La couleur du jour
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La couleur du jour
Jaime Senra Varela La couleur du jour Roman Première partie La couleur du jour 1 J’ai quarante trois ans, un trou au cœur à la place de mon père et pas grand-chose à l’endroit de ma mère. Ni frère ni sœur. Excepté Jo, mon copain d’enfance, à peine me faut-il comptabiliser quelques vagues camarades noyés dans de vagues souvenirs. Quant au présent, tout bien pesé, je n’y enregistre que des fréquentations acceptables, aux contacts aussi fades que distendus. En somme, rien qui ne relève que du simple relationnel de circonstance. Côté chaleur humaine, c’est tout. Cela n’a jamais été vraiment. Un parcours sans accolade. Voilà qui me résume bien, et de façon a peu près honnête. Il y a bien eu Marie, mais ça n’a pas fait long feu. Elle ne m’a pas permis d’en finir ou d’arriver jusqu’ici. Les autres non plus. Je veux dire que j’ai puisé ma force de vivre en moi. Seul. Presque. Si peu accompagné. Les gens sont là. J’ai besoin d’eux, ils ont besoin de moi. Je ne les approche pas audelà de cette nécessité. Je ne cherche pas à savoir d’où ils viennent, s’ils sont mariés, s’ils ont des enfants. Ils conservent leurs turpitudes ou leurs joies, je m’occupe de mes états d’âme. On se côtoie pour survivre, rien de plus. Dans quelle mesure ces phrases reflétaient-elles sa personnalité ? Depuis quand les remâchait-il ? Il n’avait pas dix ans que sa mère le cataloguait de taciturne. Elle aurait pu dire de lui qu’il était renfermé, mais elle avait préféré le traiter de taciturne parce qu’à son idée ce mot donnait à penser que le petit était sournois, par en dessous, peut-être même dangereux. Un matin de juillet, à Roscoff, devant l’épicerie-buvette de Pauline Soizic, en parlant de son gosse à Joséphine Cloirec, une voisine de la rue Carnot qui avait l’esprit rieur et ne voyait pour ainsi dire jamais à mal, Mme Cendre avait employé le terme fourbe. La brave Joséphine s’en était offusquée : — Mais Mme Cendre, un enfant de cet âge n’a pas de vice ! Pas vrai, Manuel ? Le petit avait le visage tourné vers la porte de la boutique maintenue ouverte par des cageots de légumes empilés. On pouvait voir les gros mollets, la pliure des genoux, l’ourlet du jupon vieux rose, la robe gris bleu de Pauline Soizic qui triait ses fruits, le buste penché en avant, à demi plongé dans l’ombre fraîche du magasin. Un sac de pommes de terre attendait dans un coin du perron. Joséphine Cloirec — qui avait suivi le regard gêné du gamin vers l’épicerie — d’un sourire, d’un clin d’œil, l’avait tranquillisé. Elle lui avait fait comprendre que Pauline Soizic en avait entendu bien d’autres, ne serait-ce qu’à la buvette, et qu’il n’y avait pas à redouter de la brave épicière chez qui le crédit donnait le relais à tout ce que Roscoff comptait de petites gens. 3 La couleur du jour Puis elle avait passé gentiment ses doigts dans les cheveux bruns du garçonnet. Il portait une culotte courte. Ses jambes étaient maigrichonnes. Une odeur de potager et de toile de jute lui rappelleraient longtemps sa honte. Et l’offense. Devant eux la rue glissait en pente vers le port. Au beau milieu d’un ballet de barques multicolores, trônaient deux grands chalutiers aux peintures étincelantes, presque irréelles : le Jean-Marie et la Françoise qui semblaient sortis tout droit d’un dessin de Walt Disney. On entendait le clapotis de l’eau contre la rade, contre les coques des bateaux. L’ourlet blanc de la mer venait s’affaisser sur la plage dans un chuintement spongieux, en contrebas des derniers champs à l’herbe rendue saumâtre par les embruns et que broutaient quelques moutons. Les souliers du petit, trop serrés, lui faisaient mal. Joséphine Cloirec devait aborder la trentaine. Mariée à un patron pêcheur, elle venait de Lesneven, une petite ville enfoncée dans les terres à 25 km nord-est de Brest. Joséphine était bien en chair, habillée de couleurs vives selon ses habitudes. Elle sentait bon l’Eau du Mont Saint-Michel. — Non, ce petit n’a rien d’un dissimulé. Où vous allez pêcher de telles inventions, Mme Cendre ? Des mots comme celui-là peuvent nuire à votre fils, vous savez ? Joséphine avait soulevé le menton de Manuel, tapoté ses joues. Le garçon la regardait de bas en haut. La dame lui souriait gentiment. On voyait ses dents tachées de rouge à lèvres presque sang. On disait d’elle qu’elle aimait trop les enfants pour ne pas désespérer d’en avoir. Pauline Soizic, avec ses gros mollets, son dos penché et sa discrétion, ressemblait à une chance dans l’ombre de lépicerie. Le gosse leur en était reconnaissant. Voilà, il se trouvait enfin des gens pour parler de lui ! Pour lui parler de lui ! Avec ou sans les mots. — Gast ! Le juron était breton, la voix pâteuse. — Ça ! C’est ce vieux cochon de Le Bris qui est saoul à ne plus pouvoir mettre un pied devant l’autre et qui jure contre la route. La belle Joséphine avait vu juste : Le vieux Le Bris, sculpteur sur bois à ses heures, marin pour le pain, venait de surgir à l’angle de la grande maison surplombant le port et remontait péniblement la rue en butant contre le trottoir. Ses longs cheveux gris d’artiste, presque blancs, flottaient avec la même grâce qu’une méduse. — Celui-là a assez bu pour faire flotter le Foch et le Clémenceau réunis ! Mme Cendre avait souri. Pauline, l’épicière, ne s’était pas donnée la peine de sortir de sa boutique. Aujourd’hui Le Bris était trop pris de boisson pour escompter être servi dans n’importe quel café de la ville. D’ailleurs, il se dirigeait vers chez lui. — Non ! Mes bonnes dames effarouchées, non, cunnilingus ne désigne pas un type de nuage. Non, non ! — Oh ! Et devant un gosse ! — Mais elle semble s’y connaître en cunnilingus, la grenouille de bénitier ! Comment sait-elle que je ne lui parle pas de météo la pondeuse de gosses par devoir ? — Oh ! La scandalisée, c’était bien Mme Cendre. 4 La couleur du jour — Si vous aviez mis plus de plaisir à le faire la rombière, votre gamin en serait encore imprégné et manifesterait sûrement une certaine joie de vivre qui lui fait défaut. Il faut avouer que le vieux Le Bris dominait la question du sexe comme personne dans Roscoff. — Tu en sais quelque chose, hein ! Raoul, lui répondit la belle Joséphine qui n’était pas non plus en reste dans ce domaine. Il n’y avait que Manuel pour ne rien entendre en la matière. C’est vrai que Raoul Le Bris aimait les dames. Du moins était-ce le cas autrefois. Il ne regardait pas alors à leur état civil : mariées, célibataires ou veuves, il les honorait volontiers, sans plus de fioriture. Un après-midi, chez les Abiven qui habitaient près du port, profitant que le mari gagnait le plus bêtement du monde son salaire chez un patron, Raoul rendit visite à la belle Juliette dans sa cuisine. Près de l’évier, Juliette en bonne fille prodigue de gâteries se tenait à genoux devant Raoul. Soudain, elle entra en transes. Il faut préciser, et cela Raoul l’ignorait, que Juliette était sujette aux crises d’épilepsie. Sa bouche bien dentée de jeune fille armée pour l’appétit s’était refermée comme un étau, avec la même vigueur qu’un piège à loup. A 50 mètres à la ronde on entendit le hurlement aigu du Raoul qui n’allait pas sans rappeler le cri de l’animal sauvage en question. Dans un premier temps, affolé, il essaya de desserrer les mâchoires de Juliette. La douleur aidant, il comprit vite qu’il lui fallait agir autrement. La providence voulut que les tourtereaux s’adonnassent aux douceurs près de l’évier où séchait la vaisselle de midi, dont l’assiette du mari qui avait le mauvais goût de rentrer déjeuner chez lui pour couper sa journée. D’un coup de poêle, d’un seul, Raoul assomma Juliette. Ils furent conduit ensemble à l’hôpital Ponchelet de Brest, Raoul pour une entaille sérieuse, Juliette pour un traumatisme crânien prononcé. Plus tard, des gosses, qui avaient surpris Raoul en train de se soulager au sortir du bistrot, certifieraient qu’il l’avait toujours entière, boursouflée, monstrueuse, rouge mais entière. — On dirait une feuille de rhubarbe avant de se déployer, avait cru devoir préciser l’un d’eux. Après cela, le tragique pouvait toujours le disputer au cocasse et chercher sa place dans ce coin de la ville. D’ailleurs la belle Joséphine Cloirec ne manqua pas d’appeler Raoul : — Roméo ! par allusion à l’épileptique Juliette. — Mme Cendre, les chaussures du petit ne sont pas trop justes ? Le gosse et sa mère n’avaient pas parcouru trois pas sur les traces de Raoul Le Bris que la plantureuse Mme Cloirec avait remarqué la réticence du gamin à poser les pieds. C’est tout naturellement, comme un et un font deux, que la belle Joséphine avait lancé haut et fort la réflexion en pleine rue. Promptement, du tac au tac selon son expression, Mme Cendre avait répondu que son garçon prenait toujours un malin plaisir à cacher que ses pieds grandissaient pour garder le plus longtemps possible ses belles chaussures. — Il ne veut pas se séparer de ce qu’il aime ! 5 La couleur du jour Ce n’était pas vrai ! Ou alors il aurait fallu tenir le même langage pour sa veste marron qui lui venait de René, un cousin de Brest d’un an son aîné, mais plus petit que lui de presque une demi tête et qu’il n’aimait pas. C’est bien simple, les manches s’arrêtaient à près de dix centimètres au-dessus de ses poignets. A cause de cela, un collègue de classe, il ne se souvenait plus qui, lui avait demandé s’il comptait se diriger vers la vente de bracelets-montres. — Au moins tu as déjà les vitrines ! Ce type de réflexion ne le touchait pas, ne l’atteignait pas, en profondeur du moins. En revanche, devait-il à la prévenance de Joséphine Cloirec, et vraisemblablement à d’autres sollicitudes du genre de la part d’étrangers à la famille de n’avoir jamais eu à se soucier de la place qu’il occupait parmi les humains ? Car il s’était toujours trouvé quelqu’un, sinon pour le défendre, du moins pour l’accepter tel qu’il était. Aux yeux de M. Cendre père, il était un solitaire, un garçonnet peut-être trop sage, trop en retrait, un enfant qui se suffisait tout simplement à lui-même. — Mon gars connaît déjà sa route. C’était possible. Encore était-ce à espérer, car Manuel s’était toujours accroché à cette idée de cap à tenir. D’ailleurs, là, dans le couloir desservant les bureaux, il venait tout juste d’écrire : Je suis prêt à jurer que j’ai toujours vécu ainsi, à l’orée du monde, replié sur moimême, marqué, conscient de mon environnement et enregistrant le moindre fait avec le sang froid d’un magnétophone, la mémoire tatouée en somme, monochrome évidemment. J’ai cherché l’indépendance. Je me suis mal débrouillé. J’ai trouvé la solitude. J’ai côtoyé des femmes bien sûr. Marie mise à part, aucune ne s’est confiée vraiment, et je suis resté secret. Il faut dire que je n’ai jamais attendu du cœur qu’il batte l’heure ou la chamade. Mes compagnes non plus, toutefois en apparence. Il y a de fortes chances pour que ce soit ma rectitude qui les ait obligées à la réserve. A la pudeur. Tant pis. Il fanfaronnait manifestement. Car au fond de sa personne, tout au fond, il demeurait bien conscient qu’il ne se suffisait pas à lui-même. De temps à autre des avertisseurs sonores montaient de la ville, de la gare plus exactement, où les taxis disputaient souvent le passage aux voitures particulières en peine d’une place de stationnement au bas de la rue Thiers. Heureusement pour lui il cultivait un goût prononcé pour les mots, heureusement il trouvait du plaisir à s’interroger. Alors, dans ce couloir où on le laissait attendre, où on le faisait mariner depuis plus d’une demi-heure il avait écrit, non sans emphase, en pensant à ses relations superficielles avec ses compagnes : Au moins suis-je en mesure de répondre aux quelques questions que je me pose. Par exemple : Que vaut la pudeur entre amants ? Qu’est-ce qu’un corps nu sans la nudité de l’esprit qu’il abrite ? Rien, ou si peu. Regardez le long des plages ! Regardez les strip-teaseuses ! Sur le sable ou sur la scène les corps demeurent des corps fermés. Il n’y a pas de quoi leur bâtir des cathédrales. Puis il était revenu à Marie. A Marie ! Pour la vérité et pour le contraste : 6 La couleur du jour J’ai connu d’autres corps que celui de Marie, d’autres voix, d’autres regards, d’autres chevelures malheureusement évanouis, indexés à la banalité du quotidien. Ces femmes me reviennent sans couleurs, comme nombreux s’imaginent de tous temps les temples antiques d’une blancheur immaculée et les églises en pierres unies. Marie, c’est les couleurs vives des frises du Parthénon à l’Antiquité, c’est les teintes lumineuses des statues ornant les porches des sanctuaires au Moyen Age. Je ne l’oublie pas. Je sais qu’elle existe, je sais qu’elle respire quelque part dans les rues d’une autre ville, dans des bureaux, des magasins, dans une chambre que je ne connais pas, et je me rappelle de temps en temps qu’ensemble nous avons respiré parfois. Je n’ai pas beaucoup d’inquiétudes, pratiquement aucune peur, pourtant sa mémoire m’apaise. Sans doute que le cœur y met encore du sien. Je suis obligé d’admettre que cette émotion me dépasse, qu’elle me relie bon gré mal gré à Marie et donc à mes semblables. Que je le veuille ou non, ce sentiment m’écarte de tout isolement. Peut-être est-ce là une des fonctions naturelle de l’amour ? Et je m’y plie à l’égal de n’importe qui. Aimer est une condition impérative pour vivre, une île dans le silence. Il en faut bien une. En définitive, la vie, je m’accroche à son bras. Elle n’a ni nom ni visage. Je cherche l’air qui n’arrive pas jusqu’à moi. Il n’aurait pas dû griffonner ces phrases, celles en rapport avec Marie surtout. D’ailleurs, après coup, leur romantisme outrancier avait quelque chose d’impudique, de gênant, même si ces lignes ne s’adressaient qu’à lui, à lui seul. Pensez donc ! il avait failli écrire que Marie était une tache de soleil sur sa mélancolie ! Ce n’est pas tout, il y avait plus grave, il y avait en particulier le fait qu’ON voulait le voir “bouger” quand écrire, dans le contexte actuel, revenait justement à “bouger”, à se démener. A se débattre. En d’autres termes, il aurait dû demeurer stoïque dans ce couloir où, pour le déstabiliser, ON n’avait rien trouvé de mieux que de le faire attendre. ON, c’était le camp d’en face, c’était le patron de l’usine, c’était la hiérarchie. Les cadres, ne l’aimaient pas, ils s’en méfiaient, par principe, par esprit de clan ; les autres, ceux de son collège, les ouvriers, les employés, il les avait déçus en ne se montrant pas à la hauteur. — Il revendique avant tout pour lui, pour son plaisir et pour la bagarre ! A quel camp appartenait celui qui avait tenu ces propos ? En réalité les groupes ne devaient pas être si homogènes ni si cohérents, et tous n’éprouveraient sûrement pas le même intérêt à le voir s’agiter comme un perdu. Il devait même s’en trouver parmi ces groupes qui espéraient qu’il parvint à tirer son épingle du jeu en tout bien tout honneur. Novembre était déjà là. Les grands cieux profonds de septembre n’étaient plus qu’un souvenir et, depuis plusieurs semaines, les oiseaux de mer, à l’abri des houles lointaines, cherchaient leur nourriture sur les rives du fleuve qui sillonnait en courbes molles la plaine du Vexin. Plus enfoncés dans les terres, au confluent de l’Oise et de la Seine, dans l’espace de Conflans Sainte-Honorine, des goélands et des mouettes lançaient leurs cris en 7 La couleur du jour frôlant les péniches à quai. D’autres oiseaux palmés poussaient leur course jusqu’audessus de Paris. Ils ne s’en retourneraient vers l’océan qu’à la belle saison. Comme tous les ans, sans qu’on sache pourquoi, certains d’entre eux renonceraient à regagner la mer. Pour l’heure, ils s’agglutinaient tous pareillement, se tassaient tous face au vent, semblables, leurs gros doigts palmés collés au sol, et rien ne laissait deviner lesquels resteraient désormais là à creuser leur destin, si loin des plages et des falaises qui les avaient vu naître. L’après midi du 15 juin de l’année précédente, au sortir d’un conseil d’administration, le Président Directeur Général de l’entreprise avait informé la presse des difficultés de l’entreprise et parlé de la nécessité d’économiser 30 millions de franc pour assurer la pérennité de la société. Le 23 septembre suivant, une vague de licenciements touchait plus de cent personnes. La direction et le gouvernement parlaient alors de plan social. On apprenait dans le même temps que deux directeurs se voyaient gratifiés chacun d’une prime de 160 000 francs et que 33 millions venaient d’être jetés en quelques heures dans la spéculation pour honorer les actionnaires qui avaient eu les moyens d’engager des fortunes sur un simple pari, celui des dividendes. Manuel Cendre avait alors écrit dans un tract intitulé sans imagination : “LES RAISONS DE LA COLÈRE” “On ne table pas sur les jeux de hasard pour assurer son minimum vital. On ne devrait donc pas plus miser sur la bourse que sur le loto pour garantir son gîte et son couvert. Pourtant, sans aucune honte, la direction, avec la complicité du gouvernement, projette de conduire à la rue certains d’entre nous qui se débattent déjà avec leur famille dans la précarité pour augmenter jusqu’à l’indécence le bien-être d’ACTIONNAIRES non seulement à l’abri du besoin, mais encore à cent lieues de l’idée du besoin. Et qu’est-ce que l’actionnariat sinon un détournement légal de biens sociaux ? Car, à bien regarder, c’est une part de la richesse de l’entreprise et des salariés qui est “détournée” au profit de particuliers." Et il avait lancé une grève. Le 24 septembre. Elle allait durer un jour. Les syndicats, frileux, avaient préconisé un arrêt de travail de deux heures. — On ne joue pas dans une cour d’école, la grève n’est pas une récréation, elle est la manifestation d’une souffrance. Si vous pensez que le courage coûte trop cher, essayez la lâcheté ! De toute manière, vous êtes engagés et payerez le prix, avait-il lancé à la face des représentants syndicaux. Il se souvenait même les avoir menacés d’expédier son tract aux journaux et d’informer la presse de leur passivité à la limite de la couardise. Puis il avait essayé de démontrer à l’Inspection du Travail que l’entreprise licenciait par intérêt et non pour motif économique, mais il avait échoué, et cent vingt personnes furent jetées à la rue, dont dix huit âgées de plus de cinquante ans, ce qui équivalait à déposer sa grand-mère ou son grand-père sur un trottoir et à leur demander de se débrouiller dorénavant avec la vie. 8 La couleur du jour Sans garantie de ressources au-delà du chômage, combien d’entre eux connaîtraient la misère, le fil du rasoir ? Lesquels en réchapperaient ? Lucien Gallet qui avait perdu sa femme un mois avant de se trouver à la porte avait peu de chance, Micheline Joint, murée dans son célibat, avait coupé le contact avec le monde, et plus rien n’empêchait désormais Rémi Leroux, qu’on voyait aller de bistrot en bistrot, de plonger une fois pour toute dans la boisson. Les autres, on ne savait pas très bien où ils en étaient, on se doutait seulement qu’ils surnageaient et que la majorité d’entre eux resteraient sur le sable, échoués, tragiques. Ces images de naufragés devaient sans doute beaucoup à ses racines bretonnes parfumées d’iode et mouillées d’embruns venus des grands larges où s’étaient noyés tant d’espoirs. Pas plus tard qu’hier, il avait rencontré un des licenciés devant de la gare, Pierrot Lenormand, un homme d’à peine 35 ans. — Manu ! Cendre s’était retourné. Pierrot était là, assis sur le trottoir de la gare. Devant lui une coupelle où brillaient quelques pièces de monnaie. Pierrot dormait encore ce matin, quand Manuel Cendre quitta l’appartement sur les coups de sept heures. Il avait laissé, bien en évidence, une casserole de café prêt à être chauffé sur la gazinière. Le pain et le lait étaient sortis. Les couverts, le bol à rayures bleues et le beurre trônaient sur la table. Manuel n’avait pas cru nécessaire d’écrire un mot et, la porte se fermant automatiquement dès qu’on la poussait, il avait emporté la clef. Rien ne lui disait que Pierrot avait vidé les lieux et qu’il ne l’y retrouverait pas ce soir. Parce qu’il s’était démené contre les licenciements, la direction lui en voulait, parce qu’il n’avait pas pu empêcher les départs, la plupart des salariés lui tenait rancune. Lui n’avait de colère contre personne, n’éprouvait aucun regret, aucune rancœur. Et aujourd’hui, dans ce couloir, il ne s’était pas mis à écrire pour s’offrir un tour d’horizon ou faire le point, mais pour la simple raison qu’on le laissait attendre intentionnellement derrière la porte du chef du personnel et qu’il avait encore de longues minutes vides devant lui. Qu’elle heure était-il ? Trois heures de l’après-midi. Dehors le ciel était si bas qu’on eut dit déjà le crépuscule. Parfois, sans qu’on s’y habitue jamais, un cri aigu de goéland retentissait, et on se prenait à espérer la mer, à guetter sa respiration — du moins lui, le Breton né sous les brouillards salés et bercés par le clapotis de l’eau. Il lui fallait toujours un temps pour se ressaisir, pour se rappeler qu’il était planté en plein Vexin et un second temps pour s’empêcher de croire que l’oiseau pouvait appeler l’océan à la rescousse. Il pleuvait depuis le matin. Le ruissellement de l’eau parvenait jusque dans le corridor. La fenêtre du bout du couloir était grise, d’un gris sans vraie luminosité, ou plutôt d’un bleu ardoise, mais si uni qu’elle donnait à penser à un rectangle peint en aplat découpé à même le firmament. Quand Manuel s’était levé, vers six heures, l’obscurité était déjà lourde de pluie. Puis il y eut une accalmie, il n’était plus tombé que quelques grosses gouttes éparses. Seulement l’eau avait couru longtemps encore dans les caniveaux. 9 La couleur du jour Les énormes presses de l’atelier B sourdaient à intervalles réguliers jusque dans le bâtiment et, derrière les cloisons, les employées de bureau qui ne mangeaient pas aux même heures que les ouvriers et les techniciens travaillaient en silence ou presque. De temps en temps un rire de femme fusait. Un rire saccadé. Amorti par l’épaisseur du mur, comme échappé d’un autre monde, il retentissait, incongru, à la façon de ces lointaines musiques tapageuses de fêtes foraines qui viennent hanter sans prévenir des êtres enfermés dans leur solitude à l’hôpital, sur un coin de trottoir reculé ou au fond d’une chambre anonyme d’hôtel quand la peine est trop lourde et la chance incertaine. Voilà, on pouvait dire que le rire venait faucher Manuel Cendre au fond de son couloir, qu’il venait le heurter au plus sensible de son être. Il résonnerait sûrement longtemps dans sa mémoire. Et il y aurait, surgissant, intermittent, durant des mois, durant des années peut-être, le brusque souvenir d’un corridor feutré, d’une fenêtre à la limite de l’opaque, il y aurait le rappel d’une longue attente traversée par le hoquet heureux d’une jeune femme qu’il ne connaîtrait sans doute jamais. Personne ne viendrait l’aider. Tout à l’heure, une des filles lui avait bien souri, seulement ce geste ne ressemblait pas à un engagement. Il n’avait rien d’une main tendue. Rien d’une promesse. D’ailleurs, peut-être était-ce la dactylo au sourire qui riait si fort de l’autre côté du couloir. De toute manière, il eut refusé l’aide d’où qu’elle vînt. Il s’était engagé sciemment, dans la revendication : il se devait de faire front maintenant. Il n’avait plus d’autre ressource que d’attendre froidement dans le corridor l’entrevue avec le responsable du personnel, ni d’autre possibilité que de se borner à recevoir la peine encourue pour son action contre l’usine, contre le monde du travail. En vérité, cette obligation, loin d’être une punition, n’allait pas sans le plaisir vertigineux de se sentir de plain-pied dans l’existence. On parlait de lui dans le bureau voisin, il avait entendu : — Manuel Cendre est dans le couloir... Le reste de la conversation devint brusquement inaudible. Probablement qu’une employée avait fait signe à sa collègue de baisser le ton. Et cette fois Manuel était sûr que celle qui avait parlé de lui à haute voix était la fille au sourire puisqu’il n’avait rencontré personne d’autre dans le couloir. C’est bien simple, le chef du personnel, René Champion, l’avait convoqué pour quatorze heures trente dans son bureau, et il patientait, debout, tout seul, depuis un peu plus de trente minutes. — De toute façon je ne dis pas de mal. C’était sans doute vrai. — Il écrit sur un calepin rouge posé sur son genou. Maintenant on allait se figurer qu’il regrettait son geste, qu’il s’en mordait les doigts et préparait sa défense. Il en était si loin. — Vous imaginerez ce que vous voudrez, mais moi il me peine... Il note peut-être ses arguments. C’est drôle, au fond je n’y crois pas, c’est pas dans ses manières de chercher ses idées. Non, Manuel Cendre n’avait pas à se creuser la tête pour se justifier. Il n’avait pas cédé à une impulsion. Au contraire, il avait choisi pertinemment l’action qui, à l’opposé de l’accident, est réfléchie, étayée, échafaudée, préalablement argumentée. Il était entré en 10 La couleur du jour lutte contre l’entreprise en toute lucidité, consciencieusement, et en acceptait les conséquences. En outre, Manuel n’était ni un théoricien ni un homme d’idées mais d’images, d’images d’honneur, de situations, de paroles engagées, d’images de pauvres gens en contre jour, à l’entrain fragile, et à qui il se devait. Dans quelle mesure n’avait-il pas recherché cet engrenage où le menait sa rébellion, cette relation causale, cet enchaînement inéluctable de circonstances où conduit toute révolte déclarée ? Une certitude, Cendre avait précipité les choses parce qu’il venait de toucher du doigt la misère pour la première fois ce matin et qu’il ne l’avait pas supporté. Bien sûr, l’injustice le tiraillait de longue date ! Bien sûr la révolte le secouait déjà ! Bien sûr, le fantôme de ses espérances d’enfant ne hantait presque plus son quotidien depuis longtemps ! Bien sûr, chez lui aussi les blessures avaient fini par étourdir plus ou moins la sensibilité ! Bien sûr, à l’égal des autres, à se frotter au fil des jours sa notion de l’amour et de l’engagement s’exilait vers le doute, pire, vers la neutralité, cette espèce d’indifférence ! Bien sûr ! Bien sûr ! Seulement la réalité ne l’avait jamais atteint comme aujourd’hui. Comme ce matin. Il marchait vers l’usine depuis longtemps déjà quand il entendit gémir dans un coin de porte. Au loin, passé la zone industrielle, huit heures venaient de sonner au clocher de l’église Saint-Pierre. Il lui avait fallu tendre l’oreille pour distinguer les huit coups qu’avait laissé courir depuis la ville la longue plaine d’Epluches érigée de hangars multicolores. L’obscurité de novembre cédait la place à un bout de jour tout gris, tout frêle. Il ventait, le ciel était sombre et mouvant. La pluie menaçait. Les grands toits d’ardoises luisaient encore des averses de la nuit. Sur la chaussée, sur les trottoirs, les flaques d’eau creusaient des trous de lumière où se reflétaient les nuages et les grandes façades cimentées des bâtiments. Là, dans une encoignure de porte, à demi cachés par deux gros sacs plastique bleus, blottis l’un contre l’autre, accroupis, il y avait un couple grelottant, un homme et une femme d’environ soixante ans. Un caddie encombré de cartons dressait une barrière devant eux. Lui avait la mâchoire démantibulée et l’œil fermé sous une épaisse croûte de sang brun, elle semblait indemne, mais ses longs cils étaient pleins de larmes. Leur regard était comme fou. Ils essayaient d’occuper le moins de place possible sur le seuil, se ramassaient sur eux-mêmes autant qu’ils le pouvaient. Ils avaient l’air de pauvres bêtes fragiles mangées par la peur, figées, incapables de fuir, le cou rentré, et leurs yeux qui avaient vu fondre sur eux la méchanceté étaient encore emprunts d’une douceur étonnée. — Hou ! On eut dit un couinement. La femme s’était un peu plus ramassée sur elle-même, mieux tapie derrière le caddie. Son pied gauche était pris de tremblements. Et l’homme, presque borgne, comme aveugle, agrippait à tâtons le genou convulsif pour le cacher sous les sacs en plastique bleus. De toute évidence on s’était acharné sur ces deux malheureux avec une sauvagerie, avec une violence inouïe. Sûrement pas pour l’argent. A leur mine ces deux-là étaient sans toit depuis quelques mois déjà. Certainement pas pour se venger, car visiblement cet homme et cette femme n’avaient jamais eu d’autre ambition que de chercher le jour dans la modestie, peut-être même dans l’humilité. Et ce n’était pas leur destin de funambule qui prouvait le contraire. N’empêche, on était venu les harceler. 11 La couleur du jour Vu l’épaisseur du sang caillé, vu la vitesse moyenne de coagulation, vu les conditions climatiques, l’attaque avait dû se produire la veille assez tard dans la soirée. Il devait être près de dix heures du soir. Le petit vieux et sa petite vieille avançaient à la file sur le trottoir mal éclairé, elle devant à pousser le caddie, lui en remorque, les bras tirés par deux grands sacs plastiques bleus bourrés de vêtements récoltés le jour même dans un centre de récupération. Il faisait nuit, l’air était humide et froid. La voiture avait stoppé à leur hauteur. Tout simplement. Les roues s’étaient figées sans riper, presque sans bruit. Seulement les passagers surgirent du véhicule en hurlant. Ils étaient trois, ils avaient un peu plus de vingt ans, ils n’étaient même pas saouls. Tout de suite, ils renversèrent le caddie sur la route. La vieille femme poussa juste un petit cri aigu d’animal surpris, un couinement peut-être aussi bref que celui qu’elle avait poussé lorsque Manuel s’approcha d’eux. Et les yeux de la vieille s’arrondirent alors d’un effarement douloureux qui mangerait son regard toute la nuit. C’est ce regard tourmenté que Cendre avait découvert ce matin. Le vieux monsieur comprit immédiatement que l’attaque était inévitable. Sa petite vieille n’avait pas fini son cri, du moins n’eut-elle pas le temps d’en pousser un second, qu’il se rua vers les trois hommes, le cou rentré, les sacs plastiques encore au bout des mains. — Sauves-toi ! Cours ! Il voulut donner à sa compagne l’occasion de s’enfuir. Il lui avait d’ailleurs hurlé de courir en même temps qu’il fonçait sur les assaillants, la tête la première. Puis tout se précipita. Dès le premier choc, il fut renversé sur le gravier et traîné par les pieds jusque dans la lumière violente des phares. Il tenait encore les deux sacs bleus dans ses mains. Il ne lui venait pas à l’idée de les lâcher. Les coups tombèrent presque aussitôt, rapides, emmêlés, hargneux. Au début, il essaya de se débattre, puis il se replia sur lui-même, la tête enserrée par ses bras, les jambes ramassées sous le ventre, la face contre terre. On l’entendait juste gémir sous les assauts. Les sacs qu’il venait enfin d’abandonner formaient deux taches lumineuses, deux trous bleus dans la nuit qui donnaient à la scène un caractère irréel. La première vraie douleur lui vint quand il montra son visage à découvert. Il avait pris sur lui de lever la tête pour s’assurer que sa femme s’était mise à l’abri. Le soulier l’atteignit à l’œil, et l’arcade céda. Elle s’ouvrit. Surpris, il cria seulement un peu plus fort. Il n’eut même pas le temps d’ouvrir les yeux franchement. De toute façon, il n’eut pu rien distinguer à cause du faisceau aveuglant des feux de la voiture qui barrait la nuit d’un mur lumineux et plongeait le fond du décor dans le noir. Lequel des trois assaillants le retourna ensuite sur le dos pour qu’il vît bien les coups venir ? Vraisemblablement celui qui, rageusement, du talon, venait de lui décrocher la mâchoire. Celui-là ne voulait pas que la souffrance physique, il lui fallait aussi la peur. Quand la mâchoire sortit de son logement dans un drôle de bruit, sec et mou à la fois, c’était presque la fin de l’attaque, les coups tombèrent moins vite, moins précis. Les types s’essoufflaient. C’est sans doute pour cette raison, parce que le répit s’annonçait, que la douleur fut la plus forte, la plus inattendue. 12 La couleur du jour Alors, le vieux poussa un terrible hurlement, un long hurlement de bête qui ne partit pas de zéro, du silence, mais des couinements aigus que scandaient jusque là les coups. Ce ne fut pas la puissance du cri qui stoppa nette l’attaque, ce fut son étrange modulation caverneuse, uniquement commandée par la gorge, qui les stupéfia tous, y compris la vieille dame qui ne put réprimer un gémissement depuis sa cachette. — En voiture ! Et voilà que, tout aussi soudainement qu’ils avaient fondu sur le couple, les trois hommes remontèrent dans leur véhicule. Sans une insulte. Sans une explication. Le dernier d’entre eux, le passager arrière, se contenta de cracher sur la route avant de refermer sa portière. Il respirait fort. L'offensive l’avait essoufflé. Après quelques mètres, le véhicule ralentit, s’arrêta presque. Une tête apparut à la vitre, celle du passager arrière, encore lui, puis le moteur accéléra, emportant les deux lumières rouges et l’éclairage jaune tendre de la plaque d’immatriculation dans la nuit. Les types s’étaient limités à chercher la vieille dame du regard. Ils avaient sans doute perçu son gémissement, tout à l’heure, lorsque la mâchoire s’était décrochée, mais sans parvenir à le situer. Ils savaient seulement que la vieille se terrait dans les parages. Apparemment, leur haine était tombée, du moins n’étaient-ils plus assez en goût pour donner la chasse. S’ils avaient repéré la femme, ils eussent probablement repris de la vigueur, mais elle se tenait hors de vue. L’agression s’était déroulée à l’endroit même où Manuel Cendre avait trouvé les deux petits vieux. Terrifiés jusqu’à la souffrance, le blessé et la femme n’avaient plus osé se montrer à découvert, et ils avaient préféré rester tapi dans leur coin, pelotonnés l’un contre l’autre sur le seuil, comme ces oiseaux tout ébouriffés qui se ramassent parfois sur eux-mêmes, en couple, pour lutter face au froid. Ils étaient si terrorisés, leurs yeux étaient si grands ouverts, si plongés vers l’extérieur, qu’on put croire que l’homme et la femme voulaient s’échapper de leur corps par leurs orbites pour fuir la frayeur qui logeait en eux. C’était moche à voir, d’autant plus moche que le petit vieux et la petite vieille auraient beau frétiller, se tortiller, ils n’échapperaient pas à leur épouvante avant longtemps. Où trouver l’innocence et la pureté qui donneraient au mal la honte d’exister ? Où ? Bizarrement, le blessé et non sa compagne tentait de s’exprimer à tout prix, avec rage pour ainsi dire. Apparemment l’homme demandait de l’aide, mais il ne sortait que des sons incompréhensibles et bousculés de sa bouche déformée. Il pouvait se calmer, c’était fini, il n’avait plus besoin de s’alarmer, Manuel Cendre ne les abandonnerait pas ; quand bien même le voudrait-il il ne le pourrait pas. Cendre les conduisit à l’autre extrémité de la ville, à l’hôpital Saint-Louis. Tous trois parcoururent une partie du chemin à pieds, car ils devaient traverser la zone industrielle, qui était mal desservie, avant d’atteindre le Café-du-Petit-Pont situé à près de deux kilomètres de leur point de rencontre. Là, ils purent téléphoner. Là, ils attendirent l’ambulance, mais dehors, légèrement en retrait du bistrot, adossés au mur de briques rouges, parce que les deux petits vieux refusaient de s’afficher. Ils n’avaient déjà eu que trop de honte lorsqu’on s’était étonné de leur état au sortir ou à l’entrée du bar. 13 La couleur du jour Le tenancier, sans faire d’histoire, avait accepté de prendre en garde le caddie et les grands sacs bleus. Il les avait rangés sous un appentis au fond d’une courette pavée de ciment qui donnait sur une rue étroite où stationnait une voiture de sport jaune vif. Devant eux s’étalait l’immense plaine d’Epluches déchirée par le fleuve sinueux et presque noir. Le ciel était bas et mouvant, il filait tout là-bas, vers les terres brunes. On sentait que le jour garderait sa couleur d’aube sale, qu’il ne se lèverait pas vraiment, qu’il rejoindrait le soir sans avoir goûté à la grande lumière. Comme il faut parler dans ces moments d’attente, le vieux couple s’était ouvert auprès de Manuel, la femme surtout, car l’homme n’émettait que des grognements inarticulés. Elle ne comprenait pas pourquoi on les avait attaqués : — On n’a plus rien, alors pourquoi ils ont fait ça ? On n’est même pas un poids pour la société puisqu’on touche aucune indemnité. Et s’ils sont d’un parti politique, comme, paraît-il on n’a plus le droit de vote de l’instant où on ne justifie d’aucun logement, on peut pas les nuire... Y avait aucune raison de nous attaquer. Ils étaient à la rue depuis le milieu de l’été de l’an passé. — Heureusement, on a trouvé à dormir dans une imprimerie qui fait les 3 x 8. Des ouvriers qui n’avaient pas supporté de les voir faire leur nuit au hasard des abris les installaient sur des piles de papier chaque soir. Malheureusement, au petit jour, ils devaient retourner à la rue. — On s’imagine pas comme c’est dur de sortir dehors pour rien, pour traîner ! On s’imagine pas ! Ce que la vieille femme omettait d’avouer, c’est que son compagnon et elle ressentaient ces nuits-là une sorte d’euphorie due à l’alcool que contiennent les encres d’imprimerie. Elle n’avait pourtant pas lieu d’en éprouver de la gêne. Enlacés l’un contre l’autre, couchés sur les liasses de papier, ils agrémentaient leur tendresse et leur réconfort mutuel d’une espèce de soûlerie. Ce qu’il lui aurait fallu admettre en s’ouvrant à Manuel, c’est que cette ivresse relevait vraisemblablement moins de l’amour que de la vie. Depuis leur expulsion du logement qu’ils occupaient le long de la voie de chemin de fer, rue des Cheminots justement, un quatre pièces qui les avait abrité un peu plus de trente ans, les deux petits vieux n’avaient pas cessé de s’accrocher, de lutter. Ni l’un ni l’autre ne s’étaient décidé à renoncer, à baisser les bras. Pas une seconde ils n’avaient songé à s’allonger. Ce matin encore, après l’agression, sans doute parce qu’ils restaient deux, leur force vitale demeurait intacte. — On fait ce qu’on doit faire. Elle parlait, elle parlait, les mains nouées entre elles sur son gros ventre d’où étaient sortis huit enfants qui avaient pris le vent depuis longtemps. Lui, avait donné plus de trente ans à l’usine. — Mais ce n’est pas parce qu’on travaille qu’on gagne sa vie. Leurs trois garçons et cinq filles avaient posé le pied où ils avaient pu, tant bien que mal. Deux d’entre eux, les aînés, des filles, occupaient des postes de fonctionnaires dans les territoires d’Outre mer. Deux autres, Julien et Rémi, étaient divorcés et se débattaient à 500 kilomètres de là avec la justice pour obtenir la garde de leurs petits. La cadette, Julie, jouait à cache-cache avec les huissiers d’une grande ville du Nord. Les trois autres vivaient au jour le jour dans une lointaine région industrielle. 14 La couleur du jour Il y avait bien deux ans de cela, ils s’étaient tous réunis, rue des Cheminots, pour fêter Noël. Pas un des enfants n’avait manqué d’aller renifler le logis dans ses moindres recoins. Ils avaient encore besoin des souvenirs de leur première jeunesse, et, comme rien n’avait changé dans le foyer, ni les papiers muraux, ni la disposition des meubles, ils s’étaient resserrés un peu plus autour des parents. Il n’y avait pas encore de divorces dans l’air, aussi pour loger tout ce monde il avait fallu en appeler aux voisins. Ensuite tout s’était précipité : Il y avait eu d’abord l’accident du travail du père, une sotte blessure au dos qui allait le chasser de son emploi en moins de trois mois, puis les petites cachotteries de la mère qui avaient toujours laissé entendre qu’elle débrouillait la paperasserie quand elle recourait aux gens de la mairie pour le moindre tracas administratif et qui, prise de cours, n’avait pas su cette fois où trouver l’assistance. En un an et demi à peine, ils avaient tout perdu et s’étaient retrouvés dehors au coeur de juillet. Une famille de la rue des Cheminots, les Chantrelle qui habitaient trois numéros plus bas, les avaient recueillis, du moins jusqu’à ce que la vie commune devînt insupportable. Faute de place, ils dormaient dans des sacs de couchage installés dans la cuisine qui demeurait la pièce la plus chaude de la maison. Ils essayèrent à toute force de ne pas gêner les Chantrelle. Pour cela, ils se levaient tôt, avant l’éveil de la maison, et débarrassaient le plancher au sens propre du terme. Ils ne rentraient que le soir après le souper. Les premiers temps, leurs hôtes les invitaient à jouer aux dominos et à prendre un café. C’est le café qu’on cessa d’abord de leur proposer. Ensuite on ne parla plus de dominos. Puis il n’y eut plus de discussion du tout. Février était déjà là. Il allait être si rigoureux que les canalisations d’eau allaient geler sous le meuble de l’évier. Anodin en apparence, cet incident allait consommer la rupture entre les Chantrelle et le vieux couple. Pour réchauffer la tuyauterie au contact de la cuisine et rétablir l’eau, Mme Chantrelle avait ouvert la porte sous l’évier. Seulement elle avait oublié de fermer le robinet qui avait lâché son débit une bonne partie de la nuit. D’après les Chantrelle, le vieux couple n’avaient pas pu manquer d’entendre le jet fuser sur la cuvette de l’évier. Donc, si le bonhomme et sa bonne femme - qui ne vaut pas mieux que lui - n’avaient pas couper l’eau, c’était par paresse. Eh oui, c’est tout juste si, enveloppés dans leur sac de couchage, ces deux-là ne dormaient pas le nez sous le robinet. — Des fainéants ! Il n’y avait pas eu de dégâts, l’eau n’avait pas débordé de l’évier, mais les reproches avaient été terribles, plein de méchanceté, à deux doigts de la haine. Et le vieux couple avait dû partir. En réalité, les Chantrelle n’avaient pas vraiment chassé leurs hôtes, ils s’étaient même intéressé à leur sort, et ils avaient cru découvrir la solution en se tournant vers les foyers d’accueil pour personnes en difficultés. Ils se doutaient bien que toute communauté est régie par un règlement intérieur, mais ils étaient loin de s’imaginer qu’un des articles de ce règlement pouvait limiter dans le temps la durée de l’hébergement. 