convois. Nous finissons avec ma mère, cachées sous le plancher
d’une pièce. Les Allemands sont en train de
liquider le ghetto. Mon père est mort peu de
temps avant, épuisé. À ce moment-là, je ne
pleure déjà plus : j’ai déjà vu tellement de
cadavres autour de moi. Et puis, il y a ce
coup de crosse sur les lamelles en bois, le
parquet défoncé et le voyage au bout de
l’enfer. Après dix jours passés à Auschwitz,
les deux femmes sont envoyées en kom-
5 AM/DCM Séance du 23 octobre 1944.
6 AM/DCM Séance du 29 juin 1942.
7 AM/JO du 11 avril 1942, p. 375.
8 AM Dossier "Affiches".
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Juste
Pseudonyme de Jean Paulhan
Les Cahiers de la Libération
■
mando de travail dans le nord du pays, à
Celle, près d’Hanovre. Nous devions construire
des abris et poser des rails de chemin de fer.
Avec pour toute nourriture, un morceau de
pain, une soupe à midi et une soupe le soir.
Avec comme quotidien, la brutalité des
gardiens, le froid glacial, les camarades qui
meurent d’épuisement. Un jour, le commandant SS, un homme très violent, est venu
nous dire que nous partions vers BergenBelsen et que nous allions regretter le commando. Nous ne pouvions pas le croire ; et
pourtant, il avait raison. Bergen-Belsen :
l’horreur abyssale, la douleur extrême de la
déchéance humaine comme l’écrit l’éditeur
du livre de témoignage qu’Isabelle Choko
vient de publier. Peu de tant après son arrivée au camp de concentration en février
1945, la jeune fille attrape le typhus. Ses yeux
se ferment sur un monde jonché de cadavres,
d’êtres entre la vie et la mort. Quand je les
ai rouverts, après des jours de fièvre, d’inconscience, j’ai vu ma mère en très mauvaise
santé. Elle qui jusqu’à présent s’était toujours battue pour vivre, pour préserver sa
fille, ne tiendra pas jusqu’à la libération du
camp par les Anglais. J’étais à bout de forces,
Isabelle Choko
"Projetée dans
la barbarie"
Début 1940, école du ghetto de Lodz.
je ne sortais plus de la baraque quand ils
nous ont libérés. Un médecin s’est approché.
Il m’a auscultée, demandé s’il pouvait m’opérer sans anesthésie. Il l’a fait sur la porte de
la baraque ; je n’ai même pas senti la douleur. La suite, ce sera ce que cette femme
énergique de 76 ans qui exerce encore
comme expert en art appelle sa deuxième
vie : après une convalescence de neuf mois
en Suède, elle part pour Paris où elle se
marie, a trois enfants. Championne de
France d’échecs en 1956, elle entame une
carrière comme directrice commerciale.
Une deuxième vie pleine d’expériences,
de courage, de générosité. Mais aussi une
vie passée sous silence. Je ne pouvais rien
entendre, rien lire sur la déportation. J’en
parlais très peu. Cela fait dix ans que j’ai
commencé à témoigner, explique Isabelle
Choko qui aujourd’hui va à la rencontre
des jeunes dans les écoles, s’inquiète des
vieux relents antisémites. Un jour que je
parlais avec mon fils aîné de mes réticences
à parler de la guerre, il m’a dit : tu sais, tes
silences étaient plus éloquents que tes paroles.
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5
De la Résistance à la déportation
Du refus à la soumission
Boulogne-Billancourt résistante
D
ans un pays désorganisé, aux
mains de l’occupant nazi et du
gouvernement collaborateur
de Vichy, ceux qui veulent agir sont
isolés et démunis. Les premières réactions de refus sont très peu nombreuses
et essentiellement individuelles. Toutes
partent d’une idée : le refus d’accepter une situation jugée intolérable, d’où
la nécessité d’agir. Chacun exprime
cela en fonction de ses propres motivations, sa sensibilité, son idéologie…
et surtout, selon ses moyens. Gilbert
Mayeux a 18 ans en 1940. 9
La façon dont je suis entré dans la Résistance s’est faite progressivement. Mes
premières actions de Résistant, si vous
voulez, entre guillemets, se sont faites
avec deux ou trois camarades de mon
âge, en lacérant des affiches des autorités d’occupation et quelquefois même des
autorités de l’État français, soit en les
lacérant soit en jetant dessus des projections d’huile usée des moteurs. Voilà
comment j’ai commencé mon action contre
l’occupant à cette époque-là. Ça se faisait donc à un niveau très sporadique.
Avec des camarades, on se retrouvait
comme ça. On avait mission quand on
sortait le soir, vers 19 heures à peu près,
de repérer quelles étaient les affiches
nouvelles qui avaient été mises. Et puis,
on faisait tout ce qui était en notre pouvoir, avec nos faibles moyens c’est-à-dire
avec nos trois ou quatre pots de vieille
huile, et nos jambes puisqu’il n’était pas
question d’avoir des moyens de locomotion autres que les jambes. De temps
en temps c’était le vélo, mais enfin c’était
quand même pas facile de se balader
avec des pots d’huile. Et puis après,
il y a d’autres copains qui sont venus
se greffer.
J’ai commencé à Boulogne, bien sûr, qua-
siment à titre individuel. J’ai fait l’exode et
puis on a dû revenir en 1940. J’ai commencé en février 1940. À ce moment-là je
travaillais à Chaussée-d’Antin. J’étais ce
qu’on appelle inspecteur aux Allocations
familiales, malgré mon jeune âge.
Sur Boulogne on a fait ça à quatre ou cinq,
pas plus, sans aucune appartenance à
aucune formation, d’abord parce qu’au
départ il n’y en avait pas. C’était la réaction de nos fibres internes qui nous a fait
réagir comme ça. Qu’est-ce qu’on peut
faire ?
Comment peut-on manifester que le peuple
français n’est pas d’accord, etc. ? 10
Les débuts de la Résistance sont
très modestes. C’est tout d’abord
Pierre Grenier,
un phénomène isolé qui ne fera
que croître jusqu’aux jours de la
chef de service
Libération. Au début donc "des
actes individuels, isolés, plus
à la mairie,
ou moins spontanés, qui ne
organise
pèsent pas encore lourds dans
la balance, mais qui fraient le
un groupe
chemin vers ce qu’on appellera
plus tard la "Résistance". 11
de résistants
Le passage de la ligne de
démarcation, toutes les formes
d’aide aux victimes de l’occupation sont
souvent à l’origine d’activités clandestines
débouchant sur des organisations de
résistance. Ainsi des filières d’évasion
se mettent en place.
À la mairie de Boulogne-Billancourt, le
maire, André Morizet, organise un service secret destiné à permettre aux prisonniers évadés, aux ressortissants alliés
et au personnes menacées par la Gestapo l’accès en zone libre en leur fournissant notamment de faux papiers
d’identité. 12 De même, en 1940, immédiatement après l’occupation allemande,
Pierre Grenier, chef de service à la mairie,
au bureau du chômage, et membre de la
9 Maire adjoint de Boulogne-Billancourt.
10 Témoignage de Gilbert Mayeux recueilli le 17 juin 1991. Par la suite Monsieur Mayeux a fait
de la Résistance surtout sur Paris en tant qu’agent de liaison dans un groupe appelé "Vengeance",
puis il a été chef de groupe et adjoint au commandant de la région parisienne des Corps francs
"Vengeance".
11 Roger Bourderon, Germaine Willard, La France dans la tourmente, Éditons sociales, Paris,
1982, p. 76.
12 AM/DCM Séance du 23 octobre 1944.
6
section socialiste, organise un groupe
de résistants chargé de faire passer la
ligne de démarcation à de nombreux
prisonniers de guerre évadés. 13
Plusieurs employés de la mairie sont
impliqués dans ce réseau : ainsi, Henri
Mas, gardien-régisseur de la maison des
Syndicats qui doit quitter son emploi
pour éviter d’être arrêté. 14 En effet, un
autre membre de ce réseau, Monsieur
Vandelle, commis auxiliaire au bureau
du chômage, est arrêté par la Gestapo le
10 février pour "activités anti-allemandes", peu après l’arrestation de Pierre
Grenier. Ce dernier est arrêté au passage de la ligne de démarcation alors
qu’il accompagnait un convoi. Il est
fusillé le 29 avril 1942. 15 À son tour,
le 26 février de la même année, l’employé communal Paul Dussault est arrêté
par la Gestapo. 16 Il semble que ce réseau
ait été démantelé dès les premiers mois
de 1942. D’ailleurs, nous apprenons dans un bulletin de la section d’histoire des usines Renault
17 que Monsieur Polet – contremaître chez Renault – est le seul
du groupe présidé par Pierre Grenier, à avoir échappé aux griffes
de la Gestapo.
À la suite du réseau du bureau du
chômage, un autre groupe de
Résistance est créé sous la direction de Jean Buisson, secrétaire
général adjoint de la mairie de
Boulogne-Billancourt.
Ayant été nommé le 11 mars 1942, secrétaire général adjoint de la mairie de Boulogne-Billancourt pour m’occuper des sinistrés du bombardement du 3 mars 1942,
j’avais, par les services placés sous mon
autorité, des facilités pour fournir aux
évadés, aux réfractaires, à tous ceux qui
étaient dans la clandestinité, tous documents nécessaires à leur existence légale
et à leur survie. (…) Je me souviens des
précautions que je prenais au cas où les
Allemands seraient venus dans mon bureau
pour un motif quelconque. (…)
Tous les soirs avec mon huissier Ackerman, 18 nous allions cacher dans un caveau
13 Idem.
14 AM Lettre non datée et non cotée de Henri Mas adressée au maire de Boulogne-Billancourt.
15 AM dossier "Guerre 39-45 " non côté : lettre du maire du 9 novembre 1944 adressée au
directeur du journal Le Populaire.
16 AM/D13 Lettre du maire datée du 31 mai 1945.
17 SHUR Bulletin n° 19, décembre 1979, p. 351.
18 Edmond Ackerman mort à 39 ans au camp de Flossenburg.
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du cimetière de Boulogne route de la Reine,
les cachets qui nous servaient pour établir les pièces d’identité et autres. Tous les
jours nous changions de sépulture. (…)
J’avais donc au début de janvier 1944,
l’âme sereine, l’esprit tranquille, jusqu’au
jour, le 7 ou le 8, où je m’opposai à une
réunion de camarades chez Fifi (Monsieur Mas) ! 19 Fifi était l’enseigne du
magasin que Monsieur Mas exploitait avec
sa femme (graines et produits divers pour
oiseaux et accessoires pour aquariums).
Là devaient se réunir dix à douze personnes. Or il était de règle que l’on ne pouvait se connaître qu’à trois, cinq ou sept
et que l’on ne pouvait sauf dans les maquis
se réunir à un plus grand nombre. De
même, il était prévu que lorsque l’un de
ces trois, cinq ou sept était arrêté, les autres
devaient disparaître de la circulation en
se mettant au vert. (…) Le 15 janvier
1944, Fifi (…) venait me prévenir qu’un
participant à la réunion qui avait eu lieu
chez lui, Camille, 20 avait été arrêté la
veille à la porte Champerret, porteur de
nombreuses cartes d’alimentation revêtues du cachet de la mairie de BoulogneBillancourt, dont j’étais le secrétaire général adjoint. (…)
Le 17, de retour l’après-midi à mon bureau
(…) on frappa à la porte. Un homme
grand, bien habillé, entra et demanda à
voir Monsieur Buisson. Me présentant, il
cria "Police allemande, haut les mains".
À la suite, cinq individus en canadienne,
armes aux poings, se précipitèrent dans
le bureau. Demandant son nom à Ackerman, l’homme entré le premier ordonna
qu’il fût arrêté comme moi, après qu’il eût
déclaré son identité.
Nous avons été conduits dans un immeuble
rue Mallet-Stevens. (…) Là, dans une
grande pièce au rez-de-chaussée, je découvris une quinzaine d’hommes et parmi
eux, Camille. Le pauvre ! 21
Au-delà de ces réseaux existants en
mairie, des Boulonnais, individuellement, sont venus en aide à certaines
personnes recherchées. C’est le cas
d’Alexis Faure, cafetier au 63, avenue
des Moulineaux, qui aide de nombreux
les documents d’archives comme les
prisonniers évadés et réfractaires. 22
De même, Monsieur Raynaud, boulantémoignages militants, montrent qu’il
ger au 87, rue de Silly aide les réfracest le premier, en tant que force politaires en leur fournissant du pain sans
tique organisée, à se ressaisir et à mener
leur demander de tickets. 23 On peut
une action d’opposition, et ce dès sepévoquer encore le cas de Marcel Canape,
tembre 1940. L’activité du parti durant
gendarme à la brigade de Billancourt
l’été 1940 semble limitée au noyau diriqui aide des réfractaires ou prisonniers
geant reconstitué à Paris et à quelques
évadés en leur procurant notamment
militants isolés qui agissent localement.
des certificats de démobilisation. 24
Avant la déclaration de guerre j’étais déjà
Certains Boulonnais ont la volonté de parà la J. C. 28. Le responsable à l’époque,
ticiper activement à la guerre qui conticomme il était mobilisé, c’est moi qui l’ai
nue hors du pays en recherchant des
remplacé. En rentrant de l’exode on a
liaisons avec la Grande-Brecontacté des copains pour diffutagne. Ainsi, Jacques Kellner,
ser l’appel lancé par Maurice
"Nous allions cacher Thorez et Jacques Duclos. 29 On
carrossier à Billancourt, avait
un poste radio dans son usine
a reformé un groupe des Jeudans un caveau du
et renseignait la France Libre
nesses communistes. J’avais
en Angleterre. Il fut arrêté et
assisté à une réunion à Gennecimetière route
fusillé le 21 mars 1941. 25
villiers avec Gabriel Péri qui
de la Reine les
D’autre part, il semble qu’il ait
nous demandait à ce momentexisté à Boulogne-Billancourt
là de reformer nos cercles en
cachets qui nous
un "réseau Buckmaster" du
fonction de nos possibilités, des
nom d’un colonel qui a sous
moyens qu’on avait, de contacservaient pour
son autorité ceux qui travaillent
ter le maximum de copains. On
établir les pièces
pour le compte des services
allait distribuer nos tracts à la
spéciaux anglais - S.O.E -. Ces
sortie des mairies. Comme les
d’identité"
groupes sont opérationnels au
usines étaient presque toutes
cours de l’hiver 1942-1943 et
fermées à l’époque, on les disse livrent, entre autres, à des sabotages.
tribuait aux gars qui allaient toucher
Ainsi, en novembre 1943, l’usine de Air
leur chômage. Et puis, on s’est tous fait
arrêter.
liquide fut attaquée dans la nuit à deux
On avait une copine institutrice qui s’apreprises, attaque attribuée au réseau Buckpelait Yvonne Borgna. Elle était une grande
master. 26
militante du parti et, en même temps, elle
Il semble qu’il ait également existé à
Boulogne-Billancourt un groupe apparnous a beaucoup aidés à reformer nos
cercles. Elle habitait dans les immeubles
tenant au réseau "musée de l’Homme",
des HLM de l’avenue Pierre-Grenier.
un des tout premiers groupes structuD’abord, il y avait déjà au moins cinq ou
rés de la Résistance qui émergea dans
six gars habitant ces immeubles-là qui faiun milieu intellectuel engagé dans le
saient partie de notre cercle et puis, en
combat antifasciste des années 30.
plus, une dizaine de Boulogne-Billancourt.
