Le doute de Cézanne. Réflexions sur le paradoxe de l`œuvre de

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Le doute de Cézanne. Réflexions sur le paradoxe de l`œuvre de
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Le doute de Cézanne.
Réflexions sur le paradoxe de l’œuvre de culture
Pascal Dupond
Philopsis : Revue numérique
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Le doute de Cézanne
Réflexions sur le paradoxe de l’œuvre de culture : la raison peutelle embrasser ses propres origines ? peut-on retrouver l’origine
par la création ?
Cézanne a souvent exprimé les difficultés, les tourments accompagnant son travail de peintre, comme le rappellent les premières lignes du
texte.
En outre son œuvre a commencé par surprendre, choquer, susciter des
critiques très négatives.
Cette réception négative, ces difficultés ont conduit Cézanne, ses
amis, ses contemporains à s’interroger sur le sens de son effort et la valeur
du résultat.
Deux manières se sont présentées de rendre compte de l’originalité de
cette œuvre et de ce qui a pu, à une certaine époque, passer pour son
« échec ». L’originalité, l’échec seraient dus
- soit aux aléas de la vie, une maladie, une constitution schizoïde – hypothèse qui est, selon Merleau-Ponty, vaine plutôt que fausse car si elle
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fait connaître quelque chose de l’œuvre (ce que Merleau-Ponty
n’exclut pas), elle n’en fait pas connaître « le sens positif » (18/15)1
- soit au « paradoxe » (21/17) du projet pictural : « rechercher la réalité
sans quitter la sensation » ou, selon E. Bernard (qui fait de ce paradoxe
une contradiction destructrice), viser la réalité en s’interdisant les
moyens de l’atteindre (21/17).
Merleau-Ponty va travailler, critiquer ces deux manières de comprendre la peinture de Cézanne, dans l’ordre inverse où il les a présentées : il
s’explique d’abord avec l’affirmation selon laquelle il y aurait une contradiction dans le projet pictural puis il traite du rapport entre l’œuvre et la vie.
Cette seconde partie commence à la p. 34 : « Ainsi les “hérédités”, les “influences”, - les accidents de Cézanne – sont le texte que la nature et l’histoire
lui ont donné pour sa part à déchiffrer… ».
Je ne commenterai pas cette seconde partie où il est moins question de
Cézanne que de Léonard de Vinci (et de lecture freudienne de l’œuvre d’art),
je travaillerai surtout autour du « paradoxe » de l’œuvre de Cézanne, tout en
revenant, à la fin, sur le rapport entre les difficultés de l’œuvre et les nœuds
de la vie.
« Sa peinture serait un paradoxe … » - Merleau-Ponty reprend-il à son
compte cette idée de paradoxe, formulée au conditionnel ?
Oui, mais en soulignant que ce paradoxe n’est pas une objection, tout
au contraire : il ne fait que rendre visible le paradoxe de la perception.
Il y a pour les contemporains de Cézanne des « alternatives toutes faites », qui passent pour aller de soi. On oppose ainsi :
- La sensation et la réalité (21)
- La sensation et la pensée (23)2
- La nature et l’art
- Le chaos et l’ordre
Toutes ces alternatives sont implicitement des prescriptions : on doit
préférer l’un des termes à l’autre, donner le premier rang à la pensée, à la réalité, au dessin plutôt qu’à la sensation ou la couleur. Ces alternatives enveloppent en effet la pensée implicite qu’il n’y a pas de vérité dans les sens, à
moins qu’ils ne soient guidés ou rectifiés par l’entendement ou la raison.
Descartes et Charles Lebrun (qui est né en 1619) sont presque contemporains.
En conquérant son propre style, Cézanne va refuser ces alternatives.
Merleau-Ponty distribue l'œuvre en trois moments.
Ses premiers tableaux sont, dit-il, « des rêves peints ».
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Le premier chiffre renvoie à la pagination de l'édition Nagel, le second à
celle de l'édition Gallimard. Dans la suite, PP = Phénoménologie de la perception,
SC = La structure du comportement, P= « Le primat de la perception et ses conséquences philosophiques », LMG = Lettre à Martial Guéroult, MBN = Manuscrits
déposés à la BNF.
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Avec des variations : les sens et l’intelligence ; le peintre qui voit et le
peintre qui pense, la nature et la composition, le primitivisme et la tradition
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Puis il passe par un moment impressionniste qui est un « travail sur
nature » plutôt qu’un « travail d’atelier » et qui consiste dans « l’étude précise des apparences » (19) en vue de restituer « une vérité générale de
l’impression » (20)
Il me semble que ce moment impressionniste est, aux yeux de Merleau-Ponty, encore captif des alternatives classiques : en prenant le parti
« des apparences », de l’impression ou de la « perception instantanée » (19),
en rendant « la manière même dont les objets frappent notre vue et attaquent
nos sens » (19), on perd l’objet qui se dissout en quelque sorte dans l’air et la
lumière.
Cézanne trouve son propre style au moment où il se sépare de
l’impressionnisme pour « revenir à l’objet » (21), pour en retrouver « la pesanteur » (20), « l’impression de solidité ou de matérialité ». Il s’agit alors
pour lui d’unir « les choses fixes qui apparaissent sous notre regard et leur
manière fuyante d’apparaître » (23), de réconcilier la chose et la sensation3.
Ce passage au delà de l’impressionnisme se voit, dit Merleau-Ponty, à
la palette de Cézanne : « il y a , non pas les sept couleurs du prisme, mais
dix-huit couleurs… L’usage des couleurs chaudes et du noir montre que Cézanne veut représenter l’objet, le retrouver derrière l’atmosphère » (20).
Il se voit aussi à la texture spatiale et temporelle de l’objet :
l’impressionnisme représente les objets « dans l’atmosphère où nous les
donne la perception instantanée » (19) ; Cézanne les représente « en train
d’apparaître » (25), il leur donne « la profondeur, c'est-à-dire la dimension
qui nous donne la chose non comme étalée devant nous mais comme pleine
de réserves et comme une réalité inépuisable » (25), il rend au monde « son
épaisseur » (25).
Si donc la peinture de Cézanne se sépare du « monde commun » (ce
qu’Emile Bernard appelle p. 22 « notre nature »), ce n’est pas au sens où elle
choisirait la sensation et le chaos contre la pensée et la réalité, c’est au sens
où elle se sépare de « l’ordre humain des idées et des sciences » afin de rendre visible « l’ordre spontané des choses perçues » (23)
En ce point de notre lecture, nous pouvons déjà constater qu’il y a,
dans l’esprit de Merleau-Ponty, une convergence évidente, autour de la perception ou d’un « primat de la perception », entre le projet pictural de Cézanne et son propre projet philosophique.
Merleau-Ponty pense que la peinture de Cézanne est un paradoxe, il
pense sans doute que son propre travail philosophique en est un aussi et pour
la même raison : la fidélité - en peinture pour l’un, en philosophie pour
l’autre – au paradoxe de la perception.
On peut même reconnaître une consonance entre le doute de Cézanne
ou de ses contemporains sur la valeur de sa peinture et le doute, sinon de
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Ou encore, dit-il aussi, la matière et la forme : « Il veut peindre la matière
en train de se donner forme » ; voir aussi P 47-48 : la signification immanente à la
perception n’est pas de l’ordre du concept ; « il faut que la signification et les signes,
que la forme et la matière de la perception soient dès l’origine apparentées, et que,
comme on dit, la matière de la perception soit “prégnante” de la forme »
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Merleau-Ponty, du moins de certains de ses lecteurs sur la valeur des analyses proposées par la Phénoménologie de la perception.
Au moment de sa parution, l’ouvrage a en effet suscité des réserves
dont on peut résumer l’esprit ainsi : une phénoménologie de la perception
nous parle de l’enfance de la raison, non de la raison et du monde vrai, et
elle n’a rien à nous apprendre sur la signification du monde vrai. MerleauPonty évoque cette « objection » dans sa conférence de 19484. En rendant
justice à l’œuvre de Cézanne, Merleau-Ponty a aussi le souci de justifier son
propre travail philosophique.