15 La couleur du jour Les Chantrelle avaient fait montre de tellement de crédulité dans leur démarche, ils avaient été si plein de confiance dans leur jugement que, le moment venu de se retrouver à la rue, le vieux couple n’avait plus osé s’adresser à eux. — On pouvait tout de même pas revenir comme ça, aussi vite. Sans doute que les histoires faites autour de la fuite d’eau n’y étaient pas étrangères non plus. Même si elles n’avaient été qu’un prétexte pour en finir avec une promiscuité devenue insupportable. Les enfants, c’était pas la peine de les embêter. — Ils ont déjà assez à porter sur les épaules. Au vrai, la honte de leur échec, de leur déchéance, celle-là même qui les avait travaillés au Café-du-Petit-Pont, pointait déjà. — Et puis les parents, ça apprend à construire un nid à leurs petits, ça ne leur montre pas comment on le perd. Surtout on voulait pas qu’il voient leur papa et leur maman un genou à terre. Au bistrot, ils avaient refusé d’attendre l’ambulance au milieu des clients, là ils s’étaient éloignés de leur enfants et des Chantrelle par pudeur. Sous leur refus de tout secours pointait déjà leur culpabilité et leur résignation. Car ils avaient commis une faute de parcours. Comme sous une brusque embardée (l’accident du travail), leur vie avait bifurqué et, dépassés par les événements, noyés, ils n’avaient pas su gérer l’imprévu. Ils n’avaient pas ménagé leurs efforts, ils s’étaient débattus autant que possible, mais sans faire front. Ils couchèrent près de trois mois au petit bonheur la chance avant de rencontrer aux confins de la zone industrielle les ouvriers de l’imprimerie. La vieille dame poussait déjà son caddie. Il était peut-être seulement moins chargé. Quelques quinze jours après, Manuel les récupérait sur un seuil, blessés, pris de frayeur. Le couple pris en charge par le service des urgences de l’hôpital Saint-Louis, Cendre avait regagné son logement en fin de matinée. Au moment de partir, la vieille femme l’avait embrassé fort sur les joues. Pour un peu, elle ne se serait pas arrêtée de lui répéter à l’oreille : — Merci, merci, merci. Près d’elle, dans le couloir, son homme attendait les soins, couché sur un brancard. Ainsi allongé, son visage semblait plus tuméfié, plus déformé. On mesurait mieux l’ampleur des blessures, on comprenait à quel point la mâchoire était sortie de son logement. Elle baillait sur le côté, tirant les lèvres en une grimace affreuse qui laissait la bouche béante et montrait les gencives asséchées. Il manquait beaucoup de dents. Des infirmières allaient et venaient, professionnelles, parmi les patients au regard perdu et plein d’ombre. — Moi, c’est Henriette, lui, c’est Antoine. La vieille dame avait la main posée sur l’épaule de son homme. Son regard était encore empreint de l’effarement de la nuit. — Notre nom, c’est Germain, Antoine et Henriette Germain. Et vous ? 16 La couleur du jour Dire qu’aucun d’eux n’avait seulement songé à se présenter ! Elle avait cité Julie, leur cadette que poursuivaient des huissiers d’une grande ville du nord, Julien et Rémi les deux garçons divorcés, elle avait parlé des Chantrelle, désigné la rue des Cheminots, mais avait omis de donner son nom. Lui, Cendre, ne s’en était même pas avisé. — Je m’appelle Manuel Cendre... C’est bête, j’aurai dû y songer plus tôt. Alors, elle, dans un souffle : — Ce serait bien qu’on s’oublie pas, M. Cendre. Les mots s’était précipités, à peine soufflés. Elle avait fait plus que lui parler. Beaucoup plus. Debout dans ce couloir blanc où résonnaient les pas, elle l’avait cherché de la voix. Simplement, sans cri, sans prière ni explication, elle venait de lui lancer un appel. D’ailleurs, des larmes avaient scintillé au bord de ses yeux qui guettaient quelque chose comme une promesse. Et Manuel avait extirpé un calepin rouge de sa poche intérieure, celui-là même qui lui servirait, tout à l’heure, dans le corridor et que remarquerait la dactylo au rire sonore. Il avait gribouillé quelques lignes sur une feuille qu’il avait détachée du carnet avant de la remettre à Henriette. — C’est mon adresse. Il faudra venir. J’habite au huitième étage. En principe, Manuel Cendre aurait dû se rendre à l’usine directement sans passer par chez lui. La concierge de son immeuble, Mme Gillou, s’était étonnée à juste titre de sa présence à pareille heure. — Vous êtes malade, M. Cendre ? Oui, en quelque sorte. Seulement cette nausée qui l’étreignait ne connaissait pas la fièvre mesurable par le thermomètre et échappait à la codification de la sécurité sociale. Joseph, Jo son ami d’enfance, son compagnon de toutes les bagarres, de tous les espoirs, Jo son frère resté à Roscoff aurait parlé de coup de sang. Quoi de plus normal, puisque depuis leur deux ans et demi jusqu’à leur vingtaine d’années ils avaient pris ensemble l’existence à bras le corps, partagé les mêmes filles, enduré les mêmes revers, ri des mêmes plaisanteries, défendu leurs idées en toute confiance sans avoir à les nommer ou seulement à les définir entre eux ? En définitive, Jo et lui c’était plus que le pain partagé, c’était l’aventure, la jeunesse, le destin, c’était la vie conquise main dans la main, sans lui donner son nom. Arrivé dans son appartement, Manuel avait saisi une liasse d’un millier de feuillets. Il s’agissait de photocopies de qualité plus ou moins bonne et de couleurs différentes, blanches, jaunes, vertes, bleues, saumon, tirées à la va-vite au fil des semaines, au hasard des réglages des machines. Le titre s’imprimait en lettres grasses, larges, empâtées, presque bonhommes : “ILS NOUS BERNENT” Le ton était donné. — Vous repartez déjà, M. Cendre ? Ah ! vous aviez oublié votre paquet ? Je me disais aussi... Mme Gillou lavait le hall d’entrée à grande eau, et il avait été surpris parce qu’il ignorait la vie de l’immeuble en semaine. Il n’était jamais confronté à cette agitation, il sortait le matin, rentrait le soir sans se soucier de la propreté des communs. Jusqu’à 17 La couleur du jour présent, du moins jusqu’à aujourd’hui matin, il était près de parier qu’une femme de ménage attitrée assurait le nettoyage du bâtiment. Cendre avait franchi l’entrée de l’usine vers 11 heures 30, autrement dit juste à point pour distribuer son tract au premier service de la cantine. Le temps était gris. Les premiers ouvriers arrivaient déjà, le pas rapide, les mains frileuses enfouies dans les poches de leur bleu et les bras serrés le long du corps. Un grand rouquin qui dépassait tout le monde de dix centimètres protégeait sa tête de la pluie à l’aide de sa veste. On le repérait d’emblée grâce à sa haute taille, grâce à sa peau laiteuse de roux, à ses grosses pattes velues qui s’agrippaient au col du veston. Il prétendait que ses cheveux ondulaient au contact de l’eau. Ce n’est pas vrai, Manuel Cendre le connaissait, c’était un délégué du personnel qui se clairsemait et qui en gardait la hantise. Le groupe de tête était plus vif, plus rieur aussi ; il ne comptait que des apprentis dont l’aîné allait peut être sur ses dix huit ans. Pour ne pas se laisser déborder, Manuel avait fermé un des pans de la porte à double battant, et les gens, pour franchir l’entrée, avaient dû passer devant lui à la file. Voilà pourquoi, il attendait dans le couloir du bâtiment administratif la sanction prévue pour cet acte répréhensible aux yeux de la loi. Dehors, devant la porte de l’entreprise, il ne risquait rien à remettre son papier aux salariés, ou presque. En tout cas on ne pouvait pas le sanctionner ouvertement. Mais il avait choisi d’enfreindre le règlement, en toute connaissance de cause. Le plus tranquillement du monde, après sa distribution de tracts, Manuel Cendre était entré dans le réfectoire où il s’était chargé d’un plateau et de couverts. Il avait oublié son verre, et il avait dû retourner sur ses pas. Il n’y avait plus personne devant le dressoir des entrées qui ne comptait plus que des raviers de pommes de terre à la vinaigrette et des ramequins de betteraves rouges. Il avait pris des betteraves. Le cuistot, un bonhomme à l’accent du midi lui avait demandé : — Alors, le Père Noëleu qu’est-ce queu je te sers ? Pour bien montrer qu’il faisait allusion à la distribution des tracts, il avait accompagné sa question d’un clin d’œil. Cendre, en souriant, lui avait désigné du poulet ; il avait ajouté: — Du blanc, avec des haricots. — Pas de dessert aujourd’hui, môssieu ? Il s’agissait encore d’une allusion. Au début de l’année, après la diffusion du tract, “Les raisons de la colère”, le cuistot, moqueur, lui avait proposé durant plus d’une semaine des raisons rougeux, de belles grappes de raisons rougeux qui ont la pêcheu. Cette fois-ci, c’était Manuel Cendre qui avait cligné de l’œil en signe de connivence. Puis il s’était assis à la première table venue, une grande table recouverte d’une plaque de Formica piquée de points bleus et blancs. C’est là qu’on était venu le chercher au nom de la direction, au nom de René Champion plus exactement. Bon prince, on avait cru devoir lui dire de prendre son temps et de finir tranquillement son repas. En d’autres termes, il était convoqué pour quatorze heures trente. Le bienveillant envoyé en délégation n’était autre que Maurice Franchot, le directeur adjoint du personnel, un bon gros à la face lunaire. La cantine et les bureaux administratifs appartenant au même bâtiment, il n’eut que quelques couloirs à longer pour atteindre le bureau du directeur des Relations Humaines. 18 La couleur du jour Les plafonniers du corridor éclairaient d’une lumière trop blanche et sans jeter d’ombres. Le bureau de Maurice Franchot avait sa porte tout au bout, à droite, près de la fenêtre qui donnait à penser à un rectangle coupé à même le ciel. La direction commerciale occupait l’aile gauche. La voix de la fille au sourire ne traversait plus la cloison. Elle s’était tu, ou alors elle parlait bas. Comme elle n’avait visiblement rien à cacher ni ne pensait à mal, on était en droit de supposer qu’elle travaillait tout bonnement. A deux ou trois reprises, Manuel sentit passer des employées dans le couloir. Pas une fois il ne releva la tête. Debout, le dos au mur, la jambe droite en appui contre la cloison, il continua de gribouiller ses phrases où il était question de Marie, de Jo, de son enfance et de ses parents. Roscoff, son quartier, sa rue, revenaient en force avec leurs couleurs et leurs odeurs d’autrefois. Rien n’y manquait, sa mémoire demeurait intacte. En vérité, il débordait du souvenir, il dépassait la réalité pour cheminer dans une lucidité tranquille, quasiment inhumaine. La preuve, il revivait nettement son passé sans perdre de vue le présent. Et il savait que les dactylos qui avaient été surprises de le rencontrer dans le corridor s’interrogeaient encore sur sa présence devant la porte du chef du personnel, pardon devant l’antre du directeur des “relations-dites-humaines”. Ainsi, tout en continuant d’écrire, il enregistra parfaitement le passage d’une secrétaire qui poussa un petit “Oh !” apeuré au sortir d’un bureau. A cet instant non plus, Manuel Cendre ne broncha pas. Il ne pouvait que s’agir de la vieille fille de la Direction commerciale, mademoiselle Louise, une forteresse de la virginité. Et il se borna à penser : “Tiens ! Louise la pucelle, la Domrémy universelle. Un vrai label. Cette puritaine, même le grand bûcher n’allumerait pas ses sens. Il est plus difficile de la pénétrer que de s’évader de prison.” Il ne l’aimait pas. Elle n’aimait personne et tout le monde le lui rendait bien. Elle s’appelait Louise Buron. Par sa faute, les filles du service commercial étaient amenées à faire des heures tous les soirs. Exprès, soi-disant par professionnalisme, du moins (de son propre aveu) par souci d’empêcher ses collègues de se détourner de leurs tâches et pour garantir le meilleur rendement, elle conservait le courrier sous le coude pour ne le remettre qu’en fin de journée aux intéressées qui se trouvaient alors dans l’obligation de retarder leur départ afin de répondre aux lettres importantes ou d’honorer les commandes urgentes. Elle n’éprouvait aucun embarras à agir de la sorte, et elle ne s’en cachait pas, pas plus qu’elle ne s’en vantait d’ailleurs. Tout simplement — et c’était peut-être cela le pire — elle prônait le plus calmement du monde son intention de se maintenir dans cette voie. Elle était d’autant plus inflexible, elle mettait d’autant plus en rage ses collègues que, sous des dehors paisibles, aimables, elle refusait d’en discuter. Souriante, elle laissait aborder le sujet, écoutait les arguments, allait même jusqu’à reconnaître les inconvénients de son procédé, puis, tout à trac, sans se départir de son amabilité, elle répondait : — C’est pas la peine d’insister. C’est comme ça, et c’est tout. Louise Buron trouvait à redire de tout, elle trouva donc à critiquer Cendre : — C’est pas un lieu pour écrire. En tout cas, il n’aurait pas dû s’y adonner de cette manière. Surtout avec ce sérieux ! Avec cette coquetterie ! penché sur lui, sur son profond, sur ses parents, sur Marie, sur le quartier de son enfance, sur ses voisins d’alors, des braves gens dans l’ensemble qui 19 La couleur du jour avaient toute une vie d’honnêteté derrière eux et que l’on pouvait appeler son monde sans se tromper. Mais sa perception du silence, pas seulement celui qui régnait dans le couloir, non pas ce genre de silence qui se caractérise par l’absence de bruits, de certains bruits du moins, mais sa perception du silence des choses, c’est-à-dire de leur sens souterrain qu’il faut débusquer à tâtons l’avait emportée. Et le souvenir des dimanches avait suivi. Oui, c’était bien cela, c’était bien le souvenir de son long apprentissage des dimanches qui l’avait conduit à écrire. L’explication n’était pas claire. N’empêche, c’était la réalité. Enfin presque. D’ailleurs, tout à l’heure, dans le couloir, Manuel avait failli débuter son texte par : “ Je n’ai jamais aimé les dimanches.” Cette phrase ne clarifiait pas plus sa démarche. Elle ne mettait rien à jour, n’apportait aucune lumière sur la nature des ses écrits ni sur sa solitude ni sur Marie. Il venait en ligne droite de Bretagne, d’une petite ville côtière du Finistère, Roscoff, qu’un service de cars bleus reliait chaque jour à Brest et à Saint-Pôl de Léon. Le Collège Saint-François de Lesneven l’avait compté parmi ses pensionnaires. Si là, à cet instant, à brûle pourpoint, on lui demandait de raconter sa jeunesse, il répondrait qu’elle s’était déroulée dans l’humidité, sous des cieux presque toujours bas, dans des crachins, des embruns ou des brouillards. Et il pleuvait sur le Vexin depuis près d’une semaine ! Et tout ruisselait d’eau ! Jusqu’au fleuve qui méandrait, gris, gonflé et rapide, la surface criblée d’impacts de pluie. Jusqu’aux goélands qu’on entendait crier de loin en loin, qui devaient voler en rase motte aux dessus des eaux sombres percées de millions de trous, et qui lui rappelaient ces oiseaux de mer planant au ras des quais de Roscoff ou s’élançant en piquet le long des rues ceinturées de maisons en granit bleuté. Peut-être devait-il tout bêtement sa plongée dans la mémoire à l’atmosphère gorgée de pluie. Ce dont Manuel Cendre était sûr, c’est qu’aujourd’hui, après son contact émouvant avec Antoine et Henriette, après l’agitation du service des urgences de l’hôpital SaintLouis, après les trépidations des machines de l’atelier B qu’on entendait depuis les berges du fleuve et l’odeur d’aisselles d’hommes noyés de travail, le silence moelleux du couloir du bâtiment administratif avait la consistance des dimanches. Pas n’importe lesquels : ceux de son enfance. Ces dates dominicales, Cendre les avait toujours repérées. Avant même de mettre le nez dehors, avant même de se désigner le jour de la semaine, dans son lit, enfant déjà, il savait qu’on était dimanche. Du plus loin qu’il se remémorât, il ne s’était jamais trompé. Ces jours du Seigneur, comme disait sa mère, il les devinait chaque fois. Il ouvrait généralement les yeux à huit, neuf heures et, suivant l’ordinaire, les souliers battaient déjà le trottoir au bas de la maison de ses parents, au 6 de la rue Carnot ; enfin selon l’habitude les roues caoutchoutées des voitures chuintaient à deux pâtés de maisons de là, Route de Brest. En apparence, le dimanche, tout demeurait en place, les rues et les humains, la vie comme on a coutume de la nommer, de la regarder. — Dépêches-toi Manuel ! Il faut te préparer pour la messe ! Il n’avait la confirmation qu’on était dimanche que de cet instant. 20 La couleur du jour Alors, pourquoi, dès son réveil, éprouvait-il un malaise, un pincement dans la poitrine? A croire qu’en plus des dimanches, le gosse décelait aussi une sorte d’errements lent, de tâtonnement trouble, en tout cas une espèce d’indolence maladive qui laissait penser à un goût de vivre en mal d’existence. Soudain, justement un de ces fameux jours dominicaux, en plein mois de mai, vers 6 heures de l’après-midi, le petit Manuel comprit ! Ce n’était pas les bruits qui différaient le dimanche, mais leur sonorité. C’était ça ! les sons avaient plus d’écho, ils s’éternisaient dans l’air. Par exemple, le martèlement des talons des promeneurs sur le trottoir sonnait plus creux, portait plus loin qu’en semaine. Ce matin-là, à travers les volets verts, la luminosité avait eu un goût de printemps. Les oiseaux pépiaient dans le cerisier que son père avait planté trop près de la maison et qui s’ornait de points roses, de bourgeons vert tendre. Cette année encore les fleurs allaient devancer le feuillage. De la chambre de Manuel on percevait le souffle de la mer, à marée haute surtout, quand elle soulevait les bateaux presque à hauteur des quais. Pourtant sa fenêtre donnait sur la campagne, sur les terres, sur la lande. Quand il ouvrirait ses volets, les champs s’étaleraient à perte de vue devant lui, bruns, verts, bordés de talus piqués d’ajoncs et de genêts. Il verrait la rue Carnot descendre en pente vers la vieille fontaine où s’adossait le grand lavoir dallé d’immenses ardoises gris bleu importées des monts d’Arrée. Il n’aurait pas le cerisier sous les yeux, ni le jardin qui s’étendait à l’arrière de la maison et plongerait dans la mer si l’école Notre-Dame-deLourdes ne s’interposait pas. Donc, ce matin-là — allez savoir pourquoi — il avait imaginé les ondes sonores monter mollement du sol en anneaux et flotter en dérive autour des marcheurs. Presque aussitôt il avait entrevu l’espace inhabituel dans lequel évoluaient les bruits. C’était un espace sans limites, sans encombre, d’une pureté irréelle. C’était du vide. Pas n’importe quel vide, un vide vertigineux, obscur, que comblaient en semaine les activités et que chacun, mine de rien, tentait de remplir par d’autres occupations que le travail, comme pour se rassurer. — C’est ça ! J’ai trouvé ! Les dimanches nous laissent à nous-même. Voilà! C’était cela sa découverte ! C’était cela sa trouvaille ! A son idée le dimanche était avant toute chose un trou, un trou dans l’habitude, un trou dans le mouvement de la vie, un trou dans la quête tragique des hommes s’efforçant d’oublier leur condition inexorable d’êtres vivants Il n’avait pas 13 ans. Ce matin-là, M. Garcia était passé faire ses adieux dans les maisons de la rue Carnot. Un cancer généralisé terminait de le ronger, et il ne restait pas grand-chose de son imposante carcasse joviale. Vers dix heures, l’Espagnol était sorti du numéro 3 (donc plus bas, plus près de la vieille fontaine et du grand lavoir), décharné et jaune, appuyé sur ses béquilles. Son épouse, une petite femme toute menue, attendait son retour dans leur cuisine ouverte sur le jardin qui, contrairement à celui des Cendre donnait sur les champs. Elle se prénommait Jeanne, mais tout le monde l’appelait Mme Garcia. Personne ne la tutoyait dans la rue Carnot. Peut-être parce que sa fragilité forçait la délicatesse. Peut-être parce qu’elle était l’unique femme du pays à avoir épousé un étranger, qui plus est un guerrier 21 La couleur du jour vaincu par de-là les Pyrénées, mais qui n’avait pas vraiment déposé les armes, un exilé de la dernière heure que les Allemands avaient traqué en vain entre 1940 et 1944 et qui n’avait jamais cessé de hanter les rues de Roscoff et la campagne environnante durant cette période trouble, le fusil à la main. Il avait tiré. Il avait tué. Certain parlaient même de corps à corps au couteau en plein centre ville. Il y avait eu ce soldat allemand qu’on avait trouvé rue du Rétalaire dans une mare de sang, un poignard entré par le menton et qui avait fini sa traversée sous le casque après avoir défoncé la calotte crânienne. On ne comptait pas le nombre de bateaux qu’il avait sortis clandestinement du port les nuits de grandes marées pour les ramener au matin, derrière la jetée, chargés de silhouettes souples et rapides qui bien souvent ne parlaient ni le Français ni le Breton. Parait-il qu’on le connaissait bien en Angleterre, parait-il qu’il s’y rendait régulièrement et qu’il lui arrivait d’y rencontrer le Général. — De Gaulle lui a même écrit. Il a reçu aussi des lettres de Malraux qu’il a connu quand il se battait dans les Brigades Internationales. Et voilà que ce dimanche matin, le cœur serré, Mme Garcia attendait que revienne de ses visites d’adieux celui qui lui avait tenu la main tant d’années. Il finirait sûrement son tour chez Gaston Salou, un marin pêcheur aussi imposant qu’une armoire avec qui, jusqu’à ces derniers mois encore, il se lançait sur la mer démontée au plus fort des tempêtes pour porter secours aux navires en détresse à bord d’un bateau vert et noir, l’Espérance, à peine de la taille d’un camion. Le bateau appartenait à Gaston. En somme Salou était patron pêcheur ou armateur, en tout cas quelque chose d’approchant. Mais c’est M. Garcia, à la demande du Breton, qui avait choisi le nom de baptême du chalutier. L’Espagnol avait dit : — Esperanza. On avait tout naturellement traduit par : — Espérance. Au lieu de fracasser une bouteille de champagne sur la coque, il avait frotté le nez du bateau avec de la terre qu’il avait ramenée du fin fond de l’Espagne, de la Galice, plus exactement de Lugo, d’un champ à lui qu’il avait planté de sapins juste avant de céder la place aux franquistes. Pour rassurer les marins, on avait tout de même sacrifié au rite du baptême. C’est d’ailleurs M. Garcia qui avait fracassé la bouteille de champagne sur le bateau. C’était en 1949. Yves, qui ne savait pas encore qu’il deviendrait le frère aîné de Jo, ainsi que son parrain quatre ans plus tard, officiait en enfant de cœur. — Quand il a sorti la terre d’un vase et qu’il l’a frottée sur la coque, on a cru qu’on avait affaire à un Peau-rouge, surtout que sa terre avait tourné en poussière depuis longtemps. Il ne manquait plus que les incantations. Mme Garcia attendait sûrement dans la cuisine. On la connaissait assez pour ne pas se tromper. D’ailleurs, dans le jardin des Garcia il y avait aussi un cerisier. Comme chez les Cendre, l’arbre poussait trop près de la maison. Il n’était pas besoin de demander qui l’avait planté. Un soir, après le travail, le père de Manuel était rentré avec deux arbrisseaux, des pommiers à ce qu’il croyait. Pas n’importe quels pommiers ! Des pommiers du Japon qu’il n’imaginait pas autrement que petits, fragiles, et devant être 22 La couleur du jour placés au plus près d’un mur, chaud si possible. Sa notion des bonsaïs ne devait pas être étrangère à cette idée. — Ces plants sont comme les Japonais : chétifs et frileux ; ils connaissent pas les vrais hivers. Seulement voilà, les pommiers exotiques étaient de robustes bigarotiers qui n’avaient jamais franchi les limites du Léon. En revanche, on connaissait assez Mme Garcia pour se douter qu’elle pleurât. Bien sûr M. Garcia l’avait habituée à l’inquiétude ! On pouvait presque dire que depuis 1940 le Galicien s’était fait attendre. Les Allemands ne l’avaient pas coincé, la mer ne l’avait pas englouti, il reviendrait de son tour dans le quartier, fatigué probablement, soutenu par Gaston Salou peut-être, mais il reviendrait comme il était revenu de la guerre, comme il était sorti des tempêtes. Seulement, cette fois-ci, Mme Garcia n’attendait pas le retour de son mari. Au contraire elle appréhendait son ultime départ. Il faut savoir que l’Espagnol ne l’y avait pas préparé. Robuste, aussi haut qu’une porte, impassible comme une pierre, échappé de massacres effroyables, sorti vainqueur de ses combats contre les Allemands, revenu des mers les plus démontées, il allait se coucher bêtement devant le cancer qu’on leur avait décrit comme étant un crabe minuscule, une bestiole de rien du tout. Dire que son homme qui avait sauvé tant de gens des crustacés allait mourir à cause d’un crabe microscopique ! C’était à n’y rien comprendre. Comme cela faisait drôle de penser qu’un homme qui n’avait jamais porté la main sur sa femme put la faire souffrir autant, sans la toucher, à distance, de trop d’attention, à force d’amour ! Le petit Manuel n’avait pas manqué de s’en interroger. Aux alentours de midi M. Garcia avait déjà frappé à toutes les portes, franchi la plupart des seuils. Avec accent, il avait chuchoté péniblement à chacun de ses voisins : — Yé souis venou vous dire adios. Il n’avait plus de voix. Il ne lui restait qu’un souffle rauque. Une semaine auparavant Mme Garcia avait expliqué aux femmes de la rue Carnot : — Vénencio avait une boule dans le cou. On lui a fait passer ça avec des rayons. Les cordes vocales de son mari avaient brûlé en même temps que le ganglion. La boule avait bien disparu, mais la voix aussi. M. Garcia ne pouvait rien avaler. On ne lui avait rien offert. Vers midi, il s’était couché pour ne plus se relever. Ce dimanche-là, ceux de la rue Carnot avaient erré davantage, tous, les gosses aussi bien que les adultes. Chez les Cendre, Vénancio avait pris le temps de s’asseoir sur une chaise de la salle à manger que la maîtresse de maison lui avait avancé dans la cuisine parce qu’elle était plus haute et plus pratique que le banc, plus confortable surtout que les deux tabourets qu’on glissait sous la table entre les repas. Le mois de mai était bien installé, le soleil, les bourgeons étaient là, mais la maison gardait encore la fraîcheur humide de l’hiver. Il n’y avait qu’une source de chaleur pour toutes les pièces : le fourneau en émail bleu de la cuisine ; aussi, pour l’arrivée de Vénancio on avait attisé le feu. Et Mme Cendre lui avait apporté une des belles chaises de 23 La couleur du jour la salle à manger que le petit Manuel n’avait peut-être vu servir en tout et pour tout que trois ou quatre fois, pour les grandes occasions. M. Garcia aurait bien eu le droit à la salle à manger, aux couverts argentés, à la jolie vaisselle décorée de scène de chasse en couleur, à la nappe blanche brodée que Mme Cendre conservait précieusement dans la grande armoire sculptée de l’entrée. A cause du froid, on n’avait pu lui offrir qu’une des belles chaises au dossier en bois plein et au fond rebondi recouvert de skaï rouge liseré de blanc. M. Garcia avait fait signe au petit de s’approcher et l’avait serré dans ses bras. Bon Dieu, que l’Espagnol était maigre ! Tous ses muscles avaient fondu. Il ne restait quasiment rien du colosse. Mme Cendre n’était parvenu à réprimer un sanglot en l’embrassant, et il lui avait tapoté l’épaule pour l’aider à se calmer. Le père de Manuel s’était penché pour faire l’accolade, une accolade à l’Espagnole, tendresse oblige, empressée, chaleureuse. Lui aussi avait dû découvrir l’extrême maigreur de M. Garcia. Gaston Salou était présent. Il accompagnait son ami. — Il faut rentrer maintenant, Vénancio. On n’allait pas voir M. Cendre de l’après-midi. On ne verrait plus jamais l’Espagnol debout. — Il aura gardé son regard andalous jusqu’au bout, avait cru devoir dire Mme Cendre alors que Vénancio n’avait pas atteint le trottoir. Le père de Manuel avait haussé les épaules. Peut-être parce que l’heure était au chagrin et pas au charme ? Il avait tout de même expliqué : — L’Andalousie est en bas de l’Espagne, la Galice est en haut, à l’ouest. Vénancio est presque un breton, c’est un galicien, il est gaélique en quelque sorte, un breton de là-bas. — Tu diras ce que tu voudras, il a quand même un regard andalous. Pour Mme Cendre le mot andalous devait renfermer une consonance douce, sombre et feutrée, aussi profonde que le velours. Et c’est vrai que Vénancio avait un regard de velours que ses longs cils noirs accentuaient encore ! Ils absorbaient la lumière, avalaient les images qu’ils restituaient avec une gentillesse qui ressemblait à la désespérance, comme par hasard le contraire du nom qu’il avait choisi pour le bateau de son ami Gaston Salou qui le soutenait sur le trottoir, devant la maison des Cendre. La famille au complet s’était mis à table juste après le départ de Vénancio. Personne n’avait montré d’appétit. On n’avait pratiquement pas parlé de tout le repas. Et M. Cendre était parti avant le dessert. Il y avait pourtant des îles flottantes dont il ne laissait jamais sa part. Il s’était levé sans un mot, sans un regard, il avait emporté une pomme, du moins Manuel en restait-il encore persuadé aujourd’hui. Une pomme presque trop rouge. Le soir son père était là, pour le souper, un peu plus bu que d’habitude, c’est-à-dire un peu plus saoul que les autres dimanches. C’était un dimanche parmi les dimanches. Simplement l’Espagnol avait amené ses voisins à comprendre ce qu’exister signifie. Tous connaissaient le sort du frère de Vénancio, torturé, les jambes brisées par les phalangistes puis fusillé, ligoté sur une chaise dans la banlieue ouest de Madrid un matin de 1939. 24 La couleur du jour Il s’appelait Jaime. Il était plus jeune que Vénancio et allait sur ses 21 ans. Les soldats l’avaient maintenu éveillé jusqu’à la fin, et sans doute avait-il senti la brûlure des balles, le fracas de ses os et le déséquilibre de la chaise au plus fort de l’agonie. La guerre était à son terme, les Brigades Internationales s’étaient retirées, l’armée Républicaine était en débandade, la majorité des populations bannies avait déjà franchi les Pyrénées. Il n’y avait rien à attendre ou à gagner de la souffrance de ce garçon. Ni de sa mort. Là, ce dimanche, par Vénancio, les habitants du quartier apprenaient vraiment comment on meurt, malheureusement un de ces jours vides où, peu à peu, avec la tombée de la nuit, une angoisse déjà tendait à les saisir, un de ces jours de langueur où ils étaient livrés à eux-mêmes, uniquement à eux, sans rien de solide, de trépidant, qui les mît à l’abri de la vie, la vraie, celle qui absorbe inlassablement les individus et les choses. En semaine ce fut différent. Accaparés par leurs tâches quotidiennes, le père de Manuel et les autres perdaient de vue l’origine sourde poussant les êtres à se mouvoir, et sans doute M. Garcia n’eut-il eu alors pour eux cette fin atrocement vide, insensée, que serait la leur. Mais c’était un dimanche. A cause de ce vide, de cet ennui, ceux de la rue Carnot pressentaient que la mort de M. Garcia, la leur, ne pesaient guère plus lourd que celle d’un insecte. En somme, ils comprenaient plus crûment, sans fard, que l’existence passe d’un individu à l’autre dans l’indifférence, qu’elle happe les êtres comme une trappe, comme un piège le feraient. Seulement ils ne possédaient pas les mots pour le dire. Le petit Manuel, lui, venait de les trouver, grâce à M. Garcia. Ce dimanche soir-là, dans la petite cuisine des Cendre, le silence avait semblé plus épais. Le gosse révisait sa géographie. La mère préparait le repas (du far et les restes réchauffés de midi) près du fourneau en émail bleu, le père, encore secoué par le vin, assis en bout de table, ne lisait pas le journal déployé devant lui. A coup sûr, l’Espagnol mangeait leur esprit, les occupait tout entier. En leur rendant son ultime visite, Vénancio leur avait apporté le désarroi. Le petit avait senti l’angoisse de ses parents et avait écrit dans la marge de son cahier de géographie : “ Je n’ai jamais aimé les dimanches. Aujourd’hui je sais pourquoi : ils ne pensent pas.” C’était tombé d’un coup, pire qu’une sentence. Puis il avait ajouté : “ Peut-être en va-t-il de même pour les fourmis : dès qu’elles s’arrêtent d’œuvrer elles prennent peur de leur vie, de ce qu’elles sont. Alors, il est possible qu’elles agissent de la sorte pour échapper au vertige de l’existence” Juste au-dessus, dans la marge aussi, en rouge, le professeur de géographie avait noté cette réflexion : “Incapable de discipline”. Manuel n’avait pas treize ans. Pas encore. Le Viêt-Nam n’était pas au bout de son sang. L’Algérie achevait de s’identifier en ce printemps 62. M. Garcia était au plus mal dans son lit. Les promeneurs se faisaient plus discrets, plus dignes, à l’approche de la maison de l’Espagnol. Chez Gaston Salou on envisageait déjà de faire une quête pour aider au paiement des funérailles. Et lui, Manuel, se demandait si son père avait mangé la pomme rouge qu’il l’avait vu emporter en sortant de table en début d’après midi. En somme, il était sevré. Il était dépucelé. Il était surtout désemparé. 25 La couleur du jour Les mots n’avaient pas été ceux-là, Manuel doutait même qu’ils eussent existé. Il n’avait pas dû être question, sur le moment, de virginité perdue ni probablement de sevrage. Sans doute cette révélation s’était-elle résumée à une image en vrac ponctuée de termes clés, peut-être ne fut-elle qu’une ambiance instinctive dénuée de symboles précis et taraudée par des histoires saugrenues de pomme rouge. D’une pomme trop rouge. Deux semaines plus tard, un jeudi, on enterra Vénancio. Midi n’était pas loin. Des bateaux venus de partout et même de ports inconnus, la proue orientée vers la terre, firent hurler leur sirène devant Roscoff à la sortie du corps. Ils avaient abandonné leur site de pêche, accepté un manque à gagner, changer de cap sur un appel radio transmis par dessus les vagues pour venir rendre hommage à Vénancio et lui offrir le spectacle poignant d’une armada dédiée à la douleur et à l’amitié. Le convoi, la minuscule Jeanne Garcia en tête, gagna l’église aux sons rauques des cornes de brume lancés depuis le rempart mouvant et multicolore que formaient les bateaux devant la rade. Sur les trottoirs, aux fenêtres, des hommes, des femmes silencieux se signaient ou se joignaient au cortège engoncés dans leurs habits du dimanche. Ce jour-là, dans la petite église, on pria des dieux indistincts dans toutes les langues. Il y avait des anciens de la guerre d’Espagne, des rescapés des Brigades Internationales, il y avait des Anglais, des Polonais, des Belges, des Italiens, on parla même de Chinois que l’Espérance, pilotée par Vénancio, aurait arrachés à la tempête sur une mer tourmentée et sans horizon. Qui, le lendemain de l’enterrement, le matin, le vendredi, alors que les poissonniers venaient tout juste d’installer leurs étals déjà nappés de glace concassée, poussa le premier cri d’étonnement ? — Regardez ! — Où ça ? — Là-haut... La plaque ! On n’y lisait plus : Rue Carnot. — Bon Dieu ! Quelqu’un a rebaptisé la rue ! — Qui a bien pu faire ça ? Quel toupet ! Dans la nuit, Manuel avait repeint la plaque. Jo, son copain, l’avait aidé. Il lui avait fait la courte échelle. Peut-être se souvenait-il aujourd’hui encore des jambes maigrichonnes de Manuel à hauteur de ses yeux. En tous cas, il avait tenu dans ses mains les pieds chaussés trop serrés de son ami. Mais la belle Joséphine Cloirec n’était pas là pour en faire la remarque. A cette époque, elle pouponnait enfin. Les badauds, médusés, s’ébahissaient à l’angle de la nouvelle rue Vénancio Garcia. Et on entendait la respiration de la mer. — Vous êtes encore là ? On peut dire qu’il vous fait attendre. Il, c’était René Champion, le chef du personnel. Et la personne qui adressait la parole à Manuel Cendre n’était autre que la jeune femme au rire sonore, celle-là même qu’il avait cru ne jamais connaître. Elle se tenait dans l’encadrement de la porte, se détachait presque en ombre chinoise dans le rectangle de lumière, car si le couloir n’était percé que d’une fenêtre à son 26 La couleur du jour extrémité, les bureaux, eux, s’ouvraient au jour par de larges baies vitrées qui délivraient une clarté quasiment égale à celle de l’extérieur. On la devinait qui souriait. Le dessin de ses hanches, le contour de ses seins ajoutaient à son sourire, à son animalité joyeusement candide. On sentait bien qu’elle n’ignorait rien de sa sensualité ni de son charme. Pourtant elle n’en jouait pas, pas vraiment. Elle respirait simplement la jeunesse et l’appétit de vivre, le corps comme à l’abandon. — Pourquoi ? Quelle heure est-il, demanda Cendre ? — Presque 3 heures. Un déferlement lourd de train se fit entendre. Le vent venait de tourner, il soufflait maintenant de la gare. Des roues grinçaient sur des rails, des tampons s’entrechoquaient, laissant deviner des convois en manœuvre. Il arrivait parfois, lorsque l’air était sec et froid, lorsque les rues résonnaient sous le gel, qu’on entendît aussi le travail des hommes du chemin de fer sur le ballast. Aujourd’hui, à cause de la pluie et de l’atmosphère détrempée, on ne percevrait que les bruits dominants, que les heurts des wagons. — Je crois que j’aime les gares ; pas vous ? Il lui avait répondu : — Oui, la vie y est nue pour tellement de gens. — Vous, vous existez toujours au bout des choses. Elle ne le lui reprochait pas, elle ne constatait pas le fait, non plus. Elle l’affirmait tout simplement. Pour elle aussi, les gares devaient évoquer des halls piétinés, des hauts-parleurs nasillards, des courants d’air glacé, le silence terrible des gens en transit, des rangées de lavabos marqués de tartre où se penchaient, pour se débarbouiller, des visages aux yeux trop souvent égarés. Elle n’avait pas dû manquer de voir ces voyageurs d’un jour si perdus au beau milieu de la foule mouvante, en plein quai, leurs bagages gisant à leurs pieds. Et combien de fois, sans doute, n’avait-elle aperçu au sortir des trains des êtres figés, la tête dressée et mobile, cherchant un réconfort, un repère quelconque : une inscription, une couleur, une forme, une publicité peut-être même ? Cendre avait bien connu un jeune Breton, un type de Lesneven, que le mal du pays conduisait à trouver la Bretagne dans tout, dans une touffe d’herbe, une amorce de talus, une colline, un ciel profond. — T’as vu ? La même fougère qu’en Bretagne ! Le Lesnevien n’avait pas résisté un an loin de chez lui, il était retourné là-bas où la mer, la lande et le vent font tonner jusqu’à l’accent. Un jour, sans crier gare, Manuel reçut du Breton une carte postale représentant la baie de Goulven à marée basse. Il y était écrit : “Ma place était gardée. La tienne t’est réservée également. Tu as le bonjour de Jo.” Kénavo C’était signé : Charles. Mais Cendre, n’avait jamais envisagé son retour à Roscoff ou dans ses environs. Ce n’est pas qu’il s’en gardât, il disait seulement, et encore fallait-il le questionner sur le sujet : 27 La couleur du jour “On ne refait pas sa première communion.” Le Breton avait omis de donner son nom ainsi que son adresse, la carte postale avait été expédiée de Roscoff. Et depuis, plus rien. Plus aucune nouvelle de ce jeune homme qui lui avait tant parlé de leur Bretagne, de ce jeune homme qui avait été jusqu’à rencontrer Jo (mais pas Mme Cendre) pour s’assurer que Manuel avait toujours sa place là-bas. Le type avait juste laissé à sa traîne le souvenir de cette démarche attendrissante et naïve. Et cette démarche était devenue comme une image, comme une fenêtre ouverte derrière lui. A qui d’autre s’était-il confié de la sorte ? Combien de personnes ce garçon avait-il marquées de son empreinte ? Il devenait soudainement émouvant ce Breton qui avait laissé sûrement derrière lui une mosaïque de souvenirs. A bien regarder, la jeune fille au rire sonore n’affichait pas une gaieté naïve ou aguichante. Elle montrait plutôt un sourire fragile, mitigé, un sourire éprouvé. Manuel en était content. Il détestait trop l’insouciance, pour se satisfaire de la première exultation venue. Ils ne se reverraient certainement plus, la fille et lui. N’empêche que cette joie feutrée, que cette légèreté un peu triste au-dessus de la mêlée les reliait l’un à l’autre aussi sûrement qu’un pacte. — A mon avis, ils vont vous virer. — C’est sans doute ce qu’ils s’imagineront. Ils auront besoin de le croire. Par “ils”, ils entendaient la hiérarchie, René Champion en tête. — Je peux vous embrasser ? Joignant le geste à la parole, elle s’était avancée vers Cendre. Elle était presque aussi grande que lui. Elle souriait toujours. Elle sentait bon... pas l’eau de toilette à bon marché comme Mme Cloirec. Pas l’Eau du Mont Saint-Michel. Maintenant, Manuel se rappelait que sa mère — qui ne se formalisait pas plus en géographie qu’elle ne s’attachait à agrémenter sa culture de quelques noms de villes — disait volontiers du parfum de Mme Cloirec qu’il ne s’agissait que d’une vulgaire Eau de Cologne du Mont Saint-Michel. — Ne leur cédez pas facilement. La jeune femme avait encore utilisé le pluriel pour définir René Champion. Pourtant c’était le chef du personnel, lui seul, que Cendre allait rencontrer. Il n’aurait à faire à personne d’autre. Alors cet emploi entêté du pluriel signifiait que la jeune femme ne perdait pas de vue que Champion représentait un système, une machinerie inexorable, un vaste ensemble auquel le chef du personnel s’identifiait. Ou plutôt auquel on l’avait dressé à s’apparenter. Il ne fallait pas chercher de mépris dans cette réflexion. Il y avait juste à comprendre que cette évidence s’appliquait tout autant à Cendre et qu’aucun des deux hommes ne s’était choisi délibérément comme ennemis, mais qu’ils s’affrontaient parce qu’ils appartenaient à des camps adverses qu’ils avaient été plus ou moins amenés à épouser pour répondre à des besoins personnels, pour taire des souffrances, pour se trouver peutêtre même. Par exemple, Cendre, d’entrée de jeu, avait été offusqué par la misère environnante et, frappé de plein fouet par cette laideur, blessé, il s’était retrouvé naturellement dans le camp des révoltés. Ensuite, il avait dû travailler (c’est-à-dire s’engager, militer) pour 28 La couleur du jour apaiser puis rendre utile, positive, cette révolte qui le taraudait. Et il resterait, il ne le savait que trop, éternellement du côté des pauvres, du côté des petites gens qu’il avait toujours vu s’échiner pour quelques sous, presque tout le temps silencieux, si souvent au seuil de la survie, mais qui trouvaient toujours l’espoir pour enfanter. Cendre n’avait pas l’intention de bousculer René Champion. Il n’avait répondu à la convocation du chef du personnel que pour en finir. — Au revoir... — Je ne baisserai pas les bras. Il avait juste murmuré cette phrase emphatique. Et encore, trop tard, puisque la jeune femme avait déjà refermé la porte derrière elle. N’importe, sa parole valait l’engagement, même si personne, excepté lui, ne l’avait prise en compte. Ça y est ! il retombait dans le romantisme à tout crin ! “On peut pas dire qu’il soit pondéré, racontait de lui sa mère, il faut toujours qu’il en rajoute, il faut toujours qu’il fasse son cinéma ; il y a un chevalier Bayard dans sa tête, c’est pas possible autrement.” Ce que Mme Cendre ignorait, c’est que son fils ne s’était jamais défilé, ni dans les bagarres ni dans les confrontations de toutes sortes, grâce à l’image d’homme noble, inflexible, qu’il s’était forgé et qu’il n’aurait trahi pour rien au monde. On pouvait presque affirmer, sans exagération excessive, que s’il avait maintenu le cap jusqu’ici, il le devait à sa haute opinion de sa personne. Oui, la jeune femme avait vu juste : il vivait à la tangente des idées. Il ne visait pour ainsi dire que la bravoure. D’une certaine façon M. Garcia était à l’origine de cette quête du courage et de l’endurance qui avait débuté lorsque l’Espagnol l’avait aidé à comprendre les dimanches et par là à les assumer, ou plutôt à les enjamber. Au départ, puis longtemps encore, les dimanches seraient pour Manuel des étapes plates, mornes, des jours à vide qui le laisseraient désenchanté durant son adolescence et au-delà, mais qui deviendraient plus tard, bien plus tard, passé la trentaine, des creusets à nostalgie où fouiller le regret ressemblant parfois à un soleil noir. Mais il n’avait jamais capitulé. Jamais. Du moins sans se débattre. Tout au plus cédat-il une fois à la facilité. Au reste, lâcha-t-il vraiment prise ? Et ne bénéficiait-il pas de l’excuse de son jeune âge ? Voyez plutôt : Il entrait alors dans sa treizième année et fréquentait le collège laïc Saint-Exupéry de Saint-Pol de Léon. La mode, à l’école, était au lancer de boulettes en papier, à l’aide d’un élastique fixé sur le pouce et sur l’index. Le terme boulette, à proprement parler, était incorrect. Mais c’était le mot que les enfants employaient. Il s’agissait d’un morceau de papier rectangulaire roulé serré puis plié en forme d’accent circonflexe. Certains mouillaient le projectile de salive pour le durcir. L’accident s’était produit sous le préau, à la récréation. Manuel visait une nuque châtain et bouclée qu’éclairait un rayon de soleil. Le malheur voulut, qu’à peine la boulette lancée, la sonnerie d’appel retentît. 