En effet, le journal de ce réseau, RésisOn n’avait pas encore contacté beaucoup
tance, a un groupe de diffusion très
important autour de la boulangerie Bolle
de camarades. Mais enfin, on faisait déjà
qui sert de dépôt, de Jules Zinck, client de
pas mal de travail. On distribuait des tracts
la boulangerie de Madame Rivière. 27
qu’on allait chercher à Rueil, Asnières et
Quelle a été l’activité du parti commuGennevilliers. Et puis un beau jour on s’est
niste ? Pendant les premiers temps de
fait arrêter alors qu’on distribuait l’appel
l’Occupation, comme tous les partis
de Thorez et Duclos ainsi que celui du 18
politiques, il n’échappe pas à la désorjuin du général de Gaulle. C’est un gars qui
ganisation et au désarroi. Cependant,
nous les avait passés. Tout le groupe a été
19 Il s’agit peut-être de Monsieur Émile Mas pour lequel le maire de Boulogne-Billancourt dans
une lettre adressée au préfet de la Seine demande une médaille de la Résistance.
20 Camille Schwarzentruber habitait au 68, rue du Point-du-Jour à Boulogne-Billancourt. Avant
1939, il était maire adjoint à Boulogne-Billancourt. Il est mort à 45 ans au camp de Mauthausen.
21 Jean Buisson, Évocations, janvier 1991, p. 8, 14, 15.
22 AM/D13 Lettre du maire en date du 2 juillet 1945 adressée à l’administrateur directeur du
contrôle des prix du département de la Seine.
23 AM/D13 Lettre du maire datée du 17 novembre 1944.
24 AM Lettre non cotée du maire en date du 13 décembre 1944.
25 E. Couratier, A. Bezançon, Boulogne-Billancourt et son histoire, Société historique de BoulogneBillancourt, 1972, p. 250.
26 Idem.
27 AN/72 AJ 190.
28 Jeunesses communistes.
29 Appel à la Résistance lancé le 20 juillet 1940.
Boulogne~Billancourt supplément au n° 335
➛ avril 2005
Information
7
De la Résistance à la déportation
arrêté fin septembre 1940 par les Francile du camarade Étienne Kakuszi avec
çais. On s’est trouvé à la Santé. Yvonne
l’aide de la famille (femme et enfants).
Borgna s’est retrouvée à la prison des
L’emblème du parti communiste français,
femmes à la Petite Roquette. Il
en laiton chromé ou nickelé, a
y a des copains qui ont fait un
été façonné par un autre camaLes HBM –
mois, d’autres n’ont fait que
rade.
quinze jours. Yvonne Borgna et
Ces informations m’ont été rapHabitations à bon
moi, on était considérés comme
portées par Stanislas Kakuszi,
marché, aujourd’hui au moment de son déménageresponsables du groupe. Yvonne
est allée au camp de concenment le 1er novembre 1985.
appelées HLM –
tration de Beaune-la Rolande,
Son père Étienne Kakuszi, né
moi et Claude-Yves Auray, ils
en 1892, était d’origine honde l’avenue des
nous ont expédiés à la prison
groise. Membre du parti comMoulineaux 31
de Fresnes. On nous a mis dans
muniste français avant la guerre
une cellule pendant plus de deux
jusqu’à sa mort vers les
constituent un foyer et
mois. 30
années 1960. Parmi les noms
La surveillance des commuévoqués
au cours de la discusactif de militants
nistes est particulièrement
sion, à propos de la "récupécommunistes
active, les arrestations nomration" de ce drapeau : les camabreuses, et l’ensemble s’amrades Challe et Lagrange. 34
plifie après le 22 juin 1941 et l’attaque
Les groupes armés du parti communiste
de la Wehrmacht contre l’URSS. À Bouapparaissent à Boulogne-Billancourt
logne-Billancourt, les HBM – Habitasous la forme qu’ils ont prise en avril
tions à bon marché, aujourd’hui appe1942, c’est-à-dire les Francs-tireurs et
lées HLM – de l’avenue des Moulineaux
partisans français (F.T.P.F.) qui regrou31 constituent un foyer actif de militants
pent l’O.S., 35 les Bataillons de la jeucommunistes. De fait, "en octobre 1941,
nesse et les groupes de la M.O.I. (Main
ils furent cernés par la police française
et les troupes allemandes, et une perquisition générale fut faite. 32 C’est ce
même groupe de Résistants constitué
dans les HBM qui arrêta la marche de
la colonne allemande le 24 août 1944,
où un jeune de dix-sept ans, Hofberger,
est tué." 33 Nous connaissons également
Au lendemain de l’Armistice chacun
une autre action de ces cellules des HBM.
cherche à retrouver l’emploi qu’il occuElle nous est racontée par Pierre Damiro.
pait avant la guerre. Bien que travailler
Le drapeau, avec sa hampe, a été pris aux
signifie travailler pour les Allemands,
nazis par des communistes de notre cité
l’ensemble de la presse parisienne comme
HLM, quelque temps avant la libération de
L’Humanité clandestine du 24 juillet
Paris et Boulogne-Billancourt (août 1944),
1940 affirme la nécessité de reprendre
dans le campement militaire de l’île Saintle travail. Mais travailler pour l’occuGermain. Les troupes nazies y étaient stapant c’est renforcer son potentiel de
tionnées depuis le début de l’Occupation.
guerre. Ceux qui refusent la politique
Quelques militants communistes ont frande collaboration économique prônée
chi la Seine de nuit (probablement avec
par Vichy, veulent absolument persuaune barque, peut-être à la nage ?) pour
der les Français de limiter leur contrialler prendre le drapeau nazi. Le cercle
bution à la machine de guerre nazie et
blanc avec la croix gammée a été décousu,
donc de freiner la production.
et les inscriptions qui y figurent mainteAux usines Renault la volonté de résisnant ont été peintes à la main au domitance débouche sur la présence de trois
d’œuvre immigrée) qui, eux, existent
depuis l’automne 1940.
Le journal F.T.P.F. France d’abord du 15
juillet 1943 relate l’attaque d’une plaque
DCA incendiée et un treuil à "saucisse"
détruit au pont de Sèvres. 36 Dans un
autre numéro de France d’abord, du 15
septembre 1943, il est question de l’attaque d’un camion qui fait douze tués et
blessés le 25 août. 37 D’ailleurs, cette
attaque nous est rapportée dans un
compte rendu du groupe F.T.P.F. de la
M.O.I. datant de 1943. 38
Le mercredi 25 août à 13h, quatre partisans armés de pistolets et de grenades ont
attaqué un camion chargé de gardes boches.
L’action s’est déroulée au coin de la rue de
Seine et de l’avenue des Moulineaux à Boulogne-Billancourt. La grenade est tombée
au milieu de 12 soldats qui étaient dans le
camion. Tous ont été touchés. Morts ou
blessés.
Leur mission terminée, les partisans se
sont repliés en bon ordre. Ont participé à
cette action les matricules 10 050, 10 308,
10 313, 10 051.
La Résistance aux usines Renault
30 Témoignage de Raymond Legou recueilli le 19 juin 1991.
31 Aujourd’hui avenue Pierre-Grenier.
32 E. Couratier, A. Bezançon, op. cit., p. 240.
33 E. Couratier, Les rues de Boulogne-Billancourt, Société historique de Boulogne-Billancourt, 1962,
p. 189.
34 Pierre Damiro, le 19 novembre 1985.
8
organisations distinctes : le parti communiste, mais aussi l’OCM – Organisation civile et militaire – et Libération
nord. Néanmoins, il faut garder à l’esprit que la Résistance à l’intérieur de
l’entreprise éprouve de nombreuses difficultés du fait même de la présence de
trois cents agents de la Gestapo disséminés parmi le personnel de l’usine. 39
Le parti communiste
La dissolution du parti communiste le
26 septembre 1939 et les mesures de
répression qui l’ont accompagnée ont
profondément affaibli son implantation
dans le monde du travail, en particulier
35 Organisation spéciale.
36 AN/72 AJ 190.
37 Idem.
38 AMRI Comptes rendus d’activités du groupe FTPF-FFI de la MOI commandant Manouchian,
en 1943.
39 Fernand Picard in Bulletin de la SHUR n° 19, décembre 1979, p. 350.
Boulogne~Billancourt supplément au n° 335
➛ avril 2005
Information
aux usines Renault. C’est clandestinement
qu’il se reconstruit à partir d’août 1940.
Partout les communistes sont organisés en groupes de trois – les triangles –
à la base et au niveau des directions.
Dans ces groupes de trois, seul le responsable connaît les deux autres militants et assure la liaison avec l’échelon
supérieur.
Les triangles de direction ont un responsable politique, un responsable à
l’organisation et un autre au travail de
masse.
La région parisienne est alors divisée
en neuf régions. Les usines Renault de
Billancourt se trouvent dans la région
P9 qui couvre les grosses usines métallurgiques.
Henri Jourdain en est le responsable
politique depuis février 1941, Jean
Hemmen est responsable à l’organisation et Paul Pimort au travail de masse.
Sous le contrôle de la direction centrale
du PCF, notre activité visait les grosses
usines de la métallurgie comprises dans
le champ de cette région : les usines Renault
de Billancourt en premier lieu. (…) Notre
activité en direction des travailleurs de
ces usines, ceux de Renault tout d’abord,
visait deux objectifs principaux : les dresser contre les occupants hitlériens et saboter la production de guerre. Sans que jamais
nous ne dissociions la réalisation de ces
deux buts essentiels de l’action pour les
revendications immédiates pour les travailleurs. La réalisation de nos objectifs était
subordonnée à un travail d’organisation
qui impliquait la mise en place dans les
ateliers du plus grand nombre possible de
triangles clandestins composés chacun de
trois travailleurs. (…) Ces groupes de
trois devaient assurer la liaison entre la
direction de P9 et les travailleurs. 40
Les usines Renault sont divisées en secteurs dirigés par un responsable.
Le parti était organisé à l’usine, fin 40,
début 41. Il était clandestin, bien sûr, et
cela n’a pas été commode, c’est vrai. J’étais
responsable d’une partie de l’usine. Cette
partie s’appelait S1. Il y avait des groupes
de trois qui s’ignoraient les uns les autres.
les comités populaires. La Vie ouvrière
du 17 août 1941 affirme que, fin 1940,
Parfois, il n’y avait qu’un camarade dans
les métallurgistes parisiens ont constiun atelier. À l’entretien, atelier 95, c’était
tué plus d’une centaine de ces comités.
le plus fort. Il y avait cinq triangles de
Ils sont chargés de renouer les liens avec
trois. À l’atelier 375, j’étais seul. À l’ateles populations ouvrières et d’exprimer
lier 37, un seul camarade aussi. Aux presses,
les revendications qu’inspirent les mulatelier 139, un triangle. À l’AOC, deux
tiples difficultés de la vie quotidienne.
camarades qui étaient en liaison avec un
Si l’activité de ces comités est orientée
camarade de l’atelier 237. 41
Le parti communiste veut secouer la
vers les revendications immédiates, elle
passivité, éclairer sur les objectifs réels
est aussi dirigée contre Vichy et contre
de l’occupant, détruire les mensonges
l’occupant.
et, par là-même mobiliser les masses.
Avec des camarades, nous avions formé
De fait, des prises de parole ont lieu aux
un "comité populaire d’usine". Nous avions
portes des usines.
sorti quelques tracts. Nos revendications :
En mars et avril 1941, je fais trois ou
1 - Du travail pour tous.
quatre "prises de parole" à proximité des
2 - Une revendication pacifique. Nous ne
usines Renault. La première réaction de
sommes plus en guerre, donc plus d’arceux qui sont près de nous est de se caramement.
pater ; cependant quelques-uns, peu nom3 - Paiement immédiat des jours perdus
pendant l’exode.
breux, ralentissent le pas pour nous écou4 - Une indemnité journalière à tous les
ter. Les prises de parole sont très courtes,
ouvriers jusqu’à la reprise. 44
une ou deux minutes à peine ; dès les premiers mots, nous nous présenEn juillet 1941, "l’Union des
tons comme porte-parole du
comités populaires des usines
Les prises de parole Renault" présente à la direction
PCF ; nous enchaînons en appelant les ouvriers à la lutte pour
un cahier de revendications :
sont souvent
leurs revendications, contre les
- augmentation des salaires
arrestations de militants polide 50 %,
accompagnées de
tiques et syndicaux. Nous les
- accroissement des rations
distribution de tracts alimentaires.
appelons aussi au sabotage. 42
Les prises de parole sont souQuelques jours plus tard, les
et journaux
vent accompagnées de distriouvriers obtiennent quelques
bution de tracts et journaux –
satisfactions : indemnité versée
Le Métallo,
Le Métallo, La Vie ouvrière, L’Huà ceux qui n’ont pas été repris
La Vie ouvrière,
manité.