Dans l’analyse que Merleau-Ponty donne de l’œuvre de Cézanne, je
vais retenir quatre points où se marque bien la convergence entre le projet
que Merleau-Ponty attribue à Cézanne et son travail philosophique
1/ L’accouplement du percevant et du perçu
2/ L’ordre spontané des choses perçues
3/ La structure spatio-temporelle de l’être pictural
4/ La fondation du savoir sur le monde perçu
L’accouplement (la synchronisation) du percevant et du perçu
Cézanne cherche à rendre « la nature dans l’impression immédiate »
(21). Cette formule figure dans un passage présentant le jugement d’Emile
Bernard sur le projet de Cézanne – jugement qui n’est pas, il s’en faut, toujours pertinent. Néanmoins cette formule me paraît exprimer la façon dont
Merleau-Ponty se représente le projet de Cézanne
Or la formule « la nature dans l’impression immédiate » comportant
deux termes, on peut accentuer en la lisant, soit l’un soit l’autre.
Merleau-Ponty présente le travail de Cézanne sous l’angle de
l’« impression » (ou du « voyant », du sujet percevant) quand il se réfère par
exemple à la convergence entre « les recherches de Cézanne dans la perspective » et les découvertes récentes de la psychologie (fin de la p. 23 et toute la
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« Certains de nos collègues, qui ont bien voulu m’adresser par écrit leurs
observations, m’accordent que tout ceci est valable comme inventaire psychologique. Mais, ajoutent-ils, il reste le monde dont on dit qu’il est vrai, c'est-à-dire le
monde du savoir, le monde vérifié, le monde de la science. La description psychologique ne concerne qu’un petit canton de notre expérience, et il n’y a pas lieu, pensent-ils, de donner à de telles description une portée générale ; elles ne concernent
pas l’être lui-même, mais simplement les singularités psychologiques de la perception. Ces descriptions, ajoute t-on, sont d’autant moins admissibles à titre définitif
qu’elles trouvent des contradictions dans le monde perçu. Comment, poursuit-on,
reconnaître des contradictions comme ultimes ? L’expérience perceptive est contradictoire parce qu’elle est confuse ; il faut la penser ; quand on la pensera, ses contradictions se dissiperont à la lumière de l’intelligence. Enfin, me disait un correspondant, nous sommes invités à nous reporter au monde perçu tel que nous le vivons.
C’est dire qu’il n’est pas besoin de réfléchir ou de penser, et que la perception sait
mieux que nous ce qu’elle fait. Comment ce désaveu de la réflexion pourrait-il être
philosophie » (P 53-54)
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p. 24) ; la psychologie s’intéresse en effet à la façon dont le sujet perçoit les
choses, elle interroge le sujet et son vécu.
L’orientation est la même quand la peinture de Cézanne est présentée
sous l’angle d’une expression des apparences : « le peintre reprend et
convertit justement en objet visible ce qui sans lui reste enfermé dans la vie
séparée de chaque conscience : la vibration des apparences qui est le berceau
des choses » (30)
Merleau-Ponty substitue parfois au terme « impression » les terme de
« sensation » ou de « perception ». L’Œil et l’esprit dit : « le peintre apporte
son corps » ; le concept de corps joue aussi un rôle majeur dans la Phénoménologie de la perception ; rien ne le rappelle dans notre texte si ce n’est sous
la forme d’une interrogation de Cézanne sur sa recherche : « il se demande si
la nouveauté de sa peinture ne venait pas d’un trouble de ses yeux ». Merleau-Ponty ne commente pas cette interrogation, mais il est clair qu’il la
considère comme une expression de l’embarras ou de la souffrance de Cézanne plutôt que comme une piste valable pour penser l’originalité de sa
peinture.
Merleau-Ponty présente aussi le travail de Cézanne sous l’angle de ce
qu’il rend visible et cela parfois au point que l’autre terme, l’impression
semble disparaître.
Ce que le tableau rend visible est présenté sous différentes dénominations
Cézanne parle parfois d’objet : « il disait qu’on doit peindre un visage
comme un objet » (18) ; Merleau-Ponty reprend ce terme en différentes occurrences : « Il faudrait dire qu’il a voulu revenir à l’objet » (21) - « Cézanne
veut représenter l’objet, le retrouver derrière l’atmosphère » ; on trouve aussi
sous la plume de Merleau-Ponty, dans un sens très voisin, le terme de chose :
il s’agit, pour le peintre, de « s’enfoncer dans les choses sans rien en attendre
que la vérité » (28)
Cézanne évoque aussi le paysage, il disait : « le paysage se pense en
moi et je suis sa conscience » (30) ; et le motif. Merleau-Ponty reprend ces
termes dans son analyse : « Pour tous les gestes qui peu à peu font un tableau, il n’y a qu’un seul motif, c’est le paysage dans sa totalité et sa plénitude absolue – que Cézanne appelait un “motif” […] il s’agissait, toute
science oubliée, de ressaisir au moyen de ces sciences, la constitution du
paysage comme organisme naissant » (29).
Le terme le plus insistant et le plus énigmatique, dans la parole de Cézanne, c’est le terme de « nature »
« J’étudie toujours sur nature » (15)
« Ils faisaient le tableau et nous tentons un morceau de nature » (21)
« Il faut se plier à ce parfait ouvrage <la nature>. De lui, tout nous
vient, par lui nous existons, oublions tout le reste » (21)
Merleau-Ponty reprend le terme
- parfois sans variation :
« Il se retire à Aix pour y trouver la nature qui convient le mieux à son
génie » (17)
« Il a pu regarder la nature comme seul un humain sait le faire » (18)
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A partir de 1870, Cézanne conçoit la peinture « moins comme un travail d’atelier que comme un travail sur nature » (19)
« La nature elle-même est dépouillée des attributs qui la préparent
pour des communions animistes » (28)
- parfois en s’en décalant d’une façon ou d’une autre :
« Nous percevons des choses, nous nous entendons sur elles, nous
sommes ancrés en elles et c’est sur ce socle de “nature” que nous construisons les sciences. C’est ce monde primordial que Cézanne a voulu peindre et
voilà pourquoi ses tableaux donnent l’impression de la nature à son origine
[…] Cézanne n’a jamais voulu “peindre comme une brute”, mais remettre
l’intelligence, les idées, les sciences, la perspective, la tradition, au contact
du monde naturel qu’elles sont destinées à comprendre, confronter avec la
nature, comme il le dit, les sciences qui sont sorties d’elle » (23)
« Nous vivons dans un milieu d’objets construits par les hommes… […] La peinture de Cézanne met en suspens ces habitudes et révèle le
fond de nature inhumaine sur lequel l’homme s’installe » (28).
On voit apparaître des guillemets, puis des formules qui développent,
amplifient, précisent le sens de ce qui est pensé dans le terme de nature :
« monde primordial », « nature à son origine », « monde naturel », « fond de
nature inhumaine »
Que faut-il entendre par « nature » ?
Le passage cité de la p. 28 peut donner lieu à la supposition que Merleau-Ponty distingue, oppose le « construit » (les maisons, les rues, les villes…) et le « non construit » (l’arbre, la rivière, la montagne St Victoire),
comme s’il s’agissait de deux domaines de l’être : les choses produites par
l’homme et celles qui existent sans l’intervention du travail humain. Ce n’est
certainement pas la bonne direction, comme le donne à entendre la phrase :
« nous nous habituons à penser que tout cela existe nécessairement et est
inébranlable » ; je propose plutôt de comprendre ainsi : le « construit », c’est
toute chose dans la mesure où, insérée dans le monde humain, devenue familière, elle nous apparaît comme quelque chose qui va de soi, qui est à notre
disposition, qui se tient dans l’orbe de notre maîtrise, théorique et pratique ;
le « non construit », ce serait ces mêmes choses, en tant qu’elles nous apparaissant, cette fois, dans une aura d’étrangeté, de contingence et comme hors
de nos prises Merleau-Ponty dira plus tard : l’Etre sauvage.