29 La couleur du jour Au moment de l’impact, le visage du frisé s’était malheureusement tourné vers la lumière, vers Cendre. Le garçon avait virevolté à l’appel de la sonnerie, sans doute pour se diriger vers les salles de classe qui se situaient derrière lui et d’où venait le tir. Il poussa un cri et porta aussitôt la main à son œil gauche. Le droit regardait Manuel. Curieusement, la pupille ne marquait pas de réelle stupeur. On entendit : — J’dirai pas qu’c’est toi ! C’était le frisé, René Bartelot, qui venait de parler. De fait, il se tairait durant toute l’affaire. A la récréation suivante, Manuel apprit que René, accompagné par un camarade jusqu’à l’infirmerie, avait été dirigé sur l’hôpital Ponchelet, à Brest. Cendre allait vivre trois jours dans l’angoisse, dans l’attente de nouvelles du frisé, replié sur lui-même. Les rumeurs couraient bon train à l’école : — “L’iris à Bartelot a coulé sur le blanc de l’œil. Il dit qu’il sait pas qui a fait l’coup!” On chercha immédiatement le coupable. Le premier réflexe de Manuel fut de se tranquilliser en se remémorant le cas d’un copain, Vincent Roudaut, frappé à l’œil par une queue de vache : son iris à lui aussi avait coulé sur le blanc, ou l’inverse, il ne savait plus très bien, en tout cas ça s’était mélangé vilainement dans l’œil. Eh bien Vincent s’en était tiré ! Avec des lunettes, d’accord, mais il s’en était sorti. Il n’y avait donc pas de raison que le frisé ne guérît pas. C’était là une juxtaposition imbécile de faits évidemment, un rapprochement sans cause, une manière d’éluder ses responsabilités et de se masquer le réel. En somme, il ne procédait pas mieux que les autres, c’est-à-dire que les lâches. Il employait leurs trucs, se leurrait à coups de combines puériles pour donner et se donner le change. Dès qu’il comprit cela, Il arrêta de fuir ses responsabilités et perdit l’appétit. Il n’eut ni le temps de maigrir ni de se rendre malade, car au matin du quatrième jour le directeur de l’école, M. Pouliquen, le convoquait dans son bureau et lui demandait : — Tu sais pourquoi tu es là ? Il répondit : — Non ! Ce qui était vrai dans une large mesure, puisque Bartelot continuait de se taire à l’hôpital Ponchelet, puisque le verbe savoir, pris à la lettre, implique la certitude, la possibilité de prouver ses pensées. Au plus, Manuel se doutait-il de la raison de sa présence dans ce bureau aux murs crèmes, si neutres que le directeur, devant lui, semblait une grosse masse vivante impersonnelle. Il n’esquiva pas la gifle, il ne baissa pas les yeux. — Pour demain, je veux les cartes politiques de l’Europe et des Amériques. Subitement le directeur perdit son prestige. Manuel venait de comprendre que le chef de l’école n’était pas aussi responsable qu’on voulait bien le laisser entendre. Il venait de délester le gosse de son fardeau, certes, mais en ne prenant strictement rien à sa charge. C’était flagrant, Pouliquen, ce personnage important dans la hiérarchie scolaire n’apportait 30 La couleur du jour en la matière aucune valeur ajoutée, n’agissait qu’au nom d’une organisation qui lui dictait sa conduite, comme à un enfant, comme à un chien parfaitement dressé. Quelle duplicité ! Quelle supercherie ! Du même coup, Manuel découvrit qu’il existe plus que l’absurde : l’ignorance de celle-ci. En quelques secondes, Cendre avait appris l’absurdité et la guérison de Bartelot, car un œil crevé coûtait certainement plus cher qu’une gifle et deux cartes politiques. D’ailleurs Bartelot reprit les cours la semaine suivante, les yeux juste protégés par des lunettes à verres fumés. En un sens, Manuel eut aimé garder sa naïveté, du moins une certaine dose de naïveté. Ce n’est pas qu’avec elle il tenait mieux debout : il était vivant autrement. Maintenant, il lui arrivait parfois d’espérer devenir une brute afin de traverser la vie à l’abri des tourments, des fatigues. Là encore, Cendre trahissait la vérité. Il la simplifiait trop, beaucoup trop. La réalité était tellement plus subtile, tellement plus sournoise. Sournoise était le mot, et pernicieuse, car, à bien observer, sa vision crue du réel l’avait toujours accompagné comme une maladie. A maintes reprises il avait pensé devenir fou de lucidité, fou de solitude. Il n’était pas question d’une folie douloureuse à se cogner la tête aux murs ou à se pétrifier. Plus exactement, Manuel était désenchanté de longs moments. Probablement était-ce ce désenchantement qui lui donnait l’air taciturne dont parlait sa mère. Un instant, Manuel crut que le chef du personnel allait enfin le recevoir. Mais non, on s’était juste déplacé derrière la porte du bureau. Il fallait sans doute le laisser mijoter encore. Après tout, l’inquiétude ça se travaille. Sur la vitre, au bout du couloir, le jour faisait une flaque blanche, à ne pas voir l’extérieur, à moins de s’approcher. Et Cendre ne voulait pas. Il préférait s’abandonner dans son coin, quasi tranquille. Il entendait le bruit du travail, le piétinement des souliers, le roulement des ponts, le martèlement sourd des presses. C’était assez, il n’y avait pas à forcer l’imagination : dehors, ça suintait l’habitude. Tout simplement, des corps en bleu devaient arpenter la cour de l’usine, entre les bouts de pelouse à demi gelée et dans l’air qui n’oublie pas de trembler, le dos tendu, un minimum de conscience en alerte. Cendre ne se défendait pas contre cette représentation déshumanisée des gens. Elle leur revenait de droit. C’était leur faute. Ils se taisaient, fuyaient leurs engagements, rentraient les épaules, se noyaient de leur plein gré dans la masse, tentaient à tout prix d’être comme tout le monde, d’être tout le monde, ce qui revenait à devenir personne. Pourtant, Manuel s’étonnait toujours qu’on fît du mal à ces gens de si peu. Il s’étonnait toujours que le sort trouvât le moyen de jouer de mauvais tours à ce petit monde s’efforçant de compter le moins possible. Ce n’était vraiment pas la peine de coller son nez au carreau pour comprendre l’extérieur, pour jauger le monde : il y avait la réalité, à peaufiner peut-être : ajouter une indolence dans un corps, un enfant dans un ventre, et se dire que le fœtus s’initie déjà à son chemin. Ici, c’était en mille neuf cent et quelque chose. Avec la progéniture, ce serait en mille neuf cent et quelque chose en plus. Tout se passait comme si les parents n’avaient que leurs mœurs à léguer à leur descendance. Il n’y avait qu’à constater la volonté des gens à rentrer dans le rang au fil des années pour s’en assurer. A vingt ans, bousculés de promesses, de colères, vendant ce qu’ils 31 La couleur du jour détestaient, détestant ce qui se vendait, ils s’insurgeaient à tout va, contre le système, contre les flics, ces chiourmes, et à quarante, la chance, l’habitude aidant, logés, nourris, ils n’hésitaient pas à lancer ces mêmes policiers sur des jeunes plus ou moins égarés à qui ils ressemblaient tant autrefois. Manuel avait une formule pour expliquer cette lente, cette homéopathique galipette dans la convention. Il disait tout simplement que les honnêtes gens, dans le plus bel ensemble et avec la meilleure volonté du monde, la tête haute, la cadence au pas, s’engageaient dans le désengagement. L’anecdote de Toussaint Paugam, l’ivrogne de la rue Carnot, démontrait bien, à ses yeux, cette attitude si caractéristique. C’était à la Saint-Jean. La nuit était belle. On avait chaud autour du feu finissant. les hommes s’apprêtaient à sauter par-dessus les cendres brûlantes sous les acclamations. On n’eut que le temps d’entendre : — J’vas l’franchir à vélo ! Tout de suite on vit le Toussaint foncer sur le feu dans un bruit de chaîne et de pneus. Pour pédaler, le Toussaint pédalait, et pas qu’un peu ! Il y eut une grande gerbe de cendres rouges dans un flop étouffé. Rien d’autre. Le Toussaint n’avait pas traversé. Il s’était couché dans le feu avec son vélo. Quand on l’a sorti, au milieu de l’épouvante, il était déjà tout noir. Deux hommes le soutenaient. Son corps fumait, il ne disait pas un mot. Sa tête cherchait à se repérer. On se demandait s’il voyait encore, s’il n’allait pas mourir. Huit mois plus tard, le Toussaint déambulait sur le port, dans les rues de Roscoff, le sac à outils à l’épaule, ses cheveux blonds et crantés, rasés. Il revenait de loin, paraît-il. C’était surtout un homme calme et assagi qui rentrait de chantier. Ses angoisses, ses indignations, Toussaint les avait brûlées pour quelque temps dans le feu de la Saint-Jean. Il s’était vidé. A la manière d’un gamin coléreux, il avait assommé ses révoltes, et était retourné gentiment à la communauté, avec cette différence que maintenant il paraissait tenir plus à la vie sociale que ses semblables. On disait même qu’il voulait s’établir et se marier. Manuel avait dix, douze ans, peut être treize. Le Toussaint lui avait démontré qu’on pouvait être amené — par la peur, par une certaine qualité de peur, celle qui inhibe — à tenir à sa petite vie et même à aimer ses misères. Cendre (grâce à Toussain) avait appris également le sens de la fête. Oh ! pas celui qu’il est coutume de conter et fait diversion dans les esprits, mais la vraie raison de la nouba, du carnaval ou autre manifestation du genre qui est de renforcer l’ordre, d’y reconduire les fêtards les plus récalcitrants après les avoir défoulés. En somme, à la Saint-Jean, le Toussaint s’était offert le grand jeu : il avait eu son quatorze juillet, son premier de l’an, son carnaval et ses anniversaires réunis. Au moins, il n’avait pas hésité à faire fort. § Quelqu’un venait de frapper à la fenêtre du couloir. Manuel ne saurait probablement jamais qui. 32 La couleur du jour L’autre soir, c’était une promeneuse qui lui avait fait signe. Il se tenait sur le balcon de son appartement, quasiment au droit de la balustrade luisante de bruine. De la fenêtre des voisins sourdait une musique rythmée. Huit étages plus bas, une vieille dame en manteau bleu promenait un chien blanc et un chien noir en plein milieu du square. Le crachin les enveloppait, mouillait la femme et les bêtes qui jappaient dans le soir. La place couleur brique, que les gosses du quartier appelaient la piste rouge, semblait trop grande pour eux trois, et la vieille dame se cantonnait à marcher près des arbres, dans les flaques de lumière brouillassée des lampadaires. Les auréoles des réverbères étaient si étroites, si restreintes, que l’ombre mouvante de la vieille rejoignait la nuit et traçait par terre comme une langue noire qui happerait une proie. Les chiens s’attardaient la plupart du temps près de leur maîtresse, ne disparaissaient que sporadiquement au-delà des éclairages pour revenir aussitôt tournoyer autour d’elle. On entendait le contact saccadé de leurs pattes sur le sol. C’était peut-être idiot à dire, mais tous les trois, la femme et les bêtes, avaient l’air d’affronter la vie ensemble, ils paraissaient se soutenir mutuellement. Et soudain, alors que rien d’apparent ne s’y prêtait, la vieille dame avait levé la tête en direction de l’immeuble et salué Manuel. Elle non plus il ne la connaîtrait pas. Elle était presque à l’aplomb de la tour, sous le troisième réverbère, quand son regard avait croisé celui de Cendre. Elle avait marqué un arrêt et les chiens, étonnés, s’étaient figés quelques secondes, la gueule tournée vers leur maîtresse, la langue pendante. L’un d’eux avait même lancé un aboiement. Manuel discernait nettement le visage de la vieille dans l’espace lumineux du lampadaire. Celle-là, au premier coup d’œil on s’apercevait que la vie l’avait traversée sans ménagement. De toute évidence, elle avait été amenée à comprendre que l’aventure humaine échouait dans la souffrance. Et elle en portait la trace sur la figure, sur le corps, dans l’allure, comme une avance sur son destin. Elle avait appris ce qu’il fallait apprendre : qu’il faut savoir devenir seul tout au long de sa vie, qu’il faut accepter de vieillir et de mourir et que l’affaire n’est pas que l’on meurt, mais que l’on meurt volé. Les chiens devaient l’aider. Ce qui touchait Cendre, c’est que la vieille dame semblait avoir gardé une certaine sérénité, une certaine générosité et que le salut qu’elle lui avait adressé était un salut de vivant conscient à vivant conscient — une sorte de signe de reconnaissance — un salut entre gens lucides. Un hommage. Le type de l’usine, c’était différent. Il s’agissait certainement d’un collègue venu encourager le militant. Manuel imaginait l’homme traverser la cour après son signe d’amitié et croiser des corps en bleu fourmillant près des aires de stockages, la tête presque haute. Après tout, ce gars avait pris sur lui, avait oser s’aventurer sous les fenêtres du service du personnel et braver le règlement pour marquer sa solidarité avec un de ses compagnons. D’ici deux ou trois jours, il ne subsisterait rien de son geste ; si : il lui resterait l’assurance calme de ne s’être pas trahi. Sur le principe, le travail garantit la dignité. Or, le collègue avait dû s’approcher furtivement de la fenêtre, à la dérobée, pour réconforter un camarade et ne pas rougir de lui-même. La défense de ses principes, de ce qu’il nommait probablement la justice ou le droit passait par cet acte coupable, par cet acte caché, sournois et donc diminuant, salissant. Que pouvait-il d’autre ? 33 La couleur du jour Gamin déjà, Manuel avait vu les habitants de la rue Carnot attendre en vain de leur condition. Le matin, les hommes partaient à pieds, à vélo ; les femmes faisaient le ménage, à manger ; les gosses piaillaient dans les rues, dans les cours de récréation, dans les maisons ; le soir, les hommes revenaient à pieds, à vélo... Tous ces gens auraient dû travailler pour vivre. L’inverse se produisait. Ils vivaient pour travailler. Les parents du petit Manuel, ceux de Jo, Toussaint, les autres, pouvaient bien se saigner aux quatre veines : c’était sans importance : aux yeux des dirigeants du monde, ils avaient le rhésus bénin. Déjà qu’ils glissaient ils ne savaient où... Leur vie dans tout cela ? Ils la revendiquaient de leur mieux, souvent isolément, souvent avec gêne, entre personnes de même condition. M. Cendre portait à gauche parce que, revenu de tout, son espoir n’avait de chance qu’à contre pouvoir ; le papa de Jo, lui, penchait à droite par peur du pire. Les autres, Manuel ne se rappelait plus très bien. Il se souvenait que pas un ne connaissait la biologie ni le pouvoir ni l’économie : ce qui les mène par le bout du nez, dans le fond. Cendre avait essayé de parler avec son père, il s’était acharné à lui expliquer que l’ouvrier étant payé à terme échu, c’était le patron le débiteur, et non le contraire, puisque tout salarié fait une avance de son travail à l’entreprise, un prêt en quelque sorte. Le papa de Manuel n’avait donc aucune raison de ramper devant son employeur, il n’avait surtout pas à se croire redevable de quoi que ce fut. Le garçon s’entendit répondre : — Et alors ! C’est pareil pour tout le monde, fiston. Ses parents ne se révoltaient pas. Ceux du quartier, ceux de la ville non plus, du moins personne que le petit ne connaissait. Qui dans son entourage se défendait, revendiquait, refusait seulement de se laisser submerger ? Ils subissaient tous plus ou moins leur destiné, coiffés par la misère, par l’injustice, bousculés à merci. Des noyés ! Voilà ce qu’ils étaient. Des noyés qu’aucun Vénencio Garcia, qu’aucune Espérance n’allaient repêcher. Des noyers de la férule. Ils ne se doutaient même pas qu’on agissait sur eux avec leur consentement, leur consentement qui prenait la forme de la passivité. Dire que chaque homme du quartier était chef d’entreprise ! D’une petite entreprise qu’on nommait la famille. Dans les maisons ouvrières de la rue Carnot ça sentait le minimum vital, chez Manuel essentiellement, où il voyait depuis toujours ses parents trottiner dans l’existence, empoisonnés par des dirigeants, par des politiciens de tous bords que ni son père ni sa mère ne tentaient de stopper ou seulement de confondre. M. et Mme Cendre avaient l’excuse de leur impuissance bien sûr. Mais que valait cette excuse, qu’apportait-elle ? Rien. Une impuissance de plus. — Ce n’est pas une vie, s’en plaignaient certains. Ils en mourraient pourtant. N’importe, dans la rue Carnot peuplée de pauvres et d’espérances, la seule richesse était les enfants. 34 La couleur du jour 2 ON remuait au bout du couloir, derrière la porte : un trait d’ombre mouvant disputait la place au rai de lumière sous le seuil. On devait s’apprêter, se rendre cérémonieux avant d’ouvrir : le pli de la veste, la cravate, le visage à composer. Ça y est ! Le chef du personnel, René Champion, se tenait dans l’entrée, tout petit, chauve et grassouillet, le visage aussi lunaire que celui de Maurice Franchot, son adjoint, rondouillard et petit également. Ce n’est pas pour rien que le personnel les appelaient Boule et Boule. — Ils sont à la recherche du cochonnet, avait cru devoir dire un amateur de pétanque rigolo, alors que les deux rondouillards déambulaient dans les allées du parc au cours d’une de leurs promenades digestives. — M. Cendre ! Si vous voulez bien entrer. Manuel le dominait d’une tête. Pas plus qu’il ne broncha, tout à l’heure, au passage de la demoiselle Louise, Cendre ne sourcilla face au petit gros. Ce n’est pas que Manuel méprisât le chauve ou la vieille fille en tant qu’humains. Au contraire, envisagés sous cet angle l’un et l’autre l’attendrissaient. Il reconnaissait en eux le courage et l’envergure dont l’homme fait preuve en vivant, en transmettant son souffle coûte que coûte sur les rives du néant malgré son vertige. Mais ces deux-là gâtaient tout par leur soumission à l’ordre établi, la Louise peut-être plus que le grassouillet puisqu’elle tirait moins de bénéfice de son assujettissement de part son statut hiérarchique inférieur. Encore fallait-il se méfier des apparences et ne pas prendre pour argent comptant la situation privilégiée du chef du personnel. Après tout, la machine sociale façonnait aussi la conscience du directeur des relations dites humaines. Sensément Champion se vendait mieux que la vieille fille, plus cher du moins. A part cela, Le gros et la Domrémy vaquaient derrière un grillage d’habitudes et de conventions qui domestiquait leur fougue jusqu’à les rendre plus ou moins incapables de se remettre en question. — Quelque chose ne va pas, M. Cendre ? Non, tout allait pour le mieux. Simplement Manuel l’observait depuis l’autre côté du grillage conventionnel. — C’est sûr ? On ne pouvait pas plus certain. En réalité Cendre examinait Champion en entomologiste. 35 La couleur du jour — On ne croirait pas pourtant... Ce dont le gros René Champion se doutait surtout, c’est que le regard de Manuel ne lui était pas favorable. Ni malveillant d’ailleurs. Champion décelait plutôt dans l’attention de Cendre une sorte d’analyse froide qui le déroutait. De fait, Manuel, sans haine ni passion, jouait à mesurer l’ampleur du conditionnement du chef du personnel. Pour cela, le plus tranquillement du monde, l’œil vague, faussement lointain, il s’amusait à remonter mentalement jusqu’à la naissance du gros René puis à retracer les grandes lignes de son histoire : Quel âge pouvait-il avoir ? Cinquante ans ? De toute façon, à peine expulsé du ventre de sa mère, à l’air libre de la salle de travail de la maternité, les poumons du futur chef du personnel s’étaient défroissés dans la souffrance. Jusque là, aucune surprise : le petit Champion avait crié comme n’importe quel nouveau-né. Peut-être fut-il surpris d’entendre le son de sa voix ? Puis, à sa première faim, tiraillé par l’estomac, le petit René avait hurlé de nouveau. On s’était alors empressé de le nourrir, de s’occuper de lui, de le dorloter. Les appels au biberon ne suffisant pas pour accaparer pleinement l’attention, il avait dû avoir recours, comme tout un chacun, aux couches sales et aux petits bobos propres à tous les nourrissons de la terre. Et ainsi de suite, jusqu’à l’apprentissage des rapports sociaux primaires, jusqu’à la révélation de sa personne, de l’importance qu’il revêtait pour son entourage, en d’autres termes jusqu’à sa découverte de l’égoïsme qu’il était facile de traduire comme suit : “ Tiens ! Je crie et on accourt aussitôt, entièrement voué à mon service.” Gratifié par un biberon ou par une mamelle bien pleine, bébé Champion s’était agrippé à la source de son festin. La femme qui se penchait sur lui, il pouvait bien l’appeler Maman. Comme il faut grandir, il avait grandi. Mais sans varier son attitude fondamentale. Nourri de pommes, le brave chauve se serait accroché au pommier. Aujourd’hui, faute d’arbre nourricier, faute de biberon, il se cramponnait farouchement à la communauté et à l’entreprise qui assuraient sa subsistance, avec cette inaptitude caractéristique à se révolter contre l’une et l’autre. Selon Manuel Cendre, la société et l’usine symbolisaient parfaitement les fameuses mains nourricières que René Champion se révélait incapable de mordre. En somme, Champion portait mal son nom : il ne s’imposait pas comme un as de la liberté. Cette boutade prêtait encore plus à rire quand on évaluait l’attitude pitoyable de cet homme affichant le plus fièrement du monde le titre ronflant de directeur des relations humaines. Il suffisait d’y regarder d’un peu plus près pour en revenir et pour comprendre que le fameux René Champion, qui avait pataugé dans l’enfance, qui s’était jeté à tâtons dans l’amour comme n’importe quel autre gosse et cogné à la bêtise (du moins à une certaine forme de bêtise) que le fameux René Champion qui affrontait des soucis, des ennuis d’humains, qui se frottait aux aspérités du monde à l’instar de n’importe qui, aujourd’hui, pour le compte d’une structure sans nom, d’une société anonyme soumise aux lois d’un 36 La couleur du jour marché tout aussi anonyme, exerçait lamentablement, aveuglément, un pouvoir agressif sur un bonhomme à peine plus écorché et plus brinquebalé que lui par la vie. — Veuillez entrer, M. Cendre, je vous en prie. Vous vous sentez vraiment bien ? Le petit gros versait dans la politesse. Inutilement. Il s’époumonait en pure perte, ouvrir la porte aurait suffit : Manuel Cendre avait enfreint le règlement en distribuant des tracts devant la cantine de l’usine : un fait ; la direction l’avait convoqué : conséquence ; le rondouillard l’avait laissé mijoter dans le corridor suivant le mécanisme propre à ce genre de convocation : évident ; on s’apprêtait à le punir : logique ; alors, parler... donner du Monsieur surtout. Le respect humain n’avait que faire ici, dans la procédure, et s’avérait d’autant plus superflu que le coupable était condamné d’office, et que ses raisons d’agir et qui construisent sa dignité n’entraient pas en jeu. Seulement, c’était plus fort que Champion, et il fallait qu’il y aille de son humanité, de sa politesse. Même pas de l’hypocrisie. De la bêtise. Le bon René Champion était excusable, il opérait après tout comme on le lui avait enseigné, comme on l’avait dressé, dépourvu de vrai discernement et de méchanceté. Il rappelait à Manuel ce cheval savant que, petit, il avait vu au cirque en compagnie de son papa. Bon public, M. Cendre père s’était montré subjugué par l’animal intelligent, doué pour les sciences, qui frappait (sans se tromper) de huit coups de sabot précis la piste poudrée de sciure à l’interrogation : 2 fois 4 ? Seulement la bête ne comprenait rien aux mathématiques. Et probablement ne comprenait-elle rien non plus aux mots qui composaient l’ordre du dresseur. Aujourd’hui, Manuel observait le petit homme debout devant lui et revoyait l’animal accomplir machinalement son numéro inculqué à grands renforts de friandises, de patience ou de colère. Au fond l’attitude de Champion et celle du cheval se ressemblait. Au fond le grassouillet et la bête recrachaient leurs leçons pareillement, avec la même obéissance aveugle. Il suffisait pour cela de leur donner le ton. A ce propos, tout à l’heure, à l’entrée de la cantine : midi n’avait pas sonné, l’occasion de dire bonjour se présentait donc. Et bien, sans plus réfléchir, le sourire aux lèvres, le gros René avait souhaité une bonne journée à Cendre qui distribuait illégalement ses tracts. Le brave Champion savait pourtant qu’il s’évertuerait à gâcher la journée de Manuel dans les heures qui allaient suivre, puisque sa présence n’avait d’autre but que de constater l’infraction de Cendre pour la sanctionner comme il se devait. Sur les gradins du chapiteau, le père de Manuel s’était émerveillé en toute sincérité de la science du cheval. Il n’aurait sans doute pas fait bon de révéler crûment la vérité à M. Cendre sur les automatismes irréfléchis de l’animal conditionné par le dressage. Il y aurait vu une certaine traîtrise, une vile manipulation. Et bien, peut-être M. Cendre père se fut-il pris de violence contre le petit obèse au visage lunaire à cause de cette même ingénuité, à cause de cette même pureté déçue face aux choses. Manuel, lui, n’avait jamais cru ni aux qualités scientifiques du cheval ni aux vertus de René Champion. Aussi bien, dans aucun de ces cas, n’avait-il trouvé lieu de tomber de haut ou de s’emballer. D’ailleurs, si Manuel Cendre avait pu doter un seul instant Champion d’une certaine ouverture d’esprit, l’incident de la pelouse l’en aurait déjà dissuadé depuis longtemps : 37 La couleur du jour Le fait remontait à près d’un an. Manuel, pour gagner la salle de reprographie (il était alors dessinateur technique et développait lui-même ses plans) avait coupé au court par la pelouse. Il n’était pas à la moitié du parterre d’herbe que Champion l’interpellait : — Il est interdit de marcher sur les pelouses ! Cendre, polisson, fit mine de ne rien saisir aux paroles du directeur et porta la main à l’oreille en marque d’incompréhension. Alors, René Champion, dressé à l’intelligence des signes cabalistiques, réitéra aussitôt son injonction, mais en haussant le ton, perfectionnisme oblige : — Il est interdit de marcher sur les pelouses ! Oh ! Pour ce qui est de donner de la voix, il ne joua pas dans la demi-mesure ! Un vrai stentor le dirlo ! Fallait-il qu’il ne toléra pas d’être incompris pour s’égosiller de la sorte ? Mais Manuel, fort, lui aussi, du langage des gestes porta de nouveau la main à l’oreille avant de peaufiner sa gestuelle par l’écartement des bras, paumes ouvertes, signe qui, comme chacun le sait, traduit l’incompréhension ou l’impuissance. Puis, par souci du détail, il leva les sourcils et montra des yeux tous ronds d’idiots de village. Il n’en avait pas fallu plus pour conditionner le directeur du personnel et l’amener à franchir l’espace vert pour venir dire son fait de près à Cendre qui, décidément, se révélait dur d’oreille. — Il est interdit de marcher sur les pelouses ! — N’est-ce pas pourtant ce que vous faites en ce moment, M. le directeur ? Manuel Cendre souriait, le doigt pointé sur la pelouse, à l’endroit même où le gros René foulait de ses élégantes chaussures de ville. Plus loin, depuis l’allée, des employés en bleu de travail, qui avaient suivi la scène depuis le début et perçu la tentative de manipulation de Cendre, se moquaient ouvertement de Champion. Avant de se retirer, Manuel demanda au chauve le plus poliment du monde, mais assez haut pour que les témoins entendissent : — Monsieur, sont-ce les hommes qui sont faits pour la pelouse ? Ou la pelouse pour les hommes ? Il venait de blesser Champion sans remords. Trois jours plus tard, il était convoqué au service du personnel. La semaine suivante une lettre recommandée lui confirmait sa sanction : un avertissement pour dégradation du parc aménagé de l’entreprise. Voilà, c’est à cette punition — qu’il avait pronostiquée dès le début— que Cendre devait d’être dédouané de tout remords. Champion avait commis la même erreur que le directeur de l’école dans l’affaire de la boulette qui avait blessé René Bartelot. Tiens ! Un autre René. Décidément ! — M. Cendre ! Si vous voulez bien entrer. Champion renouvelait son invitation pour la troisième fois. 38 La couleur du jour Cette insistance aussi était courue d’avance. Eh oui ! La politesse installée, Manuel Cendre aurait dû faire écho. Or il avait laissé un blanc. Aussi insignifiant que cela puisse paraître, ce petit trou dans la coutume, dans la bienséance, désorientait le chef du personnel. Un peu encore d’attente, un peu de silence, et le rondelet se répéterait pour la quatrième fois. — M. Cendre ! Si vous voulez bien entrer. Voilà. — Vous n’y mettez pas du vôtre... Fallait-il que le malheureux fût troublé pour insister à ce point, en perdant toute retenue ! Le pire restait à venir. Normalement, Champion aurait dû s’asseoir le premier et proposer ensuite d’un geste appuyé de la main, depuis son fauteuil directorial, une chaise à Cendre. L’inverse se produisit, c’est Manuel qui s’assit derechef et qui invita le directeur du personnel à l’imiter d’un mouvement large du bras. Vu de l’extérieur, cette scène put sembler une cordialité banale. N’empêche que la situation acheva de se renverser dès lors. D’habitude, bien que le grassouillet s’interdît cet aveu, les convocations officielles se déroulaient avec le même bonheur que les interpellations policières : l’assigné se débattait, éprouvait malgré lui un sentiment de culpabilité et le désir irrépressible de se justifier. René Champion, lui, n’avait ni à accabler ni à réfléchir derrière son bureau, pas vraiment du moins. Il avait juste à tendre l’oreille. L’ambiance, la machine procédurière, se chargeait du reste, et naturellement du verdict. C’est vrai, Champion n’avait jamais eu à menacer quiconque. Il lançait simplement une convocation officielle. Le sentiment de culpabilité, la sensation d’infériorité, tombaient d’eux-mêmes sur le convoqué. C’était pour ainsi dire dans la nature des choses. Le gros René se contentait d’être là, bien campé dans son fauteuil directorial, débonnaire. Mieux : le cher bonhomme offrait gentiment à son vis-à-vis de s’asseoir et de se détendre. Cet après-midi, l’invitation à se relaxer pourrait lui venir d’en face. Le plus bête : il en trouverait gré. Il pourrait même aller, par réflexe, jusqu’à remercier Cendre. Mais Manuel se taisait, l’observait sans impatience. En réalité, Cendre ne s’intéressait pas à la nervosité de Champion. On s’enfiévrait devant lui, c’est tout, et il mesurait la température. Il ne s’en formalisait pas. Il savait que d’ici demain, d’ici deux ou trois jours, René Champion retournerait au calme et retrouverait naturellement ses 37° de norme, plus 5/10 de bonne conduite le soir. Le chauve ne dormirait pas cette nuit ? A la prochaine, le corps chaud couché près de lui le rendrait à son habitude et l’apaiserait. Alors, le bon René — croyez le ou non — serait de nouveau mûr pour s’arrêter dans l’allée de son jardin privatif, la brouette à la main, si on y plaçait un feu rouge. Et pourquoi pas ? Il s’apprêtait bien à réprimer Cendre pour une inconséquence puisque la distribution de tracts devant la cantine n’avait rien changé à la bonne marche de l’usine, rien, ni les cadences de travail ni les gens, rien ni personne. La récidive d’un tel acte n’avait même pas une chance. 39 La couleur du jour Mais Champion était un appliqué. N’avait-il pas stipulé, comme suit, et par écrit, à un délégué du personnel de l’atelier B qui témoignait de la perte du pouvoir d’achat dans le réfectoire ? “ A manifester, entre onze heures quarante cinq et douze heures dix sept, dans les locaux destinés à la restauration, en brandissant un panneau de zéro mètre soixante trois par un mètre vingt huit... Faisait acte de mendicité en agitant une sébile en carton pâte ou tintait déjà de la monnaie alors que toute quête est interdite dans l’entreprise...” La sébile n’était qu’une boîte en carton remplie de clous, un trait noir sur la face supérieure figurait une fente. L’objet était censé symboliser la misère où on menait peu à peu les ouvriers. — Mais M. Champion, vous savez pertinemment que je ne faisais pas la quête, que je mimais ! — C’est vous qui le dites. — Mais la boîte était hermétique, vous l’avez d’ailleurs constaté ! — On est à l’usine, pas au théâtre ou au cinéma. Ici tout est vrai, on ne donne pas dans le factice. Le règlement intérieur de l’usine n’envisageait pas la parodie, le chauve non plus. Et aujourd’hui on était venu l’aviser qu’un technicien diffusait des tracts à l’entrée de la cantine. Aussitôt sa déontologie avait embrayé, tête baissée. Cendre ne parvenait pas à lui en vouloir. Il s’attendrissait presque à l’évocation, tout à l’heure, du corps chaud couché près de Champion. Il les voyait tous deux, son épouse et lui, endormis, serrés l’un contre l’autre, chacun cherchant la chaleur de l’autre pour se rassurer. La bruine mouillait les vitres. Dans la pièce la lumière hésitait entre le gris et l’opaque. Un chien aboyait dans le lointain et là, en pleine après-midi, René Champion se débattait vainement face à Manuel Cendre. Manuel ne partageait pas l’anxiété du directeur du personnel. Il ne la suscitait pas non plus. Volontairement du moins. Il se tenait là, c’est tout. Et pour quelle raison Cendre se serait-il soucié de l’état nerveux de Champion ? Son statut d’homme installé déjoué, le gros René était rendu à lui-même. Manuel ne rêvait pas de relation plus directe, plus vraie, entre un individu et son intimité. En fin de compte, d’une certaine manière, le trouble de Champion s’avérait positif. Il n’y avait donc pas à s’émouvoir. Aller au-delà reviendrait à verser dans la sensiblerie. Ainsi, tant qu’à déverser quelque sentiment sur René Champion, Manuel Cendre, réaliste, se bornait à le plaindre. Et encore, du bout des doigts ! Et parce qu’il y a toujours matière à extérioriser, à s’attendrir, comme à l’image du couple Champion blotti dans son lit. Cendre n’avait que ce type d’émotion à offrir ici. C’était cela ou rien : cette compassion polie ou le mépris. En vérité, le mélange était à l’honneur. Au moins, aujourd’hui, Cendre avait pour lui de ne pas en souffrir. Il entendait encore son père lui dire : — J’veux pas d’ta pitié, fiston. 40 La couleur du jour Manuel avait dix ou onze ans. Son père rentrait saoul quotidiennement, pitoyable et nauséeux. Sa pitié, le petit ne l’attribuait pas librement. Elle était en lui au même titre que la peur, la haine ou n’importe quelle autre émotion et se déversait à son corps défendant. D’ailleurs, c’est son père qui la motivait. Sincèrement, le gosse eut préféré éprouver un autre ressentir. Plus heureux pour tous deux. Et aujourd’hui Manuel avait cette chance que Champion n’éveillait pas sa compassion. Pour tout dire, le gros René ne l’intéressait pas. Cendre ne s’était pas lancé dans la distribution de tracts subversifs pour les beaux yeux de Champion ou même pour changer le monde. Il s’était rebiffé, il s’était mis en train pour son propre compte, justement pour ne plus se soumettre aux convenances et cesser d’être une demi-teinte s’imaginant quelqu’un sans s’assumer. A ses yeux, jusqu’à ce jour, il n’était que de l’homme, que de la matière humaine noyée dans la communauté, dans la pâte sociale. On ne l’y prendrait plus. On ne pouvait parler d’éveil ni, d’une certaine façon, de coup de sang. A vrai dire, en un élan de quarante trois ans, Cendre sortait de cette vie entretenue — presque en marge de la vie — où les grandes souffrances paraissent toujours pour demain et les adultes des gamins qui ont endossé une panoplie de grands le temps du voyage. Bien sûr, l’image romantique de l’élan, de l’énergie accumulée durant quarante trois ans attribuait un caractère emphatique, littéraire, à une réaction somme toute naturelle. Quant aux termes “panoplie” et “voyage”, il ne fallait surtout pas compter sur leur emploi pour tempérer l’expression déjà pompeuse. Ils n’étaient pas là pour inviter au réalisme ou à la sobriété, mais pour combler le besoin quasi viscéral de solennité de Cendre. Il ressortait essentiellement de ce verbiage et de l’aveu qu’il enjolivait que Manuel était un lent, qu’il ne s’était mis en route que tardivement. — Manuel, il faut toujours qu’il réfléchisse dix fois avant de savoir où il en est, disait sa mère. — On peut pas dire que c’est un avantage, ajoutait-elle. Là, sur cette chaise, devant René Champion, au cœur de l’usine, en retrait des autres, parmi eux tous, Manuel Cendre avait l’impression — non sans exagération — de descendre dans l’existence. Il était soulagé. A croire l’épreuve finie. Longtemps, il s’était contenté de penser qu’un homme est une histoire, dans l’Histoire, qu’ainsi, lui, les autres, n’échappaient pas aux histoires et gagneraient donc à fabriquer la leur propre. C’était évident. C’était enfantin. Succinct. N’empêche, c’était tout ce que l’on veut sauf une sinécure. Néanmoins il lui avait fallu toutes ces années pour réagir, pour se prendre en mains. Pourtant, gosse déjà, Manuel scrutait le monde, le sien, celui du quartier, celui de la ville et au-delà, conscient qu’il devrait y exercer ses forces tôt ou tard. Au lieu de cela, sa volonté s’était émoussée imperceptiblement. Il ne saurait dire au juste pourquoi ou comment. Au fond, sa faiblesse s’apparentait à celle d’Eulalie Leroy. 41 La couleur du jour Manuel n’avait jamais connu cette femme que sous ce patronyme, autrement dit sous le nom de son second mari : Auguste Leroy qui travaillait comme ouvrier spécialisé à l’arsenal de Brest. Eulalie et Auguste habitaient deux maisons plus haut que celle des Cendre, rue Carnot, de l’autre côté de la chaussée, devant chez M. et Mme Garcia qui ne manquaient jamais de leur offrir, chaque année, des fruits du fameux cerisier du Japon. Jeune fille, Eulalie avait quitté la région pour chercher ailleurs sa vie. Et puis son premier mari, un homme de là-bas — que personne n’avait jamais vu — était mort. Elle s’était affolée. Elle avait écrit à la mairie de Roscoff pour se renseigner sur un certain Auguste Leroy, qu’elle avait fréquenté jadis. Eulalie avait perdu Auguste de vue. Elle avait d’ailleurs tout perdu de vue. Loin des rues de son enfance, loin de son ancien quartier de Bretagne, au bras de son époux, elle avait oublié peu à peu son passé. Elle avait oublié que les premiers frimas fermaient les portes et les volets des maisons trapues de sa région natale. Elle avait oublié combien le facteur avait du mérite à la mauvaise saison. Et de ce jeune homme qui l’avait aimée et qui l’attendait au coin de la rue de l’abreuvoir sous tous les temps, Eulalie n’avait gardé qu’un vague attendrissement. A la mort de son compagnon, elle avait tout perdu. Jusqu’à son chemin. Son avenir bouché, l’âme ébréchée, elle avait regardé instinctivement en arrière, elle avait fouillé dans sa mémoire. A la mairie, on lui apprit qu’Auguste Leroy était toujours célibataire et qu’il habitait désormais rue Carnot. Elle lui expédia des lettres. Il lui répondit. Un matin Eulalie est venue de l’autre ville avec ses deux petits. C’est le car vert et blanc de Jean Blonz qui les a déposés devant l’église sur les coups de dix heures. Auguste, anxieux, nerveux comme une puce, faisait des allers et retours entre le Café-du-Marché et l’arrêt du car depuis tôt le matin. — Les voilà ! Les gestes d’Auguste étaient déjà dolents, une eau trouble noyait ses yeux trop vagues. Eulalie n’avait pas voulu voir que son ancien béguin s’adonnait à la boisson. Elle n’avait pas voulu voir qu’Auguste n’était plus le même. Elle l’a épousé. Eh ! Bien Manuel non plus n’avait pas voulu voir sa propre paresse et sa peur. Il s’était installé dans l’habitude. Comme Mme Leroy, la routine l’avait rongé à petit feu. Ce schéma récapitulait une errance longue de quarante trois ans. Sans étape. Une errance précipitée à l’à-coup, marquée de vertiges. Entre les secousses, il lui semblait qu’il avait chuté. 