à la réouverture des usines à
Avec le camarade Lamour, resl’été 1940, journées d’exode
L’Humanité
ponsable du syndicat des techindemnisées. 45
niciens, nous fûmes désignés pour
Les Archives nationales posdes prises de parole et distributions de
sèdent plusieurs tracts revendicatifs des
tracts. C’était très compliqué. La surcomités populaires des usines Renault
veillance chez Renault était plus forte que
dont la principale revendication est celle
chez Citroën. 43
des salaires. 46
Pour protéger ces militants qui prenEn mai 1941, le parti communiste crée
nent la parole et distribuent des tracts,
le Front national de lutte pour l’indésont formés, à l’automne 1940, les prependance de la France – FN. Un mois
miers groupes d’action armée (l’OS –
avant l’attaque de l’URSS par la Wehrorganisation spéciale).
macht, la stratégie communiste prépare
Outre la propagande orale et écrite, une
à la lutte directe contre l’occupant et
guérilla revendicative est menée dans
Vichy. La lutte pour l’aboutissement des
40 Robert Durand, La lutte des travailleurs de chez Renault racontée par eux-mêmes,
1912-1944, Éd. sociales, Paris, 1971, témoignage de Henri Jourdain p. 110.
41 Robert Durand, op. cit. p. 109.
42 Henri Jourdain, Comprendre pour accomplir, Messidor/Éd.sociales, Paris, 1982, p.44-45.
43 Robert Durand, op. cit. p. 119-120.
44 Robert Durand, op. cit. p. 105.
45 Patricia Darrasse, La Condition ouvrière aux usines Renault, 1938-1944, thèse de 3e cycle,
université Paris I-Sorbonne, 1986, p. 217.
46 Idem, p. 218.
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Information
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De la Résistance à la déportation
revendications s’inscrit de fait dans un
de sabotage dans les ateliers au mois de
ensemble d’actions patriotiques.
juillet 1941.
Aux usines Renault, dès le lendemain de
Le 1er et le 3, la nuit, un four électrique de
l’entrée en guerre de l’URSS quelques cenla fonderie d’acier était détruit totalement
taines d’ouvriers attendaient place Natiopar une explosion, ce qui arrêtait l’élabonale, l’ouverture des portes des
ration des fontes à vilebrequin
usines Renault pour les équipes
et des fontes fines ; sable et
De fait,
d’après-midi ; une troupe de solsciure de bois dans les réserdats allemands en exercice débouvoirs à essence des camions et
dès octobre 1941,
cha de la rue de Meudon en
dans les carters des moteurs
les autorités
chantant. Ils furent accueillis
et boîtes de vitesse, freins dérépar une bordée de sifflets,
glés, joints mal serrés. 53
allemandes constatent Parallèlement
de lazzis et les cris de : "À Mosà cela, les Résiscou !" 47
tants communistes s’engala mauvaise tenue
Le sabotage de la production de
gent dans une action armée
des camions Renault directe contre l’ennemi. En
guerre commence dès mars 1941
chez Renault qui fabrique chars
avril 1942 les groupes armés
sur le front de l’Est.
et moteurs d’avions. Les Alleprennent le nom de Francsmands font venir une machine
tireurs et partisans français.
Fernand Picard
spéciale pour rectifier les vileJ’étais chargé de recruter des
évoque les actions
brequins des moteurs en étoile
gars pour les FTP. Avec Charles
des Junkers : je donne la consigne
Tyller et Minet nous étions
de sabotage dans
aux camarades sur place d’y
chargés de donner aux camaintroduire de la "potée d’émeri"
rades la brochure "Scout". 54
les ateliers au mois
pour en gripper les axes. Autre
Sous les apparences d’une
de juillet 1941
objectif : faire sauter le transbrochure inoffensive, la broformateur électrique situé à la
chure Scout est en fait une
pointe de l’île Seguin. Je suis arrêté avant
injonction à s’emparer des armes de l’end’aboutir. 48
nemi et apprendre à s’en servir.
Le sabotage prend des formes multiples.
Autre forme de lutte contre l’occupant,
Je faisais partie d’un groupe qui organila grève, illégale, que le parti communiste
sait le sabotage. Le gros morceau était
invite à déclencher le plus souvent posl’atelier des chars.
sible.
Après bien des difficultés, nous réussîmes
Chez Renault les arrêts de travail sont
à faire sauter une partie de l’atelier. Mais
fréquents. En souvenir d’un des fusillés
la réaction ne se fit pas attendre. Les Allede Châteaubriant, Jean-Pierre Timmands prirent des otages." 49
baud, 55 des ouvriers marquent un arrêt
Moi, avec d’autres camarades, je mettais
de travail de 5 minutes le 31 octobre
parfois un peu de potée d’émeri dans les
1941. 56 Le 11 novembre 1942, "diffémoteurs des 85 CV. 50
rents ateliers étaient le théâtre de maniNous, on mettait un peu d’acide dans les
festations, (…) à l’Artillerie, défilé dans
carters à huile des moteurs des camions et
l’allée centrale derrière un drapeau
d’ambulances, chaque fois qu’on pensait
tricolore, presque partout arrêt de trane pas être vus. 51
vail et minute de silence symbolique
De fait, dès octobre 1941, les autorités
avant la pause de midi". 57 De la même
allemandes constatent la mauvaise tenue
façon , le 11 novembre 1943 "à onze
des camions Renault sur le front de
heures précises, dans tous les ateliers
l’Est. 52 Fernand Picard évoque les actions
les ouvriers ont cessé le travail, laissant
47 Fernand Picard, L’épopée de Renault, Albin Michel, Paris, 1976, p. 122.
48 Henri Jourdain, op. cit., p. 45.
49 Robert Durand, op. cit., p. 111.
50 Idem.
51 Idem.
52 Patricia Darrasse, op. cit., p. 220.
53 Fernand Picard, op. cit., p. 123.
54 Robert Durand, op. cit., p. 112.
55 Secrétaire du syndicat CGT de la métallurgie de la région parisienne.
56 Patricia Darrasse, op. cit., p. 221.
10
les machines tourner à vide. À l’Outillage central, quelques-uns ont chanté
La Marseillaise." 58 Un tract clandestin,
"La Résistance ouvrière" fait état de
16 000 grévistes. 59
Les communistes se mobilisent également contre le S.T.O. 60 chez Renault,
le 15 septembre 1942, la direction placarde sur les murs de chaque atelier des
avis demandant des volontaires. 61 De
fait, dès septembre 1942, les communistes engagent les ouvriers de chez
Renault à s’y opposer. Et le 1er octobre
éclate dans les ateliers une "grève manifestation". Une grève qui dura trois
heures et fut totale. 62
Ce qui était marquant, qui avait beaucoup
frappé les travailleurs de chez Renault,
qui les avait poussés à faire de la résistance surtout à l’extérieur de l’usine, c’était
le S.T.O. (…) Quand on demandait à une
personne de passer au bureau, tout le
monde savait pourquoi. Il y en avait qui disparaissaient et prenaient le maquis. 63
De même les militants communistes
sont actifs lors des bombardements alliés
sur Boulogne-Billancourt et sur les usines
Renault en particulier. À la suite du
bombardement du 3 mars 1942, une
campagne d’information est menée et
des tracts sont distribués dénonçant les
véritables coupables.
Le lendemain, nous pénétrions dans les
cafés du quartier bombardé afin d’entendre ce qui s’y disait. On déplorait les morts
et les blessés certes, mais en même temps,
on comprenait qu’il ne pouvait en être
autrement tant que la production devait
servir à l’ennemi.
Nous avons alors mis au point un appel
aux travailleurs, les plaçant devant
leurs responsabilités et leur demandant de ralentir par tous les moyens
la production de guerre. Cet appel a
porté. De nombreux sabotages ont
repris. (…) Par ailleurs, les ouvriers les
plus combatifs ont rejoint les rangs des
F.T.P. 64
57 Fernand Picard, op. cit., p. 174.
58 Idem, p. 218.
59 Claude Poperen, Renault, regard de l’intérieur, Messidor/Éd.sociales, Paris 1983, p. 36.
60 Service du travail obligatoire.
61 Robert Durand, op. cit., p. 129.
62 Patricia Darrasse, op. cit., p. 223.
63 Robert Durand, op. cit., p. 131.
64 Jean Nennig, militant des métaux parisiens CGT, Le mouvement syndical dans la Résistance,
éd. de la Courtille, 1975.
Boulogne~Billancourt supplément au n° 335
➛ avril 2005
Information
L’organisation civile et militaire
Cette organisation se développe surtout à partir de 1941. Elle est constituée par
des cadres proches des milieux patronaux qui, pour la majorité, appartiennent à
des formations politiques de droite. Aux usines Renault, l’OCM comprend trois
groupes distincts en raison de leur position dans la hiérarchie de l’usine.
Groupe OCM des usines Renault 65
État-major
Cassagnes Georges
Bozzali Pierre
Bonhomme René
Astolfi Charles
Riolfo Jean
Picard Fernand
Agent de maîtrise
Agent de maîtrise
Contremaître
Chef du département
moteurs
Directeur des essais
spéciaux
Chef du service
bureau d’études
M. de Longchamp
Courtes Marcel
Lhomme André
Leroux Gaston
Delmotte Raymond
Chef du département
usinage moteurs
Chef d’atelier moteurs
Agent de maîtrise
Agent de maîtrise
Chef pilote
Caudron-Renault
Service de renseignements
Félix Louis
Hyacinthe Jean
Sançon René
Pollet Gustave
Cardinal Noël
Gros André
Monard Daniel
Cutard Roger
Dick Alfred
Clees Roger
Chirat Pierre
Gougne Jacques
Autres membres de l’OCM faisant partie des usines
M. Dupuich
M. Perrin
M. Wintenberger
Chef du service renseignements techniques
Chef du service marchés
Ingénieur au bureau d’études
Ces 3 membres de l’OCM ont surtout eu une action en dehors des usines.
Notre principale activité était le renseignement, la fourniture de fausses identités à ceux qui en avaient besoin et le freinage des commandes pour l’occupant en
faisant traîner les études préliminaires et
l’exécution des ordres passés. 66
Libération-Nord
Le troisième groupe de résistance constitué chez Renault est Libé-Nord. Ce mouvement est né d’un embryon syndicaliste parisien animé par Christian Pineau
que rejoignent des militants socialistes.
À propos de son implantation chez
Renault nous possédons quelques renseignements grâce à André Vincent-
Olivier, alias Renault, qui, pendant
des années, a dû se battre avec l’administration pour obtenir une reconnaissance de ses activités de Résistant. 67
Il a conservé toute une correspondance faite d’attestations de ses chefs de
résistance de l’époque. C’est le 15
octobre 1942 qu’il entre dans la
Résistance ; il est chef d’équipe chez
Renault. Un des responsables de LibéNord, Louis Faure (alias Ledoux)
habitant Boulogne-Billancourt, le
contacte et le présente à Georges
Ronzier (alias La Rose) responsable
militaire du recrutement et de la formation du secteur nord-ouest, délégué par l’état-major du colonel Fouret
de Libé-Nord. Responsable de ce
mouvement pour l’usine Renault,
André Vincent-Olivier a d’abord recruté un certain nombre d’amis dans les
différents ateliers de l’usine, puis, dès
les désignations pour le STO, a aidé
ceux qui refusaient de partir en leur
remettant des titres d’alimentation, ou
les différents papiers qui leur étaient
nécessaires. Il distribue également
chaque semaine le journal Libération.
En mars 1944, avec la complicité des
membres de Libé-Nord de l’usine, six
chars R35 sont détruits par le groupe
Julien, à l’annexe rue de Bellevue. Ces
chars étaient bloqués depuis le mois de
février dans cet atelier qui habituellement n’en abritait que deux ou trois
pour un temps généralement assez court.
Le groupe Libé-Nord qui a été particulièrement actif à l’atelier réparation
des chars avait pris la précaution de ne
pas remettre en état de marche les deux
premiers chars qui se trouvaient face à la
porte. 68
De même, le 4 juin 1944 le groupe LibéNord a permis à l’équipe "Action" commandée par Pierre Henneguier (alias
Julien) de tenter la destruction de l’usine
imposée par Londres. L’opération échoua.
Néanmoins le groupe dirigé par André
Vincent-Olivier était à son poste prêt à
intervenir pour protéger le groupe Julien.
Les traditions de lutte et d’organisation
de la classe ouvrière font que la Résistance, chez Renault notamment, est
essentiellement animée par le parti communiste. Comme nous venons de le
voir, en fonction des organisations, des
priorités différentes sont données aux
divers types d’actions. Le parti communiste est le seul à occuper l’ensemble
des terrains de lutte, de la presse clandestine à la lutte armée. De ce fait
la répression ne peut que le frapper
lourdement. L’OCM n’est que peu touchée ; quant à Libé-Nord, nous n’en
savons rien. On peut ajouter que, si les
Résistants ont anémié le potentiel économique des nazis, la répression va vider
la Résistance d’une partie de sa substance.
■
66 Fernand PICARD, op. cit., p. 133-134.
67 À 83 ans il attend toujours sa carte de combattant volontaire de la Résistance car il n’aurait pas produit de
"justificatif de son activité résistante pendant 90 jours au moins avant la date du 6 juin 1944 !"
68 Attestation de Louis Laure.
Boulogne~Billancourt supplément au n° 335
➛ avril 2005
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11
Jeanne Klugeaite
Lettre à Clairette
Témoignage
1924. Jeanne Klugeaite quitte la
Lituanie, son pays d’origine, pour
venir vivre en France. Elle a 23 ans.
Trois ans plus tard, elle met au
monde une petite fille, Clara,
qu’elle surnomme Clairette, se
marie avec Arthur Dalladet. Jeanne
travaille d’abord dans une
entreprise de la maison de la
chimie, puis en 1936, cette
militante est employée comme
secrétaire de la section du parti
communiste de Renault. Après
l’invasion des troupes allemandes,
elle entre dans les réseaux de
résistance de l’usine où elle est
notamment chargée des tracts
qu’elle tape le soir. Comme le bruit
de la machine à écrire était très fort,
ma mère a préféré quitter son
appartement de la rue de Seine pour
un logement plus isolé dans la Vallée
de Chevreuse. Malgré cela, elle a été
dénoncée et arrêtée en février 41,
explique sa fille Clairette Hajdu.