On peut rapprocher le sens que prend ici la notion de nature de celui
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que lui donne Sartre dans La Nausée dans la mesure du moins où dans les
deux cas, la nature est du côté du non construit.
5
Pour Sartre, la Zuhandenheit est une façade, une surface, et derrière cette
façade, il y a une profondeur insondable de la nature (175) : pour le “ bourgeois ”, la
mer est le vecteur du commerce qui enrichit les hommes, pour le prêtre, elle est un
bréviaire qui parle de Dieu. Mais la vraie mer, c'est-à-dire la mer rendue à la dimension de l’existence est tout autre : « La vraie mer est froide et noire, pleine de bêtes ;
elle rampe sous cette mince pellicule verte qui est faite pour tromper les gens… ».
Voir aussi p. 223-4 : l’ordre ou la légalité de la nature sur lesquels nous fondons notre tranquillité ne sont que la paresse d’une nature, qui peut se réveiller et tout bouleverser du jour au lendemain. Reconnaître que nous existons, c’est reconnaître que
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Cela nous conduit à constater que Merleau-Ponty n’a pas toujours
donné à la notion de nature la même signification
Dans ses deux premiers ouvrages, il donne en général au concept de
nature son sens classique, plus précisément « critique » (nature = monde objectif)
« Notre but est de comprendre les rapports de la conscience et de la
nature – organique, psychologique ou même sociale. On entend ici par nature une multiplicité d’événements extérieurs les uns aux autres et liés par un
rapport de causalité » (SC 1)
« Il faudra comprendre comment d’un seul mouvement l’existence
projette autour d’elle des mondes qui me masquent l’objectivité, et
l’assignent comme but à la téléologie de la conscience, en détachant ces
“mondes” sur le fond d’un unique monde naturel » (PP 340)
Sa discussion consiste essentiellement à montrer que la nature au sens
classique est quelque chose de « construit » qui repose sur un sol ou un fond
« non construit » qu’il appelle « forme » dans La structure du comportement
ou « monde phénoménal » dans la Phénoménologie de la perception.
Nature = construit.
Plusieurs passages de la Phénoménologie de la perception y font cependant exception.
L’un se rapproche de ce qui sera développé dans « Le doute de Cézanne » : « le réel se prête à une explication infinie, il est inépuisable. C’est
pourquoi les objets humains, les ustensiles nous apparaissent comme posés
sur le monde, tandis que les choses sont enracinées dans un fond de nature
inhumaine » (PP 374).
Dans d’autres, Merleau-Ponty parle d’un « don de nature » : « la réflexion n’est pas absolument transparente pour elle-même, elle est toujours
donnée à elle-même dans une expérience […] elle jaillit sans savoir ellemême d’où elle jaillit et s’offre à moi comme un don de nature » (PP 53) –
« Le rapport de la matière et de la forme est celui que la phénoménologie
appelle un rapport de Fundierung : la fonction symbolique repose sur la vision comme sur un sol, non que la vision en soit la cause, mais parce qu’elle
est ce don de nature que l’Esprit devait utiliser au delà de tout espoir, auquel
il devait donner un sens radicalement neuf et dont cependant il avait besoin
non seulement pour s’incarner mais encore pour être » (PP 147)
Dans ces différentes occurrences, la nature relève du non construit.
Et c’est ce sens qui va venir au premier plan dans les travaux qui suivent la Phénoménologie de la perception. On passe d’une nature construite
nous appartenons à cette nature, qui est un pouvoir de rupture, de métamorphose, de
transgression : « Cependant la grande nature vague s’est glissée dans leur ville, elle
s’est infiltrée partout , dans leurs maisons, dans leurs bureaux, en eux-mêmes. Elle
ne bouge pas, elle se tient tranquille eteux, ils sont en plein dedans, ils la respirent,
ils ne la voient pas, ils s’imaginent qu’elle est dehors, à vingt lieux de la ville. Je la
vois moi, cette nature, je la vois… Je sais que sa soumission est paresse, je sais
qu’elle n’a pas de lois : ce qu’ils prennent pour sa constance… Elle n’a que des habitudes, elle peut changer demain »
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(par l’esprit) à une nature non construite qui serait plutôt le « berceau » de
l’esprit.
La notion de nature paraît donc présenter une certaine équivocité, une
équivocité qui tient non pas à un défaut d’attention du philosophe, mais aux
choses mêmes. On le comprendra plus clairement dans un moment
Dans l’instant je reviens au point de départ de cette analyse : le syntagme « la nature dans l’impression immédiate » se prête à une double lecture ou à un double langage.
Ce qui y est désigné, nommé, en effet, c’est, selon une formule de la
Phénoménologie de la perception, « l’accouplement » du corps percevant et
de la chose perçue6. Le double langage correspond donc aux deux façons de
présenter cet accouplement, qui correspondent elles-mêmes aux deux premiers ouvrages de Merleau-Ponty
La structure du comportement présente l’accouplement perceptif sous
l’angle du perçu. Merleau-Ponty y montre en effet que le perçu est une
forme (Gestalt) et plus précisément une forme sensible. Or une forme n’est
pas une chose, une réalité physique, un « être en soi ». Il n’y a pas de
« forme en soi », qui, avec la venue d’un observateur, deviendrait « forme
pour nous » ; toute forme est « forme pour nous » ; il appartient à son sens
d’être d’exister pour une conscience, et plus précisément pour une conscience sensible ; elle est inséparable d’une perception7.
La Phénoménologie de la perception conçoit le perçu de la même ma8
nière , bien que le concept de forme ne soit plus central.
6
« … toute perception est une communication ou une communion, la reprise ou l’achèvement par nous d’une intention étrangère ou inversement
l’accomplissement au dehors de nos puissances perceptives et comme un accouplement de notre corps avec les choses » (PP 370)
7
« Que finalement la forme ne puisse pas être définie en termes de réalité,
mais en termes de connaissance, comme une chose du monde physique, mais
comme un ensemble perçu, Kœhler le reconnaît implicitement quand il écrit que
l’ordre dans une forme “repose […] sur ceci que chaque événement local, pourraiton presque dire, ‘connaît dynamiquement’ les autres”. Ce n’est pas un hasard si,
pour exprimer cette présence de chaque moment à tous les autres, Kœhler rencontre
le terme de connaissance. Une unité de ce type ne peut être trouvée que dans un objet de connaissance. Prise comme un être de nature existant dans l’espace, la forme
serait toujours dispersée en plusieurs lieux, distribuée en événements locaux, même
si ces événements s’entredéterminent ; dire qu’elle ne souffre pas cette division revient à dire qu’elle n’est pas étalée dans l’espace, qu’elle n’existe pas à la manière
d’une chose, qu’elle est l’idée sous laquelle se rassemble et se résume ce qui se
passe en plusieurs lieux. Cette unité est celle des objets perçus » (SC 155-156).
8
P 49 : « [la chose] n’existe qu’en tant que quelqu’un peut l’apercevoir. Je
ne puis même pour un instant imaginer un objet en soi. Comme disait Berkeley, si
j’essaie d’imaginer quelque lieu du monde qui n’ait jamais été visité, le fait même
que je l’imagine me rend présent à ce lieu ; je ne peux donc concevoir de lieu perceptible où je ne sois moi-même présent ».
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Mais son angle est différent : elle présente l’accouplement du côté du
percevant qui est alors nommé « sujet incarné », « corps-sujet », corps vécu,
corps propre ou corps phénoménal, puissance de se joindre aux choses et de
se synchroniser avec elles
Du point de vue de la pensée explicite, au moins jusque dans les années 50, les deux perspectives sont complémentaires ; le phénomène originaire est biface : « tel est le vrai cogito : il y a conscience de quelque chose,
quelque chose se montre, il y a phénomène » (PP 342) ; il y a donc deux (ou
trois ?) façons de le présenter qui s’emboîtent pour ainsi dire l’une dans
l’autre
Cependant Merleau-Ponty me paraît découvrir de plus en plus nettement au fil des années 50 que ces deux présentations sont en situation de
tension et de rivalité. Je montrerai bientôt pourquoi
L’ordre spontané des choses perçues
Merleau-Ponty oppose « l’ordre humain des idées et des sciences » et
« l’ordre spontané des choses perçues ».