42 La couleur du jour Par chuter, Cendre n’entendait pas seulement glisser dans l’âge, mais couler inexorablement vers l’inconnu. S’il s’en fut ouvert, il eut expliqué qu’à chaque heurt avec l’existence il était tombé un peu plus sur le côté, un peu plus sur le dos, la tête toujours au nord. Il ne s’agissait pas nécessairement de mauvais coups du sort ou de grands malheurs. Parfois une simple évidence avait suffi pour le détourner de son monde et l’éloigner des siens. C’est cet éloignement définitif, cette séparation irrémédiable avec son entourage que Manuel appelait son errance. Chaque virage, chaque changement de direction s’était manifesté par une brutale embardée (selon son code du romantisme), par une secousse terrible qui l’avait amené Dieu sait où et dont le choc lui avait occasionné de sacrés vertiges. Ces phénomènes se déroulaient toujours pareillement. A l’exception d’un petit changement toutefois, lié en apparence à sa mère : C’était un dimanche. Encore un dimanche ! Mme Cendre était assise près du fourneau en émail bleu, son tablier à fleurs tendu à craquer sur son gros ventre. La bouilloire sifflait et la vapeur perlait sur les carreaux de faïence aux dessins bleus nuit. Les cahiers d’école du petit couvraient la toile cirée de la grande table. Dehors le temps était à la pluie. Les gouttes d’eau crépitaient sur les vitres et dans le feuillage vert tendre du grand cerisier planté à deux pas de la maison, côté jardin. La grosse pendule murale crépitait également. Son rythme différait de celui de l’ondée. Manuel regardait sa mère égarée dans ses pensées sur sa chaise. Le gros ventre de Mme Cendre gonflait le tablier aux couleurs criardes. Visiblement, elle n’entendait ni l’impact de la pluie ni le tic-tac de la pendule. Là, assise, perdue dans ses rêveries, sa maman vieillissait lentement, se laissait manger par le temps dans la plus parfaite insouciance. Et le claquement des dents du temps happant sa mère se voyait figuré par le son saccadé de l’horloge, par le bruit rythmé de l’eau sur les vitres et dans le feuillage vert tendre du cerisier. Mme Cendre descendait à son insu au fond de la vie, le corps au chaud. M. Cendre, son mari était mort voici près de deux ans. Lui au moins ne dégringolerait plus. Manuel, qui avait alors quinze ans, venait d’écrire sur son cahier de brouillon : “Cherchant la liberté, j’ai lu le traité des droits de l’homme. A bout d’espoir, j’ai griffonné entre deux lignes : SOLITUDE.” Il devait être tard, car les pensionnaires de l’école Notre-Dame-de-Lourdes avaient déjà regagné leur dortoir. On n’entendait pas le souffle de la mer, la marée était donc basse et les bateaux amarrés en bout de la rade devaient pencher tragiquement sur leur flanc dans la clarté gris bleu du soir. Les filles sous les toits de l’école se racontaient sûrement leur dimanche à voix basse. Leur rire devait fuser de temps en temps dans les grandes chambres communes aux lumières éteintes. Et le sable luisait probablement autour des rochers laissés à découvert par le recul de l’eau. Quel âge avait-il exactement ? Il venait de parler de quinze ans. A une ou deux années près, c’était sans doute vrai. Mais ce qui importait surtout, c’est qu’il avait dépassé l’apprentissage de la mort puisque son papa et M. Garcia étaient déjà partis. 43 La couleur du jour C’était imprécis, c’était une idée peut-être, mais Manuel, de cet instant, selon son image, tomba davantage sur le dos. Dans les faits, Cendre devint plus silencieux et, par certains côtés, plus amusé de l’humanité. Ici, dans le bureau, face à Champion, il éprouvait cet amusement, cette sensation désabusée. — Vous savez ce que vous encourez, M. Cendre ? C’était sorti de la gueule de pleine lune du gros René, insensé. Depuis combien de temps le chauve parlait-il ? Décidément, Champion manquait de caractère pour mener à bien la procédure sans une parole. — Vous savez, M. Cendre ? — ... — Vous savez ? Le chef du personnel n’avait pas pu s’empêcher de se répéter. Il ne supportait toujours pas les blancs dans la conversation, ni les manquements à la civilité. — On ne peut plus vous garder après ça. Tout rentrerait dans l’ordre désormais. Il avait suffi à Manuel de sourire pour encourager Champion à débloquer la situation. Cendre avait voulu en terminer. Il ne tenait pas à grand-chose : il pouvait bien accorder cette petite faveur. Quoi qu’il en soit, le gros René ne s’acharnerait plus dans sa sottise de la conscience. Ce serait toujours cela de gagné. Au moins il ne tenterait plus d’imposer sa notion arbitraire de la lucidité. Champion y allait avec ses “Vous savez ?”, en appelait à la conscience, à la responsabilité. Seulement il laissait entendre à Cendre qu’il n’avait surtout pas intérêt à savoir, en tout cas à reconnaître qu’il avait agi sciemment. — Votre tract, c’est de l’incitation au désordre ! Manuel aurait dû garder le silence, ne donner aucun signe de vie, n’offrir aucune ouverture, ne pas lever la tête ni hausser les épaules, surtout ne pas répondre : — Non. Maintenant Champion profiterait de la prise et trouverait à s’ébruiter. Il souriait déjà, brandissait le tract qu’il agitait sous le nez de Cendre. — Comment appelez-vous ça, alors ? Saumon. La feuille était de couleur saumon. Ce tract avait donc été tiré deux jours plus tôt sur la photocopieuse du bureau d’études. En effet, le mercredi précédent un des dessinateurs (pour annoncer la naissance de sa fille) s’était servi de ce papier qu’il avait placardé sur les panneaux d’information, dans les vestiaires, à l’entrée de la cantine et 44 La couleur du jour dans le hall du bâtiment principal. Pour quoi cet heureux papa avait-il choisi cette couleur ? Parce qu’elle s’approchait du rose. La machine n’avait pas été rechargée en papier blanc. Et Manuel ne s’en était pas avisé. Voilà pourquoi le tract était saumon. En lettres grasses, en bas de page, on lisait : “ILS NOUS BERNENT !” C’était le verso de la feuille. — Alors, quel nom donnez-vous à ça ? Champion n’avait pas eu besoin d’employer le mot torchon pour qualifier le tract. Le ton de sa voix, la moue d’écœurement qu’il affectait encore traduisaient assez sa pensée, son dégoût. — Une information, répondit Cendre, il ne s’agit que d’une information. — Oh ! Que non ! Avec un tel papier, on sème le désordre, et vous le savez. — L’incitation à la révolte n’est pas dans sa proposition mais dans ses causes. On n’a jamais vu quelqu’un se révolter sur une simple invitation : on s’insurge pour échapper à la souffrance pas parce qu’on y est prié. Une grève ne présente rien de commun avec un gala. — Qu’est-ce que ce charabia ? Vous êtes ici pour travailler, et pour rien d’autre. — Non ! Notre présence répond à plus d’intelligence : nous sommes là pour gagner notre vie, donc pour la défendre, pour l’améliorer et surtout pas pour l’aliéner. La preuve : l’établissement des heures de délégation des représentants du personnel, qui ne sont pas des heures de production, et qui rappellent, si besoin était, que le travail n’est jamais qu’un moyen mis au service de l’existence qui est le but de toutes choses. — Que ne faut-il entendre, M. Cendre ? Vous êtes un anarchiste. Voyez où vos beaux principes vous conduisent : au chômage. — Bien sûr vous m’éliminez économiquement. Mais vous ne me changerez pas pour autant puisque je ne suis pas nuisible. Manuel s’expliquait inutilement : René Champion n’attendait aucun commentaire à sa réflexion. — Pour le règlement, revenez en début de semaine prochaine, lundi ou mardi. Nous vous dispensons de faire votre préavis. Il vous sera payé évidemment. Fini. Manuel devrait se lever, quitter le fauteuil douillet, ouvrir la porte du bureau, longer le couloir où, à travers le mur vitré, il verrait des silhouettes féminines occupées devant des claviers, devant des écrans. Puis il devrait pousser la dernière porte qui béerait sur la cour bitumée plantée d’arbres nus. Un tract jaune ou vert ou bleu ou saumon traînerait peut-être dans un coin... Ça ne compterait pas. Collectivement parlant, rien n’importait, n’influait dans cette histoire de tract et de révolte. Il n’avait su ni trouver les mots, ni choisir l’opportunité propres à emporter l’adhésion. Se trouverait-il seulement quelqu’un pour faire un rapprochement entre la couleur du tract et l’annonce d’un mariage qui avait conditionné pourtant le réglage et le chargement de papier de la photocopieuse ? 45 La couleur du jour Cendre s’était trompé sur toute la ligne. Il avait écrit : “ILS NOUS bernent.” Mais ces pronoms personnels ne signifiaient rien, car d’une certaine façon, le ILS et le NOUS étaient étroitement liés. Quels ouvriers, quels employés dits modèles n’acceptaient pas d’être inféodés à leurs patrons ? Voilà, il reconnaissait, en quelque sorte, son impuissance, qui s’apparentait à celle de ses parents et de ceux de la rue Carnot. Seulement cette impuissance ne lui servait pas d’excuse. Au contraire, elle fouettait sa fierté, son orgueil. — Je pense que nous avons effectué le tour du problème. Manuel n’écoutait pas, n’entendait plus. Il regardait avec détachement ses mains, les objets, le gros Champion. Tout tiédissait. Tout se désymbolisait. La chaise devenait de la chaise, c’est à dire du saugrenu. La pipe, c’était de la pipe. L’autre con du con. La porte... Il y avait de quoi s’abstraire. A lui seul Champion justifiait ce décrochement, cet abandon de la partie. Cendre voyait le gros René sourire bêtement dans son fauteuil directorial, intouchable, garant de son bon droit et de ses options morales. Il était évident que Champion posait ses principes sur le monde et qu’il entendait bien retrouver l’univers en harmonie avec ses idées. Grâce à Copernic, il savait que la terre tourne autour du soleil, donc que l’astre ne se lève ni ne se couche puisqu’il est l’axe de rotation de la planète. La belle affaire ! Notre Champion, s’obstinait à parler de couchers et de levers de soleil. Le plus beau : en les voyant. Soudainement, alors qu’il se levait de sa chaise, Cendre se souvint de la couleur de la robe du cheval de cirque qui avait tant épaté son père : blanche. 46 La couleur du jour 3 Dehors. Il pleuvait, une pluie sale de novembre. Le seuil luisait, le goudron des allées semblait laqué et brillait du reflet gris de l’air. Les pierres du long mur d’enceinte étaient plus brunes, les arbres plus noirs. Les moineaux s’abritaient sans doute là-bas, en bout de cour, sous les gouttières du grand bâtiment de briques rouges et de moellons tendres, le corps ramassé, les yeux mi-clos, les plumes gonflées. On était vendredi. Mardi dernier, à la sortie de la cantine, Manuel avait ramassé un moineau dans l’herbe gluante d’eau. L’oiseau vivait encore. Il palpitait entre ses doigts, presque fou de peur. Ses paupières s’abaissaient et s’ouvraient régulièrement, sans précipitation, étonnamment nues et lourdes. L’oiseau avait becqueté une fois, deux fois la main de Cendre avant de s’abandonner dans sa paume. Ses plumes étaient si trempées qu’elles paraissaient raréfiées. Et on voyait sa peau comme on apercevait celle du crâne du grand rouquin dès que ses cheveux — qui ondulaient soi-disant au contact de l’eau — étaient mouillés. Manuel avait essuyé puis niché le moineau dans une anfractuosité du mur du grand bâtiment, côté sud parce que le vent mouillé soufflait du nord-ouest ce jour-là. Pour le soir, l’oiseau avait disparu. La terre jaunâtre, entre les pierres, n’avait gardé aucune empreinte du volatile. Il devait être dix-sept heures, dix-sept heures trente. La nuit était déjà là. Sûrement parce que l’animal était retourné de lui-même à sa vie d’oiseau, sans aucune tache d’homme, Cendre s’était remémoré une leçon de morale de la primaire : l’anecdote d’un vagabond qui aimait les bêtes sauvages et leur lançait des pierres pour les effrayer afin de les prémunir contre les malveillants. Les lapins, les renards, les sangliers et jusqu’aux biches subissaient parait-il les jets de cailloux du nomade. Au fond de la classe déjà, du haut de ses dix ans, alors que M. Blanchard, l’instituteur, leur parlait de ce défenseur des bêtes, Manuel s’était figuré une silhouette voûtée battant la campagne, des cailloux plein les poches en guise de munitions. Dans sa vision, l’homme marchait en terrain difficile, le temps était au froid et un nuage de buée s’exhalait devant lui. Il n’y avait aucun autre détail, le marcheur avançait de dos. Cendre avait toujours eu foi aux dos ou aux mains plutôt qu’aux visages. Les figures, il s’en méfiait, elles masquaient trop facilement les fatigues, les ruses ou les blessures. Au moins, les dos, eux, ne mentaient pas. Cendre ne leur accordait pas de vertu évidemment, il partait simplement du principe que la possibilité de jouer la comédie ne leur 47 La couleur du jour était pas donnée, pour la simple raison qu’ils échappaient au contrôle et manquaient d’expressions nuancées pour pouvoir donner le change. Il pensait qu’il en allait de même ou presque pour les mains qui se montraient si nues, si vulnérables, si authentiques. D’ailleurs, il n’avait jamais vu des mains ni des dos tromper leur monde. Il n’avait jamais vu non plus un vagabond mentir ou se faire valoir. A vrai dire, il n’avait jamais vu de vagabond, ou alors pas d’assez près pour percer l’image d’Epinal qu’on lui en avait dressé. — Pardon, monsieur ! Il y a un courant d’air. Manuel tourna la tête. Une femme minuscule d’une cinquantaine d’années à l’aspect usé se tenait près de la porte entrouverte. Il ne la connaissait pas, celle-là ; probablement mangeait-elle au deuxième service, peut-être ne fréqentait-elle pas la cantine. La seconde hypothèse paraissait plus juste, car Cendre ne se souvenait pas d’avoir remis son tract à cette femme tout à l’heure. — C’est à cause du froid. Je peux fermer ? Elle regardait Manuel comme quelqu’un qui serait bousculé par la vie plus souvent qu’à son tour. Ou bien elle se créait des peurs. Elle ne serait pas la première. — Vous ne mangez pas à la cantine, n’est-ce pas ? Elle fronça les sourcils, se montra étonnée de l’incongruité de la question. Pourtant elle répondit à Cendre, par réflexe, eut-on dit. — Non... Mais je ne vois pas en quoi ça vous regarde ? Alors, je peux... ? Elle désignait la porte du doigt. — Je vous en prie, madame, faites. Elle était contente : la porte fermée, elle pourrait tricoter sa petite vie au chaud jusqu’à dix-sept heures dans son bureau. Ça ne portait pas à mal. Et puis Cendre y gagnait aussi dans une certaine mesure, ne serait-ce qu’à s’adosser contre la porte. Cette petite bonne femme-là vivait sûrement comme une rivière tranquille. Et si elle ne parvenait pas la quiétude du premier coup, elle devait s’attacher à l’obtenir. Sans secousse. Sans violence. A l’inertie. Cendre était planté dans le mouillé maintenant, dans le gris glacé de l’air que perçaient le fracas des palans et le bruit du travail. Il restait là, dans l’embrasure de la porte, immobile, droit comme un “i” selon l’expression de sa mère. — On croirait une statue dans sa niche. La vieille dame venait de parler de lui et deux de ses collègues de bureau, des jeunes femmes, tentèrent de l’observer par la fenêtre entrouverte qui laissait passer les voix. Mais Cendre se tenait dans l’angle mort. — On le voit pas, il est peut-être parti. Un chaland cornait à une centaine de mètres de là. Il remontait le fleuve. On n’entendrait le ronronnement puissant de son moteur qu’à hauteur des pontons de la 48 La couleur du jour sucrerie, puis il longerait le chemin de halage bordé de broussailles déverdies par le froid. Sa masse sombre glissant sur l’eau grise ne serait visible à aucun moment. Manuel n’avait jamais entendu de cerf bramer, mais comparait chaque fois la corne des chalands au cri de cet animal qu’il imaginait se faufiler entre les futaies et hurler, la gueule au ciel. Il ne manquait au décor que la silhouette trapue d’un vagabond aux poches lourdes de cailloux. La voix de la femme minuscule résonnait encore dans sa mémoire. Elle lui avait expliqué à propos de la porte entrebâillée : — C’est à cause du froid. Je peux fermer ? Puis elle s’était défendue contre l’introspection de Cendre au sujet de la cantine. Mollement ? Sans vigueur. — Je vois pas en quoi ça vous regarde ? Tout cela fût tellement fugitif, si dénué de contact, que Cendre se demandait s’il n’avait pas plus inventé la petite dame, sa voix peureuse et ses mots si communs qu’il ne s’était créé les scènes du vagabond armé d’amour et de pitié ainsi que celle du cerf qu’il voyait de profil dans un vitrail de branches brunes. Il croyait se souvenir du heurt de la porte contre le chambranle. Du martèlement des souliers de la femme sur le plancher du couloir, il n’avait rien gardé. Tout c’était passé comme si l’employée minuscule appartenait à cette catégorie de gens que le mouvement de la vie absorbe aussitôt. Avaitelle seulement dit de lui ? — On croirait une statue dans sa niche. Derrière Manuel Cendre, au-delà du couloir, passée la dernière porte, Champion s’efforçait sûrement d’oublier le malaise laissé par leur entrevue. Il avait à rétablir son équilibre, il avait à reconquérir l’estime de soi, il avait à trouver la paix. La quiétude. Il l’obtiendrait vite, Cendre en était persuadé. Tout ou presque y concourait. Si le gros René n’avait pas de pouce à sucer, pas de placenta où nager, il possédait un beau bureau où dénicher, sinon la position sécurisante du fœtus, son succédané : la douce existence intrasociale — que Cendre qualifiait de cocon utérin pour adulte en mal d’identité. C’était bien simple, le directeur du personnel n’avait qu’à s’affairer dans son cadre, qu’à palper quelques paperasses et pencher la tête pour recouvrer son statut d’homme en place, reconnu, et réintégrer son monde rassurant. Ce n’était pas plus compliqué que cela. C’était même plus simple que tout, plus modeste que le ciel brouillassé au-dessus de la ville. Cela en était désœuvrant. Le ciel bas surtout était désœuvrant. Aussi désœuvrant qu’étaient désolantes les grisailles de l’enfance de Manuel, celles des jeudis pluvieux surtout, quand les copains traînaient sur le carrelage mouillé des cuisines dans les jambes de leur mère. Ces jours-là, pour éviter les salissures, chacun demeurait chez soi, les chaussons aux pieds. C’est ainsi que le petit Manuel apprit la solitude et presque l’enfermement, le repliement. Il était le seul enfant unique du quartier. Les autres gosses comptaient chacun au moins deux ou trois frères et sœurs. Chez les Derrien, c’était quatorze enfants qui s’asseyaient autour de la table. Et Mme Cendre brillait par ce que le garçon appelait un manque d’intérêt flagrant pour lui. 49 La couleur du jour Manuel Cendre descendait de nouveau dans sa mémoire. Les images, les odeurs, les impressions lui revenaient en cascade. Il se rappelait ces jeudis humides où, cantonné dans son coin, il écrivait de petites choses, ni gaies ni tristes, des broutilles d’où émergeaient parfois des douleurs indevinées. Il voyait ses parents s’emmitoufler dans l’existence comme on enfile un passe-montagne, puis s’étirer de jour en jour sans notion du doute. Et soudainement il avait mal pour eux, d’un mal d’enfant trop mûr, trop réfléchi, et qui se retourne malgré tout vers les grands, parce que la volonté n’est pas aguerrie. Dans sa chambre, cette lucidité ne portait pas à conséquence, car il l’enjolivait, se cramponnait à son père, à sa mère, à une certaine idée de ses parents qu’il lui était impossible de vivre debout. A table, face à M. et Mme Cendre, face à la réalité, le mythe ne tenait plus. Après sa découverte, un jeudi pluvieux justement, son peu d’estime pour ses géniteurs faillit s’effilocher pour de bon. Et sans Vénancio Garcia pour lui donner à rêver et croire encore aux adultes, il eut bien été capable de refuser de grandir. Ce jeudi après-midi-là, la pluie martelait les carreaux de sa chambre. Quelle heure pouvait-il être ? Le goûter n’était pas loin. En face, de l’autre côté de la rue, à une fenêtre de l’étage, Joseph, Jo son copain de toujours, lui faisait des signes, le nez écrasé contre la vitre, quand il entendit un choc dans la cuisine. Un pressentiment peut-être, mais Manuel ne se précipita pas. Au contraire, il descendit lentement l’escalier, le souffle retenu et à pas feutrés. Le heurt sur le carrelage s’était bien répété deux ou trois fois avant qu’il n’atteignît le rez-de-chaussée. Allez savoir pourquoi il avait envie de pleurer ? A cause de la régularité de métronome des chocs à leur impact si bizarrement mou peut-être. Dans l’entrebâillement de la porte, caché, Manuel vit sa grosse mère sauter lourdement d’une chaise, les pieds joints et nus. On aurait dit qu’elle y avait mis de l’élan. Venant d’une femme sil lourde, si mûre, c’était comme une indécence. Interdit, les jambes coupées, le gosse la regarda grimper de nouveau en s’aidant du dossier. Quand elle se jeta de tout son poids il faillit crier. Que cachait ce manège ? Sa mère, trop grosse, trop lourde, ahanait au moment de l’impact. Ensuite seuls le piétinement mou des pieds nus et son souffle court creusaient le silence. Manuel, hébété, regagna sa chambre sur la pointe des pieds. Joseph avait quitté la fenêtre — pour le goûter sans doute. Le rideau de la chambre de son copain pendait, la rue et les toits luisaient à perte de vue. En bas Mme Cendre sautait toujours. Le soir, le père du petit sortit chercher le médecin qui emporta aussitôt ses parents en auto. Une auto noire, une Citroën au long museau. Sa mère était montée à l’arrière, les mains crispées sur son ventre. Le médecin se tenait déjà au volant et le moteur tournait. Manuel, perdu, les regardait partir depuis le seuil. Dans son dos l’ampoule de l’entrée projetait son ombre d’enfant sur les marches du perron. Son père lui avait fait un signe de la main qui ressemblait à une promesse avant de fermer la portière. Puis les suspensions avaient couiné à la descente du trottoir de terre. Et la nuit s’était refermée sur la rue Carnot trop retirée du centre pour avoir droit à des lanternes. — Tou veux attendre à la maison, pitite bonhomme ? M. Garcia n’aimait décidément pas les naufrages. C’est lui qui éteignit la lumière de l’entrée, c’est lui qui ferma la porte et enserra la main du petit dans la sienne pour l’emmener partager l’attente dans leur cuisine où la lampe valait toutes les étoiles du ciel. 50 La couleur du jour Ce n’est qu’au matin, alors que Manuel prenait son cartable, que M. Cendre lui parla enfin : — C’était une hémorragie. T’inquiètes pas, fiston... ça arrive, tu sais... Elle rentrera de l’hôpital demain. Le petit Manuel n’avait pas honte de ses parents ou alors il eut rougi de tous, de la terre entière. Non, il n’avait pas honte des gros pieds nus de sa mère s’écrasant sur le carrelage, ni de l’espèce de fatalisme, à deux doigts de la lâcheté, de son père. Est-ce que M. Cendre connaissait seulement le coup de la fausse couche qui consistait à sauter d’une chaise le plus lourdement possible pour décrocher le fœtus ? Avait-il idée du son mat de la chute sur le sol et du sordide que représentait la jupe relevée à mi-cuisses pour mieux grimper ? M. et Mme Garcia ne lui avaient pas ouvert les yeux autour de leur table évidemment. Mais c’est chez eux, couple sans enfant, qu’il a tout compris, tout saisi, comme une évidence. A croire que dans leur maison feutrée la vérité l’attendait en secours. Là, devant un bol de chocolat chaud et des biscuits, il ressentit leur solitude et leur dit tout à trac : — On aurait pu vous donner le bébé et j’aurais été votre neveu. C’est M. Garcia qui montra le plus d’émotion. Comment avait-il fait le lien entre la scène de la chaise et la stérilité des Garcia ? Il n’en savait rien. Il n’en saurait probablement jamais rien. Ses parents pouvaient l’aimer de toutes leurs forces, sa mère pouvait lui préparer son petit déjeuner chaque matin, son père lui tendre la main pour traverser la rue, ni l’un ni l’autre ne l’enlevaient de ce monde sinistre pour autant. Pire, ni l’un ni l’autre ne protégeaient son enfance. Comment le purent-ils d’ailleurs, puisque chez eux les blessures ne se disaient pas ? Alors, les guérir… A leurs yeux, il n’y avait pas à lutter contre le sort. — C’est le destin. Ils ne nommaient pas de responsables, ne parlaient ni de Dieu ni du Diable. Ils s’inclinaient tout simplement. C’était peut-être cela chercher le jour ? Du moins à la manière de la rue Carnot, celle de Toussaint qui était allé au feu pour s’assagir, celle de Joséphine Cloirec qui croyait désarmer la méchanceté par son sourire rouge sang, celle de Mme Garcia qui s’accrocherait plus tard à son mari dans le souvenir, celle... Ces parents ne mesuraient pas ce que leur fatalisme conjugué à leur inquiétude du lendemain avait de contradictoire, du moins aux yeux du petit. Eh oui ! Il était arrivé à M. et Mme Cendre, un soir d’épanchement, alors qu’ils s’entretenaient de l’avenir, d’avouer à leur fils : — C’est pas toujours facile de tirer son plan. On a surtout peur pour toi, on sait pas ce qui t’est réservé. Mais on peut rien contre la vie. Quand c’est écrit, c’est écrit. A la vérité, c’est son père qui avait parlé, sa mère s’était contentée d’écouter. Et le gamin eut cette réflexion surprenante : — C’est inutile d’avoir peur si on ne peut rien changer à rien, puisque la peur sert à prévenir du danger et à l’éviter si possible. 51 La couleur du jour Ses parents avaient ouvert des grands yeux ronds d’étonnement. Son père avait même demandé, admiratif : — Comment ça, fiston ? Et Manuel avait précisé : — La peur est une émotion qui nous alerte pour nous aider à nous tirer de mauvaises passes et à changer le cours des choses quand il le faut. Si tout était écrit, ça voudrait dire que la trouille serait inutile. Moi, je crois qu’elle a une raison d’être. — Où vas-tu pêcher tout ça, petit ? Vraiment, Manuel n’avait pas honte de ses parents. Son père lui offrait la main pour franchir les rues. Le gosse la prenait, mais le guide, le chien d’aveugle, c’était qui ? D’après Vénancio Garcia, c’était le petit. Et on ne pouvait nier que Vénancio maîtrisait le sujet. Les dimanches, cette vérité prenait toute sa réalité, quand le gosse, à la demande de sa mère, accompagnait son papa aux concours de pétanque pour l’empêcher de rentrer trop saoul. Tous deux, le père et le fils, veillaient l’un sur l’autre, sans se le dire, avec, en fond, cette conscience exacerbée (probablement fausse) du garçon de tout porter, de tout assumer. Le père lançait les boules, le petit, que les joueurs connaissaient bien, attendait au premier rang parmi les spectateurs. Chaque partie s’arrosait dans le café le plus proche. Les perdants, peut-être par fierté, tiraient leur porte-monnaie comme une dernière salve, celle de l’honneur, et payaient la tournée. Le mécanicien de la rue Carnot était bien souvent de sa poche. — Vous perdez la partie et en plus il vous faut perdre votre argent, papa ? s’était indigné le petit Manuel. — C’est le jeu, fiston. — On dirait plutôt un acte de soumission. C’est comme si vous deviez un tribut. Personne n’avait réagi, et M. Cendre s’était gardé de croiser le regard de son garçon de toute l’après-midi. On comptait sur le gamin pour empêcher son père de boire par sa seule présence. On faisait confiance au gosse, paraît-il. On ne lui demandait pas de surveiller bien sûr, on s’en remettait à son ascendant. Ce n’est pas vrai ! En réalité, on ne tablait pas sur la relation parent/enfant pour obtenir la sobriété du père, on ne s’appuyait pas sur la personnalité du petit. On se déchargeait purement et simplement sur lui, sa mère, ceux du quartier, tout le monde, parce que personne ne manquait de connaître le penchant à la boisson de M. Cendre et le peu d’impact du fils sur son père en la matière. Si par extraordinaire quelqu’un ignorait encore l’ivrognerie de François Cendre dans Roscoff, après la scène du chien au Bijou-Bar, en plein dimanche après-midi, il fut au courant : M. Cendre, pris d’ivresse, s’était mis à quatre pattes pour taquiner un gros chien miberger mi-boxer couché aux pieds de son maître qui consommait tranquillement à une 52 La couleur du jour table du Bijou-Bar. Le propriétaire de l’animal jouait le fier et M. Cendre pour se moquer du “m’as-tu-vu” avait lancé à la cantonade : — Oh ! Le beau chien de races au pluriel. Puis il s’était glissé sous la table pour mimer l’animal. Il aboyait sous le nez de la bête, inclinait la tête tantôt à gauche, tantôt à droite. Les consommateurs l’encourageaient en riant. Seul le propriétaire du chien se bornait à dire : — Vous ne devriez pas. Cependant le ton était dépourvu de conviction, et Manuel soupçonnait l’homme de vouloir secrètement vérifier la réaction du chien. M. Cendre aboyait, le buste sous la table. Les semelles percées de ses chaussures montraient des chaussettes douteuses. C’était pitoyable à voir. C’était pénible. Le petit avait supplié : — Viens, papa, les yeux fixés sur les semelles trouées. Le gamin était près de penser que le sordide s’accompagnait toujours des pieds de ses parents. Le chien détournait la tête, les yeux placides, presque absents ; si bien que tout le monde fut surpris d’entendre un grognement hargneux et crier sous la table. Ce ne fut pas long. Le temps du grognement et de la plainte, et c’était déjà fini. Quand M. Cendre se releva, l’extrémité de son nez avait disparu. Plus précisément, on ne s’en avisa qu’une fois dehors. La vie s’était brusquement arrêtée dans le bistro. Les consommateurs, les joueurs de cartes, les joueurs de dominos s’étaient figés, le geste en suspens. Ils étaient comme pétrifiés dans leur élan. On n’entendait plus un bruit, personne ne bougeait, pas même l’animal sous la table. — Je l’avais prévenu. Dans le silence énorme, la voix de l’homme au chien fit autorité et désamorça la stupeur. Le café s’anima aussi soudainement qu’il s’était figé. Et, les Cendre père et fils sortirent dans le brouhaha sous le regard de quelques curieux. Le soleil d’août arrosait les trottoirs, les ormes de la petite place bruissaient d’oiseaux et, dans la chaleur, des promeneurs alanguis regardaient le papa du petit saigner, la tête renversée en arrière. — Le sang va couler dans tes poumons, papa. Il faut te pencher en avant, au contraire. D’ordinaire, depuis quelques mois du moins, le gamin appelait son père François. Là, sur le trottoir, Manuel priait son père d’être son père. Il avait en tête de lui éviter l’humiliation et de s’affirmer à eux deux qu’ils demeuraient père et fils malgré tout. Le garçon désirait aussi garder quelqu’un auprès de qui se rassurer. Il savait trop bien que gémir pour soi tout seul ne mène pas loin : tout juste à soi. — Le chien a mangé un bout de ton nez, papa. 53 La couleur du jour A la clinique Sainte-Anne, on prit l’affaire au sérieux. D’une certaine manière, cela les réconforta : ainsi, tous deux n’étaient plus ridicules, leur cas devenait sinon grave du moins digne d’inquiétude. Ils rentrèrent à la maison, l’honneur presque sauf. C’est justement à cette époque que Manuel commença à s’inquiéter de l’étendue de la douleur dans le monde. Par douleur, il fallait entendre la tristesse, le désarroi, les blessures physiques : la peine des hommes. Le nez mangé était plus que sûrement étranger à cet intérêt soudain pour le malheur à grande échelle. Curieusement, le petit, pour la première fois, était entré en plein cœur de la question sur le chemin de la maison. Le soleil et l’humidité mêlés rendaient les choses compactes, les couleurs, les sons étaient aux limites du fantastique, et son cartable lui battait la jambe. C’était rue de l’Abreuvoir. Pour un peu, il aurait juré que le perron en pierre, que la petite porte violette et les rideaux brodés de la maison de Fernande Maheux déclenchaient ce qu’il appellerait plus tard, avec humour, ses méprises de conscience. Il venait de la rue des Gros Chevaux, bifurquait rue de l’Abreuvoir. La maison de Fernande se dressait là, faisait angle avec le Chemin-des-Dames. C’est à ce moment que le garçon s’était demandé : — Quelle quantité de gens pleurent aujourd’hui et dans l’instant par le monde ? En réalité, Manuel ne s’était formulé nettement la question qu’à mi-parcours du Chemin-des-Dames, un peu avant d’atteindre la vieille fontaine et de prendre rue Carnot. Toujours est-il, dès qu’apparut la maison à la petite porte violette, une mélancolie l’étreignit. Le gamin avait promené ensuite son vague à l’âme jusque chez lui, où il s’était assis dans la cuisine aux murs vert eau, près de sa mère qui ne l’attendait pas vraiment. Pas plus qu’elle n’attendait son père qu’il avait surpris quelques jours auparavant à sortir de chez Fernande, sur le coup de treize heures, la main encore sur la poignée de porte, un pied sur le perron de pierre. Les mauvaises langues disaient qu’il venait prendre là son café du pauvre. Le gamin n’aurait sans doute pas compris la tournure s’il n’avait vu les rideaux brodés s’ouvrir sur un visage attendri de femme qui regarde partir son homme. — Ses désirs font désordre. Voilà comment il avait entendu parler de Fernande la première fois. Il n’avait pas ri de la plaisanterie. Non parce qu’il manquait d’humour, mais parce que son père en faisait les frais. Après l’histoire du chien au Bijou-Bar, après la mort de M. Cendre, ce serait le sang qui le préoccuperait : — Qui saigne à cette heure, et combien sont-ils ? A l’adolescence, viendraient ses interrogations sur l’accouplement et l’émission du sperme. Il additionnerait. Il parviendrait à ce constat qu’il y a vraiment matière à déverser en une seconde de vie. Une seconde qui ne laisse pas le temps aux poumons de se remplir et de se vider, au cerveau d’enregistrer un perron de pierre, une petite porte violette, des 54 La couleur du jour rideaux brodés ouverts sur le visage ému de Fernande tourné vers son père, et d’en tirer autre chose qu’une tristesse floue préférable à l’authenticité trop nue. Finalement, il se demanderait : — Comment juger, comment en vouloir à un être déjà si occupé de son sang, de ses larmes et de son sperme ? Il avait à excuser. Il avait à comprendre. Il avait à accepter. Car l’être en question, c’était aussi bien l’homme dans sa généralité, l’espèce, que l’individu dans sa singularité, que son père. § — Il est encore là ! Une femme d’une trentaine d’années au corsage bien plein regardait Cendre droit dans les yeux depuis la fenêtre du bureau. Elle se penchait carrément au dehors pour le toiser. — Il bouge pas ! Elle ne se donnait pas la peine de baisser la voix ni de se tourner vers ses collègues. Elle commentait l’attitude de Cendre en le provoquant du regard, en le défiant de s’indigner ou de réagir tout simplement. — C’est son affaire ! Laisse le en paix ! — Ces conneries aussi, c’est son affaire ! Alors il n’a pas à essayer de nous y mêler. Ça lui a pas suffit sa grève qui a servi à rien et qui nous a coûté de l’argent ? Moi, je lui ai pas pris son papier devant la cantine. C’était vrai. Elle avait même dit à Cendre : — Si j’prends ce torchon, je le déchire. Il n’est pas encore assez propre pour mon derrière. Un derrière qu’elle avait fort imposant. — Ferme la fenêtre maintenant, Isabelle ! — Oui ! Le froid a déjà gagné le fond de la pièce. — C’est bien pour vous, les filles... Et on entendit le heurt du bois, l’enclenchement du système de fermeture. Cendre ne bougeait toujours pas. Il regardait devant lui, ses yeux fixes n’exprimaient aucun sentiment. A peu de chose près, il cultivait le même état d’esprit que dans le bureau de Champion, juste avant de sortir. L’usine s’étalait jusqu’à la grande route et, entre les barreaux de la grille bleue, on voyait défiler des camions. Les roues chuintaient sur le goudron mouillé. La cour s’étalait là, large, morne, sans vrais bruits ni écho. Il y avait le bitume luisant de pluie. Il y avait les aires de stockage, les tôles brunies d’eau, le parc de voitures, le garage à vélos où attendaient surtout des motos penchées sur leur béquille latérale. Ici et là se dessinaient à l’encre des arbres noirs tout étonnés de leur nudité, leurs branches tordues dressées dans le ciel, comme les bras martyrisés de ces Christs cloués qui n’ont pas dû 55 La couleur du jour manquer d’être surpris de leur sort et qui hantent encore les campagnes du haut de leur calvaire. Et puis un bout de cour, et puis une tache d’herbe, et puis des bâtisses trapues, et puis un mur en guise d’enceinte. Pas de tract. Quitte à croupir dans un coin, Manuel l’eut préféré pourrir ici : dans une flaque d’eau ou près d’un tour. Mais voilà ! il se trouverait bien, un jour de lessive, une femme pour s’informer d’un papier jaune vert, bleu ou saumon récupéré au fond d’une poche : — Qu’est-ce que c’est que ça ? On s’acharnerait ensuite à huis clos. En marge du réel. On donnerait à Cendre deux ou trois raisons et beaucoup de torts. Pour cela, on se fonderait sur sa témérité, sur le licenciement qui s’en suivit, sur cette évidence qu’il faut travailler et donc garder sa place, se garantir, par-dessus tout, d’un autre emploi avant d’agir contre son entreprise. — Il aurait dû assurer ses arrières. — Que veux-tu, quand on n’a pas d’enfants on peut jouer aux dés. Manuel ne vivait pas la scène. Il ne s’en fichait pas, non plus. Il se contentait d’imaginer en rêvassant. Il lui semblait que les gens, que les choses le transperçaient et, qu’à la manière d’un filtre, il n’en retenait que les poussières, que l’ossature, que leur essence. C’est pourquoi, de sa traversée du couloir, tout à l’heure, il ne lui subsistait que l’image épurée de femmes affairées devant des écrans d’ordinateur, de l’autre côté de la vitre. Il n’y avait pas d’Yvette et d’Agnès penchées sur leur labeur. Des ombres en chinoiserie fonctionnelles uniquement. Il aurait fallu penser Yvette et Agnès travaillant. Cendre n’était parvenu qu’à répertorier les filles, en vrac et de loin. Et il en résultait, vu de haut, vu d’un observatoire chimérique et solitaire, le spectacle funambulesque d’un mâle entouré de femelles fourmillant sur de la comédie dans l’indifférence d’eux-mêmes. Il y avait le bitume sous ses pieds ; à gauche les arbres nus aux branches tordues découpaient en vitrail le ciel bas ; à droite la tache d’herbe du parc s’étalait jusqu’aux bâtisses bruyantes du travail des hommes ; en face le muret surmonté d’une grille bleue se dressait en finition : un paysage artificiel sans vraie nécessité d’être. Pas même un drame. De la condition humaine dérisoire, c’est tout : la manière des autres de s’établir humains, sa façon, à lui, de ne pas y souscrire. Mais que pouvait-il faire sinon persévérer ? Et d’ailleurs, que peut faire un homme sinon s’obstiner dans la vérité ? Dans sa vérité. 56 La couleur du jour 4 Manuel s’arrêta devant une porte verte à double battant, tendit machinalement la main vers la poignée en laiton mouillée de pluie, la serra doucement. La main s’était avancée, les doigts s’étaient refermés sur le pommeau jaune et rond en un geste mécanique qui lui demeurait étranger, en deçà de ses préoccupations, de ses rêveries. C’était un petit acte de rien affleurant tout juste son royaume intérieur et ne pesant guère plus qu’un battement de cils. Manuel devait s’acquitter de cette servitude, sa main s’en chargeait automatiquement, du moins sans plus appeler la conscience que ne l’exigerait un mouvement conditionné. Pour un peu, Cendre assurerait que ce bras tendu vers la surface verte de la porte n’était pas le sien. Et la poignée en alliage jaune s’apparentait à un fragment de soleil éteint. Le métal tiédissait dans la paume, se confondait petit à petit avec cette chair où s’écrasaient des gouttes d’eau, avec cette chair insensible, comme désénervée ou appartenant à quelqu’un d’autre. Les doigts s’agrippaient, remuaient, se débrouillaient par eux-mêmes. De la main, voilà tout. Le battant droit de la porte s’ouvrit. Les doigts n’avaient pourtant pas agi, à peine avaient-ils transmis au cerveau de Manuel le mouvement de la poignée s’arrachant brutalement à leur étreinte. D’ailleurs, la main s’attardait dans le vide, à demi-fermée, détendue, moins mouillée de pluie que Cendre ne l’aurait cru. Le bouton de porte l’avait quelque peu entraînée dans son élan vers l’intérieur du bâtiment, et elle restait là, suspendue dans l’air chaud de l’atelier, la paume épaisse, les doigts recroquevillés, en retrait du seuil. A l’abri. Elle devait respirer la senteur tiède qui l’enveloppait. C’était à part. C’était de la main. Ça pouvait bien avoir à se dorloter. Il n’y avait pas en s’en préoccuper. Quelque chose frôla Manuel en marmonnant : — Pardon. Ça portait un bleu de travail et exhalait le cambouis. La même odeur que son père... Décidément si, de la journée, Cendre rêvassait, s’il s’immunisait contre la réalité et contre les hommes depuis le matin, s’il s’anesthésiait et se détachait de sa personne surtout, pourquoi se côtoyait-il ainsi, à l’effleurement ou de si loin, par le souvenir, par Jo, par les Garcia, depuis sa famille ? Manuel n’avait pourtant jamais aimé ses parents, du moins selon la coutume d’aimer. Très tôt, avant même que les poils ne couvrent son pubis, derrière son père, derrière sa mère, ce sont les humains qu’il était allé chercher. Et il y était parvenu. 