"Interrogée" au commissariat de
Boulogne-Billancourt, jugée par un
tribunal qui la condamne à 15 ans
de prison, elle est envoyée à La
Petite-Roquette, puis transférée en
1943 à Châlons-sur-Marne. Depuis
l’été 39, je séjournais dans une
famille en Haute-Marne. Dès que j’ai
su que ma mère était à Châlons, je
suis partie la voir, toute seule, en
changeant deux fois de train et en
dormant dans la salle d’attente de
la gare. J’avais 15 ans. Je l’ai vue,
d’abord au parloir, puis les jours
suivants, directement, sans séparation. Nous sommes tombées dans les
bras l’une de l’autre : il y avait quatre
ans que nous ne nous étions vues !
Heureusement elle arrivait à m’écrire
tous les 15 jours, se souvient
Clairette. Jeanne Klugeaite est
ensuite emmenée à la prison de
Romainville puis déportée à
Ravensbrück en mai 1944. La veille
de son départ, elle adresse une
ultime lettre à sa fille. Jeanne
reviendra en mai 1945. Elle est
décédée quarante-six ans plus tard
à l’âge de 90 ans.
Mai 1944
Ma petite fille chérie,
C’est une belle journée remplie d’un espoir
immense. Je suis convaincue, mon enfant, que
la vie sera radieuse pour tous ceux qui ont
souffert. Il faut pour cela que tu sois gaie,
malgré notre séparation si prolongée.
J’espère que vite nous nous reverrons. Les
événements se précipitent et c’est pour cela
qu’on nous fait quitter Châlons pour une
direction inconnue.
Ne t’en fais pas surtout, ai bon moral comme
moi je l’ai. (...)
Nous partons demain à 7 heures du matin.
Ne t’ennuie pas surtout si tu ne reçois pas
de nouvelles. Tu avertiras également Tonia
et Marcelle. Je leur demande de t’écrire
souvent, qu’elles me remplacent un peu
auprès de toi jusqu’au moment où j’aurais
le grand bonheur de te rejoindre. Je pense
beaucoup à vous tous. (...)
Ma petite fillette, moi aussi j’aurais tant de choses à te dire, mais j’arrive presque au bout de
cette lettre. Je sais que tu es une bonne petite fille, que tu sauras être forte et ne pas t’ennuyer.
Si je peux un jour te donner de mes nouvelles, j’en serais bien heureuse.
Je te demande d’être sage, de conserver en bon état ta santé. On aura besoin d’une jeunesse
saine pour relever notre beau pays.
Apprends toujours, mais ne fatigue pas tes yeux. Ne sois pas négligée pour ta correspondance,
je ne veux pas que tu t’ennuies sans lettre de ta maman.
Mémé et Tonia sont si bonnes pour toi. Le printemps bat son plein respire à plein poumons,
l’air de la côte est si bon.
Tu auras des champs couverts de fleurs. J’espère en faire la cueillette avec toi l’année prochaine.
Alors ma petite Clairette, je t’embrasse bien tendrement. Ne t’en fais pas surtout. (...)
Ta maman qui t’embrasse bien fort.
Si tu savais le bon moral qui règne.
12
Boulogne~Billancourt supplément au n° 335
➛ avril 2005
Information
De la Résistance à la déportation
La répression
commissaire, Saint-Royre, m’interroge. Ils
veulent à tout prix que je leur livre mes
liaisons avec les groupes de trois, les rouages
de notre organisation et surtout connaître
our répondre à la montée de la
l’adresse de l’appareil technique, mon domiRésistance, la menace est constante
cile, mes responsables supérieurs, notamd’une répression tragique et sanment Frachon. Un après-midi, le comglante, qui peut mener dans les prisons
missaire Saint-Royre me présente plusieurs
et camps d’internement français, à la
centaines de photos d’ouvriers de chez
déportation, voire au peloton d’exécuRenault, les unes datant de la période du
tion. Tous les Résistants doivent affrontravail clandestin antérieur à 1936, les
ter le même danger qui ne cessera de
autres postérieures à 1936 et surtout à
croître pendant quatre ans :
septembre 1939. Au dos de chaque
une répression bénéficiant de
étaient annotées les appréSous la douleur (…) photo
la collaboration de deux sysciations des services policiers de
tèmes : celui des autorités
Renault du type "dangereux comil avait craché
d’Occupation auquel vient
muniste". 69
mon nom.
s’ajouter la police de Vichy qui
Jean Buisson dans ses Évocajoue un rôle essentiel. Elle postions nous dit l’état de Camille
Il me demanda
sède des fichiers et connaît
Schwarzentruber après les torbien le terrain.
tures infligées, ainsi que celles
pardon.
Le parti communiste est une
qu’il subira après lui.
Je ne lui en
des premières victimes. Une
Il avait le visage bouffi, maculé
répression s’opère déjà sous le
de sang séché, les yeux "au beurre
voulais pas (…)
gouvernement Daladier avant
noir", c’était une loque ! Il me
d’être aggravée par Vichy. Ainsi,
dit les tortures subies, les coups,
le député communiste de Boulogneles passages à la baignoire. Après la 17e
Billancourt, Alfred Costes, est arrêté le
fois il donna mon nom en réponse aux
7 octobre 1939. Il est condamné à cinq
questions posées sur l’origine des cartes
ans de prison en avril 1940 avec les pard’alimentation qu’il transportait. Sous la
lementaires de son groupe, emprisonné
douleur, avec ses dents, il avait craché
à Alger jusqu’en 1943. Au début de l’aumon nom. Il me demanda pardon. Je ne
tomne 1940, c’est-à-dire dès la reprise
lui en voulais pas. (…)
de l’activité clandestine du parti, des
Avant de subir le supplice de la baignoire,
arrestations de militants ont lieu et se
je fus emmené dans une autre grande salle
poursuivront durant toute l’Occupaoù se trouvait une dizaine de civils. (…)
tion. Le tribut payé par les communistes
On me fit asseoir, face à un homme d’une
quarantaine d’années environ, qui engaest un des plus lourds.
geait des feuilles de papier dans le cylindre
d’une machine à écrire. Je me crus dans
un salon où allait s’engager une converUne fois arrêtés, beaucoup de Résistants
sation amicale, cela avec d’autant plus de
sont martyrisés. L’arrestation débouche sur
conviction de ma part lorsque Dominique
les coups et, de plus en plus souvent, sur
s’approcha de moi sourire aux lèvres !
la torture, domaine où la Gestapo et ses
La chanson commença sur un ton suave :
émules français sont passés maîtres. Henri
Tu es secrétaire général adjoint de la mairie
Jourdain, arrêté le 1er novembre 1941,
de Boulogne-Billancourt ?
est conduit au commissariat où il reste
- Oui.
- C’est là que tu as connu Camille Schwardétenu jusqu’au 5.
zentruber ?
Et de 9 heures du matin à 10 heures du
- Oui.
soir, les policiers, cinq ou six, se relaient
- Comment l’as-tu connu ?
pour me questionner brutalement : frappé
- Avant 1939, il était conseiller municipal
à en perdre connaissance, ranimé à coups
et maire adjoint de Boulogne-Billancourt…
de seaux d’eau, refrappé… Deux fois le
P
La torture
Jeanne Klugeaite
de retour de Ravensbrück.
Photo prise à l'hôtel Lutetia
Il avait ses entrées à la mairie, c’est comme
cela que je l’ai rencontré.
- C’est par toi qu’il avait obtenu des tickets
d’alimentation ?
- J’ignore qu’il avait des tickets.
Je répétais plusieurs fois cette réponse.
Les coups que m’infligea un troisième personnage avec son nerf de bœuf ne me firent
pas changer de réponse. C’est alors que
l’homme qui tapait les demandes et les
réponses à la machine à écrire – commissaire de police passé à la solde des Allemands – dit : "Assez ! Maintenant à la
baignoire ! " Quelques instants après,
j’étais dans la salle de bain pour la séance.
(…) La baignoire était un supplice raffiné. (…) Après avoir été bien rossé avec
un nerf de bœuf, vous étiez plongé dans
une baignoire aux trois quarts pleine d’eau.
Et l’eau était froide le 17 janvier ! Un
bourreau était monté sur un radiateur près
de la baignoire pour ne pas être éclaboussé ; il vous interrogeait quand un second
vous sortait la tête de l’eau en vous tirant
par les cheveux. Il était bien difficile de
parler, car un troisième vous lançait des
tasses d’eau si vous ouvriez la mâchoire.
C’était le début de la noyade. 70
L’incarcération
et l’internement
en France
Une fois arrêté, torturé parfois, le Résistant connaît l’internement ou l’incarcération. Telle une toile d’araignée, un
réseau de camps et de prisons quadrille
la France entière. En effet, dès la fin de
la Troisième République et jusqu’à la
Libération, les camps d’internement, en
France, regorgent d’une population hétérogène : Républicains espagnols, militants communistes, tziganes et, bien
entendu, les juifs dont nous parlerons
ultérieurement. Ainsi, de 1940 à 1944,
de nombreux Résistants sont internés
dans ces camps. De même, certains sont
incarcérés dans les prisons françaises,
des plus grandes centrales aux plus
petites maisons d’arrêt. Divers locaux
militaires – forts, casernes – sont réquisitionnés aux mêmes fins.
69 Henri Jourdain, op. cit., p. 47.
70 Jean Buisson, op. cit., p. 15-16 et 20.
Boulogne~Billancourt supplément au n° 335
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De la Résistance à la déportation
Pour Boulogne-Billancourt, nous connaissons le lieu d’internement ou d’incarcération dans sept cas. Parmi eux, trente-et-un ont été déportés. Il se répartissent de
la façon suivante :
Effectifs dans les prisons et camps français
Aux usines Renault
Internés
Blois
Boulogne-sur-Mer
Caen
Clairvaux
Compiègne
Fresnes
La Guiche
La Petite Roquette
La Santé
Le Cherche-Midi
Les Tourelles
Loos-les-Lille
Melun
Pithiviers
Rhomulde
Romainville
Rouillé
Saint-Denis
Saint-Jean-d’Angely
Saint-Martin de Ré
Saint-Sulpice-la-Pointe
Villeneuve-Saint-Georges
Voves
Camp inconnu
TOTAL
Déportés
Sur Boulogne-Billancourt
Internés
Déportés
1
1
1
2
1
1
7
13
1
1
1
3
1
2
4
1
1
1
1
1
1
3
1
1
1
1
1
2
1
1
1
17
2
Les sources sont ici peu loquaces. Nous
possédons néanmoins deux témoignages
sur les conditions d’incarcération et d’internement. Ceux de Jean Buisson et
Henri Jourdain. Ce dernier a été incarcéré à la Santé, Fresnes, Fontevrault,
Blois et enfin Compiègne
Je suis incarcéré le 6 novembre à la Santé,
convoqué régulièrement pour confrontation
après des arrestations. (…) Le 4 mai 1942,
je passe devant la fameuse "Section spéciale", condamné à 10 ans de travaux
forcés, comme chef d’un groupe de sept
(tous ne sont pas communistes). (…) À
la Santé, nous sommes entassés à sept
dans une cellule prévue pour une personne
et je suis le seul "politique" au milieu de
2
11
29
"droit commun". (…) Le 6 mai, je suis
transféré à Fresnes, où je reste jusqu’au
16 septembre. (…) À Fresnes les conditions sont différentes. Quatre mois sans
promenade. Nous sommes cloîtrés dans
nos cellules, toujours à six ou sept, mais
ici uniquement entre "politiques", pas
nécessairement communistes. (…) Ensuite,
la centrale de Fontevrault dans une
ancienne abbaye bénédictine : du 16 septembre 1942 au 17 octobre 1943. (..) À
notre arrivée les conditions sont pires. Au
point que sur 600 détenus environ, une
centaine meurt au cours de l’automne et
de l’hiver. D’abord l’isolement. La nuit,
nous sommes enfermés, seuls dans nos
cellules, des cages grillagées. (…) Le
fenêtre, ils étaient éclairés jour et nuit, et
soumis à une stricte surveillance. C'était
dans ces réduits qu’étaient incarcérés les
individus dangereux terroristes, plastiqueurs et ceux qui avaient commis des
attentats contre les Allemands ou des
immeubles occupés par eux, enfin les
condamnés à mort. (…) Le régime d’incarcération était relativement supportable.
Nous étions réveillés vers 5 heures et demie,
6 heures (janvier - février 1944). (…)
Une bonne partie de la matinée se passait
à la toilette et à la chasse aux petites puces
qui nous harcelaient. Il n’y avait rien à
dire sur la nourriture : elle était franchement mauvaise ! (…) Au début de mars,
j’étais transféré à la caserne de RoyalLieu à Compiègne (Oise). 73
Les otages
Les prisons et les camps constituent de
véritables viviers dans lesquels les nazis
viennent chercher ceux qu’ils vont fusiller,
exécutés en représailles parce que des
Résistants ont abattu l’un des leurs, parce
qu’un sabotage a eu lieu contre leurs
installations… Dès 1941, se met en place
le système des otages qui frappe essentiellement les Résistants. Ils sont choisis parmi les internés et emprisonnés
considérés comme particulièrement dangereux.