Si l’ordre des idées et des sciences est humain, faut-il penser que
l’ordre des choses perçues, en tant que spontané est « non humain » ?
En un sens oui : Merleau-Ponty parle bien d’un fond de nature inhumaine ; mais le paradoxe est que seul un homme a pu, en peignant, accéder à
ce fond inhumain.
Une phrase un peu énigmatique le donne à entendre : que le peintre
rende visible le fond inhumain, cela n’empêche pas Cézanne de reprendre la
définition classique de l’art : l’homme ajouté à la nature » (fin de la p. 28)
Je le lis ainsi : l’homme doit avoir surgi en tant qu’homme, il doit être
né à son humanité, il doit s’être ajouté à la nature (dans un geste de transcendance qui est la naissance de l’historicité) pour être capable de la voir ou
de « s’enfoncer en elle ».
L’animal ne voit pas la nature car il est pour ainsi dire immergé en
elle ; il ne la perçoit qu’à travers la grille interprétative de l’instinct.
L’homme cultivé ne la voit pas non plus car il l’a « recouverte »t : il
ne voit les choses qu’à travers les artefacts ou les constructions humaines qui
se sédimentent sur la nature (28). Il est pour ainsi dire prisonnier de ses propres médiations.
Mais que le peintre s’en libère ne veut pas dire qu’il reviendrait à une
sorte d’immédiat : l’ouverture d’un champ historique, la création d’êtres de
culture sont nécessaires pour que la nature apparaisse comme nature.
D’où la conséquence suivante : pour retrouver « l’ordre spontané des
choses perçues », il ne suffit pas de percevoir, sans plus car, ainsi que le dit
la conférence de 1948 sur « Le primat de la perception », « la perception
laissée à elle-même s’oublie et ignore ses propres accomplissements » (P
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56)9 ; la Phénoménologie de la perception parle même d’une « ruse » par laquelle la perception « se laisse oublier comme fait et comme perception au
profit de l’objet qu’elle nous livre et de la tradition rationnelle qu’elle
fonde » (PP 69)10. Ce n’est donc pas à la perception « commune » qu’on doit
demander ce que sont les choses perçues et leur ordre spontané, c’est à
l’œuvre de peinture, qui nous « [reconduit] à la vision des choses mêmes ou
nous « réapprend » à voir le monde 11.
Avant de préciser cette problématique, considérons les figures en lesquelles Merleau-Ponty présente l’opposition entre ordre humain et ordre
spontané.
« Une rose sur un papier gris colore en vert le fond. La peinture
d’école colore le fond en gris, comptant que le tableau, comme l’objet réel
produira l’effet de contraste » : la peinture d’école se veut fidèle à ce qui
passe pour être la réalité (un gris est un gris et rien d’autre), le peintre
s’efface, néglige les lois de la perception, mais le résultat est l’inverse de ce
qui était attendu : la réalité représentée est conventionnelle, humanisée, ce
n’est pas « la nature à son origine »
« le génie de Cézanne est de faire que les déformations perspectives, par l’arrangement d’ensemble du tableau, cessent d’être visibles pour elles-mêmes … » : le peintre « entre en scène » en donnant aux choses une déformation perspective, mais il donne au tableau un arrangement qui efface la
trace de son intervention et laisse ainsi la chose apparaître à partir d’ellemême
Pour peindre un visage, il faut se garder de vouloir lui donner une
expression : « le peintre qui pense et qui cherche l’expression [l’ordre humain] d’abord manque le mystère… », il faut seulement rendre visible par la
couleur, par exemple en peignant « tous les petits bleus et tous les petits marrons « son apparition dans la nature » (27)
9
La perception « commune » est « ensevelie sous les sédiments des
connaissances ultérieures » (LMG 403).- « … le monde perçu […] nous est caché
par tous les sédiments de la connaissance et de la vie sociale » (Causeries 53)
10
« Le premier acte philosophique serait donc de revenir au monde vécu en
deçà du monde objectif, puisque c’est en lui que nous pourrons comprendre le droit
comme les limites du monde objectif, de rendre à la chose sa physionomie concrète,
aux organismes leur manière propre de traiter le monde, à la subjectivité son inhérence historique, de retrouver les phénomènes, la couche d’expérience vivante à travers laquelle autrui et les choses nous sont tout d’abord donnés, le système “Moiautrui-les choses” à l’état naissant, de réveiller la perception et de déjouer la ruse »
par laquelle elle se laisse oublier comme fait et comme perception au profit de
l’objet qu’elle nous livre et de la tradition rationnelle qu’elle fonde » (Phénoménologie de la perception 69)
11
« Ainsi la peinture nous reconduisait à la vision des choses mêmes. Inversement, et comme par un échange de services, une philosophie de la perception,
qui veut réapprendre à voir le monde, restituera à la peinture, et en général aux arts,
leur vraie place, leur vraie dignité et nous disposera à les accepter dans leur pureté »
(Causeries 53)
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Délimiter l’objet par un trait relève de l’ordre humain ; cela
consiste à le délimiter, le définir, lui assigner une essence, une identité,
contraindre son apparaître à passer par l’identité qui lui est assignée ; ce
n’est donc pas la chose qui apparaît, qui est le sujet de son apparaître, c’est
l’homme qui la fait apparaître
En revanche, suivre dans une modulation colorée le renflement de
l’objet, marquer plusieurs contours, c’est renoncer à le « saisir » par son
identité, le laisser se manifester lui-même ; et dans cette automanifestation l’objet se donne dans une épaisseur, une profondeur, où se
lient donation et retrait.
L’idée d’auto-manifestation nous donne une des significations essentielles de la notion de nature : nous l’avons déjà vu, il ne faut pas donner à la
nature une signification ontique, elle ne désigne pas une région de l’être
parmi d’autres (par exemple l’ensemble de ce qui existe dans l’homme et
dans le monde sans que l’homme l’ait produit ou ait participé à sa production), elle a une signification ontologique, elle est l’être sauvage, nous
l’avons vu tout à l’heure en nous référant à La Nausée, elle est aussi l’automanifestation de l’être, l’être rendu à son auto-manifestation.
Tout être est « nature » dès le moment où il est rendu à l’étrangeté de
son auto-manifestation, qu’il relève ou non de ce que l’homme construit ou
produit.
La nature ainsi comprise est indifférente à l’opposition traditionnelle
entre nature et culture , elle la traverse.
Et c’est pourquoi Merleau-Ponty peut dire dans ses Causeries : « Le
monde perçu [= la nature], ce n’est pas seulement l’ensemble des choses naturelles, c’est aussi les tableaux, les musiques, les livres, tout ce que les Allemands appellent un “monde culturel”. Et loin que, en nous enfonçant dans
le monde perçu, nous ayons rétréci notre horizon, loin que nous nous soyons
limité au caillou ou à l’eau, nous avons retrouvé le moyen de contempler
dans leur autonomie et dans leur richesse originelle les ouvrages de l’art, de
la parole et de la culture » (61)
Et dans une note inédite : « Phusis. Non seulement les ‘processus physiques’ et les choses et les animaux, mais tout ce qui vit en nous de la même
vie souterraine » (MBN VIII-2, 177 )
L’être de culture est « nature » dès le moment où il libère l’automanifestation de l’être que la perception « commune » tend toujours à voiler
au profit d’un apparaître « humanisé ».