57 La couleur du jour Contrairement aux autres enfants, à ceux de la rue Carnot du moins, ses parents lui apparurent très tôt grandeur nature, c’est à dire rendus à eux-mêmes et à leurs moyens de survie. Des individus parmi les individus, voilà comment le petit appréhenda vite M. et Mme Cendre. Son père se saoulait plus que de raison, sa mère s’esquintait au ménage, au lavoir, la famille ne mangeait pas tous les jours de la viande. Pour comble, ses parents percevant des allocations sans rapport direct avec leur travail, des subventions puisées dans un tronc commun, ils ne pouvaient qu’être fondamentalement sociaux. Manuel connaissait bien leurs sources de revenu puisque c’est lui qui débrouillait la paperasse et les comptes. Il découvrit ainsi (précocement, vers l’âge de 12 ans) que ses parents étaient assistés et assujettis à la fois : assistés par la caisse d’allocations familiale et assujettis à l’impôt, soumis tout au moins à la simple déclaration de revenu, car ils ne furent jamais imposables. Eh ! Oui, M. et Mme Cendre ne payaient pas de tribut à l’état, mais on avait tout de même droit de regard sur eux. On, c’était le premier venu trônant derrière un bureau de mairie ou de toute autre administration. On, c’était n’importe qui, c’était tout le monde, c’était la moindre personne pourvu qu’elle fut un tant soit peu mandatée. En tout état de cause, c’était mal parti pour donner à croire au gosse qu’il pouvait se bercer de tendresse inviolable au sein de sa famille. En lui confiant la gestion administrative du foyer, les parents avaient rendu leur enfant témoin leur impuissance et de l’emprise du monde extérieur sur la maisonnée. Il faut savoir qu’à cet âge Manuel était assoiffé d’absolu. Un peu moins de misère, un peu moins de lucidité, et le gamin n’eut peut-être su de ses parents ce que les copains ignoraient des leurs : que son père n’était pas uniquement un père ni sa mère une mère, mais par-dessus tout deux gagne-petits, deux pauvres gens perdus dans le social, dans la vie, et qu’il appelait Papa Maman, avec ce dépit si torturant que l’amour ne suffit pas pour vivre, pour conforter une identité solide, préserver sa progéniture et conduire au romanesque. Alors l’enveloppe familiale s’en alla toute seule. Restèrent un homme, une femme, un enfant. Les deux adultes continueraient de s’en remettre aux cousins, aux oncles, aux frères, aux neveux et ne cesseraient d’attendre de leurs visites de la Toussaint, de Noël ou de Pâques l’incarnation de l’esprit de famille. Pas le petit. Lui remarquerait qu’il en va de même chez les voisins ces jours-là et, à l’opposé de ses parents, soupçonnerait tous ces gens de répondre aux règles, aux usages de la collectivité plutôt qu’aux liens filiaux. A cette époque les autos étaient encore rares dans la région. Elles vrombissaient de loin en loin sur les routes de campagne, pareilles à de gros insectes sinuant au ras des talus. Certains dimanches, les jours de fête, la voiture de l’oncle Jean-Louis, une 203 grise, se garait sur le trottoir de terre, au 6 de la rue Carnot. La maman de Manuel sortait les gâteaux, ôtait son tablier à fleurs, son papa chaussait ses souliers habillés, ouvrait la porte, l’eau de Cologne de tante Jeanne l’emportait sur l’odeur du café, le fourneau en émail bleu ronronnait davantage. — On ne vous attendait pas si tôt. On a attisé le feu. Ce sont cet homme, cette femme, qui s’accrochaient à leur idée de la famille et se donnaient le mal de bien recevoir, que Manuel avait tenté de percer à jour. 58 La couleur du jour Si d’elle, Cendre fit vite le tour de son égoïsme, de lui, il en alla tout autrement. Sa grosse main pendue à hauteur des épaules de son petit, sa quête de tendresse auprès de Fernande, ses yeux de bête blessée qui se demande ce qu’il lui arrive, avaient poussé son fils à l’aimer d’entrée. Normalement — les dimanches arrosés —, Manuel aurait dû retenir les ronflements d’homme saoul de son père, le soir, derrière la cloison séparant les chambres. Or, après sa mort, les silences que laissa son papa l’empêchèrent longtemps de dormir, comme l’absence de trains réveille les riverains du chemin de fer en périodes de grève. A présent encore, il suffisait d’un type en combinaison de travail, d’une odeur de cambouis (qui ne quittait pas son père) pour que Manuel se rendit en 1962. Pas n’importe quel jour de cette année-là. Un dimanche soir — encore un dimanche — de début septembre : La soupe mijotait sur le feu, les vitres de la petite cuisine perlaient de buée, la T.S.F. diffusait des émissions parlées. La cloche de l’école Notre-Dame-de-Lourdes venait de vibrer pour toujours dans la mémoire des internes bleu marine, mais les jeunes filles, qui ignoraient le poids de la nostalgie, ne le savaient pas encore et se dirigeaient en courant vers les dortoirs. Il pouvait être aux alentours de 21 heures. M. Cendre traînait toujours dehors, ou chez Fernande. L’après-midi entier les cars s’étaient succédés devant l’école des Sœurs pour déverser les pensionnaires déjà vêtues de leur uniforme. Les lourds véhicules s’étaient garés, moteur au ralenti, vitres tremblantes, de part et autre du grand porche surmonté d’une statue en pierre grise représentant la vierge et l’enfant. C’était la rentrée. De toute l’après-midi les grandes portes étaient restées ouvertes sur une cour bitumée qui avait avalé les élèves par fournée, presque sans bruit, du moins sans les cris joyeux d’enfants qu’on était en droit d’attendre. La plupart des élèves en bleu marine et socquettes blanches entendaient sonner pour la première fois l’appel de l’établissement. Et combien d’entre-elles faisaient connaissance avec le souffle odorant de la mer dans la fraîcheur du soir ? Mme Cendre tuait le temps en rêvassant dans la pénombre, assise en bout de table. Elle n’attendait pas son mari, elle accomplissait son devoir de femme au foyer avec patience. Le petit la suspectait d’espérer sournoisement de quelconques déboires pour puiser dans son indignation son rôle de mère de famille bafouée. Plus son père tarderait, plus il rentrerait saoul, plus sa mère aurait de raisons d’interpréter son personnage de femme humiliée. — Si c’est pas une tristesse de devoir compter sur un homme pareil ! Jamais Manuel n’avait vu sa maman pousser son père à la boisson ni à aucune sorte de bêtise, cependant jamais non plus elle ne l’avait freiné. Au mieux, certains dimanches, lors de concours de pétanque, se contentait-t-elle d’empêcher son mari d’abuser de la boisson en le faisant accompagner par le petit. Elle ne leurrait pas le gosse. Le gamin la percevait assez pour concevoir que, par ce stratagème, elle se garantît tout simplement d’être prise en défaut. 59 La couleur du jour De mémoire, Mme Cendre ne laissa percer son vrai caractère qu’une seule fois, lorsque Mme Léoste l’informa qu’une voiture venait de casser la jambe de Manuel sur la place de l’église et qu’elle répondit de but en blanc : — Je suis assurée. Elle avait oublié de s’émouvoir. Ce fameux dimanche soir de début septembre, donc, les fenêtres des dortoirs de l’école Notre-Dame-de-Lourdes eurent le temps de s’allumer puis de s’éteindre avant que le père de Manuel ne rentrât. Il titubait. — Où t’as encore été te rouler, espèce de cochon ? Ses mains, son visage saignaient. Sans un mot, sans un regard pour son entourage, M. Cendre se dirigea vers l’évier, ouvrit le robinet et plaça ses mains sous l’eau. L’émail blanc rosissait sous le jet. Le petit ne bougeait pas sur sa chaise. Debout, sa mère vociférait, gémissait, en appelait à la honte. — T’as pas de pudeur ! T’as vu dans quel état tu t’es mis ? Manuel rentrait les épaules. Il avait douze ans, ses pieds touchaient terre maintenant et ses cuisses nues épousaient le fond de la chaise en s’élargissant. Ses petites jambes se balançaient encore dans le vide qu’il vivait déjà ce genre de scène. Mais il ne s’habituait pas. Il en restait heurté. A force de boire tu vas tourner en vin. Tu me fais honte, je vais plus oser sortir. Le garçon ne comprenait pas qu’on put en arriver là. Dehors, c’était triste à ne pas frèrer, alors, là, oui, le scandale avait sa place. A la maison, il n’aurait pas dû avoir lieu. Leur famille ne se composait que de trois membres. Un peu d’amour, et l’intime se fut eux. Ils ne s’aimaient pas ou ne savaient pas s’aimer, aussi la honte passait la porte. Mme Cendre clamait, à qui voulait l’entendre, qu’elle ne méritait pas son destin, qu’elle n’était pas payée en retour de son honnêteté, de sa peine à tenir la maison propre, prenait le gamin à témoin, citait M. Kermarec (un chef d’équipe à l’arsenal de Brest) pour sa bonne conduite, son beau-frère Jean-Louis pour sa réussite sociale, parlait de sa sœur Jeanne qui, elle, était heureuse, se promenait en Peugeot 203 le dimanche et était toujours tirée à quatre épingles parce que son mari ramenait de l’argent. — Je demande pas une Peugeot, une petite Simca me suffit. — Ta bêtise ne mérite pas d’être transportée, même dans une 2 CV. Aujourd’hui, devant la porte de l’atelier, la main toujours en suspens, Manuel avait envie de crier. Il se souvenait parce que ce dimanche soir de septembre il eut aussi envie de hurler à perdre haleine. Seulement il se taisait. Seulement, gosse déjà, il s’était tu. Assis sur sa chaise, entre son père, sa mère, au milieu des cris, il n’avait rien trouvé de mieux que de se réfugier dans l’imagination de quatre sous. Une imagination de pacotille qui consistait à se figurer la terre tournoyant sans fin dans le vide sidéral en emportant à grand train leur maison dans le soir de Roscoff. Au-dessus de la ville, dans le ciel surplombant la grève, les dunes et la lande, des oiseaux de nuit, dans un bruit d’ailes, se décrochaient de la planète ; et la petite cuisine de la rue Carnot, comme un nid perdu dans 60 La couleur du jour le champ stellaire, éclairée sous la lampe pour eux trois qui ne s’aidaient pas à vivre, était en route vers le jour, vers sa courbure, de l’autre côté de l’hémisphère d’où se détachaient d’autres oiseaux, diurnes ceux-là. Soudain, au plus fort de cette vision cosmique il n’y eut plus matière à s’apitoyer. Ni à se fourvoyer. L’infiniment grand avait eu raison de l’infiniment petit, de l’infiniment mesquin pour tout dire. Voilà, Jésus venait de perdre sa croix, Il était devenu homme. Et l’enfant de Marie rentra chez lui, bien vite. Muet. Manuel n’était même pas sûr que l’image enfantine du cosmos fut la cause de ce mutisme. Après tout, combien d’enfants de par le monde poussent comme lui, sans printemps ? Manuel n’entrevoyait pas pourquoi, aujourd’hui, sur une simple odeur de cambouis, ni plus forte ni plus précise que celles qu’il reniflait habituellement en passant devant n’importe quel garage automobile, le souvenir de son père et de ce dimanche soir s’imposait, aussi net, aussi cruel. Car c’est bien de cruauté dont il s’agissait. D’habitude, Manuel se remémorait la cloche de l’école Notre-Dame-de-Lourdes appelant les internes en bleu marine, son père au beau milieu de la cuisine, le visage et les mains abîmés, l’eau giclant du robinet sur l’évier, sa mère debout, tout en cris. Et c’était tout. Il n’y avait rien d’autre, hormis ce tableau dépassionné suivi d’images éparses mêlées de couleurs automnales. L’anecdote se bornait à une sorte de climat mi-doux mitragique, avec en filigrane cet espoir idiot que la scène n’avait pas vraiment eu lieu. — La porte, nom de Dieu! Ça caille ! — Hé ! C’est l’intelligent ! A voir sa gueule, il a récolté sa prime ! Ça recommençait. A vrai dire, ça n’avait jamais fini. “Vous puez l’intelligence comme d’autres sentent des aisselles"∗, lui avait lancé un professeur de français. Les copains avaient rigolé. — Alors ! Tu rentres ? Manuel leva les yeux. — C’est pas la peine qu’on prenne froid. — Tu as raison. C’était des mots pour amener à bouger, pour dire autre chose que ce qu’ils signifiaient. Combien de fois ses parents ne se noyaient-ils pas de cette façon, et les camarades, quand la gêne ou l’ennui s’inséraient, les filles, dès qu’un regard ou un geste ne les innocentait plus ? — Pourquoi t’as fait ça ? Quel besoin tu as eu de distribuer ces papiers ? La voix était sortie tout près, d’un corps en bleu de travail. — T’avais la paye et tes habitudes. T’as été bête : c’est partout pareil. Au moins ici tu connaissais. ∗ Il ne retrouverait cette phrase que bien plus tard, mot pour mot, dans “LE TRAITRE” de GORZ (Collection Point, page 238). Dire que ce professeur plein d’esprit qu’ils admiraient se résumait à un singe savant recrachant les traits d’intelligence d’écrivains ne figurant pas à leur programme scolaire. 61 La couleur du jour Sa vie, le type en bleu de travail devait la passer chez un patron, il n’avait donc de raison de s’emballer, de se révolter contre une situation qu’il rechercherait obligatoirement ailleurs. C’était sa condition. Il avait grandi avec elle, s’était installé en elle, avait fini par se persuader que les autres, ses semblables, parce qu’ils accomplissaient les mêmes gestes que lui et donnaient leurs heures avec la même docilité, ouvraient fatalement les mêmes yeux sur leur sort, se le devaient tout du moins. Que Manuel échappât à la règle, dépassait son entendement. Alors, Cendre ne pouvait que se fourvoyer, et le type lui avait dit : “T’as été bête,” sans colère, sans rancœur, en toute évidence. — C’est vrai que t’es lourdé, Manu ? C’était près de lui, légèrement en arrière. Manuel se retourna. Le vieux Jean l’observait. Il n’y avait pas de surprise : lui seul appelait Cendre par son prénom, par son diminutif. — Non, Jean, c’est moi qui m’en vais. Jean et Manuel travaillaient dans des ateliers différents et ne mangeaient pas aux même heures. Alors, qui avait prévenu le vieux des ennuis de Cendre ? Probablement le militant qui, tout à l’heure, avait frappé à la vitre du couloir du bâtiment administratif en signe d’amitié. Deux ou trois choses se pressaient autour d’eux. Des mouches à merde attirées par l’odeur. En première loge, le grand rouquin en voie de se dégarnir, un tourneur qui avouait voter à gauche en tant qu’ouvrier et n’hésiterait pas à passer à droite si la richesse venait à lui sourire. — Ton licenciement, tu l’as pas volé, hein ! C’était sorti du rouquin qui avait dû s’embobiner, pour ne pas changer, en commérant de machine en machine. Les établis eurent certainement droit à sa visite, sans omettre le magasin ni la cabine de peinture. On l’appelait la fouine, la gazette ou encore, le caméléon. Cendre le qualifiait de gauchiste occasionnel. — Je ne suis pas foutu à la porte : j’ai démissionné puisque je mesurais pertinemment les conséquences de mon acte. — T’es un extrémiste ! Manu se lassait. Il avait beau être accoutumé aux attaques personnelles, ces diversions contre lui le fatiguaient. C’était invariable : on faisait mine de converser, et puis on l’agressait, on tentait de le rabaisser pour se surélever. N’importe, Manuel répondit au rouquin que la différence entre l’accident et l’action réside dans le fait que seule l’action est réfléchie. Il ajouta : — Ainsi, penser, tenir compte des conséquences c’est déjà agir en fonction du contexte et rendre son geste plus universel, plus social qu’extrémiste, c’est réaliser que tout est l’affaire de tous. En l’occurrence, Manu était persuadé d’avoir opéré en ce sens, sans léser quiconque. Il ne s’était pas embarqué égoïstement dans cette histoire, sur une fraction d’idée ou en niant son entourage. La preuve : son tract s’adressait aux gens et en appelait à leur jugement. 62 La couleur du jour — Y a pas à dire : t’es fou ! Le rouquin se sauvait. En effet, Manuel fou, lui était normal, sain d’esprit, raisonneur, marchait dans la raison du moins. — Tu dis des trucs qu’on comprend pas pour noyer le poisson. Faux ! Cendre ne demandait qu’à s’expliquer. Il s’interdisait la moindre manipulation. Consciencieux, il avait appris à penser en doutant de ses réflexions, en les exposant clairement, aux autres tout autant qu’à lui-même, et il craignait moins de se tromper que de ne pas découvrir ses erreurs. Il ne tenait pas autrement que cela à ses pensées. Il ne tolérait aucune manœuvre douteuse. D’ailleurs, ses idées tendaient vers le respect, vers la dignité et l’éloignaient de toute intention d’embrouiller le monde, de noyer le poisson comme disait le rouquin. Cette attitude de rejet décourageait Manuel. Elle l’accablait d’autant plus qu’avoir raison contre les gens ne lui apparaissait devoir arriver qu’incidemment, par hasard, sans opiniâtreté, par télescopage ou presque, dans la seule mesure où chacun s’ingénie à pister la vérité sans jamais trop savoir où elle le mène, sur quel chemin. — T’occupes pas de lui, Manu. C’était Jean qui intervenait. Jean qui croyait aux vertus de la gentillesse, de sa tendresse et s’imaginait aider à porter la vie comme on aide à porter un paquet. — S’il te parle sur ce ton, Manu, c’est parce qu’il est en compte envers toi. Il te craint et s’estime obligé de sauver la face avant ton départ. C’était exact. Voilà six mois Manuel avait rossé le rouquin. Ils s’étaient battus dans l’atelier. Enfin si l’on peut appeler cela se battre. Au pire, l’altercation dura quelques secondes. A l’époque, le rougeaud était encore délégué syndical. Les augmentations générales ne suivaient pas le cours de la vie. Pour pallier ce manque à gagner, le tourneur proposa de manifester afin d’obtenir que le lavage des bleus incombât à l’entreprise. On était en mars de cette année, les giboulées détrempaient la terre. Le mouvement commença timidement, par la décision unanime d’aller au réfectoire en habit de travail. Le deuxième jour, les ouvriers marchèrent sur les pelouses, le lendemain, le rouquin, dépassé par les événements, ne parvenait déjà plus à contenir l’effervescence, et c’est naturellement que tous se tournèrent vers Manuel, l’instigateur de pacotille en tête. La direction convoqua les responsables en début d’après-midi. A l’exception de Jean, personne n’accompagna Cendre. Il était près de 16 heures lorsque Jean et Manuel regagnèrent l’atelier. Jean riait sous l’averse, tapait sur l’épaule de son copain qui marchait à ses côtés, les mains dans les poches, la tête rentrée, l’air sombre. Dès la porte franchie, Jean annonça joyeusement : — On a gagné ! Ce fut aussitôt le tollé général. Jean et Manu s’avancèrent dans l’allée sous les acclamations et les applaudissements. Un court instant, Cendre se sentit transporté par cet enthousiasme. Pour un peu, il se serait laissé devenir enfant au milieu de ce groupe 63 La couleur du jour chaleureux qui lui faisait la fête, au milieu de ces hommes, debout près des machines arrêtées, qui lui tendaient la main en scandant son nom. Mais Manuel s’efforçait au calme. Il luttait pour ne pas trépigner de joie avec ses collègues. La lucidité l’emportait, l’amertume surtout. Leur groupe n’existait pas vraiment. Il n’y avait sous ses yeux que des individus joyeux qui se côtoyaient parce que le travail et l’intérêt les réunissaient. Manuel les regardait, écœuré, conscient que ce moment intense, que les poignées de mains du matin, que le pain gagné pourtant ensemble et les verres bus autour d’un établi pour fêter un mariage ou une naissance n’empêchaient ni la délation ni la médisance. Il ne savait que trop combien ces hommes-là étaient ingrats. En outre, ceux de l’atelier venaient de le dénoncer. Ils pouvaient bien témoigner avec ferveur leur reconnaissance à Jean et à lui, ils ne les en avaient pas moins vendu. Et demain, si la situation et leurs intérêts le leur commandaient, ils n’hésiteraient pas à pire. Quel ne fut leur étonnement à tous, Jean y compris, quand Manu leur cria : — Vous êtes des lâches et des mouchards ! C’est le rouquin, le premier, qui perça le silence et l’immobilité : — Pourquoi tu dis ça ? On a tous fait notre part ! — Non ! La direction a demandé les responsables et nous l’étions tous. — Tout le monde pouvait pas entrer dans le bureau du Directeur, répondit le rouquin. — On pouvait exiger que la direction vienne dans l’atelier, rétorqua Manuel. — On n’est quand même pas des mouchards. — Si, parce qu’en ne venant pas avec Jean et moi, vous nous avez mis en évidence comme étant des meneurs, vous nous avez dénoncés comme tels, toi le premier. — Si tu répètes ça, je te fous mon poing sur la gueule ! — Tu es un lâche et un mouchard. Le rouquin avait à peine esquissé un geste que Manu le soulevait de terre et le jetait dans un bac à copeaux. Le tourneur n’osa pas se relever. Pouvait-on appeler cela une bagarre ? Ils s’étaient peut-être mesurés une seconde, peut-être deux. — Vous n’avez plus rien à ficher ici, Cendre ! Compris ? C’était venu de la droite, de la porte. Le chef d’atelier, encadré par deux chefs d’équipe, respectait ses chaînes. Il s’appelait Maurice Berton. Lors de la dernière grève il avait dit : — Quand des Français font grève, j’ai honte d’être Français. 64 La couleur du jour 5 — Ton sac est près de craquer ! La voix de Jean était crue ; plus que crue : trop vraie. Elle renvoyait à l’organe, aux cordes vocales vibrant dans la moiteur chaude de la gorge, au souffle humide monté des poumons, aux spasmes de la langue derrière la barrière des dents luisantes de salive. Ce timbre, ce son, c’était quasiment l’existence à sa source, l’existence pure jaillie en un geyser sonore du mouillé tiède d’un corps pour trépider furtivement dans l’espace. “— Ton sac est près de craquer !” Cette voix, ces mots, c’était le témoignage de la vie passant de chair en chair depuis l’aube du monde et que traque sans cesse le temps en grignotant les organismes qui l’hébergent. Il y avait le blanc laiteux des lavabos, la couleur crème des murs, le gris des armoires métalliques, le robinet de la vasque centrale des vestiaires qui s’égouttait à un rythme interminable, Jean au beau milieu de la pièce, debout parce que sa condition de bipède l’exige, parce que la vie l’impose ; cette vie-là justement, tapie en lui, embusquée dans la moindre de ses molécules, inconnue, mystérieuse, obscure, ardente. Et guerrière ! Guerrière au point de douter parfois qu’elle ne fût qu’une agitation vaine et démâtée qui sombre dans le néant et s’échoue sur des grèves troubles. Il fixait Manuel. Immobile, les yeux seuls en alerte, Jean semblait être un mannequin de cire qui s’entêtait à palpiter à l’intérieur. Mieux, ainsi figé, il donnait à penser à une enveloppe modelée, presque plastique, à une boîte farfelue qui s’était ouverte puis refermée pour des jappements de rien. Il avait dit : “Ton sac est près de craquer”, et puis le silence, ponctué par le martèlement obsédant de l’eau sur l’émail, l’avait de nouveau remporté. L’hallucinant, c’est que Jean se maintenait vertical au beau milieu des vestiaires, pas même oscillant. Il battait des paupières sans s’apercevoir qu’il laissait fuir l’existence, cette énergie frémissant en lui, de même que le robinet de la vasque suintait son eau, goutte à goutte, peu à peu, sans autre bruit que celui de l’impact sur la faïence. Si cette énergie en perdition ne se laissait pas entendre, elle ne se laissait pas voir non plus, ni humer, ni toucher, ni goûter. “— Ton sac est près de craquer !” Et cette voix sortie de ce paquet consistant avait semblé magique. En quelque sorte, elle équivalait à la manifestation du vent dans les stores : une chance formidable de saisir l’impalpable, la vie en l’occurrence. — Qu’est-ce que tu vas devenir maintenant ? 65 La couleur du jour Ça y est ! La grande idée. Comme si soudainement Manuel avait à être, à exister plus que d’habitude ! Bien sûr, Cendre ouvrait des yeux personnels, marginaux, sur le quotidien, évidemment, Jean restait à l’endroit charmant du monde, celui de tous les jours avec les dimanches au bout, là où, sans jamais chercher plus loin, le temps est beau ou mauvais et où les oiseaux piaillards représentent la joie. Par exemple, sur une année, quel laps de temps Jean passait-il à se rendre compte de lui-même, combien d’heures avait-il conscience de vivre ? Songeait-il un seul instant que le temps n’est ni beau ni mauvais mais neutre ? Avait-il émis l’hypothèse, ne serait-ce qu’une fois, que si les femmes ont leurs règles, les oiseaux aussi peuvent être mus par un cycle biologique les poussant à chanter et à construire leur nid sans choix, à la force des choses ? Jean avait demandé à Manu : “Qu’est-ce que tu vas devenir maintenant ?” En cela, le vieux parlait de gagne-pain et d’avenir depuis le bon versant de la société. Pour sa part, il s’imaginait à l’abri. Cependant son contrat de travail n’en demeurait pas moins à durée indéterminée, donc sans lendemain précis. Lucien Gallet, Micheline Joint, Rémi Leroux, Pierrot Lenormand qu’il avait ramassé devant la gare et qui dormait encore ce matin dans son appartement, ainsi que tous les licenciés du dernier plan social, en connaissaient un bout sur la pérennité d’un tel contrat. Et la multitude de licenciés abusivement ? Autant que Manuel, Jean était en but à l’incertain. Mais au chaud. Mais depuis chez ceux qui partagent en famille le rôti frites dominical à une tablée joyeuse — du moins sans souci — et oublient que des millions d’humains, dont plusieurs milliers d’enfants, meurent chaque jour, y compris durant les dimanches sereins aux repas prolongés. On ne pouvait pas dire que Jean avait tiré le gros lot. La vie ne l’avait pas toujours gâté, elle lui en avait même fait voir de toutes les couleurs, mais jamais assez pour l’amener à conclure qu’elle est noire. Manuel, c’était différent, il vivait aux confins des normes, sous les choses d’où l’on ne revient pas vierge, pas vierge avec la possibilité de se refaire comme de l’autre côté. Là où Cendre se tenait, il n’y avait pas de concept d’homme, d’homme facile. Marie, elle, en savait quelque chose. Elle avait 22 ans, elle était mariée, deux enfants, Manu, lui, approchait de sa dixseptième année. De leur bord, les copains couraient les filles en bande joyeuse et s’inventaient le cul à coups de promesses, d’exaltation juvénile et de fous rires. Les souvenirs étaient nets, implacables, précis, aussi cliniques que des photographies, et leur datation avait pour ainsi dire la neutralité objective des âges mesurés au carbone 14. Manu avait d’ailleurs failli employer pompeusement l’expression : Je datais 16 ans et 9 mois. Il faut souligner qu’il ne se mouchait pas du pied et s’imaginait, à cette époque, un avenir d’écrivain. La tournure s’avérait d’autant plus adaptée que Manuel n’avait pas revu Marie depuis plus de vingt-six ans et que le physique de la jeune femme s’était figé dans sa mémoire à son aspect d’alors. Les paysages de sa jeunesse non plus n’avaient pas bougé dans son esprit. Lui seul avait changé. Il avait vieilli. Il avait surtout vieilli parce que les autres, ceux de là-bas, gardaient leur âge au plus fort de ses souvenirs. C’est bien simple, il était presque deux fois plus âgé aujourd’hui que ne l’était Marie dans ces années-là. 66 La couleur du jour Roscoff était aux portes de septembre. Les houles d’automne brouillaient déjà l’eau du large et agitaient les bateaux abrités derrière la longue rade. Le chalutier “La Vérité”, à quai, montrait ses blessures infligées par les montagnes liquides en furie de la mer du Nord. Louis Toulec, un mousse de quinze ans avait laissé sa main droite, sectionnée par un filin, sous le ciel des aurores boréales. Elle avait dû couler lentement dans l’eau froide, s’enfoncer vers les grands fonds avec la grâce langoureuse d’une méduse. Des spécialistes de Brest, en costume de ville, étaient venus estimer les avaries de “La Vérité”. Ils logeaient au Grand-Hôtel. Et on pouvait voir dès le matin les experts de la compagnie d’assurance examiner le chalutier sous toutes ses coutures. Mais on parlait surtout du bras droit mutilé de Louis Toulec dans les boutiques de Roscoff. La rue du Marché sentait la rentrée scolaire. L’odeur de cuir de la petite cordonnerie de la Place aux ormes rappelait le cartable. Le Bijou-Bar où son père avait laissé l’extrémité de son nez faisait terrasse et empiétait sur le trottoir pour les derniers consommateurs de l’été. Sur les fils électriques, les hirondelles s’étaient réunies pour leur migration. Tous ces points noirs en suspens dans l’air évoquaient une portée de musique. Les labours d’arrière saison rythmaient déjà la campagne, et ici et là s’étalaient des champs bruns griffés par la charrue, avec des hommes courbés sur la terre sombre. Marie et Manu allaient à leur dernier rendez-vous. Quatorze mois auparavant, en plein juillet, Marie ne se doutait pas qu’elle sortirait de leur rencontre nue d’elle, dépouillée de ses croyances, de sa culture. Elle ne pensait pas qu’il lui faudrait désormais participer de cette illusion que tout est calme et établi, mais depuis l’envers du décor, qu’en somme ce n’est pas vrai. Il faut préciser qu’à 16 ans elle se mariait et mettait au monde huit mois plus tard son aîné, Jérôme, qu’en cela elle avait pour ainsi dire suivi les traces de son père qui avait dû atteindre l’âge nubile pour épouser sa mère enceinte d’elle. On ne pouvait pas être plus entré de plain-pied dans le monde raisonnable, ni plus profilé pour digérer ses préjugés. Par exemple, elle avait eu mal pour Louis Toulec. Mais d’un mal prestigieux, comme à son idée un soldat devait souffrir d’une blessure d’honneur (blessure d’honneur : l’expression lui donnerait à sourire par la suite). Et durant une journée, peut-être deux, elle s’était affairée d’une seule main, de la gauche. Elle en avait conclu que le mousse de “La Vérité” s’en tirait bien, correctement même si elle tenait compte de la pension qu’il lui serait versée à vie. Manu lui avait alors demandé : — Sais-tu combien pèse une main ? Pas sur la balance ? Dans le quotidien ? Dans l’acte d’amour ? Dans l’image de soi ? Puis il avait ajouté : — Au plus fort du secours, Louis ne tendra plus la main, mais un moignon. Je ne suis pas sûr qu’il s’en accommode jamais, ni les enfants que je lui souhaite. Lorsque Marie et lui se rencontrèrent pour la première fois, il faisait fonction de moniteur dans une colonie de vacances du Conquet qui étalait ses plages à quelques encablures du port de guerre brestois. Ce vendredi-là Marie franchit le portail, vêtue de clair, la main de Victor son fils cadet dans la sienne. L’aîné, Jérôme, fêtait ses cinq ans au centre aéré ; le repas d’anniversaire devait se dérouler dans la grande salle vitrée donnant sur la mer du bâtiment central. Marie et le petit Victor arpentaient la cour ensoleillée. La chaleur embuait l’air au ras du sol et suggérait que la mère et le gosse flottaient. Bizarrement, Marie semblait plus 67 La couleur du jour aérienne que l’enfant, sans doute parce que sa robe ondoyait et que ses longs cheveux blonds s’auréolaient au soleil. Il était près de midi. Les enfants de la colonie mangeaient déjà dans l’immense cantine aux murs vieux rose. Des navires de guerre sillonnaient au large et d’autres, gris, hérissés de canons, prenaient le chemin du goulet. A mesure que le petit Victor et sa maman s’approchaient leur silhouette prenait forme, devenait compacte. Marie s’enquit de Jérôme auprès des quelques moniteurs assis à même la terrasse, en pleine lumière. Ce fut Manuel qui les conduisit au réfectoire. Tous quatre, Marie, Victor, Jérôme et lui ne se quittèrent pas de la fête. Elle était belle ! Bon sang que Marie était belle ! Elle n’avait pas besoin de bouger pour séduire, pas besoin de parler. Son charme émanait de ses globules. Longue et languide, la voix extraordinairement douce et profonde, elle était la femme, la tendresse et le pardon, ce pardon vers lequel Manu courait instinctivement. Il l’a aimée d’entrée. Le reste de l’après-midi, ils le passèrent ensemble sur la plage, Victor et Jérôme dans l’eau, Marie et Manu adossés à la dune. Marie revint le surlendemain. Un dimanche. Manu avait quartier libre. C’est Jérôme qui lui annonça la visite de sa maman et de son petit frère. — On ira se promener ! Tu viendras avec nous ? La chaleur était lourde. Les deux garçons se traînaient sur le chemin poudreux bordant les jardins étagés du grand tertre. La calotte grise du ciel plombait le paysage et la moindre vie transpirait sous cette immense serre. Un chien écrasé de soleil dormait à l’ombre d’un talus, ses flancs se creusaient et se gonflaient au rythme de sa respiration haletante. Dans l’un des jardins, des hommes en bras de chemise, des femmes en chapeau de paille étaient attablés sous un pommier, amorphes et silencieux. La même torpeur accablait les vivants et la campagne. Alignés à un cabanon à outils, des tonneaux rouillés séparaient un potager d’un enclos ombragé où pendaient, à un fil, du linge de couleur, des combinaisons de travail. Manu avait dit : — Regardes les combinaisons ! On dirait des corps vidés. L’inouï, c’est que, de ce moment, Marie commença d’entrer dans le monde souterrain et tragique de Manuel. Elle imagina des mues d’hommes séchant sur le fil, un peu comme ces peaux de reptiles abandonnées parfois dans l’herbe. Aussitôt, elle déduisit que si les humains endossaient aisément leurs vêtements, leurs préjugés, ils ne procédaient pas de même avec leurs responsabilités. Manuel ne le lui avait pas soufflé, sa façon de regarder, le ton qu’il employait l’avaient acculée à ce constat. En réalité, les penchants, la sensibilité de Marie trouvèrent écho en Manu. Mieux, ses fantasmes, ses émotions prirent corps auprès de ce garçon réfléchi et calme. Voilà qu’enfin Marie comptait tout entière puisque ses plus folles pensées, puisque son plus profond ressentir, puisque sa subjectivité se concrétisaient. Si paradoxal que cela puisse paraître, la jeune femme s’épanouit en cessant de réfréner ses idées noires. Elle se défoulait. Elle libérait ses frayeurs enfouies. 68 La couleur du jour Simultanément, Marie ne put s’empêcher d’éprouver sa solitude, de réaliser qu’elle n’était pas protégée. Elle se persuada qu’elle vivrait désormais dans une espèce d’épouvante morne qui lui viendrait tout autant des êtres que du fond des choses, de leurs textures, car rien ni personne ne la garantissaient contre l’existence, contre la mort. Ce vertige rassurait Marie, l’enivrait, non parce qu’il existait, mais parce qu’elle s’avérait capable de l’assumer. Foncièrement, elle avait toujours ressenti le besoin d’exercer ses forces. Grâce à Manu, grâce à son calme elle osait enfin goûter à ses peurs. Avant de connaître Manuel, Marie avait sa ville, le marché du lundi sous les tilleuls ceinturant la grande place de l’église, sa maison, ses voisins, son quartier aux trottoirs goudronnés depuis peu, sa rue longtemps demeurée de terre arpentée chaque semaine par la camionnette de la Léonarde qui faisait concurrence à l’épicerie de Pauline Soizic et que conduisait Albert Prémel, un ancien boxeur au visage si cabossé, aux yeux si ingénus qu’on eut dit un grand gosse martyrisé. Maintenant, Marie était dépossédée. Cette trame, ce fil des jours, ne lui étaient soudainement plus une idée toute faite, une image souriante d’Epinal. Tout cela devenait une réalité fragile, chaotique, hasardeuse. Et la jeune femme n’aimait plus la chaleur du perron, ni le gris tendre des pierres du mur de sa maison. Ou plutôt, elle découvrait que rien n’est évident, qu’il fallût maîtriser la roche, la couleur et le soleil, qu’elle ne saurait pas. C’est vers Manu qu’elle se tourna, vers lui que ce tragique laissait apparemment de marbre. Ce ne fût que trois semaines plus tard qu’ils firent l’amour. Jusque là, tous deux ignorèrent cette issue. Ils furent bien les seuls. L’un l’autre se regardaient, se frôlaient, chacun à part soi croyant que leur âge respectif, que le statut d’adolescent de Manu, que la vie établie de Marie, ses enfants, son époux, n’offraient d’autre alternative que la camaraderie. Encore ne le pensaient-ils de manière avouée car, autrement, ils eussent pris immédiatement conscience de l’homme et de la femme qu’ils étaient et se furent tenus à distance l’un de l’autre. La découverte de leur attirance sexuelle, de leurs sentiments communs, en plein après-midi, ne les étonna guère davantage. C’était un vendredi d’août. Manuel entamait son deuxième mois de monitorat. Jérôme n’était plus au centre aéré. Lui et le petit Victor passaient le reste de leurs vacances à quelques kilomètres de là, chez leur grand-mère, où Marie et leur père les rejoignaient en fin de semaine. Ce vendredi-là, Marie se libéra plus tôt et donna rendez-vous à Manu. Ils se rencontrèrent vers quinze heures sur la petite plage en contrebas du vieux port. La marée était montante et le vent du large gonflait l’eau entre les jetées. Les bateaux tanguaient, se soulevaient légèrement. On entendait le cliquetis des chaînes, le claquement des filins. Disséminés sur la digue, des gens contemplaient ce ballet marin. Marie et Manuel marchaient sur le ponton de bois surplombant la mer. Ils se dirigeaient vers le phare éclatant de blancheur. Un chalutier entrait dans la rade, entouré d’oiseaux criards, et l’eau scintillait, clapotait contre les piliers du ponton noircis de goudron. A l’horizon, des navires lourds voguaient vers les grands ports. Ils s’arrêtèrent. Adossée à la balustrade, le visage et le buste aspergés de soleil, Marie apparut à Manu dans toute sa féminité. Simultanément, elle se sentit devenir femme. Ainsi, c’est le plus naturellement du monde qu’ils louèrent une chambre à l’hôtel du Grand Cerf. Quelle ne fut la déconvenue de Manu lorsqu’il apprit que les moniteurs pronostiquaient sur l’acte sexuel depuis bientôt trois semaines ? 69 La couleur du jour — Ça y est ! t’as trempé ton biscuit ? En sortant de l’hôtel, Marie lui murmura : — Je crois que je vais avoir plus peur maintenant. De fait, elle s’accrocha à lui. Manu devint son appui. Blottie contre son grand corps, portée par l’émotion, Marie lui confessa qu’en cas de guerre, auprès de lui, elle n’éprouverait aucune peur, ou presque pas. Elle saurait même mourir s’il lui tenait la main. Selon Marie, son père, son époux, les autres jouaient à l’endroit des choses, à l’endroit de la vie. A l’envers, aucun d’eux ne saurait se tenir. Seul Manu affrontait l’arrière du décor, les coulisses. Marie et Manuel s’étaient donnés entièrement dans cette chambre impersonnelle. Ils avaient cherché dans leurs yeux les remous de leurs frissons. Leurs caresses, le va-et-vient du sexe de Manu dans celui de Marie, leurs mains, avaient dessiné et redessiné leurs corps offerts au-delà de l’offrande, et ils avaient joui de l’autre sans songer à eux-mêmes pour finir étonnés et silencieux, incapables de délacer leurs bras. Leurs corps avaient cessé de peser, pour émerger sans secousses dans les bruits du réel. Ils ne s’avisèrent du tintamarre de la rue, du zézaiement de l’aspirateur que dans la pénombre feutrée du palier de l’hôtel. Marie avait tout oublié dans les bras de Manu. Probablement est-ce pour cette raison que la réalité lui apparut brutalement sournoise et qu’elle se réfugia ainsi auprès de son amant : avec autant d’acharnement, avec une volonté si farouche. Les mois suivants, ils se rencontrèrent à la sauvette, sporadiquement, se téléphonèrent et s’écrivirent beaucoup. Jusque là, Manu n’avait jamais touché à un téléphone. Il apprit à s’en servir. Quelques mois plus tard, au cœur de l’année 1969, Marie ne lui annonça pas : — J’attends un enfant, il est de toi. Elle lui parla plus doucement, plus tendrement : — Nous avons fait un bébé. La deuxième semaine d’août s’achevait. Et le mari a su. En septembre. Marie et Manuel s’étaient donné rendez-vous rue de l’Abreuvoir, un samedi après midi, tout en bas, presque en limite de la ville, juste après la fontaine en granit. Ils avaient choisi ce jour et cette heure parce que l’école avait repris et que les cours ne leur laissaient d’autre liberté. Manu arriva le premier. Sur les coups de quinze heures, il vit s’avancer deux hommes armés de bâton. L’un avait dans les trente ans, il s’agissait apparemment de l’époux de Marie. Le second était bien plus âgé, plus nerveux, taillé comme une tige. Manu reconnut en lui Raoul Prigent, le coiffeur de la rue Du Guesclin. Raoul avait parait-il gagné Londres durant l’occupation, du moins l’entendait-on s’en vanter à la moindre fête ou commémoration un peu trop arrosée. Il aurait même, en l’en croire, coupé les cheveux de Pierre Dac qu’il nommait par son prénom pour marquer l’intimité qui les unissait. “Hairdresser, qu’on m’appelait là-bas”. Picadilly Circus qu’on l’appelait ici, en allusion au foin, au cirque qu’il faisait autour de son exil de pacotille dont il était revenu plus ou moins aviné. D’ailleurs, soucieux de remercier la Queen et le gros Winston de leur 70 La couleur du jour hospitalité, little Raoul n’avait pas hésité, le plus sérieusement du monde, loin de tout humour, à baptiser son salon de coiffure “Hair France”. Manuel ne chercha pas à s’enfuir devant les deux hommes, peut-être grâce à l’aspect comique et dédramatisant de Raoul. Parvenus à sa hauteur, ils se séparèrent pour se poster, le plus jeune devant lui, l’english branlant derrière. Sans daigner se retourner ou opérer un écart, Manu lança : — Toi, derrière, si tu frappes, saches que, assommé, j’aurais encore le réflexe de virevolter et de te briser les os avant de m’écrouler ! Aussi incroyable que cela puisse paraître, les deux hommes se figèrent. Venant de Raoul, il n’y avait pas lieu de s’en étonner, mais de l’autre... — Elle viendra plus, espèce de petit salaud ! C’était le mari. Il se tenait face à Manu. — Viens, Raoul ! Je voulais juste voir de près ce morveux ! L’époux avait éprouvé le besoin de rencontrer Manu, de chercher à comprendre. A comprendre ce qui lui arrivait, à comprendre qu’elle folie avait frappé sa femme et vers quel gouffre s’en allait sa famille. Marie et lui avaient vécu plus de dix ans côte à côte, fait l’amour près d’un millier de fois, creusé le même lit, ri ensemble, élevé les enfants d’un commun accord, surmonté les mêmes malheurs pour rien, pour voir soudainement tout s’effacer par un étranger dont le passage n’avait pourtant pesé que quelques heures. Et quel étranger ! Un gamin de dix-sept ans ! Et quelles heures ! Des moments furtifs, des instants de rien, des entrevues à la sauvette plus ou moins passées sur le qui-vive dans les champs environnant Roscoff ou dans des chambres banales d’hôtel ! Alors, le malheureux avait ressenti le besoin de rencontrer Manu pour mesurer sa faillite. Peu après, Marie et Manuel se virent pour la dernière fois, rue des Fermes, sous un porche. Manu était passé par la place aux Ormes, près de la petite cordonnerie où pendaient des cartables. C’est là qu’il remarqua les hirondelles sur les fils électriques. Marie portait un manteau rouge de demi-saison et se tenait adossée au mur de pierres de la grange d’Antoine Pingam. A deux rues de là, la ville bruissait, presque monotone. Les voitures cornaient dans le lointain. Emue, Marie ne les entendait pas. Quand elle partirait, Manu noterait ses bas filés, les salissures du mur sur son dos. — Tu as eu peur quand ils sont venus ? — On peut pas dire, je me suis juste mis en état d’alerte, ce qu’il faut, pas plus. Ils étaient gênés. Leur union ne leur appartenait plus, ne se limitait plus à leur intimité, à leur couple, et ils cessaient d’être eux-mêmes. Ils avaient des témoins maintenant. Elle se mouchait à petits coups. Il se tenait debout, à cinquante centimètres d’elle, les bras ballants. L’issue était fatale. Ni l’un ni l’autre n’osaient l’admettre, n’osait la formuler à haute voix de crainte d’aller trop vite et de commettre l’irréparable. Ce fut Marie qui en prit la responsabilité : — Tu sais, Manu, je ne t’ai jamais autant trahi qu’en ce moment, en me persuadant que je ne t’aime plus. Il ne faut pas m’en vouloir : il me fait tellement de scènes. Je crois que je suis perdue... je ne parviens plus à discerner ce qui me cause vraiment du mal. 71 La couleur du jour Elle partit sans se retourner, et Manu vit les bas filés, les salissures du mur sur le dos de Marie. Elle était menue, les épaules rentrées. Il ne la reverrait plus. — A quoi tu penses ? Surpris, Manu leva les yeux. Son regard errait sur le blanc laiteux des lavabos, sur les murs couleur crème, sur les armoires métalliques gris souris. Il ne reprit pied qu’en fixant Jean. — Je demandais ça comme ça... Pourquoi tu apprends pas un autre métier, ce que tu es capable ? Je sais pas, moi, ingénieur... enfin un truc dans le genre. — Ce serait servir ce contre quoi je lutte. En vérité, c’était plus nuancé, moins pompeux surtout : Manu adhérait moins au système qu’il ne luttait contre lui. Sa mère aussi l’avait imaginé accéder au haut de l’échelle sociale. Mais cette accession impliquait l’acceptation des règles, la soumission au principe de la hiérarchie, à la hiérarchie elle-même. Et Manu ne voulait surtout pas être servile ! D’ailleurs, une question se posait : Pourquoi se conformer à une société qui ne sait même pas où elle va ? En somme, Cendre s’interdisait de ressembler — entre autres — au directeur général de l’usine qui lui avait dénié une augmentation de salaire sous le prétexte que le chef d’atelier l’avait déjà refusée. “ Je ne peux pas passer par-dessus la hiérarchie, comprenezvous ?” Le directeur savait pourtant que le refus était injuste, puisqu’il reposait sur une question toute personnelle : sur le fait que Manuel ne portait pas de cravate. En quoi l’allure vestimentaire de Cendre contrariait-elle sa qualité professionnelle ? Manuel avait alors expliqué au chef de l’entreprise qu’il se soumettait à sa hiérarchie, qu’il était donc commandé par son sous-fifre. Il avait même ajouté : “Il suffit à votre subalterne de vous précéder dans l’action pour vous assujettir.” Après cela, quel beau jeu de s’estimer responsable quand soumis à la règle ! De la bêtise ! Pire, comment s’étonner de voir la plupart des gens finir moins mûrs qu’emmurés, sous une auto à vingt ans ou dans une chambre d’hospice au bout de l’âge ? — Je voulais te dire, Manu, que tu as de la chance : ils t’ont pas piqué ton geste, à toi. C’était jean. Il avait à parler. — Un jour, nous, on a débrayé. C’était à cause de l’hygiène, le trichloréthylène. On a perdu. C’est pas ce qui a été le plus dur : après tout, on gagne ou on perd. Le patron a demandé les noms des manifestants au chef d’atelier. Il a refusé de les donner et ils ont étouffé l’affaire. Ils ont fait comme si rien s’était passé. C’est ça qui a été le plus terrible : ils nous ont piqué notre geste. On n’était plus responsable. On était moins que des gamins qui ont commis une sottise et que les parents grondent : eux, au moins, on prend en compte leurs actes. “On n’a pas pensé à se dénoncer nous-mêmes. Chacun de son côté supposait que les autres voudraient pas. Tu sais comment c’est : on dit à un collègue : ” Tiens! On va faire ça," et il répond : “ Non, y aura que nous deux.” Tu vas voir un autre et tu obtiens une 72 La couleur du jour réponse identique. Alors tu bouges pas. Pourtant ça totalisait déjà trois personnes d’accord pour agir." “Au fond, on cherchait des excuses à notre peur. Ce qui est grave, c’est qu’on finit par gober ce qu’on se raconte, et quand tout le monde radote la même chose, on oublie qu’on n’est pas très beau.” “Tu vois, en un sens, tu as de la chance, celle de ne pas avoir la frousse déjà.” Jean s’attarda quelques temps encore sur la chance, sur le hasard et le destin, sur la vie. Manu ne l’écoutait plus. Tout cela était tellement différent ! Il y avait les naïfs nécessaires au social, aux profiteurs ; les rêveurs qui se faisaient avoir pour rêver au milieu des salauds et non par malchance ; le destin qui vaut ce qu’on en pense ; quant aux Jésus et aux Marie, Manu n’y avait jamais cru. Ils ne furent qu’un beau conte pour enfants, qu’un rosaire à égrener sur l’ennui, à la rigueur une interprétation de l’existence, certainement pas son explication. Cendre n’eut même pas à en revenir de sa culture religieuse. Il l’abandonna sans combat. — Faut pas se refuser, Jean. Cette réflexion méritait des explications. L’envie n’y était pas. Pour cela Manu devrait s’insurger contre Jean et lui démontrer qu’il perçoit le hasard selon son entendement préalable de la question, il lui faudrait aussi prouver qu’affirmer la vie absurde ou sensée résulte de la manière gratuite de la penser. Et Manuel était trop fatigué. — Bon, je vais y aller, Jean. — Prends soin de toi. Manu tendit la main, Jean la prit. C’était chaud. — On se reverra, Manu, j’en suis sûr. — Oui, puisqu’on le veut. Manuel ramassa son sac. — Manu ! Manu se retourna. — Tu veux rien que je dise à Marie ? Jamais ni l’un ni l’autre n’en avaient touché mots. Deux ans qu’ils se côtoyaient, et pas une allusion à cette histoire. Pourtant Jean connaissait Manu bien avant leur rencontre à l’usine. Cendre le jurerait. En effet, le vieux l’avait considéré chaleureusement à l’annonce de son nom lors de son arrivée à l’atelier, et n’avait prononcé aucune de ces futilités à propos de tout et de rien, de l’âge, des études, de la situation familiale. Il s’était borné à lui demander : — T’as été bien embauché ? Jean avait été droit au but, à ce qui allait assurer la matérialité de Manuel et l’aider à vivre. Heureux de la réponse, il ajouta : — Je suis content. 