À Boulogne-Billancourt nous avons
pu recenser quinze otages qui ont été
fusillés. Il s’agit de :
Julien Berthier
34 ans
fusillé le 15 décembre 1941
Yves Casse
fusillé le 2 octobre 1943
René Cousin
38 ans
fusillé le 21 septembre 1942
Jean Hemmen
32 ans
fusillé le 11 août 1942
Yves Kermen
32 ans
fusillé le 17 avril 1942
André Leclerc
36 ans
fusillé le 11 avril 1944
Constant Lemaitre
20 ans
fusillé le 23 octobre 1943
Roger Marinkovitch
20 ans
fusillé le 28 septembre 1943
Claudius Mullembach
28 ans
fusillé le 23 octobre 1943
Léon Muller
29 ans
fusillé le 11 avril 1942
Adrien Nain
fusillé le 20 septembre 1941
Maxime Renard
37 ans
fusillé le 27 novembre 1942
Jean Senesiska
23 ans
fusillé le 12 juillet 1943
Arthur Tintelin
29 ans
fusillé le 11 août 1942
Clément Toulza
32 ans
fusillé le 31 mars 1942
Neuf d’entre eux sont communistes –
les fiches individuelles allemandes et
françaises l’établissent – et sont fusillés
au Mont Valérien. Ils sont, pour la plupart, arrêtés par la police française. Celleci, dès l’invasion de l’URSS par l’Allemagne, accorde en effet une priorité
absolue à la lutte anticommuniste. C’est
le cas notamment d’Yves Casse arrêté le
16 mars 1942. 74 Dès lors des affiches
rouges bordées de noir sont apposées
sur les murs, annonçant la mort de
patriotes. Ainsi cette affiche placardée le
20 septembre 1941 à la suite de la mort
d’un capitaine allemand et dans laquelle
est annoncée l’exécution de douze otages
parmi lesquels sept sont communistes
dont Adrien Nain. 75
Comme beaucoup de communes de la
Avis
Le 16 septembre 1941, un lâche assassinat a été
à nouveau commis sur la personne d’un soldat allemand.
Par mesure de répression contre ce crime, les
otages suivants ont été fusillés. (…)
J’attire l’attention sur le fait que, en cas de récidive, un nombre beaucoup plus considérable
d’otages sera fusillé.
Paris, le 20 septembre 1941
Der Militärbefehlshaber in Frankreich
Von Stülpnagel
région parisienne, Boulogne-Billancourt
a eu des habitants fusillés au Mont Valérien. Comme nous l’avons vu, c’est dans
cette antichambre de la mort, que les
quinze otages boulonnais sont tombés.
Quoi de plus naturel si, chaque année,
73 Jean Buisson, op. cit., p. 17 à 19.
74 AM/Q 254 Lettre du préfet de police du 11 novembre 1943 adressée au maire de BoulogneBillancourt.
71 Henri Jourdain, op. cit., p. 47 à 49.
72 Henri Jourdain, op. cit., p. 49-50.
14
dimanche, seul jours de repos, promenade
en rond autour de la cour, à un mètre de
distance les uns des autres, avec défense formelle de se parler. Un colis et une lettre
par mois, lue au préalable. Ensuite, un
travail long (dix heures par jour) et fastidieux. Deux ateliers, chacun comprenant une cinquantaine de politiques : charpente des chaises et empaillage. Nos seuls
contacts humains. 71
Bien qu’il soit incarcéré, le Résistant
continue sa lutte.
Lutte pour l’amélioration de notre sort :
en premier lieu pour le respect de notre
dignité de communistes, de patriotes. Une
lutte ardue (des camarades sont envoyés
au "mitard"), longue, mais souvent couronnée de succès. Nous parvenons d’abord
à nous faire reconnaître de facto comme prisonniers politiques et, par là, est reconnue la possibilité de se parler, de lire, de
se rassembler. (…) Nous célébrons ainsi
le 14 juillet 1943. (…) En août, nous
imposons de ne plus travailler, de disposer de notre temps, notamment pour nous
instruire. Nous organisons des cours de
français, calcul, histoire du mouvement
ouvrier, économie politique etc. (…) Mais
nous ne jouissons pas longtemps de ces
acquis. Le 17 octobre 1943, tous les détenus politiques de Fontevrault sont transférés à Blois, en même temps que ceux
de Clairvaux. De là, un matin de février
1944, les portes des cellules s’ouvrent, les
unes après les autres. Un gestapiste, revolver au poing, jette un ordre bref : "Préparez vos affaires ! " Nous sommes enfermés dans un wagon à bestiaux plombé, en
direction de Compiègne. (…) Nous y restons quelques jours parqués, mêlés à
d’autres Résistants non communistes,
quelques juifs et aussi à des gens de toutes
espèces ; certains se demandent pourquoi
ils sont là. 72
Nous possédons aussi le témoignage de
Jean Buisson sur son incarcération à la
prison de Fresnes.
Je fus affecté à la 3e division, 3e étage,
dans une cellule de 3 x 2,5 m occupée par
trois hommes. (…) La majorité des cellules étaient occupées par plusieurs
détenus. D’autres, les cachots (mitards),
de dimensions restreintes, n’avaient qu’un
locataire au régime pain et eau. Sans
Boulogne~Billancourt supplément au n° 335
➛ avril 2005
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Boulogne-Billancourt vient y commémorer les siens.
Situé dans la commune de Suresnes, le
Mont Valérien est tristement célèbre
pour les massacres qui y ont eu lieu. En
effet, pendant quatre ans d’occupation
allemande, des milliers de Résistants
ont été fusillés dans la région parisienne,
dont 4 500 au Mont Valérien.
D’abord ermitage et lieu de pèlerinage,
le Mont Valérien devient sous LouisPhilippe une forteresse de l’enceinte
parisienne.
Au milieu du 19e siècle, le fort est utilisé comme lieu de détention : près de
trente mille Communards seront fusillés
par les Versaillais. À la fin du 19e siècle,
le fort est occupé par une école de télégraphie militaire qui en fera le bureau
de la télégraphie sans fil et un centre
mondial d’écoute.
En 1940 la chapelle du Mont Valérien fut
réaffectée au culte. Après la défaite, elle
fut profanée et perdit ainsi sont rôle religieux. Elle devint, par la volonté des nazis,
un lieu de détention et d’antichambre de
la mort pour nos camarades de la Résistance et pour d’innocents otages arrivant
de toutes les prisons de France. Les
condamnés à mort étaient entassés dans
la chapelle et gardés par les SS. Certains
y ont passé leur dernière nuit, tandis que
d’autres étaient fusillés dès leur arrivée.
Tous empruntaient l’étroit sentier, les mains
attachées dans le dos, vers la clairière,
lieu de leur supplice où attendait le peloton d’exécution. Il nous a été difficile de
savoir s’ils étaient fusillés par groupes de
quatre, six ou huit à la fois, mais tous
ceux qui attendaient leur tour dans la
chapelle pouvaient entendre les slaves
assassinant leurs camarades partis avant
eux. Ils profitaient des derniers instants
de leur vie pour inscrire sur le mur du
fond et sur les côtés leur ultime adieu à leur
famille et à la France. (…) En sortant
de la chapelle, un petit sentier descend
vers une clairière. (…) À la fin de ce
sentier se trouve à gauche une grande
butte de terre très large et très haute. (…)
Les condamnés étaient adossés à cette
butte et attachés à des poteaux pour y être
fusillés. 76
75 Serge Klarsfeld, Le livre des otages, Les éditeurs français réunis, Paris, 1979, p. 295
76 Arsène Tchakarian, Les fusillés du Mont Valérien, Comité national du souvenir des fusillés du
Mont Valérien, l’Écritoire, 1991, p. 17-18.
Boulogne~Billancourt supplément au n° 335
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15
De la Résistance à la déportation
Cette politique d’exécution des otages
vise à "terroriser la population et la
rendre imperméable par la peur aux
idéaux véhiculés par les Résistants et
par leurs actes. " (…)
Certes ces exécutions ne manquent pas
un de leurs buts essentiels, qui est d’affaiblir quantitativement le potentiel
humain communiste. 77 Cependant elles
n’atteignent pas leur objectif principal
qui est d’affaiblir la volonté des Résistants.
Les attentats se poursuivent, comme la
répression d’ailleurs. À l’issue du procès
de la Maison de la chimie, le 15 avril
1943, vingt-trois communistes sont
condamnés à mort et exécutés le 17.
Parmi eux, Yves Kermen, dont nous possédons la dernière lettre écrite à sa femme
avant son exécution.
À la suite d’un attentat commis à Paris,
le 28 septembre de la même année, cinquante otages sont fusillés le 2 octobre
parmi lesquels trente-sept communistes
dont Yves Casse.
Le 16 août 1944 les nazis massacrent
trente-cinq jeunes gens à la cascade du
bois de Boulogne. Aucun n’est boulonnais. Cependant nous avons voulu introduire le récit de ce sinistre épisode dans
cet ouvrage du fait même que la municipalité de Boulogne-Billancourt se joint
chaque année aux cérémonies commémoratives. L’épisode nous est raconté
par Albert Ouzoulias dans son livre
Les Bataillons de la jeunesse.
Voici dans quelles conditions ce crime
abominable eut lieu.
Beaucoup de jeunes de toutes opinions
appartenant à l’Union des forces unies
de la jeunesse patriotique (FUJP) étaient
entrés massivement dans les FFI. Les
FTP de Chelles, en Seine-et-Marne, dont
la compagnie se bat depuis 1943, sont
en liaison avec les autres organisations
de jeunesse ; jeunes de l’OCM, membres
de la Jeunesse chrétienne combattante.
Ce dernier groupe est particulièrement
agissant. (…) Ses dirigeants sont entrés
en contact avec un dénommé Marcheret, agent de la Gestapo, se prétendant
envoyé par Londres pour fournir des
armes aux Résistants. Sans méfiance,
avec un esprit de fraternité qui était le
nôtre, les Jeunes chrétiens combattants
proposent à nos jeunes FTP de Chelles,
aux jeunes de l’OCM et à un groupe de
FFI de Draveil de participer à la récupération et au partage des armes.
Un rendez-vous est pris le 16 août à la
porte Maillot. Il y a là une vingtaine de
FTP de Chelles venue avec un camion
et une ambulance. (…) Dans un autre
camion, convoqués par Marcheret, (…)
des Jeunes chrétiens combattants. (…)
Sont également présents dans un troisième camion, ceux de l’OCM (Organisation civile et militaire de la jeunesse).
(…) Enfin, les groupes FFI venus de
Draveil ont rendez-vous à un autre
endroit. Tous sont venus croyant trouver des armes. Ils tombent dans les guetsapens tendus par Marcheret et la Gestapo.
Dans leurs camions bâchés, ils sont
emmenés dans un garage, rue d’Armaillé,
où, au lieu des armes promises, ce sont
les SS qui les attendent. Arrêtés, ils sont
conduits les uns rue des Saussaies,
d’autres avenue Foch et rue Leroux,
dans les multiples sièges de la Gestapo
pour y être interrogés et torturés. Dans
la nuit qui suit, les soldats nazis vont
les transporter à la cascade du bois de
Boulogne et les massacrer à la mitraillette
et à la grenade. 78
La déportation
Incarcérés et/ou internés, un grand
nombre de Résistants connaissent la
déportation qui constitue un procédé
de plus en plus utilisé pour se débarrasser d’eux. Elle est systématisée par
le décret NN-Nacht und Nebel : Nuit
et brouillard du 7 décembre 1941. Sur
Boulogne-Billancourt cent soixante-etune personnes qui se répartissent comme
suit ont été déportées dans des camps,
prisons ou forteresses allemandes.
Il est possible, du fait de l’imprécision
des sources, que certains déportés classés Boulonnais aient été travailleurs de
chez Renault.
Outre les camps, les nazis utilisent également les prisons et forteresses existantes qui deviennent ainsi des lieux de
déportation.
Effectifs dans les camps
de concentration et/ou d’extermination
Aux usines
Renault
9
2
Buchenwald
21
12
Dachau
6
Dora
5
1
Flossenburg
1
13
Auschwitz
1
Bergen-Belsen
Mauthausen
6
1
Gross-Rosen
6
2
4
Neuengamme
Ravensbrück
4
Sachsenhausen
4
1
2
Camp inconnu
12
23
TOTAL
68
68
Effectifs dans les prisons
et forteresses allemandes
Aux usines
Renault
Brème
1
Brunswick
1
Sur BoulogneBillancourt
1
Chemnitz
Cottbus
1
Ebensee
1
Goldbach
1
Hadgerleben
1
Halberstadt
1
Hambourg
1
Leitmoriz
1
Linz
1
Lübeck
1
Magdebourg
1
Mannheim
2
Oranienburg
2
Rendsburg
1
Rollwald
1
Siegburg
1
Sthun
1
Straubing
1
Stuttgart
1
Wittemberg
1
TOTAL
23
1
2
plan laisserait peut-être une chance sur
mille à quelques-uns de survivre, mais, du
moins, nous aurions entraîné dans notre
mort quelques SS. Mais la veille de la date
prévue, ou le jour même, notre équipe est
attachée à un train de charbon qui doit
nous conduire à Mauthausen. Sans doute
tout ceci peut sembler peu. Mais, dans
cette ambiance d’implacable férocité, nous
nous prouvions à nous-mêmes que nous
n’étions pas avilis au rang de bêtes, que
le combattant et l’humain n’étaient pas
détruits en nous.
Départ donc le 27 mars 1944. Un long
voyage de quatre jours, enchaînés dans
un vieux wagon. Pour tout viatique, une
boule de pain ; une seule fois, les SS nous
donnent à boire. Beaucoup d’entre nous
mourront. J’arrive dans un état d’épuisement, les yeux purulents. (…) À notre
arrivée mise en quarantaine. Tous les poils
du corps rasés (contre les poux) : en effectuant cette opération, le kapo me fait une
entaille à l’aine. La blessure s’infecte. (…)
L’arrivée à Mauthausen m’apparaît, pour
peu de temps, plutôt réconfortante : douche
et soupe chaude encore qu’immédiatement
suivies d’une marche sur la place d’appel,
par rangs de cinq, nus sous la neige. Conditions effroyables : nous couchons entassés les uns sur les autres ; avec, ça et là,
les corps de ceux qui agonisent ou sont
déjà morts.
Il faut absolument réagir contre cette entreprise de dégradation humaine. Sachant
les risques mortels que j’encours, j’entreprends de faire des causeries avec mes
codétenus. (…) Je rencontre le RP Riquet,
avec lequel j’échange de brèves réflexions
et lui transmets des informations sur la
vie du camp et sur l’évolution de la guerre.
Il se dit impressionné par la hardiesse et
le sens de l’organisation des communistes
qui, en ces lieux hérissés de périls, trouvent
les moyens de pratiquer la solidarité, d’organiser la résistance aux SS, de recueillir
et diffuser des informations qui stimulent
les esprits et entretiennent le moral. (…)
À la fin de juin 1944, je suis expédié à
"LINZ III" un kommando situé dans une
île du Danube proche de Linz.