Cette auto-manifestation s’exprime souvent par des formes pronominales du verbe : le génie de Cézanne, c’est de « donner l’impression d’un ordre naissant, d’un objet en train d’apparaître, en train de s’agglomérer sous
nos yeux » – « la chose vécue n’est pas retrouvée ou construite à partir des
données des sens, mais s’offre d’emblée comme le centre d’où elles rayonnent » (26). Et il y a la phrase fameuse de Cézanne : « le paysage se pense en
moi… »
L’auto-manifestation s’exprime aussi par la comparaison de l’œuvre
avec un organisme : « il s’agissait, toute science oubliée, de ressaisir au
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moyen de ces sciences la constitution du paysage comme organisme12 naissant » (29).
Il me semble que ce qui appelle ici la notion d’organisme, c’est l’idée
que l’œuvre et l’organisme ont en commun la fonction « auto »- : automouvement et auto-production pour l’organisme, auto-manifestation de
l’être pour l’œuvre d’art.
Là où cette fonction « auto » opère, l’unité du divers n’est plus l’acte
du sujet connaissant mais celui de l’être lui-même.
Pour comprendre ce qui est ici en jeu, revenons à la philosophie critique (à laquelle, nous l’avons vu, Merleau-Ponty emprunte son concept de
nature dans les deux premiers livres).
Chez Kant, la manifestation de l’être n’est pas attribuée à l’être (si ce
n’est à la limite et au sens où la chose en soi est le fondement transcendantal
du phénomène), elle est attribuée à la sensibilité, à l’imagination transcendantale, à l’entendement et in fine au je pense comme unité originaire synthétique de l’aperception ; elle est attribuée au pouvoir synthétique de
« l’esprit humain » ; nous n’avons donc pas un « ordre spontané des choses
perçues » mais un « ordre humain des idées et des sciences », un ordre qui
est régi par une synthèse, une opération humaine.
Or cet ordre humain est remis en question par l’être vivant et par
l’œuvre d’art, les deux domaines dont traite la Critique de la faculté de juger.
L’être vivant excède les principes du mécanisme, en ce qu’il est capable d’unifier lui-même son propre divers (alors que l’objet de l’expérience,
au sens de la Critique de la raison pure reçoit son unité d’une opération de
l’entendement). Cette auto-unification est aussi une auto-manifestation. En
se mouvant, l’être vivant se fait voir
L’œuvre d’art (Kant dirait plutôt : le beau comme tel, qu’il relève de
la nature ou de l’art) plaît universellement sans concept : il y a œuvre d’art là
où le divers du sensible « se rassemble » sans qu’intervienne un concept de
l’entendement qui serait l’opérateur de cette synthèse ; il y a œuvre d’art là
où le sensible s’élève de lui-même au sens - sens énigmatique, dont il est
impossible de donner une formulation conceptuelle. On dirait dans un autre
langage que, dans l’œuvre, le sensible est une matière qui engendre sa forme,
au lieu de la recevoir de l’extérieur : Cézanne, écrit Merleau-Ponty, « veut
peindre la matière en train de se donner forme ».
Cette auto-formation du sensible est une auto-manifestation de l’être.
Kant pense à cette auto-manifestation quand il écritdans sa troisième
Critique : « l’art est beau quand il apparaît en même temps en tant que nature » (l’artiste s’efface derrière l’œuvre, il efface les traces de son opération.
La notion de nature présente ici une signification presque opposée à celle qui
est la sienne dans la Critique de la raison pure)
Merleau-Ponty y pense certainement aussi quand il cite l’invocation
de Cézanne au pater omnipotens : « Comme Bernard voulait le ramener à
12
Se souvenir que, pour la perception, un organisme est une « unité de signification », une totalité dans laquelle un ordre signifiant se réalise
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l’intelligence humaine, Cézanne répond : “Je me tourne vers l’intelligence
du Pater omnipotens”. Il se tourne en tout cas vers l’idée d’un Logos infini ».
Ce Logos, c'est-à-dire ce qui fait tenir les choses ensemble (legein=
rassembler) c’est le motif : quand Cézanne « tient [s]on motif », c’est que le
Logos du paysage s’est assez « déposé » ou « décanté » dans la vision du
peintre pour qu’il puisse l’accueillir et l’exprimer dans une œuvre et rendre
ainsi au visible le pouvoir de se manifester à partir de soi-même.
Pour rendre au sensible son auto-manifestation, la pensée est nécessaire.
Balzac fait dire à Frenhofer : « une main ne tient pas seulement au
corps, elle exprime et continue une pensée qu’il faut saisir et rendre… La véritable lutte est là » (31) et il cherche lui-même dans la Comédie humaine
« ce que veut dire […] cette Europe […] ce qui maintient intérieurement le
monde et fait pulluler les formes visibles ».
Cézanne rappelle que la pensée est nécessaire à la peinture : « l’art est
une aperception personnelle, dit-il. Je place cette aperception dans la sensation et je demande à l’intelligence de l’organiser en œuvre » (22) ; MerleauPonty évoque la longue germination de Cézanne devant le paysage.
Cette pensée est en effet la plus difficile ; rien n’est plus difficile que
d’exprimer la manière dont la chose se manifeste elle-même à partir d’ellemême. C’est ce donne à entendre le début du texte : « il lui fallait cent séances de travail… » ; c’est ce que suggère l’émotion de Cézanne quand il lit Le
chef d’œuvre inconnu. Et quand on est conscient de cette difficulté immense,
on est conscient aussi du risque d’échouer, comme Louis Lambert : « quel
nom donner à la puissance qui me lie les mains, me ferme la bouche et
m’entraîne en sens contraire à ma vocation ? ».
Cette difficulté est aussi le lot de la philosophie, avec la conscience du
risque d’échouer
Merleau-Ponty s’y est affronté.
Dans La structure du comportement, il met à profit le concept de
forme, totalité précédant ses parties et c’est à l’opération de la forme » qu’il
rapporte l’ordre spontané des choses perçues.
Dans la Phénoménologie de la perception, il met à profit le concept –
assurément classique - de synthèse mais distingue à la suite de Husserl une
synthèse-acte et une synthèse de transition : l’ordre spontané des choses perçues est rapporté à une synthèse de transition.
Celle-ci peut être à nouveau comprise sous deux angles (qui, dans
l’esprit de Merleau-Ponty sont complémentaires et non alternatifs) :
soit elle est comprise comme effectuée par le corps percevant 13.
soit elle est comprise comme effectuée par l’être lui-même en son déploiement temporel ; Merleau-Ponty écrit ainsi que les rétentions et les protensions qui font que j’ai un « entourage » [ou que les choses se disposent
d’une façon ordonnée autour de moi] « ne partent pas d'un Je central, mais
13
P 53 : « De même que mon corps, comme système de mes prises sur le
monde, fonde l’unité des objets que je perçois … »
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en quelque sorte de mon champ perceptif lui-même qui traîne après lui son
horizon de rétentions et de protensions » (PP 476). La synthèse qui ordonne
mon champ perceptif et lui permet ainsi d’apparaître, elle n’est pas mon opération, mais l’opération du champ perceptif lui-même. Et c’est pourquoi
comme nous l’avons vu, Merleau-Ponty recourt à des formules pronominales : la chose s’agglomère sous nos yeux, elle s’offre comme le centre…
Mais ces deux voies, qui ne sont jamais abandonnées, ne lui apparaissent cependant pas suffisantes. D’où la reprise de la question dans les esquisses des années 50 et peut-être l’impasse à laquelle Merleau-Ponty a été
conduit.
La structure spatiale et temporelle de l’être pictural
Nous avons vu plus haut que Cézanne, selon Merleau-Ponty, représente les choses « en train d’apparaître » (25). Il y a dans ses tableaux, dit-il,
une « épaisseur » des choses.
Cette épaisseur n'est rien d'autre que la manière dont elles se présentent dans la perception : « […] les lieux mêmes où je me trouve ne me sont
jamais tout à fait donnés, les choses que je vois ne sont choses pour moi qu’à
condition de se retirer toujours au-delà de leurs aspects saisissables. Il y a
donc dans la perception un paradoxe de l’immanence et de la transcendance.