73 La couleur du jour Il l’était. Il fallait que Jean connût déjà Manu pour expliquer ce ressentir, qu’il le connût intimement, affectivement du moins. Il n’y avait que Marie pour être passée par-là. Marie. Elle avait dit à Manu : — Je serais sur le marché. Mon père, qui passe ses congés à Roscoff, et les enfants m’accompagneront. Je te ferai un signe. Jean était présent, 26 années en moins, les gestes, le regard, l’attitude semblables à ceux d’aujourd’hui, lents et doux, lents et bienveillants, lents et épuisés. Jean devait savoir que Manuel les guettait. Son errance paraissait empruntée, révélait comme une interdiction à lever les yeux, à participer vraiment à la rencontre qu’il augurait à chaque instant entre les boutiques et les camelots. Il marchait, attentif à s’effacer, prévenant jusqu’à la gêne. Voilà comment Manu connut Jean unilatéralement. Marie était devant, pleine de vie, suivaient Jean et les enfants, en ribambelle presque. Un soleil jaune de septembre ocrait les façades empierrées de la place aux Ormes, les trottoirs encombrés de bibelots, les toiles bariolées des étalages. L’ombre était noire, d’un noir de velours, profond et tendre. Et le relief venait de ce noir et de ce jaune. Ce qui impressionnait Manu, c’est que les voix, c’est que les hennissements des chevaux, le beuglement des vaches derrière la place semblaient également s’extirper de ces deux couleurs. Tout lui semblait sortir de la lumière, les mains gonflées des vieilles paysannes flottant à hauteur des cageots mouillés, les légumes, les fruits, les tissus en mal de coloris, tout. Les odeurs, les bruits de pas montaient de l’ombre pour s’éteindre dans la clarté jaune, en toute liberté, en complète insouciance. L’insouciance des gens, l’insouciance des bêtes, cette envolée magnifique dans l’existence, cette galopade lyrique pour n’importe où, pour n’importe quoi, même pour ne pas durer. Manu avait regardé ses pieds. Une chaussure était dans l’ombre, l’autre dans la lumière. C’était vivant et chosifié à la fois. C’était ses pieds et ils purent être ceux de n’importe qui. En quelque sorte, ça représentait l’éphémère en pleine éternité. Manuel avait tout vu, tout enregistré. Entre Marie et lui, cela se passait ainsi. Tous deux allaient au jour le jour, incertains du lendemain. Leur mémoire s’y mettait malgré eux. Elle engrangeait. Ils avaient fait l’amour la veille. Encore en elle, Manu avait pris la tête de Marie entre ses mains, doucement, comme pour l’intérioriser. L’idée de parler ne lui vint qu’après. Parler, car les corps ne suffisaient plus. Il lui avait murmuré : — Marie : c’est l’anagramme d’aimer. Elle s’était blottie, lui avait continué : — Tu sais, regarder ton corps c’est déjà faire le voyage, et le vivre refuser d’en revenir. 74 La couleur du jour Il ne voulait pas sortir d’elle. Il le devrait bien, mais le refusait obstinément. Les mots avaient pris le pas. Ils traînaient sûrement encore en Marie aujourd’hui. Jean savait où et dans quel état. — J’étais au courant de votre liaison depuis le début, Manu. J’étais pas pour, j’étais pas contre : vous aviez votre vie à chercher. Au fond on passe son temps à ça ; même qu’on y reste. “Je lui donne souvent de tes nouvelles. Elle les demande pas, mais c’est dans son air. Ca peut paraître grotesque après tant d’années, mais c’est malheureusement vrai. Quand on va passer quelques jours à Roscoff, elle s’arrange pour qu’on soit tout seuls. On va dans le jardin et je lui raconte. Après on l’entend plus. On dirait qu’elle est apaisée.” “Ce qui est sûr, c’est que depuis toi Marie vit repliée sur elle-même. Il aurait peutêtre mieux valu qu’elle ait le bébé, au moins pour les garçons. C’est pas qu’elle s’occupait pas d’eux, qu’elle les aimait pas, c’est qu’y avait pas de vraie chaleur. Elle avait pas peur pour eux ; c’est un signe, t’avoueras. “Ça va te paraître drôle, mais Jérôme est marié, il a un enfant, une fille qui ressemble d’ailleurs à Marie. Victor finit ses études de médecine. Ils n’ont pas l’air d’avoir été marqués.” “Pour Marie, je crois qu’il y a quelque chose à faire. Je dis pas que tu retournes avec elle, je pense seulement que tu peux l’aider, même si ça peut paraître fou après tout ce temps passé. Je vais te donner son adresse. Tu agiras comme tu voudras. Et si tu vas rendre visite à ta mère...” Le billet était plié et replié, à dénoncer le doute. Jean avait dû hésiter jusqu’au bout. Il avait d’ailleurs moins raconté qu’il ne s’était préparé. Manuel, lui, demeurait sous le choc des révélations de Jean. Les enfants avaient grandi, l’aîné, Jérôme, était marié et déjà père. Il réalisait soudainement que les garçons aussi avaient changé. Il imaginait mal Victor et Jérôme adultes. Il voyait deux grands corps inconnus encadrant Marie, mais Marie avec son visage d’autrefois, son physique, ses vêtements de jadis. Manu se sentait plus vieux brusquement, plus vieux que lorsqu’il gardait intacts en mémoires les petits, Marie et les paysages de là-bas. Pourtant l’image de Marie ne se détériorait pas dans son esprit, pas encore. Il se sentait floué surtout, floué par les années et floué par ses souvenirs “Paraît-il que tu voulais plus de Marie. Elle t’a appelé et t’es pas venu. Enfin, c’est ce que je me rappelle : ça remonte à si longtemps.” En effet, Marie avait téléphoné à Manu au Café de la Gare un après-midi de septembre, vers dix sept heures. Elle pleurait. Dans la rue, à cette heure, il y avait les écoliers, et ce pâle soleil d’automne qui fait oublier qu’un peu partout des gens se heurtent à la vie. Manu venait d’entrer dans le bistrot. C’est bien simple, la porte béait encore derrière lui. Il entendit : — Vous avez de la chance ! Il arrive. 75 La couleur du jour Puis à lui : — Manu ! ta gonzesse ! Ça n’a pas l’air d’aller ! Il franchissait le seuil. Quelque part, sur la gauche, on lui avait gueulé de se magner le cul, en rigolant. Cette boutade n’avait pas compté, pas plus que les bruits des verres ou la couleur du bar, pas plus que les grincements des chaises ou que les chansons du juke box, pas plus que le tablier en toile bleue du tenancier qui lui tendait le combiné derrière le comptoir en faux marbre. Tout cela ne trouvait son existence aujourd’hui que pour avoir été. Ce mot de Nietzsche aussi : “ Qui y a-t-il de plus humain ? Epargner la honte à quelqu’un.” Manu la ressassait en entrant dans le Café de la Gare. Dehors, sous le soleil, cette pensée, ce fragment d’homme n’accrochait pas. La phrase cherchait son sens dans la lumière et le sourire des passantes, dans la légèreté des jambes nues des femmes. On lui avait crié : “Manu ! Ta gonzesse !”. Il accourut, les mots de Nietzsche s’évanouirent. Marie lui téléphonait pour qu’il l’emmène. Elle était à bout de nerf. Elle pleurait. — Viens me chercher, Manu ! Je t’en supplie, ne me laisse pas là ! Or, Marie et lui étaient au bout de leur histoire. Mais ils ne le savaient pas encore. Ils ignoraient qu’ils avaient consommé leur condition et ne puisaient qu’en eux ces derniers jours, en leurs ultimes forces et en leur enfant qui ne prendrait même pas le temps de remuer. Manuel n’avait pas dix-sept ans, Marie était mère, un détournement de mineur en suspens, tenaillée vraisemblablement encore par un reste d’amour pour son mari, un reste d’amour qui n’en finissait pas d’agoniser. Sans doute comprenait-elle que l’amour ne se partage pas, ne se divise pas, mais qu’il s’additionne, se multiplie. Et elle paniquait. N’empêche, Marie et Manuel se rassuraient l’un par l’autre. C’était plus fort qu’eux, plus fort que tout. Ils étaient de ces réfugiés impuissants qui se donnent à croire entre eux, qui se noient sans bruit, côte à côte. Son mari la traitait de putain, exigeait des détails sous couvert de comprendre : — Que faisaient-ils ? Où se rencontraient-ils ? Depuis combien de temps durait leur histoire ? Le malheureux la harcelait vainement. Ce qu’il ne parvenait pas à réaliser, c’est que Marie et Manuel s’étaient réunis par amour, non pour le trouver. Ses questions le renvoyaient à l’attitude des amants, pas à leurs sentiments ; et bien sûr, la signification de cette union lui échappait. Comme de juste, il vit dans cette incompréhension une cachotterie, une de plus. D’après les copains, Marie, en quittant Manu, avait choisi le confort. C’est faux ! Il n’y avait vraiment aucun confort à rentrer chez soi pour être interrogée ou voir pleurer et vivre insultée. 76 La couleur du jour Quelques mois plus tard au cœur de mai, Manu reçut une lettre adressée au Café de la Gare. A vrai dire, il s’agissait moins d’une lettre que d’un mot, que d’un aveu : “Pardon. Marie." Voilà, il n’y aurait pas de bébé. Marie n’avait pas voulu... pas pu... C’était bête, mais cette fois encore Manu tomba un peu plus sur le dos, un peu plus sur le côté. — C’est moi qui ai emmené Marie en Hollande pour faire passer le petit. Elle a pas arrêté de pleurer pendant le trajet. Je pensais qu’y avait pas d’autre solution que l’avortement : t’avais que dix-sept ans. Je savais plus ce que ça voulait dire avoir dix-sept ans, et pour un type comme toi, j’ai jamais su. D’après Marie, t’étais plus capable que son mari et moi réunis ? C’était peut-être vrai. “Dans la voiture, je lui reprochais de pleurer comme une gosse. Et bien, elle m’a répondu qu’on pleure toujours comme soi. Ça m’est resté, cette réflexion. On pleure comme on pleure.” “Je voulais t’en parler de longue date. J’osais pas.” Ça y est, Cendre pouvait enfin mettre des images sur ce chapitre, en somme finir de l’écrire une fois pour toutes. A dix-sept ans, il n’avait pas tout compris, pas tout mesuré du moins. A cet âge, il était encore débordé par ses émotions, par les remous de ses sentiments et par cette intime évidence toute juvénile que rien n’est jamais tout à fait perdu et qui l’empêchait de croire à l’irrévocable. Le choc de la perte de son enfant avait nui à son appréciation de la réalité. Il revoyait le billet de Marie posé devant lui, si blanc sur le bois brun de la table de bistrot, à demi ouvert, le mot “Pardon” écrit trop grand, à l’encre trop noire. Le patron, depuis le bar, l’observait en coin, un torchon, un verre à la main. Son attention, en plus pudique, rappelait un peu celle que lui portait Vénancio Garcia le soir de la fameuse fausse couche, alors que la Citroën au long museau du docteur s’éloignait en emportant son père et sa mère vers l’hôpital de Brest. Après tout, il venait encore de perdre un petit. Le soleil faisait une flaque blanche sur la table en bordure de la vitre du café. A cette heure, seuls quelques vieux jouaient aux cartes, aux dominos, une bouteille de vin rouge entamée à portée de mains. Dans la rue, des femmes en tenue d’été entraient et sortaient des magasins, flânaient dans la lumière chaude du printemps. Il écrivit sur une enveloppe, en lettres capitales : Marie, et sur une feuille quadrillée : Quel temps faisait-il Quelle heure était-il Près de toi Je voyais le monde à l’incroyable H2O au-delà de ses molécules 77 La couleur du jour Et après ton départ H2O et la peau Quel temps fait-il Quelle heure est-il J’ai l’absence livide Les jours sangs Et sans toi Sans le petit Quel temps fera-t-il Quelle heure sera-t-il Deux semaines plus tard, au pire, alors que juin débutait, le patron du café de la Gare lui dit à l’oreille : — Elle est passée. Je lui ai remis ta lettre. L’été était précoce, sur les plages des corps alanguis s’offraient déjà au soleil. 78 La couleur du jour 6 Manu traversait la cour de l’usine. Jean le regardait s’éloigner depuis le seuil de l’atelier. Au bout du regard, au-delà des grands arbres, derrière la grille bleue; des camions, des voitures passaient sans bruit dans un brouillard d’eau. La bruine détrempait la terre. L’odeur des châtaignes n’était plus qu’un souvenir, le silence des oiseaux une habitude. Comme une vie sans volatiles. Le dimanche 27 juillet 1890, en fin d’après-midi, des corbeaux planaient dans l’air chaud au-dessus des champs de blé environnant l’église d’Auvers-sur-Oise. Soudain un coup de feu. Au sol des touffes d’épis ont ondulé dans un voile de poussière. En plein ciel les passereaux noirs ont sursauté au son de leurs cris rauques, presque en désordre, pour retrouver leur vol tranquille et silencieux à quelques mètres de là. Ils n’ont pas vu tomber un rouquin à l’oreille coupée. Ils n’ont pas compris la mort de Van Gogh. Ils ne l’ont pas sue. L’un d’eux est peut-être mort les plumes ébouriffées dans un taillis au printemps de 1910, près d’un homme qui ne l’a pas remarqué. Manu ne s’assurait de rien, d’aucune vérité. Il brûlait tout simplement d’harmonie et d’histoires confondues. Il tuait le temps. Il tuait la solitude. Il les meublait en toute franchise, minutieusement pour tout dire, d’une conscience fluide allant de soi, sans duperie ni forfanterie, avec juste ce qu’il faut de rêve pour ne pas prendre froid dans ce qu’il appelait avec sérieux son désert humain. D’ailleurs Manu était au plus lucide dans ces moments. Il se mentait moins que jamais. Il y avait le monde, il y avait les choses, il y avait son imagination, il y avait lui. Il vivait et se regardait vivre, en somme. Il se racontait sa lucidité et sa fantaisie à la fois. Cette manie d’inventer, de coudre des anecdotes entre elles, de les relier, cette manie — car cela en était une — remontait à la mort de la vieille madame Valliou. La vieille dame (qui ne devait pas être si âgée que cela) nichait à une centaine de mètres de la rue Carnot, dans une petite maison bleue et blanche située à la croisée de la rue des Fermes et du Chemin Neuf. Pour tout terrain un triangle d’herbe grasse s’étalait en façade. A vingt mètres de là se dressait la grange aux murs de pierres d’Antoine Pingam auquel s’adosserait bien plus tard Marie, vêtue de son manteau rouge de demi-saison. 79 La couleur du jour Aucune barrière, aucune haie ne délimitaient le jardinet des bas-côtés des deux routes, et c’est Vincent Le Moal, le cantonnier, qui entretenait ce coin d’herbe en même temps qu’il fauchait les talus communaux. Manu se souvenait de l’ouvrier municipal, une corne de vache fixée à la ceinture. Quelque chose de gris dépassait de la corne, quelque chose comme un manche de poignard. Attention ! Pas un manche de canif, celui d’un couteau, un vrai ! Et puis l’idée de la corne de vache en guise de fourreau, quelle trouvaille ! Tellement fabuleuse, que, pour Jo et Manu, Vincent Le Moal tenait du chasseur intrépide, légèrement rustique, soit, mais hardi tout de même. Un Davy Crockett régional, Breton à souhaits, voilà ce que le cantonnier représentait — ou presque — pour les deux garçons. Quelle déception lorsque l’ouvrier municipal leur apprit qu’il ne portait à la ceinture qu’une vulgaire pierre à aiguiser baignant dans l’eau contenue dans la fameuse corne ! A peine l’herbe du jardinet était-elle fauchée que Mme Valliou invitait Vincent à rentrer dans la petite maison. Elle buvait un café, lui s’enfilait trois ou quatre verres de rouge. Il s’agissait presque d’un rituel. Du moins était-on plus loin qu’une politesse établie. Vincent Le Moal entretenait aussi les massifs d’hortensias blancs, roses et bleus qui rouillaient lentement chaque année aux premiers froids sous les fenêtres, de part et autre de la porte d’entrée de la maison basse. Journellement, la vieille Valliou arpentait le triangle d’herbe, partait pour l’église et son marché, revenait vers midi, son cabas noir rempli de courses. Les lundis de foire, elle se faufilait entre les boutiques foraines de la place aux ormes, les cheveux noués serrés sous une coiffe de dentelles blanche. A la communion solennelle, pour symboliser leur acte de foi, les communiants offraient à quelqu’un de leur choix un présent. Il s’agissait le plus souvent d’une pâtisserie que leur remettaient les religieux et qui était destinée à une personne démunie ou abîmée par l’âge. Manu pensa aussitôt à Mme Valliou. Le petit n’avait pas seulement jeté son dévolu sur l’habitante de la petite maison bleue et blanche sous le prétexte qu’elle était vieille et à la limite de l’indigence, mais parce que toute la ville parlait de son immense chagrin, de sa grande secousse. Le choc ne datait pourtant pas d’hier. Il s’était produit quelques années plus tôt, un dimanche après-midi de 1957. Ce jour-là Mme Valliou s’était rendue au cinéma Armor, et, aussi effroyable que cela puisse être, aux actualités, confortablement installée dans son fauteuil rouge, elle vit son fils mourir sous les balles algériennes. Elle le reconnut en train de courir dans le djebel malgré les images heurtées, car le cameraman courait lui aussi. Les projectiles ont fauché son garçon en pleine course, près de ruines encore charbonneuses, pour ainsi dire sous ses yeux. Elle n’avait plus de nouvelles de lui depuis quelque temps. Voilà bien trois semaines que le facteur n’avait franchi la porte bleue de sa maison basse. Yvon avait un peu plus de vingt ans et était sous les drapeaux. Il ne restait à cette brave femme que cet enfant ; son mari, la guerre de 40 l’avait mangé du côté de Dunkerque. La malheureuse allait rarement au spectacle. Ce dimanche-là, elle se sentait plus seule que d’habitude. L’absence de son fils et le danger qu’il encourait la pesait trop. Elle était sortie pour s’étourdir un peu. L’épouvante est venue la rattraper au beau milieu du cinéma Armor, et elle l’a mordue jusqu’au sang, jusqu’à l’âme, au-delà de tous les chagrins. 80 La couleur du jour Mme Valliou n’a pas crié, elle s’est écroulée entre les travées dans un bruit de corps mou et de frottement de tissu. L’horreur est restée dans sa gorge. Ce n’est que deux jours plus tard qu’on l’informa officiellement de la disparition de son petit. Le corps d’Yvon fut débarqué à Brest, dans le port de guerre, où les pêcheurs de Roscoff le prirent à leur bord. Des fusillés marins en arme escortaient le cercueil. La ville entière assista aux obsèques. C’est donc, habillé en communiant, que Manu franchit le triangle d’herbe, qu’il frôla les hortensias. Mme Valliou était assise devant la cheminée éteinte. Elle était petite, ratatinée et rendue au strict nécessaire, à sa stricte condition de vieille femme. Plus exactement, ça aurait pu être n’importe qui près de l’âtre, Mme Marcelin ou la vieille Bervan ou la mère Guillaume, pourvu qu’elle portât du noir, une coiffe de dentelles et fût ramassée sur sa chaise. Sur la table nappée d’une toile cirée blanche quadrillée de rouge trônaient déjà deux boites en carton blanc semblables à celle qu’apportait Manu. — Encore un petit ange blanc ! Manuel était le troisième communiant en aube qui respirait de la journée les odeurs de salpêtre et de chou mêlées dans la petite maison bleue et blanche. Décidément, l’histoire du cinéma faisait recette. — Dites donc ! J’ai bien de la chance aujourd’hui. C’était en mai. En 1965. Manu avait douze ans. En juillet de la même année, alors que Jo et lui traînaient leurs guêtres rue du Chemin neuf, ils virent Antoine Campois, un ouvrier maçon à la retraite, enfoncer la petite porte bleue, entrer et sortir aussitôt. — Elle est morte, et c’est pas d’hier. Personne ne s’en étonna. La logique exerçait ses droits : Mme Valliou était sans avenir et seule. Il y avait surtout le raisonnement implacable de Françoise Jaouen, une voisine toujours protégée par une blouse à fleurs chatoyantes sans manches : — Je pensais bien : ça fait trois jours que je l’avais pas vue. — Elle était coincée entre le mur et le lit. Les rats ont déjà attaqué la tête. C’est tout naturellement qu’on laissa les deux garçons pénétrer dans la petite maison bleue et blanche et assister au spectacle du cadavre tiré en travers du lit. La pièce ne sentait plus le chou acide, une odeur douceâtre, nauséabonde, l’emportait sur celle du salpêtre. Mme Valliou ne manqua pas à Manu, ni à lui ni à quiconque. Cendre se souvint quelques temps du nez et de la bouche mangés par les rats, des dents, de la gencive à nu dans la blessure qui étrangement ne saignait pas. Mais ce n’était déjà plus Mme Valliou, le visage que Manuel lui connaissait de son vivant. Il ne se rappelait même pas sa voix. La vieille femme lui avait dit : 81 La couleur du jour — Encore un petit ange blanc ! Le gamin n’avait retenu que les mots. Le néant avait avalé la vieille dame sans plus de mystère. La vie s’était refermée sur elle comme l’eau sur un noyé. Voilà l’une des raisons pour lesquelles Manu commença d’inventer des histoires où les vivants ne meurent pas tout à fait, où les bêtes et les hommes se rejoignent malgré la mort qui les aspire et la vie qui les absorbe. Gamin, il s’imaginait devenir un artiste pour repeindre le monde avec de magnifiques couleurs. Et pourquoi pas un sculpteur pour remodeler le visage mutilé de Mme Valliou ? Peut-être est-ce pour cela qu’aujourd’hui il avait éprouvé le besoin de réinventer Van Gogh et de lui apporter un écho qui ne passerait pas par ses tableaux. Ce besoin de cohérence, d’éternité, s’amplifia lorsque des inconnus ouvrirent les volets bleus au-dessus des massifs d’hortensias et firent de la petite maison de Mme Valliou la leur. Les nouveaux propriétaires aménagèrent le triangle d’herbe, le ceinturèrent d’une barrière blanche que le cantonnier Vincent Le Moal ne franchirait pas par manque d’occasion. Ils peignirent les volets et la petite porte couleur bois. Moins de six mois plus tard, on parlait de la maison des Ségalin comme s’ils l’habitaient depuis toujours. Il ne restait rien de Mme Valliou aux yeux du monde. Si, un monticule de terre piqué d’une croix sans nom dans un coin du cimetière, près d’une tombe abritant un corps abîmé rapatrié d’Algérie. Jusqu’au petit Manuel Cendre qui ne gardait de la vieille femme que quelques mots sans timbre, une silhouette quelconque, plus la notion du néant. Une chose tout de même : sur la pierre tombale il y avait gravé : « Yvon Valliou tombé pour la France ». Et Manu établirait une corrélation toute personnelle entre le mot tombe et le fait de tomber. § Rue des Frères Capucins. Manu a jeté l’adresse de Marie dans le caniveau. Il a regardé le papier mollir au contact l’eau. Un filet d’encre a suinté entre les plis du billet. Un pas plus loin, la veine bleue s’est dissoute. Il a levé les yeux. La bruine opacifiait l’air. Le ciel bas écrasait les toitures brunes et mouillées. Cendre faisait corps avec cette vision, avec cette ambiance frileuse, “fermentative”, avec ce silence feutré qui accompagne le crachin. Ce climat était le sien, il sourdait en lui. Probablement Manu lui devait-il sa perception aiguë de la peine des hommes, son sens du secours et de la pitié. Cet environnement mouillé était à ce point sa niche écologique qu’il lui suffisait de se dire : « il bruine », pour plonger dans un paysage sourd aux couleurs brouillées, le même, toujours, celui qui s’offrait à sa vue depuis la fenêtre de sa chambre d’enfant. 82 La couleur du jour La maison de ses parents dominait la campagne. La rue Carnot déclinait vers les champs en pente douce. Alentours, les toits luisaient, rouges sombres et noirs bleutés, tachés de mousses moirées au sortir du petit jour. Les vieux murs donnaient du gris au gris de l’air. Les chemins de pluie se perdaient dans le lointain ou heurtaient quelques hameaux trapus transpirés tant bien que mal des grisailles de la bruine. Tout au bout, la mer sombre fermait l’horizon. De longues heures, le petit Manu rêvassait devant cette étendue humide. Ses premières phrases sensibles, il les écrivit justement sur le rebord de la fenêtre de sa chambre, à l’étage, un jeudi matin détrempé de novembre. La pluie martelait les carreaux et glissait en filets tortueux pour s’insinuer dans les craquelures du bois. Il allait sur ses 13 ans : Il pleut. Il pleut sur la campagne, il pleure en moi. Une langueur sans cesse m’envahit : L’automne des moments déjà perdus Face aux Printemps que je n’ai pas encore vécus. La veille au soir ses parents et lui s’étaient disputés, et il était consigné dans sa chambre. A l’encontre de son père et de sa mère, le petit avait soutenu que Mme Lescon, une voisine, n’aimait pas son mari. Mme Lescon parlait constamment de son conjoint bien sûr : « mon mari ceci, mon mari cela ». Toujours en bien. Seulement elle ne l’aimait pas. Mme Cendre accusa son fils de proférer des bêtises et de ne rien entendre à ces choses-là. Le petit rétorqua que Mme Lescon ne discutait pas de son époux, mais se justifiait de son choix de vivre avec lui. Cette réflexion impertinente valut à Manu de se coucher sans souper et de garder la chambre toute la journée du lendemain. N’empêche qu’à quelque temps de là Mme Lescon s’en est allée un matin avec le beau M. Végan, et qu’on ne l’a jamais revue, laissant son mari se dépêtrer avec les enfants et la maison. Quelques années plus tard, Manu contemplait le même paysage mouillé de sa fenêtre. Son père n’était plus. La maison sentait l’encaustique et cette misère qui s’approprie l’hygiène pour quatre sous de javel. En bas, sa mère se tenait dans la cuisine, certainement près du fourneau, à se marmonner quelque histoire de solitaire où M. Cendre n’entrait plus depuis longtemps. § Boulevard Jean-Jaurès. Il laissait derrière lui la rue des Frères Capucins. C’en était fini de l’arpenter pour se rendre ou revenir de l’usine. Fini. Il ne verrait plus, sur le coup de sept heures trente, le boucher et le petit cordonnier ouvrir leur boutique de part et autre de cette rue paisible. Chaque matin c’était le même rituel. Côté pair, le boucher engoncé dans son bourgeron propre du jour, relevait son rideau métallique ; côté impair, le petit cordonnier accrochait ses volets en bois de chaque côté d’une grande embrasure qui ressemblait bien plus à une fenêtre qu’à une vitrine. 83 La couleur du jour On aurait pu croire que les deux commerçants ne s’adressaient jamais la parole, en tous cas Manuel qui passait là depuis plus de deux ans était près de le jurer. L’essentiel, apparemment, c’est que le cordonnier et le boucher se tenaient devant leur magasin sur le coup de sept heures trente, du lundi au samedi. S’il était un tant soit peu scrupuleux, Manuel se serait borné à circonscrire la scène du lundi au vendredi puisqu’il ne travaillait que ces jours-là. Mais il fallait toujours qu’il en rajoute ! Il savait que les commerçants ne fermaient que le dimanche, alors il était parti du principe que le samedi ne dérogeait pas au même quotidien. Cette après midi, Manu marchait sur le trottoir côté cordonnerie. Justement le petit homme était dehors. Il vérifiait l’accrochage des volets. Soudain une rafale de vent souffla la bruine contre les façades, et le petit cordonnier dût s’arc-bouter et lâcher la persienne qu’il venait fixer pour éviter d’être plaqué à son tour contre le mur. Seul le bois gifla la pierre. Manu parvenait précisément à hauteur de l’échoppe. Sans poser son sac, sans un mot, il retint le volet et le fixa. Le plus merveilleux, c’est que le boucher, de son trottoir, le cordonnier, près de lui, le remercièrent de concert d’un signe de tête. A croire que ce qui arrivait à l’un impliquait l’autre. Immédiatement Manu songea à Jean, à Jean et à sa fraternité baignée de tendresse, à Jean qui s’inquiétait pour lui. Et il murmura : — Quelqu’un a peur pour moi. Presque aussitôt il regretta d’avoir jeté l’adresse de Marie, d’avoir trahi Jean en quelque façon. Car il ne donnerait pas d’écho à l’espérance du vieux. C’était d’autant plus bête que Marie se dessinait encore en silhouette sur l’horizon de ses souvenirs. A l’extrémité du boulevard Jean-Jaurès, sous l’arrêt de bus, des hommes et des femmes patientaient, debout, immobiles, comme plantés dans le bitume, les yeux éteints. Leurs intestins, c’était facile à imaginer, travaillaient en mouvements lents, leurs neurones s’encombraient sans doute d’informations perdues en grande part à l’orée de leur conscience. Une certitude, ils se serraient sous l’abri et donnaient l’impression de colonnes de chair dépersonnalisées, regroupées là pour migrer en troupeau, à l’instar des buffles d’Afrique autour d’un point d’eau. Ce n’était ni des mâles ni des femelles, mais des gens asexués, des paquets de matière tièdes ne se doutant pas partager leur destin, à cet instant précis, sous ce petit toit rectangulaire juché sur des parois de verre. C’était improbable évidemment, n’empêche que le toit pouvait s’écrouler sur eux et les blesser dans une même fatalité. De toute façon, qu’il s’effondre ou non, l’abri les réunissait, les obligeait momentanément à un hasard en commun. Ils attendaient, ne se parlaient pas, n’envisageaient pas d’oser un geste, un sourire, s’ignoraient entre eux et vraisemblablement en eux-mêmes. Manu les savait, d’un savoir encyclopédique dépourvu d’imagination, de sensualité et d’originalité. Il ne se penchait pas vraiment sur leur cas. Les gens étaient là, dans le paysage, il se contentait d’enregistrer leur présence et de leur coller ses pensées toutes faites. Cendre procédait par associations, par amalgame, dénué d’humanisme, d’invention, de ressentir véritable. Depuis quelques semaines, il n’apportait rien de personnel dans ses points de vue, rien de neuf, aucune émotion. Cet état amorphe durait depuis la fin septembre. 84 La couleur du jour S’il est rarement possible de situer nettement un changement, une nouvelle attitude, de les dater, Manu reconnaissait sa chance dans ce domaine. Il revenait de vacances, de Roscoff. Il roulait sur une longue route droite bordée d’arbres. Le soleil déclinait derrière lui. Des vaches paissaient dans une prairie trop verte que des piquets plantés régulièrement séparaient d’un champ de blé moissonné et d’une terre brune fraîchement labourée. Le vent soufflait par rafales. Alençon était déjà derrière lui. Un bouquet de feuilles se détacha d’un arbre, roula sur la chaussée, rebondit sur le pare-brise de la voiture et se perdit dans le fossé longeant la prairie. C’était l’automne. Manu revenait de chez sa mère et retournait chez lui, enfin si l’on peut dire chez lui, il regagnait plutôt la région industrielle du Val d’Oise où s’entassaient des milliers et des milliers de besogneux venus des quatre coins du pays ou de lointaines peuplades, il rejoignait tous ces hommes, toutes ces femmes, tous ces enfants plus ou moins exilés et que le béton empêchait de prendre racines. C’était l’automne, et Cendre rentrait chez lui sur un morceau de croûte terrestre entrant lui aussi dans un petit hiver. C’était la première fois que la nature l’accompagnait de concert dans sa vie dépouillée, laborieuse, glauque, et il se sentit misérable, un pou parmi les poux, un pauvre type qui avait confondu l’originalité avec l’individualité et qui réalisait brutalement sa petitesse. Individu, Manu l’était, au même titre que chacun. Il n’était pas quelqu’un pour autant. Une feuille encore verte était restée prisonnière entre l’essuie-glace et le pare-brise. Elle battait la vitre. Le ronronnement du moteur couvrait le choc des impacts. Elle contenait encore de la sève, un peu à l’image des cerveaux de ces gens assassinés d’une balle en plein cœur et qui enregistrent sûrement ce qui leur arrive tant qu’ils drainent suffisamment de sang pour oxygéner leurs cellules cérébrales et dont on dit cependant qu’ils sont morts sur le coup. — Ça ne peut plus durer ainsi. Une bourrasque venait d’emporter la feuille. Ce qui ne pouvait plus durer, c’était cette erreur, son erreur. Cendre ne briguait pas une existence faste ni de marquer l’humanité de son empreinte. Simplement, il se trompait de vie. Sinon comment expliquer cet ennui qui le lénifiait ? L’évidence voulait qu’il y remédie. La feuille avait accompli sa tâche de photosynthèse, Manu, lui, continuait de s’égarer, de s’enliser. Il se serait volontiers échappé séance tenante, mais cette fuite aurait constitué un revers trop brutal à ses principes, à sa structure morale, à son besoin d’assimiler, de mâcher lentement ce qui lui arrive. Depuis la fin septembre, depuis son retour de vacances, en automne, Manu s’échinait à se dégager de cet état amorphe. Cette apathie, ce conditionnement équivalait à une vitre translucide placée entre la réalité et lui. En quelque sorte on pouvait parler d’un filtre tamisant autant l’extérieur que son intimité profonde. Hier soir, il avait espéré briser cette vitre dépolie une fois pour toute, par l’émotion, rue Varenne. 85 La couleur du jour C’était peine perdue. Néanmoins il avait essayé. A trop s’imaginer une paroi de verre entre lui et le réel, Manu s’était persuadé qu’elle ne volerait en éclats que sous un contact violent. Ingénument, il comptait sur la fureur pour briser le carcan qui l’emprisonnait. Pas un instant, jusqu’à hier soir, Manuel n’avait envisagé sérieusement de provoquer le choc qui censément le délivrerait. Mais voilà que l’occasion se présentait, rue Ravenne. Il lui parut bon de profiter de l’aubaine. Il était près de minuit, la plus vieille rue de Pontoise était sombre, pleine de recoins, le bruit de ses souliers résonnait dans le noir. Manu ne sursauta pas lorsqu’il entendit hurler : — Si tu avances, je te tue ! La voix était grave, presque rauque. Pour la vitre, c’était le moment ou jamais... Il était improbable que la menace fut dirigée personnellement contre lui. Elle devait s’adresser au premier venu. Il pouvait s’arrêter, rebrousser chemin et prendre une autre route. Il s’y refusait. Pourtant, il savait déjà qu’il ne briserait pas la vitre. Ce n’est pas qu’il doutât d’un vrai danger, il avait confiance en sa force. Il y avait juste à espérer que l’agressif ne joua pas du couteau. Cendre continua d’avancer. — Je te préviens, je te crève ! La voix devenait hargneuse et émanait de la droite, à cinq six mètres de là, dans l’ombre. L’embusqué devait s’énerver. Manu avança encore de quelques pas dans la nuit. — Tu vas le regretter ! Brusquement Manu plongea la main dans une encoignure de porte. Un corps se pressait contre le fond. Il l’a extirpé et renversé sur la chaussée d’un geste. — J’ai ma carte d’invalide ! Vous n’avez pas le droit de me taper ! L’homme frétillait au bout de sa main. Manu l’a palpé. En effet, le type était bossu. Cendre songea un moment à lui briser le bras, histoire de lui ôter l’envie de récidiver, mais il n’était pas sûr de viser avant toute chose le plaisir du contact brutal. Et puis un membre cassé valait quand même mieux qu’une idée en l’air. Après tout l’agresseur n’était pas dangereux, sa bosse le travaillait sûrement de trop. Il était surtout pitoyable. Cet après-midi, boulevard Jean-Jaurès, Manu n’était pas plus avancé : ses galipettes intellectuelles ne dépassaient pas la simple association d’idées. Il ne dépassait pas l’acquis. Cet état lui paraissait d’autant plus terrible qu’il se destinait à l’écriture, qu’il s’était promu écrivain, et que voilà près de trois semaines il annotait ses souvenirs sur un carnet couleur bordeaux, sur ce carnet dont une des employées de bureau avait dit : — Il écrit sur un calepin rouge posé sur son genou. Ce carnet dans lequel il venait d’écrire, à propos du bossu : « Il n’est pas nécessaire de voir saigner quelqu’un pour comprendre qu’il est blessé. » Et il avait ajouté : « La route a dû être mauvaise pour lui. » 86 La couleur du jour Il était fatigué. Quelques rues encore et il serait rendu. Le boulevard Jean-Jaurès à finir d’arpenter, la rue de Siam à traverser de part en part, puis la rue Sainte-Anne, la rue Sidi Carnot, et enfin le grand square où se dresse son H.L.M. Sur la piste rouge, malgré la pluie fine, des enfants en vélo et en patins s’ébattront en un ballet joyeux et coloré. Là-haut, au huitième, il s’étendra sur le lit. Il ne dormira pas. Il y aura le plafond... Pour l’instant, boulevard Jean-Jaurès, sur le trottoir d’en face, un paquet flou gesticulait. Deux paquets, à mieux dire, accolés, un grand dans les quarante cinq ans et un petit à deux doigts de la communion solennelle. Ni l’un ni l’autre n’avaient bonne mine. En tous cas, ils n’étaient pas une mine pour l’imagination. Le type était de l’homme, le gosse uniquement de la progéniture A première vue, ils ne devaient jamais s’inquiéter pour personne, ces deux-là, pour s’apitoyer avant tout sur leur inquiétude. A la maison, ils ne devaient pas briller et se figurer rentrer à leur heure, comme par hasard le moment de la soupe ou celui du journal télévisé, enfin un instant bien établi ne les concernant pas personnellement. Et là, on devait les attendre, avoir la quarantaine, porter une jupe et s’efforcer de ne pas les alarmer, le grand en particulier. Il y avait gros à parier que la femme remplissait ses journées en ménage, en lessives, en courses, et se bornait à conter ses passe-temps aux voisines ou à ses deux hommes. En définitive, elle chuchotait sûrement son existence à longueur de vie. Les lueurs de lucidité – Comment put-il en aller autrement ? – n’avaient pas dû lui manquer, par quelque après-midi tranquille peut-être, où l’air ne tremblait pas, assise sur une chaise ou le nez à la fenêtre. Il est possible que son esprit ait pris alors son envol puis gambadé tout son soûl pour rentrer chargé de vieux rêves oubliés et d’espoirs déçus. Le grand paquet sur le trottoir n’a pas dû faillir, non plus, à ces douces échappées vers le souvenir des promesses qu’il s’était faites mais qu’il n’avait pas toujours tenues. L’homme, de l’autre côté de la rue, paraissait s’accepter tel quel. Il se supportait apparemment. La jupe qui l’attendait à la maison, probablement aussi ; à moins qu’à cette heure de la journée... sur une chaise... à la fenêtre. C’était une fin d’après-midi mouillée : une après-midi tranquille tout de même. Les voix de l’homme et du petit traversaient la chaussée. Soudain un chuintement d’eau, quelque chose de chaud, vert et blanc. La rue de nouveau. Manu n’a pas bougé au passage du bus vert et blanc, ni tourné la tête ni cligné des yeux, à peine imagina-t-il les gens, sous l’arrêt, embarqué pour la ville, le ticket encore à la main, loin les uns des autres, au mieux d’une indifférence de regard si les épaules se touchaient. Cendre se représenta tout de même l’odeur chaude du car mêlée à la senteur humide des vêtements. En face, le père et le petit se penchaient sur une vitrine maintenant, unis en un seul paquet, le geste menu. Un chien errait près d’eux. En silence. Du silence des bêtes qui ne les fait pas jurer d’être au monde. Légèrement plus haut, sur la droite, le bus vert et blanc se dirigeait vers la ville. Plus bas, sous l’abri, ça s’entassait déjà, ça préparait une nouvelle fournée de voyageurs, l’air absent, recroquevillé sur soi pour garder un bout de chaleur à ne pas chercher auprès des 87 La couleur du jour autres. Ça se livrerait de la sorte jusqu’à dix huit heures : en lots, bon pour le bus vert et blanc. — Fous le camp ! C’était prévisible : deux paquets humains, un chien, et le trottoir ne suffit plus. Le chien n’aurait pas dû les renifler aussi, et de cette façon : par derrière. Le grand paquet s’est redressé promptement, la poitrine gonflée, effarouché, les jambes cotonneuses. C’est égal, le type se reprendra. Il posera sa main sur la tête du petit pour le rassurer. Ensuite il se penchera de nouveau sur la vitrine. Il tiendra beau. Les jambes s’affermiront en toute quiétude. Ça y est, le petit ignorera la peur du grand : la main a caressé ses cheveux. — Ça ira, fiston ? T’en fais pas le chien est parti. Quel besoin Manu avait-il éprouvé à les rejoindre ? Vraisemblablement parce que le couple d’humains vivait et qu’il avait cru préférable de s’ennuyer auprès d’eux. Et pour ne pas rentrer chez lui au huitième peut-être. Tout à l’heure, du trottoir opposé, cette hypothèse parut plus commode à Manu. Ici, près de l’homme et de son petit, la vérité était plus franche, plus crue : Cendre avait trimballé son moi perturbé de l’autre côté de la rue, et ce n’était pas ces deux-là qui le soulageraient. — Celui-là, fiston, tu l’aimes pas ? — Il est moche ! — Le camion jaune, alors ? — Non ! — Qu’est ce que tu trouves beau, à la fin ? — Ce qui est beau, tiens ! “Il en est pour ses frais, le con.” Manu se pinça les lèvres aussitôt. — De quoi je me mêle, Monsieur ? Le petit se retourna, effaré. Visiblement, le gamin ne saisissait pas. Son père levait les yeux sur un grand type brun. Il avait hurlé et l’autre, l’inconnu, se taisait, le visage impassible. L’homme ne paraissait ni méchant ni coupable. On eut même dit qu’il s’en foutait de la colère du paternel. Si le gosse avait pu placer des mots, ne serait-ce qu’un ou deux, sans doute eut-il compris. Il discernait seulement quelque chose de grave. Le brun portait un grand sac. Il dépassait son père d’une tête. C’était imprécis, mais le petit jurerait que le chien avait sa part de responsabilité dans la dispute, que son père se défoulait de sa peur et de sa déconvenue, que le plus peureux n’était pas le grand type. Au demeurant, le brun souriait. 