Extrêmement pénible, physiquement et
moralement. (…) Mais très dur surtout
79 Voir en annexe les listes des déportés pour les deux catégories.
80 Henri Jourdain, op. cit., p.50-51.
77 Serge Klarsfeld, op. cit., p. 256.
78 Voir en annexe la liste des fusillés de la cascade.
16
Sur BoulogneBillancourt
dans trois camps différents, et à Henri
Soit au total, quatre-vingt-onze déporJourdain.
tés pour les usines Renault, soixanteJe fais partie d’un "transport" de 50 N.N.
dix sur Boulogne-Billancourt en géné(Nuit et brouillard), les 4/5e (exposant) au
ral. 79 Outre les quatre-vingt-onze
ouvriers de chez Renault, nous connaismoins de communistes, tous condamnés
sons la profession de quaranteaux travaux forcés, en route – ce
et-un déportés boulonnais. Il
que nous ignorons – pour Maus’avère que vingt-neuf sont
thausen, via le camp de NeueAu total,
issus de la classe ouvrière, les
Brem, près de Sarrebrück. (…)
quatre-vingt-onze
autres se répartissant ainsi :
Intermède de 23 jours dans un
neuf employés, deux cadres
camp de transit, Neue-Brem. Un
déportés pour les
et un commerçant. Nous avons
camp de transit, plutôt un camp
extrêmement peu de renseide harassement, avec pour but
usines Renault,
gnements sur les motifs des
de briser physiquement et morasoixante-dix sur
arrestations : un a été arrêté
lement en quelques jours les
pour avoir hébergé un gaul- Boulogne-Billancourt déportés, d’ailleurs peu nombreux
liste, un autre pour détention
(200 à 300), avant d’envoyer les
d’armes, un pour avoir servi
survivants vers les camps défien général
d’agent de liaison du MLN –
nitifs (Mauthausen, Auschwitz,
Mouvement de libération
etc.). Un camp artisanal mais
nationale. Dans la majorité des cas seule
efficace, dépourvu de chambres à gaz et
figure la mention "déporté politique".
de crématoires. Les cadavres gelés s’enNous connaissons par contre les années
tassent autour des baraques. C’est peu dire
de naissance des déportés. Le plus jeune
que les conditions dans ce camp sont épouest un apprenti de chez Renault. Il a
vantables. Y survivre plus d’un mois tient
quinze ans.
presque du miracle. (…)
Combien sont revenus ? Là encore, les
Chaque jour, sous la schlague, les coups de
sources font défaut. Pour Renault,
crosse, souvent le torse nu, nous marchons
soixante-quinze ouvriers sont de retour
en canard, accroupis, les mains derrière
alors que douze trouvent la mort dans
la nuque. À l’écart, les mains enchaînées
les camps. Pour Boulogne-Billancourt,
derrière le dos, nuit et jour, un officier
en général, nous savons que deux déporsoviétique doit marcher durant des heures
tés sont rentrés tandis que vingt-cinq
en canard les épaules chargées de blocs de
sont morts dans les camps. En ce qui
glace. Presque totalement privés de nourconcerne les usines Renault nous avons
riture, nous avons prélevé sur nos rations
le cas de dix ouvriers dont nous ignode famine pour le soutenir.
rons s’ils ont été uniquement internés ou
Même comportement à l’égard de Frandéportés. Il s’agit de :
çais de tous horizons sociaux, aux limites
Marcel Delagroux
extrêmes de l’épuisement. 80
Ici la Résistance prend d’autres aspects.
Jacques Drucker
Elle n’est pas morte tant que certains
Joseph Eskenazi
continuent de se battre en essayant de
René Fernandez
conserver leur "qualité d’homme" malgré
Marcel Fisse
cette machine à humilier qui sévit dans
Marcel Greemberg
les camps. La Résistance, dans ce lieu,
François Kasperek
consiste en actions de solidarité pour
Jean Leduc
lutter contre la faim et aider les plus
René Masblanc
vulnérables, en tentatives d’évasion ;
Jean Salfatti
c’est aussi rétablir des contacts et reconsParmi les Résistants que nous avons pu
tituer, à l’intérieur de ce monde clos,
rencontrer, aucun n’a connu le système
une organisation clandestine.
concentrationnaire nazi. De fait, là encore,
Nous imaginons un plan d’évasion. La
nous faisons appel aux évocations
témérité consciente de cette esquisse de
de Jean Buisson, qui a été déporté
Boulogne~Billancourt supplément au n° 335
➛ avril 2005
Information
Boulogne~Billancourt supplément au n° 335
➛ avril 2005
Information
17
Témoignage
De la Résistance à la déportation
fissures desquelles filtrait un filet d’air.
moralement. Je suis affecté à l’une des
(…) La folie faisait son apparition : un
usines "Hermann Goering" fabriquant des
fils avait croqué le nez de son père !
chars pour l’armée hitlérienne. Quel cas
Les portes furent ouvertes à grand fracas,
de conscience pour moi qui, trois ans aupaet le débarquement se fit à la schlague.
ravant, avec les camarades de "Renault",
Nous apprenions que c’était le gummi.
mettais tout en œuvre afin de saboter les
(…) Traînant nos valises et ballots, nous
productions d’armes pour les nazis !
avons été emmenés dare-dare jusqu’aux
Pour ma part, je freine au maximum la
douches. Après un déshabillage dont la
marche de l’énorme raboteuse que je
rapidité n’avait d’égale que la minutie.
conduis. Une nuit, à la faveur d’un bom(…) Après le déshabillage, le
bardement, je la mets en panne.
rasage ! Dans une salle cimen(…)
Nus comme des vers
tée, dix à quinze fils pendaient
Des communistes français orgaau plafond. Assis sur un tabounisés en groupes de trois m’ont
de terre, nous
ret, chacun d’entre nous perprécédé à Linz. (…)
passions au pas
dait sa chevelure. (…) Ensuite,
Les camarades du "triangle"
debout sur un tabouret, jambes
me demandent mon opinion
cadencé devant
écartées, le même individu muni
pour organiser la solidarité,
d’un rasoir coupe-choux vous
commenter les informations
une sorte d’étal.
débarrassait de tous les poils
sur les développements de la
On nous jetait
du pubis et dessous les bras.
guerre, la situation intérieure
Puis après une attente interen France et sur les dispositions
dans les bras de
minable, rassemblés par groupes
à prendre contre le projet d’exd’une centaine, c’était la douche
termination qui pèsera sur nous,
quoi nous
réparatrice tant attendue. Une
au moment où les forces alliées
habiller (…)
grande salle cimentée, éclairée
s’empareront de Linz. 81
par une fenêtre, dont les rigoles
L’activité des communistes,
étaient encore à moitié pleines d’eau. Au
dans ce kommando, conduit à mettre
plafond des pommes de douche. Dans le
en place un comité clandestin qui
haut d’un des murs comme des bouches
s’adresse aux déportés français dont fait
d’aération. C’était par ces trous qu’arripartie Henri Jourdain. De même celuivait le gaz zyklon qui asphyxiait les douci fait partie d’un comité international
chés. Pour notre convoi, l’installation n’a
clandestin dont la direction est comfonctionné qu’en douche. Avant d’y entrer,
posée de communistes de différentes
nationalités. À l’arrivée des soldats aménous avions perdu notre personnalité ; en
ricains ce sont eux qui désarmeront
quittant le salon de rasage, nous étions
les SS.
tatoués sur le bras gauche par des kapos
Jean Buisson, secrétaire général adjoint
qui maniaient une sorte de stylo à encre
de la mairie de Boulogne-Billancourt
bleue. Je devenais le n° 185191.
déporté à Auschwitz le 27 avril 1944.
Et ce fut l’habillage ! Nus comme des vers
Nous avons été entassés à 100-120 par
de terre, nous passions au pas cadencé
wagons à bestiaux dont les hublots étaient
devant une sorte d’étal. On nous jetait
obturés par des planches clouées, recoudans les bras de quoi nous habiller. (…)
vertes à l’extérieur de barbelés. Après
Nous avons été emmenés et entassés à
quatre nuits et trois jours de voyage, nous
même le sol dans des baraques à chevaux.
sommes arrivés en Pologne à AuschwitzNous ne pouvions pas nous coucher. Assis
Birkenau. (…) Il n’existe pas de mots pour
sur la terre, jambes écartées, on s’emboîdécrire la suffocation par manque d’air,
tait les uns dans les autres pour se tenir
la soif qui brûlait les entrailles, la folie
chaud, car là où nous étions, la tempéraqui s’installait chez certains avec la méchanture se situait vers zéro degré.
ceté qui s’exprimait dans la nuit du waLa nourriture consistait surtout en des
gon : les coups de poings, de pieds pour
sortes de tisanes que l’on absorbait en
s’approcher des portes verrouillées par les
buvant à même une boîte de conserve
81 Henri Jourdain, op. cit., p.52 à 54.
82 Jean Buisson, op. cit., p. 24 à 26.
18
Boulogne~Billancourt supplément au n° 335
➛ avril 2005
Information
rouillée recueillie auprès de la baraque où
j’avais échoué. 82
Jean Buisson ne fait qu’un séjour de
douze jours à Auschwitz. Il est ensuite
acheminé vers le camp de Buchenwald
où il reste le même laps de temps. Après
quoi, il part pour le camp de Flossenburg,
en Bavière où il est désigné pour un
kommando de ce camp : Flohä in Sachsen (Flohä en Saxe). Il sera de retour à
Paris à la fin mai 1945.
La répression a été exercée contre les
Résistants en raison de leur activité. Elle
l’a été contre les juifs et les tziganes uniquement en vertu de concepts racistes.
La communauté juive boulonnaise va
s’en trouver tragiquement bouleversée.
■
La famille Broder, c’était Maxime,
commerçant boulonnais bien
connu et conseiller municipal de
Georges Gorse ; ce sont Muriel
Quentin-Broder, conseillère municipale, et Patrick Quentin, son
époux, ancien maire adjoint. Et
puis Yvonne, énergique petit bout
de femme, à la jeunesse fracassée.
Depuis peu, elle accepte de revenir
à Auschwitz, de raconter aux
élèves l’horreur concentrationnaire. Un récit toujours expurgé.
Même pour nous.
Puînée de trois filles de parents
d’origine polonaise, elle grandit à
Paris, se rêve professeur de piano.
À la déclaration de guerre, son
père est mobilisé, revient après la
débacle, entre dans la Résistance.
Par sécurité, tous partent à
Grenoble. Son père continue ses
actions, Yvonne tape des tracts,
transmet des messages. Après
l’occupation de la zone libre, la
famille se disperse par mesure de
sécurité et Yvonne se cache chez
une famille qui possède un chalet
Nous étions 60 dont 40 pensionnaires de la
maison de retraite Rothschild, entassés dans
un wagon à bestiaux, avec à peine de quoi
boire et manger, sans possibilité de s’allonger ou de s’asseoir. Pendant les quatre jours
du voyage, je n’ai fait que fermer les yeux à
ces vieillards qui réclamaient leur famille.
Tous étaient morts à notre arrivée à Auschwitz. On nous a fait descendre du train à
coups de cravache, sous les hurlements des
nazis, aidés par des garçons au crâne rasé,
vêtus d’un costume rayé avec un numéro dans
le dos. L’un d’eux m’a murmuré : Surtout, ne
monte pas dans les camions ! Debout dans
sa décapotable se tenait Mengele qui faisait
ranger les déportés un par un devant lui sur
deux files. J’ai seulement vu que les jeunes
étaient tous mis du même côté ; les autres
montaient dans les camions ; les nazis encourageaient également les personnes fatiguées
à y grimper. Et nous, nous leur disions Au
revoir ! À bientôt ! sans savoir qu’elles
allaient directement dans les chambres à gaz.
On nous a conduites dans le camp des femmes
de Birkenau. Il a fallu se déshabiller devant
tout le monde, on nous a rasées de la tête aux
pieds, à cause des poux et du typhus, rassemblées nues dans la cour. On nous jetait
dans le Dauphiné. C’est là qu’elle
est arrêtée par la Gestapo en
février 1944. Interrogée sous les
coups pendant 10 jours, elle est
envoyée à Drancy puis déportée
le 9 mars 1944 à AuschwitzBirkenau. Elle a 19 ans.
Yvonne Broder
"Surtout, ne
monte pas dans
les camions"
Yvonne et
sa cousine
Suzanne, morte
en déportation,
dans le Dauphiné au temps
de l'insouciance.
Yvonne, le 15
mars 2005,
retourne à
Auschwitz et
témoigne de
l'horreur
concentrationnaire.
des vêtements, des chaussures. Je n’ai jamais
eu un pied gauche et un pied droit ! Puis on
nous a tatouées et mises en quarantaine, nous
ne sortions que pour l’appel ; les gardiennes
polonaises, des droit commun condamnées
pour crimes de sang, nous frappaient à coups
de matraque quand on ne répondait pas à
notre matricule, hurlé en allemand, bien sûr.
Tout au début, j’ai demandé naïvement : Mais
par où sort-on d’ici ? Et une ancienne m’a
répondu : Par où ? Mais par là, voyons !,
en désignant les cheminées des fours crématoires.
Nous n’avions rien à boire, on mangeait une
espèce de soupe à l’eau dans des gamelles
infâmes, sans couvert ; à quatre heures, un
quignon de pain dur avec un peu de margarine. On dormait sur des lits de planches, par
huit, et quand on avait envie de faire pipi, il
fallait se soulager dans la gamelle dans laquelle
on mangeait. La nuit aussi, on nous mettait
nues devant Mengele qui choisissait les plus
jolies pour servir de cobayes pour ses expériences “médicales”. Celles qui avaient des
boutons ou des plaies étaient immédiatement
envoyées à la chambre à gaz.
L’hiver était atrocement froid, l’été le soleil
nous brûlait, on attrapait des cloques ; Ausch-
witz, c’était alors des marécages, pas les
belles pelouses qu’on voit maintenant, on
avait de la boue jusqu’aux genoux ! Pas un
arbre, pas une fleur, pas un oiseau. Aucune
vie. Toute la journée, on portait des pierres
ou des briques dans un wagonnet qu’on
poussait sur des rails puis qu’on déchargeait pour former des tas. Ou bien, on changeait les rails de place. C’était épuisant.