Immanence puisque le perçu ne saurait être étranger à celui qui perçoit ;
transcendance puisqu’il comporte toujours un au-delà de ce qui est actuellement donné »
Cette épaisseur a une structure indivisiblement spatiale et temporelle.
Merleau-Ponty précise dans les Causeries de 1948 que la peinture après Cézanne a le même souci de rendre visible la temporalité des choses perçues :
« les différentes parties de leur tableau sont vues de points de vue différents,
donnant au spectateur inattentif l’impression d’ “erreurs de perspective”,
mais donnant à ceux qui regardent attentivement le sentiment d’un monde où
jamais deux objets ne sont vus simultanément, où, entre les parties de
l’espace, s’interpose toujours la durée nécessaire pour porter notre regard de
l’une à l’autre, où l’être n’est donc pas donné, mais apparaît ou transparaît à
travers le temps ».
La qualité d’être perçu et d’être temporel n’est plus pour les choses,
les êtres une qualité contingente, un accident, elle devient la trame même de
leur être, leur chair d’être.
En contrepoint, la Phénoménologie de la perception nous montre que
la perception « fait apparaître » le temps parce que c’est dans la perception
que le temps devient subjectivité.
Elle le fait apparaître d’abord parce qu’elle est synthétique : dans la
perception, mon corps « noue ensemble un présent, un passé, un avenir. Il
sécrète du temps […] Mon corps prend possession du temps, il fait exister un
passé et un avenir pour un présent, il n'est pas une chose, il fait le temps au
lieu de le subir » (PP 277).
Elle le fait apparaître ensuite parce que cette synthèse demeure ouverte et inachevée : la synthèse perceptive se défait à mesure qu’elle se fait ;
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la perception « ne fait pas actuellement la synthèse de son objet, non qu'elle
le reçoive passivement, mais parce que l'unité de l'objet apparaît par le temps
et que le temps s'échappe à mesure qu'il se ressaisit » (PP 278).
Si la synthèse s’achevait, nous sortirions du temps.
(Et c’est d’ailleurs pourquoi la conception kantienne de la synthèse est
intenable : elle fait du temps un temps « achevé », elle fait de l’instance qui
opère la synthèse une instance étrangère au temps, « une conscience thétique
du temps qui le domine et l’embrasse », et une telle conscience « détruit le
phénomène du temps » (PP 475).
Merleau-Ponty dit aussi que le temps immanent à la perception est un
temps qui « fonctionne tout seul », avec une synthèse qui se fait, se défait, se
refait et cette synthèse ne relève pas d'une intentionnalité d'acte ou d'un je
pense : les rétentions et les protensions, nous l'avons vu, « ne partent pas
d'un Je central, mais en quelque sorte de mon champ perceptif lui-même qui
traîne après lui son horizon de rétentions et de protensions » (PP 476).
Ces analyses seront reprises dans les esquisses ontologiques tardives
avec le souci de rapporter à l’être lui-même la temporalisation du temps :
« C’est vraiment l’être qui se temporalise et non moi qui surajoute le temps à
l’être comme condition de sa Gegenständigkeit [objectivité] » (MBN VIII-2,
182).
Merleau-Ponty pense ainsi qu’il y a une convergence profonde entre
ses recherches sur la perception et une part essentielle de l’art du 20e siècle.
La fondation du savoir sur le monde perçu
Pour le rationalisme classique dont Descartes est une figure de proue,
les données sensibles considérées intrinsèquement ne nous font rien connaître d’autre que la disposition de notre corps ; la sensibilité et les phénomènes
qu’elle fait apparaître sont incapables, sauf à se soumettre au contrôle de la
raison, de nous conduire à la vérité14.
Ce n’est donc pas le sensible qui fonde le savoir rationnel, c’est au
contraire le savoir rationnel qui fonde le sensible au sens où il nous permet
d’y discriminer le vrai et l’illusoire et surtout d’apprendre comment opère la
sensibilité pour que le monde se présente à nos sens comme il le fait.
14
« A quoi servirait-il de consulter nos sens, de nous attarder à ce que notre
perception nous apprend des couleurs, des reflets et des choses qui les portent puisque, de toute évidence, ce ne sont là que des apparences, et que le seul savoir méthodique du savant, ses mesures, ses expériences peuvent nous faire sortir des illusions où vivent nos sens et nous faire accéder à la vraie nature des choses ? Le progrès du savoir n’a t-il pas consisté à oublier ce que nous disent les sens naïvement
consultés et qui n’a pas de place dans un tableau vrai du monde sinon comme une
particularité de notre organisation humaine dont la science physiologique rendra
compte un jour, comme elle explique déjà les illusions du myope ou du presbyte. Le
monde vrai, ce ne sont pas ces lumières, ces couleurs, ce spectacle de chair que me
donnent mes yeux, ce sont les ondes et les corpuscules d ont la science me parle et
qu’elle retrouve derrière ces fantasmes sensibles ».
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Cette position est remise en question par le monde culturel du 20e s.
Par l’art : Cézanne confronte avec la nature — « la nature dans
l’impression immédiate » — les sciences qui sont sorties d’elle (23)
Par la philosophie : Husserl écrit la Krisis. Bergson montre qu’il y a
une connaissance qui se sépare des choses pour les connaître et une autre
connaissance qui cherche à « en être » pour les connaître. Et c’est cette
connaissance, qu’il appelle « intuition » qui reçoit le premier rang. La
« connaissance métaphysique » a lieu dans une relation de l’homme à l’être
que Bergson formule ainsi : « Les forces qui travaillent en toutes choses,
nous les sentons en nous ; quelle que soit l’essence intime de ce qui est et de
ce qui se fait, nous en sommes ». Merleau-Ponty cite cette phrase dans sa leçon inaugurale et elle est une porte d’entrée non seulement dans la pensée de
Bergson mais dans les esquisses ontologiques des années 50.
Par la pensée scientifique elle-même qui nous apprend, sans aucun
scepticisme, que toute vérité est « située » et qu’il n’y a jamais qu’un absolu
relatif : la science n’offre ni ne peut offrir « une représentation du monde qui
soit complète, qui se suffise, qui se ferme en quelque sorte sur elle-même de
telle sorte que nous n’ayons plus aucune question valable à nous poser au delà » (Causeries de 1948, 14)
Du côté de l’art, des sciences, de la philosophie, on voit donc le même
souci de rendre à la perception ou au monde de la vie leur primauté, en montrant en même temps que la rationalité n’a rien à redouter d’un « primat de la
perception », au contraire : la reconnaissance de ce primat peut seul établir le
sens vrai de la rationalité : « le monde perçu serait le fond présupposé par
toute rationalité, toute valeur et toute existence. Une conception de ce genre
ne détruit ni la rationalité ni l’absolu. Elle cherche à les faire descendre sur la
terre » (P 42-43). Et Merleau-Ponty ajoute plus loin : « Il ne s’agit pas de réduire le savoir humain au sentir, mais d’assister à la naissance de ce savoir,
de nous la rendre aussi sensible que le sensible, de reconquérir la conscience
de la rationalité que l’on perd en croyant qu’elle va de soi, que l’on retrouve
au contraire, en la faisant apparaître sur un fond de nature inhumaine » 15.
15
Reste à se demander quel sens peut avoir ce « retour » au monde perçu
pour la recherche scientifique. La note inédite suivante peut contribuer à instruire la
question : « Pas question pour autant de mettre la perception à la place de la physique. L’enseignement de la perception n’est qu’ontologique, elle nous apprend ce que
c’est que l’être au sens ultime, elle ne nous en apprend pas les propriétés et les relations externes, mais c’est elle qui peut nous faire saisir ce quelque chose existant que
la science rejoint après son aventure ontologique.