88 La couleur du jour L’enfant ne s’expliquait pas la querelle. Il était impossible qu’un drame éclatât pour si peu, pour un chien errant, pour une remarque enfantine. Cependant son père demeurait sur le qui-vive, les poings serrés. C’est presque avec soulagement que le gosse écouta le brun proférer une menace. Il s’agissait bien d’une intimidation : — Si vous faites un mouvement, je vous brise la colonne vertébrale. Manu n’en voulait à personne. Il aspirait seulement à partir tranquille. Sa réflexion lui avait échappé tout à l’heure. Sincèrement, il avait cru la murmurer à part soi, il avait cru se parler à lui-même, sans articuler. Le type ne bougeait plus. Son petit lui donnait la main. En partant de suite, Manu préserverait la dignité du grand. Il repris son chemin. — T’as vu, fiston, il s’est tiré sans demander son reste ! Manu n’avait pas parcouru trois mètres. Le père et le fils avaient leur vie à mener ensemble quelques années encore. Le vieux en connaissait l’insuffisance. L’expérience lui dictait de panser les écorchures au plus vite, pendant qu’il en était temps. — Alors, fiston, lequel tu veux ? Le plus dur, pour Manu, avait été de ne pas se retourner. Il aurait volontiers opéré un demi-tour, il serait bien revenu sur ses pas pour gifler l’imbécile. § 17 heures. Les bureaux, les écoles déversaient leur monde sur les trottoirs. Mis à part le martèlement des semelles, le froissement des tissus, les gens ne bruissaient pas. Jamais encore Manu ne s’était avisé que la foule quotidienne fût à ce point aphone. C’en était fantastique. Soudain une explosion. Son corps tremble. Et aussitôt une brûlure au côté gauche. Il regarde. Il est au milieu de la chaussée. Debout. Il n’a plus sa veste. Il n’a plus sa chemise. Son bras, une partie du tronc et sa jambe ont disparu. Il vacille. Il entend hurler. Des cris d’hommes. Des cris de femmes. Des cris qui n’ont plus rien d’humain. Il se sent tomber. Il parvient juste à se dire : — J’ai mal... La vitre est brisée. Et tout de suite, il sut que sa vie d’homme ne lui pèserait plus sur les épaules. Son calepin rouge gisait à quelques mètres de lui. On s’active autour de lui en parlant d’attentat à la bombe. Il se souvient d’un gosse donnant la main à son père, d’un chien errant. Il n’a pas le temps de prendre peur pour eux. 89 La couleur du jour Un peu plus tard un médecin s’est penché sur le cadavre de Manu. — Celui-là n’a pas su ce qu’il lui est arrivé : il est mort sur le coup. La jambe, là-bas, doit lui appartenir. Pour le bras, faudra voir. C’est Pierrot Lenormand qui ouvrit la porte à la police. Il n’avait pas quitté le logement comme entendu. C’était prévisible puisque lorsque Manuel était retourné chercher les tracts, Pierrot dormait encore sur la banquette. Madame Gillou pleurait, en retrait derrière les agents en uniforme qu’elle avait guidés jusqu’à l’appartement du huitième étage. 90 La couleur du jour Deuxième partie 91 La couleur du jour Novembre. Mardi matin. 4 heures 30. Bonjour ami lecteur ! Etonné, non ? A peine parvenu à la moitié du livre et le copain Manuel part en cendres (appréciez le jeu de mots). Je ne voudrais pas attiser (encore une plaisanterie, une !) plus longtemps votre impatience. Je viens donc d’assassiner Manuel Cendre. Il m’encombrait, je m’en suis défait. Un petit attentat bon chic bon genre et pfuitt : plus de personnage, plus de livre. Qu’avais-je encore à offrir à Cendre ? (à feu Cendre, allais-je écrire par boutade). Des souvenirs. Et quels souvenirs puisque je ne suis pas Manuel ? Il est de moi, je ne suis pas lui. Je l’ai bâti grand, brun et calme. Ainsi, la moindre de mes anecdotes devait s’adapter à cette virilité tranquille, quitte à tordre le cou à certaines vérités moins glorieuses. Que pouvais-je donc y gagner ? Mon histoire remodelée, enjolivée peut-être, une approche de l’art et le besoin impérieux d’aimer mon enfance, d’accepter mes racines. Sans doute avais-je également à digérer la somme de petites lâchetés amoncelées en chapelet de loin en loin et de m’octroyer en cela une stature plus grande que nature. Cependant, je n’ai pas tenté de tricher délibérément : le mensonge s’est inséré de luimême. Je n’ai pas choisi. J’ai obéi au papier. Je partais pour écrire telle ou telle scène et, au fil des mots, l’anecdote se transformait. C’était plus fort que moi. J’ai l’impression de sortir d’un voyage que je ne contrôlais pas. On croit observer sa vie, mais c’est elle qui nous regarde la plupart du temps. On ne maîtrise pas notre 92 La couleur du jour inconscient, ce grouillement souterrain, alors il prend ses aises et tire les ficelles plus souvent qu’à son tour. Aussi, ce livre, ne l’ai-je pas conçu comme je l’avais imaginé au départ. Il m’a échappé. Je l’assume tout de même. Seulement je ne peux pas m’en vanter. Je ne le peux plus. C’est ma notion idyllique de l’individu et de la liberté qui en prend un coup. La vérité est tellement plus simple, tellement plus terre-à-terre, si différente. Elle se borne à ce fait que j’ai reçu des gènes, une culture ; le mélange a produit ma personnalité. La liberté, c’est ce que je sens lorsqu’on empêche ce mélange d’être à sa manière et non le mélange conséquence de la liberté. On ne peut plus banal, on ne peut plus vrai, ni moins nu. Ce n’est pas Marcel Pingam qui me contredira ! Marcel était un type très doux qui pour rien au monde n’eut pris la vie d’un autre homme. — Il n’a pas dix sous de méchanceté, disait de lui Agnès, sa femme, et il est toujours à siffloter ou à fredonner un air. Il a aucun tracas ; on peut pas dire que la vie soit longue pour lui. Cependant elle s’inquiétait pour son Marcel, en cachette de lui, en semaine surtout, lorsqu’il partait sur les chantiers où il travaillait comme plâtrier. Jamais Agnès ne manquait de se lever tôt le matin et de déjeuner avec Marcel. A eux deux, ils ne totalisaient pas quarante ans. Il descendait le premier à la cuisine. Quand elle le rejoignait, les bols étaient posés sur la table, les tartines coupées et beurrées. Tous deux s’asseyaient côte à côte sous la lampe. Agnès observait Marcel à la dérobée. Elle l’examinait en coin, les sourcils froncés, appréhendant de découvrir un mauvais signe dans l’attitude de son mari, une trace quelconque du destin. Ce n’est pas qu’elle doutât de la soudaineté du sort — après tout, vivre ne va pas sans surprise — seulement, à fréquenter Marcel, elle avait fini par se demander si la bonne ou mauvaise étoile ne plantait pas ses griffes dans ses victimes bien avant de se déclarer ouvertement. Et c’est essentiellement dans les yeux doux de Marcel qu’elle cherchait l’empreinte du malheur. Elle avait peur pour lui. Elle avait peur car Marcel cumulait un lot anormal d’accidents, car il ne s’écoulait, pour ainsi dire, une semaine sans qu’il se blessât plus ou moins gravement. C’est bien simple, le moindre revers lui revenait de droit. Agnès parlait d’une fatalité qui aurait sa source dans la drôle de réaction de son Marcel à la mort de son grand-père, alors qu’il n’avait que 5 ans. “Allez savoir ! Après tout tellement de bizarreries nous viennent dont ne sait où.” On avait annoncé au petit le décès du pépé. Personne n’avait songé à lui fournir d’explication, on lui avait juste dit que le grand-père était mort et enterré. Le gosse ne posa aucune question, il ne pleura pas, non plus. Seulement moins d’une semaine après, le petit Marcel se mit à creuser des trous un peu partout dans le jardin et dans les champs environnants. Il cherchait son grand-père, il voulait le déterrer. 93 La couleur du jour Quand on lui montra la tombe de son pépé bordée de caveaux, il dit : “Mais alors pépé n’est pas seul, il peut bavarder autant qu’il veut !” Fini, Marcel n’en parla plus, ni du grand-père, ni des trous, ni du cimetière. Mais pour Agnès une telle histoire ne laissait pas sans séquelles. Elle avait certainement à voir dans les nombreux accidents de son mari. Ceux du quartier qui voyaient le plâtrier partir de bon matin, heureux de vivre, s’étonnaient chaque fois qu’une ambulance ou une voiture le ramenait estropié à la maison. Au début, ils en parlaient sans insister : — C’est normal, Marcel est tête en l’air ! Et puis, à force, tout le monde y a regardé de plus près. En définitive, on ne connaissait pas Marcel, pas vraiment. Chacun bavardait avec lui, s’enquérait de sa santé en bon voisinage, mais aucun ne prêtait réellement attention à sa personne. Et le plâtrier avait le regard si bienveillant, d’une telle candeur, si enfant, qu’à chaque mauvais coup ceux de la rue Carnot éprouvaient un vague sentiment de malaise, à peu de chose près le remords et la stupeur qu’ils eurent en apprenant qu’un gosse du coin qu’ils regardaient à peine fût victime de sévices. Aucun n’était pourtant coupable. Simplement ils ne pouvait rien pour Marcel. Qui le premier décela quelles forces poussaient le mari d’Agnès à se blesser, à se détruire ? Je ne m’en souviens plus ! Le médecin de famille, je crois. Ce soir-là Marcel n’est pas rentré chez lui. On a vu son patron garer en hâte la camionnette de l’entreprise le long de la maison et franchir le seuil en courant. De la fenêtre de la cuisine ma mère a lancé : — Tiens, il est encore arrivé des déboires à Marcel ! Ensuite tout a été vite. Agnès et le patron sont montés dans la camionnette, monsieur Germain, le voisin immédiat du jeune couple, est sorti sur le pas de la porte au moment où le véhicule descendait du trottoir dans un grincement de ressorts. A l’attitude de monsieur Germain, ma mère comprit qu’Agnès avait pu lui parler par la vitre de la portière. Elle sortit à son tour, pour aller aux nouvelles comme elle disait. Madame Garcia, qui n’était plus la même depuis la mort de son mari, était là également, triste et petite, l’œil mouillé, toujours près de pleurer à la moindre émotion. — Depuis que mon Vénancio est parti, je ne suis plus qu’un nerf, s’excusait-elle, sa mort m’a mangée aussi. Monsieur Germain se tenait droit. Il était emprunt de l’importance de ceux qui seuls détiennent l’information. Ma mère, madame Garcia le fixaient, pendues à ses lèvres. — Cette fois, c’est grave. Il n’en savait pas plus. Agnès ne revint que vers 22 heures. Le docteur l’accompagnait. Ils sont entrés tout droit dans notre petite cuisine vert-eau, maman a fait le café, madame Garcia a sorti les tasses. Là, le médecin nous expliqua que Marcel n’était pas plus sujet aux accidents que 94 La couleur du jour quiconque. Par sujet aux accidents, il entendait malchanceux. Pour lui, le mari d’Agnès ne manquait pas de veine. En fait, Marcel allait au devant des catastrophes. Il les cherchait inconsciemment. Et cette quête éperdue, cette attirance viscérale, vertigineuse, vers le malheur venait de lui coûter une jambe. Le docteur ne disait pas que Marcel voulait mourir. Le praticien penchait plutôt pour un appel aux secours, pour un de ces cris poignants dont le jeune plâtrier ne devinait pas l’existence ancrée en lui. Le mari d’Agnès avait si peur de vivre qu’il se réfugiait dans la maladie, probablement pour être pris en charge comme le sont les patients. Sous des dehors joyeux, Marcel était hanté, hanté par un besoin terrible d’affection, hanté par un besoin sourd d’être protégé, d’être aimé. Et peut-être que les trous que les blessures perçaient dans son corps s’apparentaient à tous ces trous qu’à 5 ans il creusait au hasard dans le jardin et dans les champs pour trouver son grand-père. Agnès avait peutêtre vu juste, elle l’aimait assez pour cela. En somme, cette tendresse, cette protection que Marcel cherchait obstinément étaient sa condition, son impératif, pour tenir le coup, pour durer. En ne les trouvant pas, il perdait ses garde-fous, il se perdait. Son bien-être était à ce prix. Il l’ignorait lui-même. Non ! Marcel n’a pas construit de plein gré son personnage suicidaire. Il s’est imposé à lui. Le plâtrier de la rue Carnot s’est juste découvert tel quel, éberlué, perdu, aussi ballotté qu’un naufragé qu’on n’attend plus et qui fait la planche pour rassembler des forces de plus en plus rares, des forces ténues qu’il puise involontairement en lui, des forces qui ne sont que des sursauts venus d’une réserve inconnue, peut-être tarie, et qui le maintiennent à peine à flots dans un monde sans halte, sans rivages, tout en remous et glauque. Et bien voilà l’univers que Marcel arpenterait désormais sur une seule jambe. Une différence toutefois, il composerait avec la réalité, il imiterait les hommes qui ont fini par assimiler leur impossibilité de voler librement dans les airs, les civilisations qui ont appris les lois de la gravitation et qui s’en servent à leur avantage sans jamais parvenir à s’en libérer. Comme eux, il saurait dorénavant, et sa conscience serait sa cicatrice et sa blessure son moignon. Qu’est devenu Marcel ? Vit-il encore ? Agnès lui offre-t-elle toujours son bras ? Ce matin je lui ressemble et je me le rappelle. Si je dédiais ce livre à quelqu’un je penserais aussitôt à Marcel. Je songerais en outre à tous ces gens amenés soudainement à considérer leur vie sous un angle angoissé et douloureux, fussent-ils ou non à la hauteur de leurs souffrances. Juste une question : Comment le plâtrier percevait-il tous ces êtres engouffrés dans le malheur ? Comme moi, je parie ! Voûtés, pareils à des fleurs qu’on a oublié d’arroser. Ils peuvent bien courir en tous sens, trottiner à leurs affaires, se lever le matin, traverser leurs journées l’air de rien, s’endormir seuls ou près d’un corps intime, s’appeler madame Garcia et pleurer son Vénancio, Agnès et Marcel Pingam et buter contre l’infortune à l’âge des illusions, Toussaint et se jeter dans le feu pour se sentir vivant un soir de la Saint-Jean, Marie et s’asphyxier dans l’amour, dans l’adultère auprès d’un adolescent, madame Leroy et s’accrocher à un ancien soupirant abruti d’alcool pour défendre sa nichée née d’un autre lit tout aussi malchanceux. 95 La couleur du jour A leur échelle, à leur manière, ils subirent tous les maux de la terre ; en basculant dans la maladie, dans la solitude, dans la mort, dans l’adversité, ils entrèrent dans le choc, dans le traumatisme, dans l’incertain. Du jour au lendemain, ils furent dépassés, engloutis sous la vie, sous leur quotidien qu’ils croyaient pourtant posséder sur le bout des doigts. Brutalement, il leur est arrivé ce qui n’arrive pas en principe aux poissons, ils se sont noyés dans leur élément, ils ont perdu pieds au cœur même de leurs habitudes. Et ce n’est pas eux qui ont changé mais leur univers, ses valeurs, ses significations, ses jalons ; la preuve ! Ils avaient mal où ils attendaient leur douleur en pareils cas. Seulement ils ne supposaient pas l’intensité de cette souffrance, la peur qui l’accompagnerait, l’hébétude qui s’en suivrait. Du coup, ils ont perdu tout contrôle, le monde a cessé d’être à portée de leur entendement, ils ont compris qu’ils n’étaient pas à sa mesure. Aussi, madame Garcia, Agnès, Marcel, Toussaient, ma petite Marie, madame Leroy ont courbé l’échine ; quelque chose s’est cassé en eux et ils se sont affaissés comme ces fleurs que l’on a oublié d’arroser. Au fond, ils traînent en eux le drame qu’affrontent les oiseaux de mer volant tranquillement au-dessus d’une marée noire. Tant que les goélands ne plongent pas dans l’eau souillée, ils ignorent le nouveau visage de la nature. Soudain ils piquent vers l’océan... Il faut voir l’épouvante de ces animaux mazoutés au sortir de l’eau, leur plumage englué, leurs ailes en croix, leur regard terrifié ! Eux non plus ne réalisent pas ce qui leur survient. Si le cas échéait, je leur dédierais à tous, hommes et bêtes, ce livre que j’ai souhaité sans pitié. Je sais ! La misère est loin d’avoir percé toutes ses dents. Je sais ! Elle en mangera encore des madame Garcia, des Marcel, des Toussaint, des Marie et Agnès. Je sais ! Eux aussi se laisseront plus ou moins abattre, et j’en souffrirai. Des millions et des millions d’humains acceptent bien de vivre dans la pauvreté et le dénuement tout en engraissant des riches qui sont bien moins nombreux qu’eux. Je ne leur en veux pas. J’attends qu’ils se réveillent. J’ai déjà tellement patienté ! A commencer par mon espoir que mon père se secouerait un jour, qu’il percerait enfin les mécanismes qui l’acculaient à se traîner dans cet espace réduit et indécent qu’il faut bien appeler sa vie. Mais la présence d’esprit lui a fait défaut pour s’insurger. Mais la mort a pris papa de court. Et son errance sur terre, il l’a passée dans cette petite bulle environnementale que lui consentaient par intérêt des maîtres du monde qui jouaient avec son sort sans même daigner savoir qu’il existe. Souvent, je pense à papa. Sa silhouette fatiguée, ses yeux noirs et doux, son nez à demi mangé par le chien du Bijou-Bar me restent en mémoire. Aussi incohérent que cela puisse paraître, je ne dissocie pas son image de celle de Fernande Maheux, cette femme qui m’adressait toujours un sourire mais à qui je n’ai 96 La couleur du jour jamais parlé, cette femme dont les bras enlaçaient mon père derrière la petite porte violette à l’angle de la rue de l’Abreuvoir et du Chemin des Dames. Je jurerais, sans me tromper de beaucoup, que Fernande fut en quelque sorte la seule révolte de papa contre la force des choses, son unique tendresse pour l’autre sexe. Chaque fois qu’il rejoignait Fernande, il se rebellait contre son destin, contre la vie qu’on lui menait, contre ma mère, contre ceux de la rue Carnot, contre le quartier, contre la ville... J’imagine aisément sa reconnaissance et son respect pour cette femme qui osait lui procurer du bonheur en marge de tous. Au moins, personne n’avait son entrée dans leur petite histoire, du moins le croyaientils, du moins je le suppose. Je ne pense pas que Fernande ait exigé de mon père qu’il cessât de boire. Elle l’a pris comme il était. D’ailleurs, papa n’avait pas l’ivresse méchante. Il buvait juste pour se soutenir. Surtout, elle devait bien se douter que, désintoxiqué, il n’eût tenu le choc que le temps de la convalescence, le temps pour son entourage de considérer sa fragilité, de l’épauler, puis de l’abandonner à lui-même dès qu’il l’estimerait guéri. Rendu à la réalité, la vie lui serait immédiatement devenue un enfer. N’ayant pas l’envergure pour faire front, papa aurait succombé de nouveau, de plus belle. Et c’est plus malheureux qu’avant, en vaincu, qu’il aurait passé ses journées entre deux vins. Fernande devinait sûrement cela. Alors, elle est venue vers lui dénuée d’exigences — car on ne m’ôtera pas de l’idée que c’est elle qui a choisi mon père, que c’est elle qui, tout doucement, avec patience, avec naturel, a conduit papa à conquérir ses faveurs et à creuser son lit sans que ni l’un ni l’autre ne puissent y voir à mal. En somme Fernande a aimé mon père pour lui-même. Elle ne l’a pas incité à jouer un personnage au-dessus de ses forces, elle ne lui a pas demandé d’être un arbre. Ainsi, pour la première fois, peut-être, papa s’est-il reposé sans honte de sa condition d’homme ? Si j’osais, aujourd’hui, je remercierais cette femme. Je la remercierais pour tout, essentiellement pour ce visage attendri de femelle regardant partir son homme que je lui ai vu poser sur mon père alors que je regagnais le chemin de l’école sur le coup de 13 heures. Cet après-midi-là, en un instant, j’ai mesuré la chance que papa et Fernande essayaient de se donner. C’était une chance de jeunes fous, une chance sans but précis, feutrée, chaude, floue, une de ces occasions qu’on empoigne parce qu’elle se présente mais qui ne mène pas obligatoirement quelque part, un de ces espoirs vif de devenir soi-même et libre en prenant la main de quelqu’un parce qu’on respire, parce qu’on désire les mêmes choses en même temps que l’autre et qu’on oublie qu’entrer dans sa peau c’est admettre que l’on vit que l’on meurt à son propre rythme, autrement dit : seul. Cette chance, c’était l’amour. Sur le moment, jeunesse oblige, je n’ai pas saisi cette quête de l’impossible, ce petit miracle touchant tous les amoureux du monde, cette sensation fantastique de se reconnaître dans l’autre et de balayer sa solitude originelle. Simplement, je me suis senti exclu de leur monde, rejeté par mon père. De là me venait sans doute ma mélancolie dès que j’abordais la rue de l’Abreuvoir et qu’apparaissait la maison à la petite porte violette de Fernande. 97 La couleur du jour Au fond, je ne comprenais pas que mon père m’écartât d’un pan entier de sa vie et pût m’en donner un second en partage. Ce cloisonnement me semblait absurde, d’autant plus idiot que tout le quartier connaissait sa relation avec Fernande. On n’en parlait pas à la maison. Papa, maman et moi procédions comme si chacun n’avait qu’une vie et la mettait intégralement en commun. Nous faisions en sorte de demeurer égaux à nous-mêmes. Et il n’était pas facile de nous taire, à l’étroit dans notre petite cuisine aux murs vert-eau. Nous n’avons jamais autant écouté la T.S.F. qu’à cette époque. Un soir ma mère explosa : — Vas rejoindre ta putain ! Ce fut plus fort qu’elle. Le plus navrant, c’est qu’elle ne se défoulait pas. Au contraire! Maman enrageait contre sa réaction, contre son cri. Elle s’en voulait d’accorder de l’importance à l’escapade de papa. En fait, les silences de maman ne devaient rien à la pudeur ou à une jalousie rentrée. Par son indifférence, ma mère laissait entendre à papa qu’il n’était rien en dehors du mariage, que son accouplement extra conjugal ne comptait pas. Plus subtilement, selon maman, les époux se devaient sans restriction à leur union : ils respiraient, ils travaillaient pour leur couple, pour leurs progénitures ; elle était mère au foyer, mon père était chef de famille ; ni l’un ni l’autre n’avaient lieu d’être autre chose. Ils n’étaient quelqu’un qu’en regard de la maison. Le reste s’apparentait aux commérages, à l’abstrait, aux simagrées politiques ou culturelles du moment. Mais voilà qu’elle craquait, et voilà que Fernande et papa prenaient ensemble de la valeur, voilà que le mari de ma mère se mettait à exister indépendamment d’elle, en marge de ses principes. Elle ne comprenait plus. Et, ni plus ni moins que ceux qui perdent pieds, elle hurlait, lançait des méchancetés : — C’est pas ta putain qui lave ton linge et te prépare à manger ! Papa baissa la tête. Il ne prit pas la défense de Fernande. Moi non plus. Pourtant je savais que cette femme nous nourrissait depuis quinze jours, ou plutôt j’avais entrevu cette possibilité, par hasard, la veille, en rentrant de l’école. Ce vendredi après-midi, rue de l’Abreuvoir, j’aperçus la silhouette de mon père derrière la fenêtre aux rideaux brodés de chez Fernande. A cette heure de la journée, papa aurait dû être à son travail. Fernande était assise, le visage tourné vers la rue. Surpris, nous nous regardâmes. Au souvenir, il me semble que je me suis arrêté de marcher. Les yeux de Fernande ne marquaient aucune ironie, aucune tristesse. Ils étaient calmes. Visiblement, cette femme ne voulait de mal à personne. Elle ne versait pas dans la haine, dans le facile. Elle devait se contenter de petites joies quotidiennes et craindre la vie à ciel ouvert sur la place publique. En définitive, je pense que son adultère avait tout de l’accident. Fernande a levé la tête vers papa, ses lèvres ont remué. Lui, je ne l’ai pas vu regarder à la fenêtre, je ne l’ai pas vu sortir, non plus : j’étais trop subjugué. J’ai juste senti sa présence. Il se tenait sur le perron. Nous étions aussi gênés l’un que l’autre. Je me suis 98 La couleur du jour approché, mon cartable en bout de bras. De nous deux, papa était le plus près de pleurer. Il me fixait. On devinait Fernande derrière la porte violette. — Elle est pas méchante, fiston. Fernande et moi, ça s’est fait comme ça... c’est presque comme si on l’avait pas voulu. J’ai du mal à expliquer. Je parle un peu n’importe comment, mais je dis pas n’importe quoi. Les mots viennent pas. Il faut comprendre, avec elle j’ai pas honte de mon nez, j’oublie même qu’il en manque un bout. Ça doit tenir à ses yeux : il y a pas de nez coupé dedans ; Ils me voient autrement, et moi je crois à ce qu’ils voient. Il y a aucune vilenie dans notre histoire. Ainsi, son nez tronqué le travaillait ! L’image de papa à quatre pattes face au chien sous une table du Bijou-Bar me revenait. J’étais loin de songer qu’une telle sottise écorcherait également son âme ! Comme il était pitoyable ce père se justifiant face à son gamin pas encore sorti de l’adolescence ! — Surtout, te tracasses pas, fiston : je rentrerai toujours à la maison. D’ailleurs Fernande voudrait pas qu’il en soi autrement. Tu te demandes ce que je fais ici à cette heure ? Eh bien ! Je suis en grève. Il y aura 15 jours demain qu’on a tous arrêté de travailler au garage. Aujourd’hui c’est pas tour d’occupation du garage, alors je suis ici. Il faudra rien dire à ta mère. J’aurais dû m’en douter : ses mains devenaient nettes, le savon avait enfin raison du cambouis incrusté dans sa peau. J’avais noté la blancheur soudaine de ses doigts, de ses paumes, mais sans plus y réfléchir, sans chercher au-delà. — Tu as remarqué, toi aussi ? Il contemplait ses mains, dérouté par leur nouvel aspect, surpris qu’on pût y prêter une attention que lui ne leur portait pas. Il les observait, aussi étonné qu’un enfant découvrant son corps et perçant le secret de son image. — C’est Fernande qui m’a dit qu’elles devenaient blanches. Heureusement que ta mère s’en rend pas compte. Brusquement, papa se mit à inspecter la rue, à épier le moindre bruit de pas, à scruter les fenêtres avoisinantes. En évoquant maman, il réalisait sa propre légèreté, il mesurait l’incongruité de sa présence tranquille sur le perron de la petite maison de Fernande. — Il faut que tu rentres, fiston : on pourrait nous voir. N’oublies pas de rien dire à ta mère. Je ne suis pas rentré directement. Avant de mentir à ma mère, je décidais de parler avec monsieur Garcia. Car un homme qui avait fait la guerre d’Espagne, qui avait bataillé sous le soleil du désert, dans la neige des sierras, qui s’était battu dans les rues de Madrid, qui avait laissé derrière lui un frère fusillé sur une chaise, les jambes brisées par la torture, qui avait traversé une seconde guerre pour venir vivre doucement dans une petite maison d’un quartier de France et parler sans jamais élever le ton et en roulant les “r” ne pouvait trahir un secret. Car forcément un homme de cette trempe n’entretient pas avec la détresse et le chagrin une relation compatissante. Il ne respecte pas la misère, il n’encense pas la douleur. Il les bouscule. 99 La couleur du jour J’entends encore Vénancio me parler avec cet accent espagnol qui fera longtemps ma voix et ma notion du secours, je revois toujours la petite madame Garcia me préparant un lait chaud et trottiner autour de nous dans un bruit de pas, de bol et de cuillère, je n’oublie pas leur application à créer un climat propice à remonter le moral d’un garçonnet poussé un peu n’importe comment dans leur rue, je me rappelle leur mal à étouffer mon désarroi. — Bois ton lait tant qu’il est chaud. On discutera après. — Papa est en grève depuis 14 jours, monsieur Garcia. Il passe tout son temps chez Fernande. Vénancio m’expliqua que les gens ne voulaient pas faire grève, qu’ils ne désiraient pas se révolter, mais qu’ils étaient amenés à s’insurger parce que le corps refuse de se priver au-delà d’un certain seuil, parce qu’il rejette la souffrance et l’angoisse du lendemain. — Il faut pas appeler ça de la dignité, petit. C’est plus fort, c’est plus vital, plus primitif. C’est un rejet naturel. Ça n’a rien à voir avec la morale. C’est la même chose que pour les rats : si tu les poursuis, tant qu’ils le peuvent, ils fuient. Acculés dans un coin, il ne faut pas entrer dans leur limite d’espace ; passée cette frontière invisible, ils t’attaquent par instinct. Et bien, pour les humains, c’est pareil. Tu vois, c’est la vie qui commande. J’imaginais papa au prise avec son patron, au prise avec la communauté, coincé dans un angle, en proie à une douleur, à une pulsion balayant sa soumission habituelle à l’ordre établi. D’autres millions de malheureux se débattaient probablement de cette façon un peu partout dans le monde. Je découvrais que la plupart des revendications sociales sont d’origine biologique. Madame Garcia ne trottinait plus. Elle était assise à notre table, en bout de chaise. Ses pieds ne touchaient sûrement pas terre. Son mari parlait, elle hochait la tête, lançait de temps en temps des phrases : — Le petit connaît la vie trop tôt. Fais attention à ce que tu lui dis, Vénancio. Il va croire qu’il n’en a pas fini d’avoir mal. Il faut pas le paralyser. Mais monsieur Garcia continua de parler. Il m’apprit qu’un gréviste ne gagnait pas d’argent. Or, le samedi précédent, papa avait déposé sa semaine sur la table de la cuisine. Je voulus savoir si monsieur Garcia lui avait prêté de l’argent. Il me répondit calmement : — Non, puisque ton père ne m’en a pas demandé. Il ne restait que Fernande pour avoir avancé le salaire de mon père. — Alors, c’est Fernande, monsieur Garcia. On est vendredi ; elle lui en donnera encore demain. J’ai pleuré à ce moment. Je n’avais pourtant pas de raison de sangloter puisque j’étais au chaud chez les Garcia, puisque Fernande s’avérait être une bonne fille, puisque papa m’avait juré qu’il rentrerait toujours à la maison, qu’il ne nous quitterait pas, puisque ma mère... 100 La couleur du jour La petite madame Garcia a reniflé, elle aussi. Mais sans hoquet. En s’essuyant les yeux du bout de son tablier. Et longtemps j’allais croire que les adultes pleurent ainsi, silencieusement, comme une blessure qui s’écoule. Désormais, après chacune de mes crises de larmes, j’attendrais que le chagrin mouillât simplement ma figure. Il me semblait que cette dignité dans le malheur s’acquérait avec l’âge. Aujourd’hui, j’ai 43 ans et je n’ai rien à pleurer. J’ignore si dans la peine mon être coulerait à flots ou se contenterait de suinter. Peut-être regarderais-je ailleurs, le visage tuméfié, les lèvres gonflées ? Je n’en sais rien. Pas plus que je ne sais vraiment pourquoi j’ai pleuré chez les Garcia. Pas plus que je ne sais pourquoi j’ai laissé ma mère insulter Fernande sans réagir le lendemain soir — Papa venait pourtant de déposer pour la deuxième semaine l’argent de sa maîtresse sur la table de la cuisine. Par désarroi sans doute. J’ai pleuré par désarroi chez les Garcia, je me suis probablement tu pour la même raison chez mes parents. Du reste, papa et maman n’y auraient rien entendu. Il leur aurait fallu marcher hors des sentiers battus pour comprendre. Et ils ne sont jamais sortis du cercle de leur vie. Ils n’ont eu que les révoltes qu’il fallait avoir, que les pensées de mise, que les joies envisageables, que les écarts de conduite convenus : ils ont fais les fous aux carnavals ou les jours de fête, joué les boute-en-train aux repas de noce, chanté aux baptêmes, râlé contre l’injustice, passé aux urnes et leurs rêves à tabac par la même occasion, affecté un respect religieux aux enterrements, applaudi la chance. Au fond, papa et maman n’ont jamais bougé que dans la latitude de leurs personnages, qu’au sein de leur rôle social. Comment ont-ils procédé pour s’imaginer vivants à part entière ? Je me le demande encore. Est-ce de ce jour que je me suis mis à chercher l’homme et la femme terrés derrière mon père et ma mère ? Là, non plus, je n’en sais rien. Je ne sais plus. § Fernande n’a pas assisté aux obsèques de papa. Elle n’a pas suivi le convoi, si ce n’est en pensée depuis sa petite maison, du moins je le soupçonne. En vérité, je n’imagine pas la vraie femme de papa le laisser partir sans le saluer. Le lendemain de l’enterrement, elle portait le deuil. Certains l’auraient souvent vue se recueillir sur la tombe de papa, debout, toute en noir. Paraît-il aussi qu’à la fête des morts, chaque année, Fernande posait un pot de chrysanthèmes sur son perron, près de la porte violette. Je ne suis pas plus sûr de cela que du reste. 101 La couleur du jour Je suppose seulement que, par la barrière que je dresse entre les gens et moi, je refuse d’endurer les tourments et la mort des autres comme j’ai souffert de l’existence empoisonnée et de la disparition de papa. Je suis seulement sûr que je n’ai que trop appris qu’aimer implique le risque d’être dépossédé. Résultat : “ Les gens sont là. J’ai besoin d’eux, ils ont besoin de moi. Je ne les approche pas audelà de cette nécessité. etc... etc...” § Ça y est ! J’ai fait le tour de la question, la grande, celle de mon identité. Pour cela je devais remonter aux sources. Je me le devais, du moins. C’était ma seule façon d’en finir avec Manuel Cendre : en franchissant de nouveau la porte d’entrée. Autrement dit, en revenant sur mes pas, en remontant le chemin de mon enfance. Hier soir, en me couchant, j’étais à cent lieues de trucider Manuel. Il s’attardait toujours rue des Frères Capucins. Le boulevard Jean-Jaurès n’existait pas encore, le petit cordonnier et le boucher non plus. Je ne me doutais même pas que j’allais les inventer. C’est vers 3 heures 30, ce matin, que tout s’est décidé. Dehors la nuit était noire. Je me répétais : — Il me faut le tuer ! Il me faut le tuer ! L’attentat s’est produit aux alentours de 4 heures 30. Au moins la disparition de Manu n’a pas traîné : une petite heure de cogitation puis d’écriture, et pfuitt. Cendre était fatigué, d’une lassitude procédant de la mienne. 7 heures 20. Je vais me coucher. § 16 heures. Mardi toujours. Un peu avant midi, j’ai déjeuné d’un morceau de pain, d’un bol de café. Je dois mon réveil au remue-ménage dans le logement voisin. L’appartement 118. Celui de droite en regardant ma porte depuis les communs. 