On travaillait sous les coups de fouet et de
matraque. Le camp était entouré de barbelés électrifiés. Celles qui voulaient en
finir se jetaient dessus pour s’électrocuter.
Le 27 janvier 1945, on a entendu les canons
tonner. J’ai eu très peur. Les nazis ont rassemblé les déportées pour évacuer le camp,
mais un vieux soldat m’a prise par la main
et m’a dit : On n’emmène pas les enfants !
Il m’a sauvé la vie. Je ne pesais plus que 28
kg pour mon mètre 43. Je me suis cachée dans
les égouts. C’est là que les Russes m’ont
trouvée, des commandos de femmes qui
m’ont soignée et nourrie. Après, j’ai pu
rejoindre Cracovie à pied (57 km !), puis
j’ai été évacuée jusqu’à Odessa, puis par
bateau jusqu’à Marseille. Ensuite, j’ai pu
rejoindre Grenoble et ma famille. Yvonne
Broder n’en finit pas de sécher ses larmes.
Boulogne~Billancourt supplément au n° 335
➛ avril 2005
Information
19
De la Résistance à la déportation
La communauté juive
dans la tourmente
La communauté juive avant guerre s'est
tellement bien intégrée qu’elle avait oublié
ses racines juives et se sentait absolument
française. Ce qui expliquait que ses membres
se connaissaient peu entre eux.
Toute une série de mesures vont pourtant bouleverser, entre 1940 et 1942, la
vie de cette communauté, mesures qui
faciliteront, par la suite, les arrestations
puis les déportations.
Dès 1940 un recensement des juifs est
imposé. En 1942, la mention "juif" est
apposée sur la carte d’identité. Au mois
de mai de la même année, les juifs de
la zone occupée âgés de plus de six ans
sont dans l’obligation de porter l’étoile
jaune. Si Vichy refuse d’appliquer cette
mesure à la zone libre, ce sont tout de
même ses représentants qui doivent en
assurer l’application en zone occupée.
Comme nous le verrons par la suite, des
camps d’internement, pour les juifs en
particulier, ont été ouverts en zone occupée. C’est dans ces camps qu’ils sont
internés après avoir été arrêtés lors de
rafles.
Les premières rafles massives de juifs
ont lieu en mai, août et décembre 1941,
et nous savons qu’elles touchent cer-
Premières persécutions
P
eu de temps après l’Armistice, le
gouvernement français, en étroite
collaboration avec les autorités
nazies, se prête aux premières mesures
de persécutions dont sont victimes les
juifs.
Une propagande anti-juive est mise au
point très rapidement par différents
moyens de diffusion tels la presse, les
expositions itinérantes, le film. Dès 1940,
l’information dirigée atteignait en partie
son objectif : montrer que le Juif était étranger à la communauté française qui devait,
de ce fait, le considérer comme un élément
indésirable et le rejeter. 83 On constate,
en effet, que dès juillet 1940 des actions sont
menées, en zone occupée, contre les magasins juifs et les synagogues. À BoulogneBillancourt, la synagogue fut saccagée le
3 octobre 1940 par des inconnus venus de
Paris. 84
Toute une législation antisémite se met
en place. Deux statuts des juifs sont successivement promulgués par Vichy le
30 octobre 1940 puis le 2 juin 1941 dans
lesquels se trouvent la liste des professions interdites aux juifs, les quotas
imposés à certaines professions… À
Boulogne-Billancourt, Madame Imianitoff, docteur en médecine, doit ainsi
cesser son activité en 1942 en raison de
ses origines israélites. 85
Ce premier et ce second statuts des Juifs ne
furent nullement imposés par les Allemands, rappelle très justement Yves
Durand. Dus à la seule initiative de Vichy,
ils sont le fruit d’un antisémitisme propre
à certains de ses dirigeants. Ils répondent
aussi à la volonté constamment manifestée par Vichy, de précéder les Allemands
dans leur législation afin d’éviter leurs
empiétements sur la souveraineté française. 86 C’est pour appliquer cette législation qu’est créé, en mars 1941, un
commissariat aux questions juives.
Les biens des juifs sont également touchés par la loi du 22 juillet 1941 qui
décide de leur "aryanisation". Ainsi, à
Boulogne-Billancourt, le magasin de
confection de Madame et Monsieur
Cohen, 136, avenue Édouard-Vaillant,
est réquisitionné en 1942. (…) De même,
Madame Louise Pleskoff qui tient une
boulangerie rue Nationale, est dénoncée
puis arrêtée un matin de septembre 1942
par deux miliciens.
Étant israélite je n’avais pas le droit d’être
en contact avec la clientèle, chose que je
ne pouvais éviter. 87
De la même façon, le père de Marcel
Lorenter doit interrompre son commerce sur les marchés de BoulogneBillancourt. 88 Or, un constat s’impose : la communauté juive de Boulogne-Billancourt repré- Vous êtes-vous jamais demandé ce qui distingue notre
sente
une espèce de toutes les autres ?
infime mi- On m’a toujours appris que c’était la mémoire et le
norité de la
population, à langage.
peine plus de - C’est ce que je croyais aussi, mais c’est une idée reçue.
0,2 %. Sur Ce que Pierre Cange avait perdu, n’est-ce-pas, n’était ni
plus de 97 000
la mémoire ni le langage, mais justement le droit de se
habitants en
effet, et d’après penser comme être humain. Dans l’intégrité de sa qualité
nos sources d’homme. (Vercors in Le tigre d'Anvers p.10)
qui ne sont
tains Boulonnais. C’est le cas d’Abrapas absolument exhaustives, il est vrai,
ham Guttman, un juif d’origine tchél’ensemble de la population juive reprécoslovaque âgé de quarante ans, arrêté
sente un peu plus de deux cents perle 14 mai 1941 et interné au camp de
sonnes parmi lesquelles nous avons
Beaune-la-Rolande jusqu’au 28 juin
comptabilisé trente enfants ou adoles1941 date de sa déportation à Auschcents. De plus, nous avons pu constawitz. 89
ter que les juifs semblent bien intégrés
dans la ville. Il n’existe pas de
Robert Schneider est arrêté à quarantequartier juif particulier. Ceci nous est
et-un ans le 20 août 1941 et interné à
d’ailleurs confirmé par la femme de
Compiègne, avant de partir lui aussi
Marcel Lorenter.
pour Auschwitz le 5 juin 1942 : il y
83 Jean Ialoum, La France antisémite de Darquier de Pellepoix, éd. Syros. Paris, 1979, p. 36-37.
84 E. Couratier, A. Bezançon, op. cit., p. 240.
85 AM/D 13 Lettre du président du CLL en date du 19 octobre 1944 adressée au préfet de la
Seine.
20
86 Yves Durand, La France dans la Seconde Guerre mondiale 1939-1945.
87 AM/D 20 Lettre de Mme Cohen du 23 mars 1945 adressée au maire.
88 Témoignage de Marcel Lorenter recueilli le 17 juin 1991.
89 AM/Q 254.
Boulogne~Billancourt supplément au n° 335
➛ avril 2005
Information
trouve la mort dès le 18 juillet suivant. 90 Ces arrestations vont se poursuivre à Boulogne-Billancourt au moins
jusqu’au mois de juin 1944. Nina Berberova relate ainsi l’histoire d’une amie
juive habitant Boulogne-Billancourt,
Olga Margolina, dont nous n’avons pas
trouvé trace dans nos sources. 91 Nous
savons en revanche que sa sœur,
Marianne, sera déportée par le convoi
n° 11 le 27 juillet 1942. 92 C’est le 16
juin, raconte Nina Berberova, qu’Olga et
sa sœur ont été arrêtées chez elles, à
Boulogne-Billancourt, par des policiers
français. Alertée au téléphone par son
amie Olga, le futur écrivain se rend à
Boulogne-Billancourt :
Une demi-heure plus tard je me trouvais
à la mairie de Boulogne. En m’approchant
de cette énorme bâtisse "style moderne",
je voyais converger de tous côtés des femmes
avec des enfants. Elles étaient escortées
par des policiers français.
On les conduisait au sous-sol de la mairie
d’où parvenaient des bruits de voix inquiètes.
On ne voyait pas d’Allemands. (…)
Je l’ai vue pour la dernière fois lorsque à
quatre heures de l’après-midi, le 16 juin,
on l’a poussée avec son baluchon dans un
camion ouvert, le quatrième de la file,
cerné par la police. (…) Puis arrivèrent
d’autres camions. (…) Ils sont repartis les
uns après les autres, comme nous l’avons
appris plus tard, chargés de femmes, jusque
tard dans la nuit.
Les 16 et 17 juillet 1942 a lieu la rafle
du Vel’d’Hiv. 93 Dans une circulaire en
date du 13 juillet 1942 émanant de la
préfecture de police et signée par Émile
Hennequin, directeur de la police municipale, apparaît un tableau récapitulatif
des fiches d’arrestation concernant cette
rafle. On peut y voir notamment le
nombre de juifs boulonnais devant être
arrêtés à ce moment-là, à savoir : quatrevingt-seize. 94
Cependant, nous ne possédons les dates
d’arrestation que pour très peu de Boulonnais et par conséquent nous ne pouvons savoir combien sont effectivement
internés.
Certains, sentant le danger ou mis au
courant, échappent en se cachant ou en
tentant de passer en zone libre…
Nous étions dans un petit pré qui surMarcel Lorenter raconte :
plombait la route. Et puis, comme ils tarQuand il y a eu le fameux mois de juillet,
daient, nous étions évidemment extrêmequand il y a eu la rafle du Vel’d’Hiv’, nous
ment angoissés. Nous sommes descendus
étions cachés à Montreuil. Moi, j’étais
sur la route où il y avait un virage et, en
recherché ici, à Boulogne. Mon domicile
allant à ce virage, on a vu les Allemands
était 31 bis, rue Nationale. Mon père et
qui étaient là et qui avaient arrêté mes
ma mère ont échappé à la déportation car
parents, mon grand-père. Le passeur disils se sont cachés pendant quatre ans à
cutait tranquillement avec eux. Il était
Montreuil chez des cousins. 95
manifestement rémunéré également par
La future épouse de Marcel Lorenter
les Allemands pour leur vendre des gens
ajoute :
qui le payaient pour leur faire passer la
À l’actif du commissariat de police franligne de démarcation. On a vu mes parents
çaise de l’époque, certains inset mon grand-père emmenés
pecteurs ont prévenu personnelen auto. 97
Les premières rafles
lement les juifs qu’ils connaisRobert Créange et sa sœur
saient de la rafle de juillet 1942
sont recueillis par un fermier
massives de juifs
grâce à quoi, ma mère, ma sœur
qui leur fait passer la ligne.
et moi-même avons échappé
ont lieu en mai, août Par la suite, leur tante les a
à cette rafle, cachées par des
gardés à Périgueux jusqu’à
et décembre 1941
voisins.
la Libération. Après quoi, ils
Robert Créange 96 avait onze
sont revenus à Boulogneans en 1942 :
Billancourt.
Depuis un moment déjà mon père se cachait
Nous avons connaissance également
parce que les Allemands étaient venus perd’une histoire qui se situe en janvier ou
quisitionner à notre domicile à Boulogne
février 1943 à Boulogne-Billancourt. 98
où nous habitions à ce moment-là, 4 bis,
C’est l’aventure des rescapés de familles
rue de Buzenval, aujourd’hui rue Annajuives allemandes, des femmes et des
Jacquin. Mon père se cachait donc près
enfants, les hommes ayant été fusillés ou
des Buttes Chaumont, dans un appartedécapités en Allemagne. Le témoin raconte
ment. Après bien des hésitations mes parents
le périple de ces personnes, trois femmes,
ont décidé de passer dans ce qu’on appeune jeune fille d’environ dix-huit ans, cinq
lait, à ce moment-là, la zone libre. Au mois
enfants dont l’aîné n’avait pas plus de sept
de juillet 1942, par des intermédiaires
ans qui, cachées dans une maison rue
dont je n’ai plus le souvenir, ils ont contacté
des Quatre-Cheminées, avaient été
un passeur qui, moyennant finances, se
dénoncées et risquaient d’être arrêtées
faisait fort de faire passer des personnes
" au cours d’une grande rafle de juifs
recherchées, de la zone occupée à la zone
qui devait avoir lieu le jour même à 22
libre. Nous sommes donc partis en juillet
heures". Il est mis au courant par un
1942 pour essayer de passer la ligne. Nous
ami médecin, un juif hongrois habitant
étions un groupe de six personnes. Il y
Boulogne-Billancourt, qui avait passé
avait mon père, ma mère, mon grand-père,
contrat avec les religieuses de la maison
ma sœur qui avait, elle, treize ans, moi, et
conventuelle de la rue de Clamart. Notre
j’ai le souvenir qu’il y avait également une
témoin eut alors pour tâche d’introduire
jeune femme polonaise mais j’ignore absoces femmes et ces enfants chez les Domilument qui elle était. Je n’ai jamais su ce
nicaines. Cependant, les femmes ne sont
qu’elle était devenue. Donc, à un moment,
pas acceptées, seulement les enfants,
sur la route, ma sœur et moi on était très
qui sont sauvés.
fatigués de marcher et le passeur qui avait
Une fois arrêtés, les juifs sont acheminés vers les camps d’internement, épiune bicyclette nous avait emmenés sur le
sode transitoire avant la déportation
porte-bagages, peut-être à trois cents ou
qui, souvent, signifie la mort.
quatre cents mètres en avant, et nous attendions que nos parents nous rejoignent.
90 AM/H 101, Q 254.
91 Nina Berberova, C’est moi qui souligne, Actes Sud, 1989, p. 399-403.
92 CDJC Liste originale des déportés juifs de France.
93 Vélodrome d’hiver situé rue Nélaton dans le XVe.
94 Serge Klarsfeld, Vichy Auschwitz, le rôle de Vichy dans la solution finale de la question juive
en France – 1942 ; Fayard, 1983, p. 254.