« Beaucoup de physiciens ne le voient pas parce qu’ils pensent psychophysiologie réaliste au moment où ils critiquent le réalisme du physicien : par exemple Eddington, Jeans, déréalisant l’objet physique et pourtant partant de l’image
d’un en soi physique agissant sur nos “terminaisons nerveuses”, suscitant la perception à titre d’effet et donc en rendant raison. Mais si l’on déréalise la science, on ne
peut penser ainsi la perception. […] Donc la chaîne que la pensée objective établit :
stimulus – corps – perception et la possibilité de produire perception par ce conditionnement ne signifie en rien que tout du perçu soit superstructure dans monde de la
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Toutes ces analyses montrent pourquoi Merleau-Ponty croit devoir reconnaître une affinité profonde entre le projet pictural de Cézanne (le projet
qu’il attribue à Cézanne) et son propre projet philosophique.
On doit à présent ajouter que cette affinité n’a jamais cessé de dynamiser, d’inquiéter, de relancer le projet philosophique de Merleau-Ponty.
Cézanne « appelle de la raison déjà constituée, et dans laquelle
s’enferment les “hommes cultivés” à une raison qui embrasserait ses propres
origines » (32).
La structure du comportement, la Phénoménologie de la perception
ont elles réussi à échapper à la raison déjà constituée ? sont-elles l’œuvre
d’une raison qui embrasserait ses propres origines ?
Merleau-Ponty lui-même en a douté. D’où l’abandon d’une phénoménologie de la perception en faveur d’une ontologie de l’Etre vertical
Mais une raison qui embrasse plus radicalement ses propres origines
peut-elle encore « se dire » ? Les derniers travaux, on le sait, sont restés à
l’état d’esquisse, et s’il en est ainsi, ce n’est peut-être pas seulement en raison du décès précoce du philosophe
Qu’est-ce qui éveille le doute que la Phénoménologie de la perception
ait vraiment conduit la raison à embrasser ses propres origines ?
Ce que Merleau-Ponty découvre au fil des années 50, c’est que le rapport de fondation entre la perception et la pensée, la raison, le symbolique est
foncièrement équivoque.
La Phénoménologie de la perception montre que la perception est le
fondement de la puissance symbolique de l’esprit. De nombreux textes le
montrent, comme celui-ci : « Les contenus visuels sont repris, utilisés, sublimés au niveau de la pensée par une puissance symbolique qui les dépasse,
mais c’est sur la base de la vision que cette puissance peut se constituer. Le
rapport de la matière et de la forme est celui que la phénoménologie appelle
un rapport de Fundierung : la fonction symbolique repose sur la vision
comme sur un sol, non que la vision en soit la cause, mais parce qu’elle est
loi physique. Scheler : le conditionnement explique que nous percevions cela, non ce
que nous percevons. Le champ perceptif a dignité ontologique.
« […] Ce qui suffit ici, c’est d’avoir montré que l’on ne peut parler psychophysiologie mécaniste et projection de toute l’expérience perceptive sur la plan
de l’objet au moment où on fait le procès de l’objectivisme en science. Ce qu’une
meilleure philosophie trouve comme lacune dans le monde des objets (cette lacune
où je suis, qui est moi, ma perception) reste d’ailleurs à préciser. Il est certain que
toute notre philosophie du sujet percevant est à changer : elle a été conçue tout entière sous domination de psychophysiologie mécaniste : sensations, sentir et, corrélativement, synopsis de ces données, conscience, je pense formel, etc. Refaire philosophie de notre rapport au monde en considération de ‘monde’ ou de ‘nature’ qui
n’est plus objet, mais qui est système de choses perceptives ».
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ce don de nature que l’Esprit devait utiliser au delà de tout espoir, auquel il
devait donner un sens radicalement neuf et dont cependant il avait besoin
16
non seulement pour s’incarner mais encore pour être » .
Mais la Fundierung est toujours une fondation réversible : oui, la perception fonde la pensée, mais l’inverse n’en est pas moins vrai aussi : la pensée d’une certaine façon fonde la perception. Merleau-Ponty écrit dans le
chapitre sur le cogito : « Le rapport de la raison et du fait, de l’éternité et du
temps, comme celui de la réflexion et de l’irréfléchi, de la pensée et du langage ou de la pensée et de la perception est ce rapport à double sens que la
phénoménologie a appelé Fundierung : le terme fondant, - le temps,
l’irréfléchi, le fait, le langage, la perception – est premier en ce sens que le
fondé se donne comme une détermination ou une explicitation du fondant, ce
qui lui interdit de le résorber jamais, et cependant le fondant n’est pas premier au sens empiriste et le fondé n’en est pas simplement dérivé, puisque
c’est à travers le fondé que le fondant se manifeste. C’est ainsi qu’on peut
dire indifféremment que le présent est une ébauche d’éternité <l’éternité
fonde le présent> et que l’éternité du vrai n’est qu’une sublimation du présent <le présent fonde l’éternité>. On ne dépassera pas cette équivoque mais
on la comprendra comme définitive en retrouvant l’intuition du temps véritable qui maintient tout et qui est au cœur de la démonstration comme de
17
l’expression » .
La perception fonde la pensée (le symbolique), mais c’est à travers la
pensée que la perception se manifeste.
On voit la difficulté.
Pour les classiques, la pensée fonde la perception, la perception,
comme le dit Descartes, est une pensée de voir ; il n’y a pas de passage de la
perception à la pensée ou de dépassement de la perception vers la pensée,
puisque la perception est déjà une pensée.
Merleau-Ponty refuse cette manière de voir les choses. Il soutient qu’il
y a un primat de la perception, que la perception fonde la pensée et qu’il y a
un véritable dépassement de la perception vers la pensée.
Mais il dit aussi que, si la perception n’est pas une pensée de voir, la
pensée n'en fonde pas moins la perception.
Et si la pensée fonde la perception, qu’est-ce qui nous assure qu’en
pensant la perception nous n’en sommes pas restés à la pensée de voir ?
Peut-on donner à la perception une fondation dans la pensée tout en respectant sa primauté par rapport à la pensée et sans en faire une pensée de voir ?
En bref la Phénoménologie de la perception n’est-elle pas restée malgré elle
cette « raison constituée dans laquelle s’enferment les hommes cultivés ? A
t-elle réussi à être une raison embrassant ses propres origines ?
Merleau-Ponty en doute : il soupçonne la Phénoménologie de la perception d’être restée prisonnière d’une équivoque, c'est-à-dire de ce qu’il appelle dans son Eloge de la philosophie une « mauvaise ambiguïté ».
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Phénoménologie de la perception 147.
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Phénoménologie de la perception 451.
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Comment dissiper l’équivoque et promouvoir une « bonne ambiguïté » ?
Dans la période intermédiaire séparant les deux grands livres et les esquisses tardives, c'est-à-dire au tout début des années 50 (Le langage indirect
et les voies du silence), Merleau-Ponty cherche une solution en distinguant
dans l’œuvre de culture deux polarités : il y a les œuvres qui se tiennent au
plus près de la perception ou de la nature à son origine et celles qui sont du
côté de la sublimation de la perception ou du dépassement de la perception
vers la pensée.
Les œuvres de langage et surtout les œuvres de science et de philosophie se présentent comme un « sens en genèse », qui conserve, intériorise,
totalise son passé et paraît s’avancer vers un but situé à l’infini ; l’histoire de
la culture se présente donc à ce niveau comme une téléologie ; la culture est
une délivrance du sens : le sens est prisonnier dans la nature ou la perception
et la tâche de la culture est de l'en délivrer18
En revanche les œuvres qui relèvent des « voix du silence » ne forment pas un sens en genèse : le geste créateur paraît plutôt se recommencer
perpétuellement lui-même, comme s’il n’avait jamais fini d’interroger et réinterroger l’origine ; l’œil est l’archéologie permanente et inépuisable de
l’esprit : la nature – le sensible n’est pas la prison du sens, il en est au
contraire l’origine permanente.
Dans Le langage indirect…, l’équivoque se résout par une sorte de
dédoublement de l’œuvre de culture
Dans ses derniers textes, Merleau-Ponty cherche - à nouveaux frais et
plus radicalement – à établir que l’œuvre de culture « pense » (ou exprime)
la perception (ou la nature à son origine) sans la réduire à une pensée de voir
(ou à la nature constituée) ; il vise alors à établir qu’il y a « un langage de la
coïncidence », au sens où, le monde du silence et le langage (l’expression)
n'étant pas opposés, le langage peut accueillir en lui le monde du silence.
Cette problématique s’articule alors autour de trois propositions :
1/ Il y a un monde du silence, un monde des choses muettes ; les choses perçues ne sont pas toujours déjà dans le langage ou langage ellesmêmes.
2/ Le monde du silence est visible et invisible : le visible est ordonné
ou structuré, agencé par des formes, des membrures, Merleau-Ponty dit aussi : des essences charnelles, qui, dans la perception, sont tellement intérieures, immanentes au visible qu’elles se confondent avec sa manifestation.
18
C’est à Hegel qu’on doit le concept de cette première figure l’historicité
de l’œuvre de culture : la finalité de l’œil est l’esprit. Merleau-Ponty prend, il est
vrai, une certaine distance vis-à-vis de Hegel : l’histoire n’est pas accumulation totale ou définitive possession de soi, mais « présomption d’une accumulation totale »
et « provisoire possession de soi » . L’acte d’expression ne nous fait jamais sortir du
temps. Le point de vue d’où se fait la totalisation doit se comprendre lui-même
comme temporel . Mais Merleau-Ponty admet, et c’est là la vérité de la conception
hégélienne de l’historicité, que dans certaines œuvres de culture, la raison devient, si
j’ose dire, en reprenant et en intériorisant son passé, de plus en plus cultivée.
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L’œuvre de culture en général consiste à les faire apparaître, à les exprimer
en leur donnant une figuration, plastique, musicale, linguistique. Quand Cézanne, ayant « germiné avec le paysage », déclare « je tiens mon motif », il
exprime que la membrure invisible du paysage, son logos esthétique s’est assez composée, grâce au travail de l’œil et de l’esprit, pour que la toile en reçoive la trace visible ; le « motif », c’est l’invisible, c’est l’essence charnelle
du paysage cézannien.
Ce passage de la chair du monde, où l’invisible est enseveli, à la chair
subtile de l’être de culture où l’invisible est abrité et figuré, c’est par excellence le travail du langage. Et c’est pourquoi Merleau-Ponty peut dire : « le
langage = l’appareil qui engendre pour nous des perceptions de l’invisible –
les perceptions du visible sont déjà des perceptions de l’invisible […]
L’esprit, le concept, le spirituel ne sont rien que cette structure remaniée, reconstruite par le langage » 19.
3/ Le langage, quand il surgit, ne masque pas le monde du silence, au
contraire il en rend témoignage, car il est « le plus valable témoin de l’Etre »,
il « réalise en brisant le silence ce que le silence voulait et n’obtenait pas », il
transforme les choses en elles-mêmes en les transformant en choses dites.
Il y a donc un « langage de la coïncidence » avec le silence
Mais ce langage est le plus difficile. On ne peut tenter de le formuler
sans voir surgir de redoutables difficultés.
En voici un exemple.
Comment formuler qu’il y ait toujours déjà de la pensée dans la vision, sans que la vision devienne une pensée de voir ? Merleau-Ponty s’y essaie dans Le visible et l'invisible. Il écrit : « en quel sens <avec la vision>
nous n’avons pas encore introduit le penser : certes nous ne sommes pas
dans l’en soi. Dès l’instant que nous disions VOIR, VISIBLE, et que nous
décrivions la déhiscence du sensible, nous étions si l’on veut dans l’ordre de
la pensée. Nous n’y étions pas dans le sens que le penser que nous avons introduit était IL Y A, et non IL M’APARAÎT QUE (apparaître qui ferait tout
l’être, s’apparaître) » (VI 190).
On voit bien l’embarras : avec la vision, nous sommes et nous ne
sommes pas dans l’ordre de la pensée ; nous y sommes parce qu’ « il y a » ;
nous n’y sommes pas parce qu’il n’y a pas encore d’être pour moi, de sujet
en première personne qui capte, pour ainsi dire, à son profit l’apparaître ou
s’en considère, comme le faisait le sujet classique, comme la clé de voûte.
Etre fidèle à la vision ou à la nature à l’origine exige une reformulation du concept de la pensée
En voici un autre exemple : celui de l’Ineinander de la nature et de l’esprit
Merleau-Ponty cherche à penser en même temps que la nature enveloppe l’esprit (ce qui est la vérité du réalisme) et que l’esprit enveloppe la
nature (ce qui est la vérité de l’idéalisme).
Commet procéder ? Deux voies se proposent
On peut donner à la proposition l’esprit enveloppe la nature le premier rang ; la proposition réciproque la nature enveloppe l’esprit n’en est
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MBN VIII-2, 338
L’image – Pascal Dupond
© Philopsis 2012 – Dupond
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qu’une conséquence ; nous sommes alors dans une sorte d’idéalisme remanié
ou renouvelé. Ce serait l’orientation de la note suivante : « On peut montrer
inductivement qu’il y a eu un monde avant l’homme – la philosophie qui ne
pose pas l’Etre à part de l’homme, peut-elle purement et simplement ignorer
cette pensée inductive ? Si elle le fait, elle risque, comme l’idéalisme, de devenir “folie” au regard de l’expérience. Il faut définir une philosophie qui à
la fois prenne le monde, non pas causalement, mais tel qu’il est impliqué
dans le Dasein, qui, donc dépasse le scientisme, et qui pourtant lui reconnaisse sa vérité subordonnée, en montrant que notre Dasein, coextensif à
l’être, se temporalise pourtant comme un Seiende, se trouve lui-même
comme engagé dans l’être. Donc ni philosophie causale, centripète <natura20
lisme>, ni philosophie centrifuge »<idéalisme> .
La nature enveloppe l’esprit est une « vérité subordonnée » : l’homme
ne peut se penser comme Seiende (donc aussi comme un être produit par le
jeu de la causalité naturelle) que s’il se pense d’abord comme Dasein (sujet
transcendantal ou esprit).
On peut donner à la proposition la nature enveloppe l’esprit le premier rang ; et c’est la proposition l’esprit enveloppe la nature qui devient
une conséquence ; nous sommes alors plutôt dans un matérialisme remanié
ou renouvelé. Cette orientation apparaît dans les notes où Merleau-Ponty
dit : l’esprit ne vient pas d’en haut, il monte des bas niveaux ; la vie émerge
du physico-chimique comme l’esprit émerge de la vie. Le terme
d’émergence est à prendre en un sens fort : la vie « échappe » à la physicochimie comme l’esprit « échappe » à la vie ; et cet échappement permet à
l’esprit de se retourner vers la physico-chimie et vers la vie, de les connaître,
d’influer sur les processus qui s’y déroulent et même de se penser comme la
lumière qui les fait apparaître au grand jour.
L’esprit enveloppe la nature est une vérité subordonnée : l’homme ne
peut se penser comme lumière qui éclaire et fait apparaître toute chose que
s’il se pense d’abord comme né du fond obscur de la vie et de la physicochimie.
Cette situation constitue une aporie pour la pensée. Elle pourrait en
être une aussi pour la vie, dans le sens où une vie humaine est une vie pensante.
Dans Le doute de Cézanne, Merleau-Ponty montre que les
« difficultés » rencontrées dans la création de l’œuvre de Cézanne ne
s’expliquent pas par les « nœuds » de la vie, pour autant que l’œuvre
« échappe » à la vie (l’échappement est une transcendance qui ne dépasse
pas ce qu’elle transcende ; l’esprit conserve dans sa profondeur ce dont il
s’échappe). On pourrait se demander si, à l’inverse, chez le créateur, les
nœuds de la vie ne sont pas un écho des difficultés de l’œuvre, pour autant
que dans une vie humaine, c’est le plus haut qui est aussi le plus dangereux.
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MBN, VIII, II, 174.
L’image – Pascal Dupond
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