95 Témoignage de Marcel Lorenter recueilli le 17 juin 1991.
96 Conseiller municipal communiste de Boulogne-Billancourt depuis 1983.
97 Témoignage de Robert Créange recueilli le 14 juin 1991.
98 AN/72 AJ 190 Témoignage de Maurice Chevalier déposé aux Archives nationales en mars
1973.
Boulogne~Billancourt supplément au n° 335
➛ avril 2005
Information
21
De la Résistance à la déportation
L’internement
en France
1941 par la police française. Ils m’ont
envoyé à la préfecture de Paris. Je suis
resté trois jours et, comme il y avait le
Les camps d’internement français partityphus à Drancy, on m’a libéré. 101
cipent directement de la collaboration du
Le grand-père de Robert Créange a transrégime de Vichy à l’entreprise d’anéanmis à son petit-fils un récit qui souligne
tissement du judaïsme européen. 99
le comportement des gendarmes franEn effet, les juifs – étrangers et français à l’intérieur du camp de Drancy,
çais – peuplent, pour la grande majodans des termes dont la sobriété même
rité, des camps qui leur sont exclusiveravive encore une immense honte, malgré
ment réservés. C’est le cas notamment
les années.
du camp de Drancy, en région
Après la Libération nous sommes
parisienne, et de deux camps
revenus à Boulogne. Nous avons
Des gendarmes
du Loiret, Pithiviers et
retrouvé mon grand-père qui
Beaune-la-Rolande.
avait été dans le dernier convoi
français du camp
Avant la déportation "vers
de vieillards relâchés de Drancy.
l’Est" qui constitue l’étape
Lui, n’avait donc pas été déporté,
de Drancy lui
finale, les juifs boulonnais
mais il a assisté à la déportation
avaient cassé les
sont incarcérés dans ces
de mes parents.
camps. Nous connaissons le
Et quand il s’était levé la nuit où
dents à coups de
il avait su que mes parents
camp d’internement de cent
allaient être déportés, des gendix-sept d’entre eux : quatrematraque pour
darmes français du camp de
vingt dix-sept sont empril’obliger à retourner
sonnés au camp de Drancy –
Drancy lui avaient cassé les
point de départ de la plupart
dents à coups de matraque pour
dans sa baraque
l’obliger à retourner dans sa
des trains de déportation –
baraque. 102
douze à Pithiviers, sept à
Beaune-la Rolande et un à CompièCertains juifs ont cru pouvoir échapgne – camp d’internement "mixte". Les
per au camp, à la déportation. N’avaientpersonnes internées dans ces camps y
ils pas combattu aux côtés du "vainfont un séjour plus ou moins long quand
queur de Verdun" lors de la Première
elles n’y meurent pas de faim ou de malaGuerre mondiale ?
die du fait des conditions d’incarcéraLe mari de Madame Pleskoff, lui, est
tion. En ce qui concerne Drancy, les insmort durant cette guerre, "Mort pour
tallations sont extrêmement sommaires :
la France".
les internés dorment sur des châlits de
Et pourtant…
bois à deux étages, sans paillasse ni couIls m’ont emmenée au commissariat aux
verture, et ils n’ont aucun récipient pour
questions juives, place des Victoires à Paris.
leur nourriture. (…) Ils nettoient au mâcheC’était en septembre 1942. Là-bas, on m’a
fer de vieilles boîtes de conserve pour s’en
fait attendre avec d’autres dames juives.
Ils nous ont emmenées au commissariat
faire des gamelles. Les rations distribuées
des Champs-Élysées. De là, on nous a
sont nettement insuffisantes et les interemmenées au dépôt, au quai des Orfèvres.
nés souffrent en permanence de la faim.
On m’a donné un ticket pour aller direc(…) On constate des amaigrissements
tement au bloc de départ pour être déporspectaculaires de plusieurs dizaines
tée le lendemain. 103
de kilos. 100 Certains "ont la chance"
d’être relâchés avant même d’avoir
Louise Pleskoff est restée à Drancy plu"goûté" au régime d’incarcération des
sieurs mois et a même fait un séjour à
camps français.
Beaune-la-Rolande. Le jour de son arresMarcel Lorenter est arrêté deux fois, il
tation elle avait emporté avec elle les
raconte :
papiers militaires de son défunt mari.
J’ai été arrêté à Boulogne en novembre
Elle fait tout ce qu’elle peut pour être
99 Anne Grynberg, Les Camps de la honte. Les internés juifs des camps français, 1939-1944,
éd. La Découverte, Paris, 1991, p.1.
100 Anne Grynberg, op. cit., p. 311.
101 Témoignage Marcel Lorenter.
102 Témoignage de Robert Créange.
103 Témoignage de Louise Pleskoff.
104 Léon Poliakov, Auschwitz, coll. Archives, éd.Julliard/Gallimard, 1964, p. 29.
22
libérée. En fait, elle ne fait que retarder
son départ pour Auschwitz.
Hommes, femmes et enfants sont ensuite
acheminés par wagons plombés jusqu’à
leur dernière destination. Nombreux
sont ceux qui trouvent la mort dans les
convois avant même l’arrivée au camp.
La déportation
"vers l’Est"
Des deux cent cinq juifs que nous avons
pu recenser, cent quatre-vingt huit ont
été déportés : plus de 90 % de la population juive alors que la moyenne pour
la France est de 25-30 %. 104 Le chiffre
témoigne à lui seul de l’ampleur de l’Holocauste.
La liste des juifs boulonnais déportés
figurant en annexe 105 est très certainement incomplète. Les cent quatrevingt huit hommes, femmes et enfants
que nous avons pu recenser l’ont été à
partir des archives municipales de la
ville de Boulogne-Billancourt, 106 les
archives du Centre de documentation
juive contemporaine 107 complétées par
la liste de noms portés sur la plaque
commémorative à l’intérieur de la synagogue de Boulogne-Billancourt. Sur cette
dernière ne figurent que les noms et
âges des personnes. Pour soixante-etun d’entre eux nous ne connaissons ni
le camp d’internement, ni le lieu de
déportation et encore moins la date à
laquelle ils ont été déportés. Nous savons
simplement qu’ils sont tous mort en
déportation. Le nombre total de personnes déportées inscrites sur la liste
de la synagogue s’élève à quatre-vingt
six. 108 Nous savons car nous possédons les numéros des convois, que
vingt-trois d’entre eux sont morts à
Auschwitz.
Il s’agit de :
Salomon Bercovici
47 ans
Jacob Berger
55 ans
Pierre Créange
41 ans
Raymonde Créange
42 ans
Annette Ganelski
35 ans
Maurice Ganelski
19 ans
Sam Ganelski
14 ans
105 Voir p. 52.
106 AM/H 101, Q 254, K 185.
107 CDJC Liste originale des déportés juifs de France établie par la Gestapo.
108 En début de liste un nom se dégage des autres. Celui d’un juif FFI, Jacques Herscu. Ceci
comme pour montrer que les juifs ne sont pas allés passivement à la mort, quoique certains en
pensent. Nous avons vu qu’au moins deux juifs boulonnais sont engagés dans la Résistance :
Camille Schwarzentruber et Edmond Ackerman (voir première partie).
Boulogne~Billancourt supplément au n° 335
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Information
Suzanne Ganelski
16 ans
Abraham Guttman
40 ans
Bernard Honigman
44 ans
Paul Janovski
32 ans
Oscar Kardesch
50 ans
Hermann Kardesch
46 ans
Charles Kardesch
10 ans
Salomon Lerner
40 ans
Isaac Lindermann
45 ans
Ruth-Marie Lindermann 18 ans
Charles Lorenter
20 ans
Abraham Mitelmann
48 ans
Maurice Mitelmann
18 ans
Joseph Prock
39 ans
Kuba Wolfinger
42 ans
Elie Wolfinger
15 ans
Les cent quatre-vingt huit Boulonnais
déportés comptent quatre-vingt dixsept hommes, soixante-sept femmes et
vingt-quatre enfants dont le plus jeune
a seulement dix-neuf mois, quatorze
ont entre six et douze ans et neuf entre
treize et dix-sept ans.
De même, parmi les adultes, vingt-trois
ont plus de soixante ans.
Si nous en jugeons d’après les cinquante
cas connus, quarante-et-un sont citoyens
étrangers, venus presque tous d’Europe
centrale et orientale :
Russes
15
Polonais
10
Roumains
5
Allemands
3
Autrichiens
3
Tchécoslovaques
2
Lithuaniens
1
Grecs
1
Chinois
1
C’est l’époque où les juifs sont promis
à l’extermination systématique et où des
camps sont spécialement affectés à cette
tâche. Tous se trouvent sur le territoire
de la Pologne : Auschwitz, Belzec,
Chelmno, Maïdanek, Sobibor, Treblinka. Nous avons pu reconstituer
la liste des convois et donc la date de
départ et le camp de destination pour
cent-quatre déportés – cinquante-neuf
hommes, trente-trois femmes et douze
enfants. 109 Nous connaissons également dans quinze autres cas le lieu de
déportation et souvent de mort. Centd’Auschwitz, une sélection rapide se fait
six de ces cent dix-neuf victimes vont à
sur le quai de la gare pour décider du
Auschwitz Birkenau, huit à Sobibor, un
sort de chacun.
à Maïdanek, un à Kaunus – en LithuaMarcel Lorenter, lui, arrive au camp en
nie –, un à Sachsenhausen et deux à
juin 1944. 113 Il a vingt-et-un ans.
Buchenwald en Allemagne.
Le voyage s’est passé dans les trains aux
La plupart des juifs sont assassinés dès
wagons plombés. Ils nous arrêtaient une
leur arrivée au camp. Asphyxiés au
fois par jour pour faire nos besoins, autreZyclon B dans les chambres à gaz, leurs
ment c’était dégueulasse dedans. La procorps sont brûlés dans les fours
miscuité. Les morts il y en avait
crématoires. C’est probabledes vieux parmi nous qui ne
Dans un camp
ment le cas de Bertha Billig,
pouvaient pas tenir. 114 Ça a
Raphaël Bloch, Joseph Frisch,
duré
trois jours avant qu’on
d’extermination tel
Paul Gluzman, Salomon Marx
arrive à cette fameuse gare
celui d’Auschwitz,
et Pauline Bloch, qui font partie
d’Auschwitz.
du convoi n° 53 du 25 mars
Quand nous sommes arrivés,
une sélection rapide
1943, parti de la gare du Bouron nous a mis en file d’attente.
get-Drancy en direction du
se fait sur le quai de Puis il y a un SS qui est arrivé.
camp d’extermination de SobiIl a commencé à choisir les têtes.
la gare pour décider Ceux qui ne lui convenaient
bor. Les investigations de Serge
Klarsfeld 110 ont en effet permis
pas, il les mettait à droite : c’était
du sort de chacun
d’établir, qu’à l’exception de
la mort. Et ceux qui lui convequinze hommes, le convoi
naient, à gauche : c’était la vie.
entier est gazé dès l’arrivée.
Moi, je me suis présenté au garde à vous.
Au cours de nos investigations nous
Il m’a mis à gauche tout de suite. 115
avons pu rencontrer deux survivants
Comme la grande majorité des déporqui ont accepté de nous livrer quelquestés d’Europe occidentale, Marcel Lorenuns de leurs souvenirs. Tous deux ont
ter ignorait totalement ce qu’était Auschété déportés à Auschwitz.
witz, ce qu’il signifiait.
Madame Louise Pleskoff part de Drancy
Quand je suis arrivé à Auschwitz je me
par le convoi n° 58 en date du 31 juillet
demandais ce que c’était. Qu’est-ce qui se
1943.
passait là-dedans ?
Elle a trente-six ans. Dans ce convoi,
Il y avait des gars, des Juifs polonais, que
sept cent vingt-cinq personnes sur mille
je ne connaissais pas. Ils étaient en rayé. 116
sont gazées dès l’arrivée au camp. 111
Je me demandais ce que c’était que ces
En 1945 il reste vingt-huit survivants
gars en rayé. Ils m’ont dit : "Toi, tu as eu
dont dix-huit femmes parmi lesquelles
de la chance. Tu viens d’avoir la vie sauvée.
Louise Pleskoff.
Les autres, ils vont être gazés et tués. " Je
Au bout de trois jours nous sommes arrisuis resté de marbre. 117
vés. Ils nous ont fait descendre à coup de
L’ignorance était telle que Louise Plesschlague. Ceux qui pouvaient marcher
koff, internée au bloc n° 10 118, croit être
d’un côté ; de l’autre, ceux qui avaient des
tombée dans une maison close. Nous
enfants et qui ne pouvaient pas marcher.
n’avons pu savoir grand chose de son
On nous a amenés dans une salle de douinternement dans ce bloc. La pudeur et
che. On nous a fait déshabiller, enlever tout
l’émotion de cette femme nous ont empêce qu’on avait. On nous a laissé les
chés d’aller plus loin dans nos investichaussures seulement. On nous a rasé…
gations.
partout. On nous a servi un bol d’eau verte
J’étais placée à côté de jeunes femmes que
parce que pendant trois jours on n’avait bu
je ne connaissais pas, de Drancy, et déclaet mangé que ce qu’on avait emporté. 112
rées comme Résistantes communistes. Des
Dans un camp d’extermination tel celui
Juives d’origine polonaise. 119
109 Voir en annexe le tableau chronologiques des convois de déportation, p. 54.
110 Serge Klarsfeld, Le Mémorial de la déportation des Juifs de France édité et publié par Beate
et Serge Klarsfeld, Paris, 1978.
111 À chaque convoi, environ un millier de personnes partait.
112 Témoignage de Louise Pleskoff.
113 Nous ne connaissons pas le numéro du convoi et par conséquent la date précise à laquelle
il est parti car il ne figure pas dans le mémorial de la déportation de Serge Klarsfeld.
114 En effet, les wagons à bestiaux dans lesquels sont entassés les déportés comprennent jus-
qu’à cent et cent vingt personnes. De fait, beaucoup parmi les plus faibles n’arrivent pas vivants
au camp.
115 Témoignage de Marcel Lorenter.
116 Tenue des déportés.
117 Témoignage de Marcel Lorenter.
118 Bloc dans lequel le médecin nazi Carl Clauberg se livrait à des expériences de stérilisation
sur les femmes dites de "race inférieure".
119 Témoignage de Louise Pleskoff.
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