102 La couleur du jour Son occupant s’est suicidé. Il y a quelques mois, sa femme décédait d’une longue et douloureuse maladie — je parie pour une leucémie. Ils ne comptaient pas plus de 25 printemps chacun, si l’on peut parler de printemps à leur sujet. Le garçon ne s’est pas donné la mort dans l’immeuble. Aux dires de madame Gillou, la concierge, il a regagné sa région natale dans le but de se détruire : — Il a fait comme les éléphants, il est rentré chez lui pour mourir. A mon sens, il est plutôt parti chercher du réconfort auprès des siens. Il comptait sûrement atténuer son chagrin au sein de sa famille. Il n’y a probablement pas trouvé la paix. Alors, pris de panique ou désespéré, il s’est pendu. Il ne savait peut-être plus à quel saint se vouer, et il lui restait à entreprendre le plus dur quand on a tout perdu : vivre. On l’aurait découvert accroché au poteau du fil à linge, au fond du jardin. Il avait désarmé. Tous les bébés utilisent une énergie formidable pour venir au monde. Pourquoi la vitalité de certains se délite-t-elle si vite ? A mon avis, le jeune homme n’est pas retourné volontairement à sa terre natale. Il est juste retourné à la terre. Les racines n’ont que faire dans cette histoire, pas plus que les cimetières d’éléphants n’ont de réalité.. J’aimais bien ce garçon. Sa femme, je ne l’ai rencontrée que rarement. Je pense qu’elle méritait son mari, qu’ils se méritaient l’un l’autre. Un monsieur d’une cinquantaine d’années, le père du garçon, supervisait le déménagement. Il était vêtu de noir, il avait l’air hébété. Il ne pleurait pas, en tous cas tout à l’heure, lorsque j’ai ouvert ma porte pour comprendre d’où venait le remue-ménage. Sa mâchoire tremblait. Les déménageurs évitaient son regard, passaient près de lui avec d’infinies précautions, chuchotaient leurs ordres, soulevaient le moindre meuble comme s’il s’était agi du cercueil de la fille ou du garçon. Ils n’échappaient pas à la tristesse de l’homme. Je l’ai salué de la tête. Il a baissé puis ouvert les paupières en signe de politesse. Derrière l’une des portes du palier, une radio diffusait des chansons. Des claquements de portes, des voix assourdies, des bruits de pas résonnaient dans la cage d’escalier. Des cris d’enfants montaient de l’école encadrée d’immeubles que brouillassait le ciel gris. La ville nous parvenait en rumeur. Le père du jeune homme, emmuré dans sa douleur, n’entendait rien apparemment. Ma porte refermée, je me suis senti désœuvré. J’ai préparé le café sans entrain. Il est des familles où dès le matin l’arôme du petit déjeuner porte à vivre. Ma cuisine n’exhale rien. La tendresse doit y être pour beaucoup dans les maisons. Chez moi, une chienne ne flairerait pas ses petits. Elle chercherait ses progénitures par le couloir, les placards, rendue à la simple faculté de ses oreilles, de ses yeux doux. Je balaie, je lave. N’importe qui atteint à la propreté. Moi, j’aseptise. A tuer l’amour. J’achète des fleurs sur le marché ; il m’arrive de penser qu’elles se dépêchent de libérer leur senteur au dehors et me semblent toujours désolées entre mes murs. Du reste, leur parfum n’embaume pas. 103 La couleur du jour Chez la vieille dame aux chiens l’odeur doit aussi s’apparenter au strict nécessaire : à la survie de la bête. Il faut vivre : elle se nourrit ; le fumet appétissant n’entre pas en jeu ; le plaisir olfactif n’a que faire dans cette opération de simple survie. J’ai revu la vieille femme passer la place dans son manteau bleu. Les deux chiens vadrouillaient le long des bâtiments. Ils s’inquiétaient par intervalle de leur maîtresse et se retournaient pour s’assurer de sa présence, mais sans marquer d’arrêt. La vieille dame ne les interpelle pas : elle marche, les chiens sont à leur vie. Elle ne leur fait pas payer d’exister. Cette vérité, émane de sa personne entière. Comme mes fleurs, cette évidence est inodore. Ces trois-là, aucun principe communautaire ne leur suggère de se nourrir d’un œuf ou d’un poulet, de se coucher à telle heure ou de s’engoncer sans faute dans un manteau bleu pour la vieille femme, de gambader obligatoirement de tout leur saoul pour les chiens. La vieille dame leur ouvre la porte ; le mécanisme de la serrure dépassant leur entendement, les bêtes réclament leur maîtresse pour entrer ou sortir. En pleine mer, tous trois partageraient le bateau sans plus de chichis. En pleine humanité, ils se laissent à leur coin de terre, à leur espace vital. Il pleuvait. C’était tout à l’heure. Midi n’était pas loin. La vielle dame revenait de ses courses et portait son cabas. Les chiens tournoyaient autour d’elle, longeaient les bâtiments auréolés de mouillé. De ma fenêtre, c’était féerique cette chevelure grise sur du bleu, cette tache blanche, cette tache noire cavalant à leur gré en jappant. Vu du huitième étage, la femme et les chiens ne pesaient pas grand-chose, à peine plus que ces microbes en mouvement sous l’œil du microscope, pas même leur poids d’échantillon de leur espèce respective. En bas, se mouvaient un fragment de l’humanité et deux spécimens de la gente canine. Subitement, les chiens se mirent à courir de plus belle. Leur gambade les menèrent loin sous les massifs de buis où ils disparurent. Restait la vieille dame. Elle avançait toujours du même pas. Sa tête dodelinait. Je me suis demandé jusqu’à quel point on pouvait lire dans sa chevelure grise, dans sa silhouette affaissée, son histoire, ses joies, ses peines, ses amours, et pourquoi pas, ses idées de jeunesse sûrement effilochées pour la plupart à l’usure. J’ai surtout entrevu qu’il ne subsisterait pas plus de traces d’elle après sa mort que de ces peuples primitifs évanouis depuis des millénaires sans avoir sculpté la croûte terrestre ou marqué leur empreinte par des écrits ou des peintures rupestres. Comme eux, ma petite vieille au manteau bleu s’est inscrite dans la vie sans l’écrire. A-telle seulement gravé son nom dans une écorce d’arbre ? Là, sous mes yeux, la vieille dame incarnait l’existence à l’état pur. Non ! Je ne me suis pas trompé : c’est bien un salut de vivant à vivant qu’elle me fit l’autre jour. § A midi dix, des 4 coins de la place surgirent des créatures attirées par leur repas. Ces corps au ventre creux, en route vers leur pitance, s’engouffraient dans des trous 104 La couleur du jour d’immeuble, coupaient au court par les pelouses, suivaient les allées, évitaient les flaques d’eau, marchaient en troupeaux, en couples ou solitaires. La pluie tombait en gouttelettes fines, rayait le paysage. Les épaules rentrées, le buste en avant, les silhouettes donnaient l’impression de flairer leur chemin. Un couple croisa la vieille dame au manteau bleu. Elle inclina la tête. Les deux autres lui répondirent pareillement. Que ces magmas organiques ensachés dans des peaux plus ou moins colorées communiquent entre eux me fascine ! J’en suis chaque fois enclin à croire aux miracles. Souvent, je les regarde procéder. Ils s’avancent l’un vers l’autre, s’observent, et soudain les deux trous qui leur servent d’yeux se plissent, leur enveloppe se déchire en un sourire ; certains vont même jusqu’à s’accoler à petits coups de baisers ou en se serrant ce que l’on appelle la main. Fréquemment, ils se séparent aussitôt. Parfois, ils s’attardent ensemble. Alors, ils émettent des sons, gesticulent sur place. C’en est magique, époustouflant ! Je ne m’en lasse pas. Le temps passe, mes 43 ans sont bien révolus, mais rien n’y fait : ces organismes mobiles, indépendants, autonomes, attachés et coupés du monde à la fois, ces organismes restreints, compactes mais infinis, ces organismes portant leurs 37° et leur circulation sanguine où bon leur semble, le squelette penché sur leurs petits et leurs ennuis plus souvent qu’à leur tour, me stupéfient. Plus que quiconque, la vieille dame au manteau bleu représente à mes yeux ces paquets tièdes remplis de vitalité. A cause de son aspect imperméable sans doute, à cause de sa solidité, de son allure toujours égale et de cette impression qu’elle donne de se diriger vraiment dans l’existence, de conduire sa vie. A penser qu’elle possède ce fameux aimant incrusté dans le crâne des pigeons voyageurs et qui leur permet de situer le nord, ou le sixième sens dont usent les poissons pour trouver leur cap dans l’immensité glauque des océans. Elle m’épate. Elle m’attendrit. Il y a encore quelques minutes, elle traversait la place. Sa chevelure blanche se balançait, argentée dans l’air gris, comme en suspension, et je me suis souvenu d’un morceau de mica brillant de soleil sur un chemin poudreux. J’avais six, sept ans. Une chaleur lourde pesait sur la campagne, les oiseaux volaient haut, des insectes invisibles crissaient, le vert de l’herbe des talus bordant les chemins creux pâlissait sous l’éclatante lumière d’été, sous le ciel cru, presque blanc. Le mica était là, éblouissant dans la poussière, plus minéral que les pierres. Le sang me battait les tempes. Je ne bougeais pas. Un moment, j’ai pensé à mes os, plus exactement, leur image s’est imposée, fugace mais nette. Pour la première fois ils ressemblaient à ces crânes, à ces fémurs, ces tibias que laissait voir la dalle fendue de l’ossuaire attenant à l’église SaintMaclou, à ces os noircis par l’humidité et que je n’apparentais pas vraiment jusqu’alors à mon squelette. Je connaissais déjà la constitution de ma charpente osseuse bien sûr, mais d’un savoir lointain, abstrait. Je ne dépassais pas l’idée. Maintenant, l’association entre ces fragments humains et mon ossature cessait d’être un jeu. Je détournais mon regard du mica. Sa luminosité dansait devant la prunelle de mes yeux, un peu à la façon de la chevelure argentée dans l’air gris. Je flottais dans le vague, le corps abandonné, l’intelligence usuelle dans les limbes, en errance après un bout de conscience échappée et que je ne devinais pas en plein sprint nocturne vers le fantastique des choses, vers leur signification mystérieuse, secrète, obscure. Et puis j’ai rattrapé ce morceau de lucidité fureteur et l’ai ramené à la surface en un éclair. Aussitôt, j’ai balbutié : — Je suis moi. S’ensuivit une torpeur, une lucidité amorphe, une douce envie de connaître à nouveau cette fulgurance, ce toucher inouï de la solitude, cette évidence presque palpable de n’être 105 La couleur du jour qu’un greffon humain plus ou moins pris, livré à lui-même, embarqué seul jusqu’à la matérialité hallucinante de la mort et qui achevait soudainement de s’égarer dans l’artifice dérisoire de la pensée commune. J’étais un individu. Papa avait encore son nez entier. Il était assis dans l’herbe, à quelques pas. Il n’avait pas l’air de savoir qu’il était lui. Je sentis cela préférable. Un de mes oncles, Raymond, était enterré de la veille. Sous prétexte qu’il fut serviable, d’un dévouement de saint, le ciel ne pouvait lui être inclément. Or, parti en mer un matin, tonton Raymond ne rentra pas le soir. Trois jours plus tard, la marée rejeta son cadavre tordu et rigide sur une plage de Kerlouan, contre les rochers noirs de goémon. On dut lui briser les membres pour le coucher de tout son long sur la table de la salle à manger transformée en chapelle ardente. Papa et maman ne comprenaient pas ce coup du sort : — C’était un homme si bon ! Il ne méritait pas ça. Le tonton Raymond ne pesait pourtant pas plus que le mica sur le plan existentiel. Pour tenir de tels propos, mes parents devaient ignorer leur individualité, leur greffe de rien à la vie. Evidemment ici l’existence avait tort de s’en prendre aussi sauvagement au meilleur des hommes. En somme, papa et maman s’imaginaient que le hasard, que les microbes choisissent leurs victimes selon une moralité, selon un code de principes, selon des valeurs intellectuelles. Mais il n’y a rien dans ce domaine qui corresponde aux mots choisir et éthique. Je n’ai pas ramassé le mica. Pourquoi ? Pour où ? Je regardais papa. Il ne savait pas que ses petits enfants ne le connaîtraient pas et que, passée cette génération, personne ne saurait qu’il a existé. Il était adossé au talus, à demi allongé, et portait sa veste bleu nuit à rayures noires du dimanche. Il se berçait de soleil, immobile dans l’herbe. On eut dit un gisant qu’un manque de granit obligeait de coucher à demi plié, une statue renfermant en elle sa propre destiné ; de chair ou de pierre ? C’était égal. Aussi égal que celle de tonton Raymond et que celle du mica. Ce dimanche-là, j’étais au spectacle, j’étais au Guignol. Je n’ai pas su m’épouvanter. Toujours maintenant, lorsque j’éprouve des peurs indicibles, je deviens enfant. Je veux dire l’enfant d’avant le mica, celui qui participait encore du grand Guignol avec son père, et le calme me revient. La vieille dame aux chiens, elle, n’a plus d’enfance, de cette enfance-là. Elle le sait et n’y pense plus en ce sens que cette conviction est en elle, digérée au point de ne plus l’inquiéter. J’attends mon tour. Du plus loin que je me souvienne, depuis le mica, je travaille à cette certitude tranquille, à cette douce assurance de mon individualité, de mon plongeon solitaire Dieu sait où. Mon anarchisme de gauche y prend certainement ses racines. “ Je n’ai jamais été parmi les hommes sans me sentir moins homme.” 106 La couleur du jour Si antérieurement au mica, je pressentais cette phrase de THOMAS A KEMPIS, je l’ai faite mienne de cette date. D’instinct. Des années plus tard, lorsque j’ai découvert cette pensée, vers mes 15 ans, je n’ai pas eu à la reconnaître, elle ne m’a pas ouvert les yeux : elle m’allait déjà comme un gant. Ne serait-ce qu’à la maison, ce morceau de vérité avait fait ses classes. Mes parents — papa jusqu’à mes 13 ans, maman par la suite — me recommandaient : — Fais ceci, ne fais pas cela, et tu verras, tout ira bien. Les premières fois j’obéis de confiance — car mon père et ma mère ne m’avaient tout de même pas mis au monde pour me berner. Mais ils émettaient trop de sottises pour que je continuasse d’obtempérer, maman surtout. Ensuite, sans haine, sans provocation, j’allais à l’encontre de leurs conseils, presque heureux si je me trompais. Je me persuadais ainsi de leur bon sens. Bien sûr nous pouvions avoir tort tous trois, néanmoins je refusais cette éventualité. J’avais trop besoin d’accréditer mes parents. Si triste que fut ce stratagème, au cœur de mes quelques revers, il me permit de leur donner raison et de me figurer que j’avais la ressource de compter sur eux. Je m’efforçais de ne pas désespérer de papa et de maman, quitte à passer outre ma dignité, et peut-être la leur en la redorant au-dessus de leurs moyens. A quelques rues de notre maison, au 3, place de l’Eglise, un ophtalmologiste soignait ses patients. Leur vue s’améliorait. Ils ne voyaient pas mieux la réalité pour autant ; ils ne discernaient pas plus le vrai du faux. Je refusais que mes parents, les yeux cerclés de lunettes de la sécurité sociale, fussent de ceux-là malgré leur faculté à décrypter à 5 pas le nom et l’adresse du fabricant imprimé en petit sur l’optotype de l’oculistes en question. Ils se voulaient de grands volatiles planant au-dessus de leur enfant. Je me navrais de leur empêtrement, de leurs gestes englués d’oiseaux mazoutés cloués au sol. Je ne me souviens pas que papa et maman aient secoué une seule fois l’habitude ; je doute qu’ils y aient seulement songé. Et j’ai dû suivre et ronger mon frein, accepter d’être giflé par la vie à leurs côtés, me sentir moins homme. Une longue soumission au cours des choses. C’est en quelques mots l’histoire de mes parents. Comment expliquer autrement leur monde limité et têtu, leur résignation ? Ils se sont rencontrés par le meilleur des hasards, celui qu’organise toute bonne société par ses structures de loisirs, et pour ne pas rester seuls. Tant pis si la chance est absente. Les salles de bal de Roscoff et des environs ouvraient alors en matinée le dimanche. Il l’a invitée à danser. Elle a accepté en tout bien tout honneur. Tous deux ont imité les corps enlacés sur la piste. L’orchestre régional du moment s’en donnait à cœur joie, et l’accordéon devait prendre ses aises, y aller de son souffle. Ils se sont retrouvés le dimanche suivant... puis celui d’après... puis encore... puis en semaine. Il leur fallait un compagnon : elle ou l’une, lui ou l’un. De toute façon ce ne serait jamais qu’elle et lui. Ils se seraient appelés Denise et Jean ou François et Alexine ou Vincent et Mélanie. Ce fut Denise et François. 107 La couleur du jour Ils allaient habiter une petite maison au 5 de la rue Carnot, me mettre au monde un jour de janvier 53 et me permettre d’écrire à leur sujet : elle et lui. Pour être franc, je ne suis pas sûr qu’ils se sont aimés. Je les soupçonne plutôt s’être adaptés l’un à l’autre, sans qu’ils le veuillent vraiment, par la force des choses, celle qu’ils développaient au fil des jours, mais tellement préférable à la séparation, à la solitude. Ils se sont mariés à l’église Saint-Paul après deux ans de fiançailles. En mai 51. Le printemps battait son plein ; l’aubépine était blanche en bordure des champs, la belle robe longue de mariage également. Denise allait sur ses vingt six ans, François sur ses trente. En ces années-là, le blanc symbolisait encore la virginité. Etrangement, malgré leur pudeur, ni papa ni maman ne s’avisèrent de l’indécence à signaler à l’attention publique un détail si intime. Tous deux sourient sur la photo. François ne semble pas en revenir. Il dépasse Denise d’une tête. Il a beau faire, il a beau se redresser et jouer l’élégance, le petit mécanicien du garage Paurte transparaît. On ne croit ni au costume sobre ni aux gants blancs pendus à sa main gauche. On sent l’accessoire prêté par le photographe pour donner un pendant au chic du bouquet de Denise. C’en est déchirant de candeur. Je les identifie moins que je ne connais la photo aux dentelures jaunies et écornées. A force de les entendre me répéter : “C’est nous”, j’ai fini par admettre que cette fille en blanc au bras de ce garçon trop raide sont mes parents. Le François et la Denise qui ont pris corps dans ma mémoire diffèrent tant de ces jeunes gens figés à l’orée de leur sort commun, de ces jeunes gens qui ne semblaient pas seulement savoir où ils mettaient les pieds. Ils ont le visage lisse, l’air solide. Lui sourit en coin, elle des yeux. Que pensaient-ils ? Que ressentaient-ils ? Je leur donne leur nom, je me dis qu’ils sont mes parents, rien n’y fait, ils me demeurent étrangers et m’apparaissent, non sans en être troublé, comme un échantillon banal de couples humains. Cependant, le cliché sous les yeux, je récite : — C’est papa et maman le jour de leur mariage à l’église Saint-Paul, en 51. Ils sont ma leçon d’histoire apprise par cœur, ma récitation débitée d’un trait, ma tirade sur la bataille de Marignan en quinze cent quinze en quelque sorte : sue mais incomprise. A-t-elle rêvé d’un autre homme que François ? S’est-il attendu à une autre vie dans la petite maison de la rue Carnot ? A leurs heures sans doute... Mais ils avaient échangé leurs anneaux une bonne fois pour toute. L’idée ne leur vint pas de s’accrocher l’un à l’autre, de construire leur couple au jour le jour et d’ôter leur alliance le soir venu pour se la glisser mutuellement au doigt chaque matin en signe d’union toujours recommencée, d’amour librement consenti. Il leur arrivait de s’endormir fâchés. Le lendemain, François se levait seul puis descendait à la cuisine. Quand Denise descendait à son tour, son mari était déjà parti. S’ils s’étaient remis leurs alliances au lever, même sans un mot, même sans se regarder, il ne se furent pas rongé les sangs de la journée. Ils auraient pensé, elle à ses chiffons, lui à sa mécanique : 108 La couleur du jour — C’est pas grave, on s’est quand même rendu les anneaux. On reste unis. De toute manière, leur équipe n’était pas partie pour faire long feu. Denise avait à vivre pour elle-même auprès de quelqu’un, et François, au contraire, avait à s’offrir pour être porté. Ils se sont trompés de conjoint. Sans doute se sont-ils trompés aussi sur leur propre compte. Leur vie commune n’a épargné aucun de leurs travers, aucune de leurs faiblesses, et ils se sont vus tels quels par la faute de l’autre. Ils ne se le sont jamais pardonné. A la mort de papa, maman ne fut secouée que dans les limites de la bienséance, à la mesure de son désarroi, sans véritable égarement. Elle continua d’aller son bonhomme de chemin. Sûre de son équilibre. Je lui ai cherché en vain dans le deuil l’aspect tragique de ces navires penchés en pleine mer sous l’influence du vent ou par suite d’une avarie. Et d’une histoire à trois nous sommes passés à une entreprise à deux, semblable en fin de compte, juste percée pas à pas par l’absence de papa en ce qui me concerne. Denise, j’ignore jusqu’à quel point son François lui a manqué. Elle était sa femme devant Dieu et les hommes. Fidèle, elle est devenue sa veuve face aux même témoins. Je jurerais que l’amour et cette loyauté n’avaient que faire ensemble. Papa avait basculé dans un fossé un soir de printemps. Son corps avait traîné dans l’herbe toute une nuit. C’est une voiture qui l’a fauché au beau milieu de la route avant de s’enfuir. Selon les gendarmes, papa avait volé sous le choc, puis il avait dû ramper vers le fossé pour se protéger des autres véhicules. Il y réussit si bien qu’on ne le repérait plus de la chaussée. D’après les forces de l’ordre, toujours, il avait perdu toutes ses chances d’être sauvé. Ce fut un piéton qui découvrit papa au petit matin. Il gisait derrière le bas-côté, replié sur lui-même, les mains blotties entre les cuisses, la face tournée vers le ciel que semblaient scruter ses yeux éteints et grands ouverts. Il était mort un peu avant l’aube. Il avait fini sa vie sur un rayon de soleil. — Il guettait sûrement le jour, expliqua un des pompiers. Déglingué comme il l’est, j’espère pour lui qu’il a décroché avant l’aube. La rosée mouillait les talus tachés de primevères et de pâquerettes, ruisselait sur le visage de François, faisait briller sa veste de mille paillettes argentées. — On dirait qu’il pleure. Il y avait là quelques badauds, des lève-tôt. L’un d’eux avait éprouvé le besoin de parler. Presque aussitôt, surgi à l’improviste, le Toussaint s’est penché sur papa. Agenouillé, le dos rond, on a entendu l’ancien brûlé marmonner des prières. Ses souliers ferrés mordaient sur la route. Son vélo, qu’il ne quittait pour ainsi dire jamais et avec lequel il s’était couché dans le feu de la Saint-Jean, reposait à plat au beau milieu de la chaussée. La roue avant tournait encore. Quand Toussaint s’est redressé, les paupières de papa étaient closes. Elles ne suintaient plus. 109 La couleur du jour En enfourchant sa bicyclette, Toussaint a lancé à la cantonade, naturellement, de sa voix grave : — Il faut souhaiter que le François ne soit pas parti fâché avec la Denise et son petit. Puis il s’est éloigné en pédalant, le buste bien droit. Les roues de son vélo traçaient deux lignes sèches sur le sol humide. On n’a jamais retrouvé le portefeuille de papa. Le voleur n’a pas été bien loin. Les pauvres, on leur vole deux fois rien et tout d’un coup. Il ne me reste que sa veste. Je n’insinue pas qu’il fut dépouillé. Je suppose que, son portefeuille tombé, quelqu’un l’a ramassé, le piéton peut-être. Lui ou un autre... ça n’a pas d’importance. Hier soir, sur la nationale, il y avait un chat à demi écrasé. Il ne miaulait pas. Il n’espérait pas. Il était devenu ce chat à l’arrière-train sanguinolent collé au goudron, ce chat paralysé dressé sur ses pattes antérieures et qui regardait autour de lui, comme s’il ne fut jamais autre chose que cet animal blessé, que cet organisme souffrant dans sa chair. Seuls ses yeux étaient fous. Il ne s’agitait pas. Papa, lui, craignit d’être écrasé deux fois, et il se traîna vers l’herbe. Entre lui et la bête, il dut y avoir l’absence de gémissement, l’hébétude du choc, le goudron. Probablement mon père leva-t-il la tête aussi, mais dans le fossé et pour un quelconque secours. Pas le chat. Tous deux avaient surtout le soir en commun, la mort au bout. C’est un automobiliste qui a achevé la bête. Moi, je n’aurais pas pu. J’aurais eu l’impression de tuer papa. D’ailleurs, c’est mon père qui m’a réveillé cette nuit. Mon père et le chat. Manuel Cendre n’était qu’un prétexte. Je m’en fous de la rue Jean-Jaurès, je m’en balance de la bombe cachée dans une corbeille à papier, des cris de la foule, de mon roman avorté. Je me dis que si papa a hurlé au moment de l’impact ou depuis le fossé, les nuages n’en reçurent aucun écho, pas plus que de l’accident du chat ou de n’importe quelle autre tragédie. Ils continuèrent leur course effrénée dans l’atmosphère. Sans aller jusqu’au regard de ce gigantisme, papa eut la mort d’une mouche écrasée entre l’étal et le pouce du boucher. Autant dire : rien. Ce n’est pas le dérisoire de sa disparition que je ne digère toujours pas. Au contraire, c’est l’immense trou qu’elle me laisse qui me réveille encore. Mais je préfère qu’il me manque, même terriblement, plutôt que de l’oublier. Il y avait papa, ses grosses mains, ses yeux doux et quatre milliards d’humains. Il ne prenait pas beaucoup de place. Il accomplissait consciencieusement sa tâche au un quatre milliardième de l’humanité. Pas même une pierre de la grande muraille de Chine... Mais voilà ! Cette pierre appartenait à mon édifice. Je n’ai pas eu le temps d’y graver ma vie. Et depuis je marche sans fresque. 110 La couleur du jour Pour la mort de mes grands-parents, de mes oncles Paul et Raymond, de Madame Valliou, j’ai gardé mon sang froid. Avec eux, je n’eus pas à me persuader que la mort entraîne l’oubli puisqu’elle est le néant : ils y sont allés d’eux-mêmes. A 13 ans, je perdais papa, je n’avais pas de mère. Denise n’était que ma génitrice. On ne s’aimait pas. J’ai essayé de la chérir. Je doute qu’elle ait tenté cet effort. Résultat, à 13 ans j’étais livré à moi-même. J’étais sans secours. Je déambulais constamment dans un univers hostile. La porte de notre petite maison ne me protégeait pas du monde extérieur. Quelle meilleure école pour l’apprentissage de ce que l’on nomme communément la liberté, le moindre de mes gestes engageant ma personne entière ? J’avais la vie à mordre à pleines dents. Parce que l’existence est filtrée par les lois, par les règles sociales offrant aux imbéciles la partie belle contre ceux qui s’en écartent, je n’ai trouvé qu’à l’aimer du bout des phalanges pour ne pas la prendre en grippe. J’ai joué aux billes, aux osselets, habillé Zorro, avec cette singularité de porter le masque entre chien et loup et de rouler mon enfance au calot. En fait, j’ai mimé l’enfant pour ne pas détonner mon statut de gosse et éviter d’attirer les foudres de mon entourage. Mais sans entrain. Je n’étais ni heureux ni malheureux. Mon enfance était à traverser. Je m’en suis acquitté. J’ai feint l’école, la maison, l’adhésion aux grands principes pour le principe évident que toute marginalité n’est pas bonne à étaler lorsque la lutte est inégale. Je ne perdais pas de vue que l’homme est l’unique animal acculé parfois à se mutiler pour échapper aux siens. J’avais en référence des prisonniers, des soldats, des conscrits, des internes, des enfants, tout un monde de malheureux amenés à sacrifier une partie de leur corps, un doigt, un pied, une main, pour se dérober à l’emprise de leurs semblables. J’étais, parait-il, un enfant étrange, examinant tout et parlant peu, les yeux plongés dans le vide de longs moments, ou scrutateurs jusqu’à la gêne. Papa me trouvait drôle, — c’était son mot — maman préférait bizarre. Drôle, bizarre : le jugement était posé, l’affaire entendue quand les termes notifiaient l’inconnu, l’absence de compréhension justement. Bizarre : ça y est ! tout est dit : l’inclassable rangé, statué, étiqueté, codé, codifié. Bizarre comme d’autres sont moines. Bizarre comme si cela signifiait le savoir, et qu’un bizarre valût un autre bizarre pourvu qu’ils eussent le ton commun : la gentillesse ou la méchanceté en l’occurrence. Mes parents ne cherchèrent pas plus loin. Leur fils était drôle ou bizarre. La réalité et la tendresse n’avaient qu’à se dépatouiller avec ce constat. Finalement, pour cerner nos rapports, il suffit d’imaginer, écrit sur une porte : ATTENTION CHIEN MÉCHANT, et derrière le battant, un animal affectueux se désolant de ne voir personne. J’inquiétais. On me l’a rapporté ainsi. Ce qui est indéniable, c’est que j’appris à lire et à écrire seul, les rudiments du moins, par association de faits directs d’abord, par le journal ensuite. Je savais ce qu’étaient une alimentation, une boulangerie ; déchiffrer les enseignes ne me posa pas grands problèmes. Et décrypter le fronton de l’épicerie de Pauline Soizic ne fut qu’un acte de reconnaissance. Discerner les jugements de valeur ne fut guère plus ardu ; les préjugés de maman, les erreurs de papa déjà, l’acharnement obtus de l’école à inculquer des pensées établies plutôt que d’apprendre à raisonner, certains articles tendancieux du journal local où, je me souviens, un journaliste taxa un jour de voyou un garçon qui, pour méduser une fille, commit un accident avec son vélomoteur. 111 La couleur du jour Le journal en question était à la Une dans nos murs vert-eau, entre les tracas familiaux, la goutte chronique de la grand-tante Mélanie et les commérages du quartier. Papa et maman approuvèrent ce journaliste de quatre sous. Ils connaissaient pourtant le cyclomotoriste, Rémy Kermarrec, un enfant du coin, de notre rue, un garçon poussé en herbe que la moindre dentelle conduisait à l’extravagance propre aux jeunes mâles. Rémy Kermarrec n’avait rien d’un délinquant. Il débordait juste de plus d’enthousiasme que nous tous. Je m’effarais du dénigrement intempestif de ce journaleux, de la bêtise de mes parents. Tous, dans leur ensemble, discréditaient Rémy, le blâmaient, sans réaliser qu’eux aussi étaient soumis aux principes de la séduction. Comme l’adolescent, ils s’appliquaient dans leur rôle respectif, fondamentalement le même, dans ce rôle qui commandait à tout garçon d’épater toute fille et à toute fille de l’être. C’était de mise. Ça l’est toujours. Cette fois-là, Tarzan avait un vélomoteur, Jane un pantalon. Le jeune mâle aurait pu porter un costume trois pièces, la jouvencelle une robe bien sage, et s’embobiner en décapotable. Tonton Jean-Louis avait sa Jeanne, maman son Tarzan. Simplement les héros s’étaient décolorés au quotidien, sans plus entrevoir leur fonction sociale que les deux jeunots. Je sentais que c’était partout pareil, que, de Copenhague à Tokyo, des humains se mouvaient docilement dans leur situation. A Hambourg, il y avait le port, les marins qui n’omettaient pas d’être marins, et ne naviguaient jamais que dans leur condition sociale, la mer pour prétexte. Ailleurs, traînaient par les rues, dans les cinémas, dans leur foyer, le soldat qui fusille à contre cœur mais fusille tout de même, et puis le fusillé potentiel qui se débattrait les premiers temps pour finir comme toujours par se soumettre, par y mettre du sien et par prendre la pose le dos au mur. Je découvrais que lorsqu’on se laisse mener ainsi, de bout en bout, on ne fanfaronne pas sur la stabilité de sa position, ni sur son intelligence, ni sur sa sagesse. Mes parents eurent le droit à la réflexion. Ils me traitèrent de bon à rien. J’avais surtout de l’amour propre. A m’interdire de faire n’importe quoi. Les soirs de paie, papa rentrait plus tôt. Il posait l’argent sur la table de la cuisine. Normal, puisque la nourriture prenait tout. Et au-delà du compte. Papa était payé à la semaine, le samedi. Je sortais alors régler les dettes chez les commerçants, Pauline Soizic en tête. Maman filait chercher la viande du dimanche avec ce qu’il restait d’argent. Le lundi tout était à recommencer. Papa, lui, attendait notre retour dans la cuisine. Ses grosses mains avaient leur façon de me caresser les cheveux, de gagner à peine notre vie. Elles produisaient ce qu’elles pouvaient. Les allocations familiales soldaient tant bien que mal le complément. Elles étaient mensuelles, les appointements de papa hebdomadaires : une difficulté pour la gestion quand on n’a pas le calcul savant. Mes parents ne l’avaient pas. Mon père ne buvait jamais l’argent du ménage : les pourboires des clients du garage Paurte assuraient ses soûleries. Il lui suffisait de s’accouder à n’importe quel comptoir de bistrot, d’allonger le bras : un monsieur Quintet ou un monsieur Lasane s’étaient soulagés 112 La couleur du jour de quelques pièces et lui avaient ouvert un crédit pour une réparation bien façonnée de leur véhicule. D’ailleurs, la voiture ronronnait certainement devant la porte du café. Au recensement des bars de la ville, il n’en ressort un seul qui ne fut redevable envers papa d’un verre de rouge. Fut-ce le Café des Voyageurs ou le débit de Lisette, le BijouBar ou le Petit-Paris, l’estaminet Breton ou la buvette du père Pusil, maréchal ferrant à ses heures ou de son état, allez savoir. J’aimais bien le père Pusil. C’était un petit chauve jovial qui versait dans l’humour. Son logement se situant au-dessus de la forge et de la buvette, il disait volontiers, l’index pointé vers le plafond : — Moi, je vis au-dessus de mes moyens ! Puis il ajoutait après un temps : — de subsistance. Parfois, lorsqu’il repérait un client propre sur lui, un de ces touristes sur son 31 en visite chez les gueux, il s’essuyait ostensiblement le crâne au sortir de la forge, à mains nues, puis servait les consommateurs en maugréant : — Vacherie ! Le cheval m’a chié dessus quand je le ferrais ! Évidemment, le père Pusil avait pris soin de glisser ouvertement ses gros doigts dans les verres pour les porter sur les tables. Évidemment, il s’occupait en premier lieu de l’élégant. Les habitués se gaussaient de la crédulité outrée et de la répugnance du coquet de passage, le père Pusil, lui, riait sans doute de tous, car ce genre d’accident dût arriver au moins une fois ; un cheval déposa certainement son crottin sur son crâne lisse qu’il essuya sans s’aider d’un chiffon avant de se rendre de la forge au café pour servir peut-être l’un des moqueurs. Papa aussi aimait bien le père Pusil. Ce n’est pas chez lui que le chien de berger eut mangé son nez. Le brave homme aurait empêché ça. C’est chez le Père Pusil que s’arrêtait le facteur, Victor Le Bihan, qui se vantait d’être un homme de lettres. Il commandait un verre pour la route. Le Père Pusil en le servant clamait : — C’est la tournée du facteur ! L’un et l’autre riaient, bons enfants. Bien entendu, monsieur Quintet, monsieur Lasane, le père Pusil et tous les autres crurent agir au mieux avec mon père. Aucun n’a failli à l’enterrement ni à la participation à la couronne de fleurs. Bizarrement, avec la mort de papa, mes cauchemars d’impécunieux s’évanouirent. A jurer que ma conscience de coûter de l’argent à la famille ne se posait que sur lui. Après la disparition de mon père, j’irai jusqu’à cesser de collectionner les grippes, les rhumes ainsi que ces mauvais rêves de fiévreux qui les accompagnaient et me torturaient au plus profond de mon sommeil. Mes cauchemars étaient infailliblement les mêmes. Je rêvais que j’avais parié un centime avec chaque français. Parié et perdu. J’augmentais donc la dette familiale, je 113 La couleur du jour rendais donc les mains de mon père encore plus impuissantes à nous nourrir, j’assassinais un peu plus papa. La fièvre m’agitait. Sourde au début. Puis elle s’élevait en rumeur, en bruits de pas. On piétinait près de la maison. J’entendais des voix d’hommes, de femmes, des stridences d’enfants. Papa dormait à proximité. Sur le dos. Ces gens allaient le réveiller. J’en restais hanté, hanté sans tremblements. Je m’approchais de la fenêtre. Dehors, c’était noir de monde. J’étais désemparé. Désolé au sens de la solitude. Je jetais une pièce de un franc. La foule se ruait dessus en hurlant. Presque aussitôt les gens partaient un en paquet, aussi grouillant, aussi remuant qu’une lame de fond. Et moi, je me figurais que c’était gagné. Je croyais que papa n’en saurait jamais rien. Mais ça s’entassait de nouveau contre la maison. Tout en cris, tout en voracité, rendus encore plus féroces par la bousculade et par leur haine des chanceux partis se partager la pièce de monnaie. Je levais les yeux : c’était fourmillant d’humains. A l’horizon, les rues — qui n’étaient pas celles de Roscoff — ressemblaient à des intestins trop remplis. Ils allaient réveiller papa. Je voulais les supplier de patienter, de se taire, leur expliquer que je travaillerai, que je vendrai de la ferraille pour les payer. Aucun son ne sortait de ma bouche. J’étais terrifié. Papa entrait toujours à cet instant crucial. Il portait un tricot de corps blanc, un slip kangourou assorti. Ses cuisses trop maigres faisaient pitié. Il fixait la foule, hébété, assommé. Ses yeux noirs de bête épouvantée cherchaient les miens. Il me demandait : — Qu’est-ce que t’as fait, fiston ? Je me réveillais alors en sanglots. A la mort de papa, maman changea aussi. Elle se mit à parler de son François en bien, pas à la façon de madame Lescon, par intermittence et pour l’utilité pratique, pour affirmer son veuvage et se faire plaindre, pour me ramener à la raison quelques fois : — Si ton père était là, il te dresserait, lui ! Elle perdait son temps. Ma tendresse, c’était justement François quand je l’appelais papa. Je n’avais personne à qui me confier. Et de son vivant, nous nous taisions, papa et moi. Nous avons marché par les rues ensemble, traîné les cafés, subis les attaques d’un chien, mangé l’un en face de l’autre dans un silence pudique ressemblant comme deux gouttes d’eau à l’indifférence. Il faut dire que le cœur, dans la rue Carnot, ça battait derrière des barreaux de côtes. Frileux ou expansif, il gardait la prison. Il demeurait au secret. Veuve, maman avait à faire croire à sa complicité avec papa. Ces deux-là, pourtant, je n’ai qu’une phrase pour les cerner : réunis mais pas unis. L’unique entente que je leur connaisse, encore l’eurent-ils sur le dos de ce cochon d’Antoine Le Bihan. L’Antoine fit fort aussi ! Epaulé par son frère Justin, il viola une attardée mentale dans une carrière désaffectée. Les deux Le Bihan y déversaient des gravats pour le compte d’une entreprise de travaux publics, la société CHARPENTIER & FILS, qui avait ses bureaux au bout de la rue Victor-Noir. 114 La couleur du jour Les parents de l’handicapée exploitaient en métayage, à deux champs de la décharge, une petite ferme de cinq à six hectares. Sans doute la malheureuse erra-t-elle près des camions d’Antoine et de Justin sans plus de conscience qu’à son habitude. La peur et la douleur à part, sut-elle seulement ce qu’il lui arriva ? Aux gendarmes qui interpellèrent Antoine chez lui, il leur répondit tout simplement, devant sa femme : — Si on peut plus tirer un coup ! On est en république, ou quoi ? La maréchaussée, qui entretenait des relations de saine camaraderie avec mes parents, vint directement de chez les Le Bihan à la maison conter l’affaire. Là, surprise : papa et maman lancèrent à l’unisson un “oh ! l’inconscient !” d’indignation. Lorsque, peu après, ils aperçurent Antoine et sa femme remonter la rue Carnot, bras dessus bras dessous, dans le soleil de juillet, ils ne firent qu’un dans la révolte. Les gendarmes étaient encore chez nous. Evidemment tout le monde ignorait encore que la mongolienne était enceinte. Ni Antoine ni Justin ne furent incarcérés. Leur condamnation se borna à verser une indemnité aux parents de la victime. Ils durent cette clémence du tribunal à la paternité prolifique d’Antoine (Le juge estima probablement inutile de priver 14 gosses de leur père et la famille de son unique source de revenus). Le magistrat refusa peut-être en cela d’accorder la partie belle au malheur.). D’ailleurs, quelques semaines avant le viol, le président de la république avait remis, au camionneur et à sa femme, la médaille des familles nombreuses, le prix Cognac-Jay. Je me pressais de grandir. Ce drame, ceux de la maison, celui de Toussaint qui aimait le vin, la bicyclette et le feu de la Saint-Jean, les autres, me poussaient à fuir, à foncer la tête la première pour m’initier à mes propres tragédies dans les bras de Marie que je ne connaissais pas encore. De ma traversée de l’enfance, je garde effectivement l’impression d’une course effrénée vers la sortie. J’ajouterais (avec plus de cynisme que d’humour) que, Denise ne supportant sa grossesse, fœtus, on me retînt dans le liquide amniotique en piquant journellement les fesses de ma génitrice, qu’enfant on me lia à ma condition de gosse par les impératifs sociaux, que personnellement j’ai rongé mon frein tout au long du parcours. Les adultes m’ont parlé de temps à autre de la vie, au hasard des lieux communs. Ils ont tenté de me persuader de leur bons jugements. J’ai rétorqué, de guerre lasse : — Admettons ! Ils sont allés jusqu’à me prédire l’avenir : — Quand tu auras notre âge... J’ai leur âge. Le désaccord demeure. Simplement, je n’ai plus d’étapes à brûler, de retraite à couvrir ou de blessures à craindre comme du vivant de papa, quand il rentrait tard et pris de boisson. Ces soirs-là, j’étais vulnérable : Malgré l’heure avancée, papa me demandait d’aller lui acheter le 115 La couleur du jour journal chez le vieux Lodat qui tenait un café et vendait l’Ouest France et le Télégramme rue du lavoir. Infailliblement, l’air moqueur, presque méchant, il m’interrogeait : — C’est pour l’édition de demain ? Je rentrais, blessé, convaincu que l’ivrognerie de papa faisait jour. C’est à maman, qui sous prétexte de ne pas lire les nouvelles et refusait de me donner l’argent du journal en temps et en heure, que j’en voulais, pas à papa. A cette époque, après la disparition de papa surtout, je me suis interrogé sur l’amour. Oh ! Rien de systématique, juste la quête errante d’un petit bonhomme que la vie dépucelle sans que le plaisir soit au rendez-vous comme promis, et qui se met à douter le temps du désappointement ! La quête d’un garçon qui griffonnait sur son carnet : “ Une personne que je n’aime pas m’apparaît compacte, ossue, impénétrable. En revanche, quelqu’un que j’aime m’est limpide, transparent ; il ne me bouche pas le paysage”. Bon poussin, je croyais que si j’embrassais n’importe quelle fille sur la bouche, je l’aimerais pour toujours. J’ai retardé le plus possible ce touche museaux car aucune ravissante petite femme n’habitait le coin et parce que je refusais de m’amouracher d’un laideron. Traverser l’existence au bras d’une toute moche, d’un pou, trop peu pour moi ! Je la voulais belle ma Dulcinée, belle et imprévisible, mystérieuse et claire comme de l’eau de roche, intelligente et en friche, frileuse et effrontée, vive et languide, femelle et femelle et femelle encore. Bref ma compagne ne serait pas d’un jour, et je ne l’envisageais que digne de mes rêves orgueilleux de couple, qu’à la hauteur des idées inflexibles que je me faisais de la vie. Eh oui ! J’attribuais sans retenue à l’amour un caractère absolu : l’éternité ; toutefois, je ne prévoyais pas de me chausser à la légère, je tenais à être détendu dans mes baskets pour arpenter ce long voyage. Il me fallait donc une fille à ma pointure. Ce serait Armelle. Elle était jolie à l’orée de ses quinze ans, fine, brune, timide, sensuelle, et gentille puisqu’elle voulut bien de moi, petit gamin venant à peine de jeter aux orties son aube de communiant, mais regardant déjà avec émoi du côté des femmes. Les nénettes, d’après Jo, ça s’emballait au cinéma Armor. C’était un chouette cinoche avec un bar et des murs en paille qui donnaient chaud aux sens — en tous cas, nous les voyions comme ça les murs de l’Armor. Ceux du cinéma Saint-François étaient aussi recouverts de paille, seulement il n’y avait pas de bar et la paille n’était pas naturelle comme à l’Armor ; peinte en marron, elle n’engageait pas au pêché de chair. Etant donné que les curés en étaient propriétaires, personne ne trouvait à redire. Ce qui est sûr, c’est que pour la drague, le Saint-François ne représentait pas l’idéal. L’abbé Prigean veillait en soutane, béret basque, pieds en canard au bout de mollets maigrichons et clop au bec. Ancien résistant communiste, il défendait la morale puritaine des pétainistes. La contradiction ne l’effleurait même pas. Il menait sa croisade contre la fornication avec aplomb, il nous sauvait de nos instincts, nous protégeait contre notre plaisir. Merci monsieur le curé. Dès qu’une fille et un garçon s’embrassaient dans la salle obscure, l’abbé Prigean, qui se faufilait dans le noir à la façon d’un chat, les éblouissait de sa lampe kaki — piquée aux 116 La couleur du jour soldats américains, résistance oblige — et les photographiait sans plus de préambule. Vlan ! un coup de flash en pleine figure, et le dimanche suivant ta nénette et toi étiez affichés à la vue de tous au guichet, les lèvres accolées. En général, les parents n’appréciaient pas cette publicité. Nous, si. Secrètement. Ce n’est pas l’envie qui nous manquait de ressembler aux chauds lapins en vedette derrière monsieur Legall, le caissier, entre Grégory Peck, Gérard Barray ou Michel Leroyer. Comme label de tombeur, allez trouver mieux ! On se décida pour le stupre quand le bruit courut que l’Armor allait fermer pour cause de scandale. Incroyable ! les gendarmes avaient ramassé une petite culotte brodée sous une travée. On se mit tous à rêver de la bonne grosse cochonne qui égarait si facilement sa lingerie fine, Jo en tête. Normal, de nous tous, il était le plus dégourdi côté sexe. Pour lui qui avait depuis longtemps déjà le zizi plein de ferveur, l’impératif de plonger dans l’obscurité charnelle de l’Armor devenait simplement plus urgente. Et Jo avait les pulsions communicatives. Tellement, que je m’apprêtais à abandonner le rigorisme de mes critères de beauté pour un plongeon, même furtif, dans l’érotisme. Grâce à la joliesse d’Armelle, je n’eus pas à transiger avec mon souci de l’esthétique. C’était un dimanche après midi, à la séance de 17 h. Deux coquettes minaudaient comme ce n’est pas permis, assises à l’avant dernier rang, juste au droit des projecteurs. Elles avaient le regard par en dessous et le rire grelot. C’est Jo qui m’indiqua leur présence d’un coup de coude. — Mate, les greluches ! Elles quêtent le mâle, les petites vicieuses. Il avait l’œil malin et le sourire gourmand. Jo s’assit le premier, autrement dit, il fit sa sélection ; libre à moi de me contenter de la fille qu’il ne voulait pas. — Installe-toi, mignon. Jo appelait tout le monde mignon ; sa décontraction joyeuse le lui permettait. Il ne me rendait mon prénom que dans les moments importants. Ainsi, ce qui allait se passer avec les deux coquines ne l’émouvait pas. Pas vraiment. Il n’en allait pas de même pour moi, j’exerçais mes premières armes, à l’insu de Jo bien sûr. Coup de bol ! la fille que j’allais embrasser sur la bouche et dont je tomberais immanquablement amoureux jusqu’à la mort s’appelait Armelle. L’autre, celle que Jo câlinait déjà à grands renforts de paluches se prénommait Martine. Il pouvait bien prendre l’avance, ce n’est pas l’ouvrage qui lui manquait avec la boulotte aux gros seins qu’il avait choisi. Il faut admettre que mon copain ne présentait aucun des signes du fainéant. A l’entracte, je n’avais encore rien osé. Patiente, le dos bien droit, Armelle mâchonnait un chewing-gum. — Qu’est-ce que tu fous, mignon ? Tu vois pas qu’elle attend après toi, Armelle ? Mince ! Jo avait retenu le prénom d’Armelle. Je ne l’aurais pas cru capable de cette délicatesse. Je me demandais même s’il connaissait le nom de la copine qu’il tripotait comme un goulu depuis une demi-heure. 117 La couleur du jour Armelle ne voulut rien boire. C’était bien la peine que l’Armor possédât un bar. Après tout, elle était peut-être une habituée du cinéma Saint-François. Ce ne serait donc pas elle la cochonne qui égarait sa petite culotte ? Tant mieux, puisque je l’aimerais pour la vie à notre premier baiser. Il y avait tout de même avantage à épouser une femme sans histoire. Et la sonnerie retentit. Et les spectateurs regagnèrent leur place. Et l’odeur de vinasse nous enveloppa. A la moitié du film, je n’avais toujours pas embrassé Armelle. Elle, non plus, n’entreprenait aucun geste. Apparemment, elle mesurait avec la même gravité que moi les conséquences d’un tel acte. Elle aussi devait savoir qu’un baiser engageait pour l’éternité. Je comprenais qu’elle hésitât à prendre pour mari un garçon dont elle ne se doutait pas de l’existence une heure plus tôt. Il n’y avait que Jo et Martine, ces deux insouciants, pour plonger la tête la première dans l’amour. Deux oiseaux sur la branche. Et puis j’ai embrassé Armelle. Soudainement. Les yeux fermés. J’ai senti ses lèvres contre mes lèvres. L’amour était là, aux portes de nos bouches, il allait nous envahir, nous submerger, nous transporter loin du quotidien. La réalité courait son dernier sprint, elle renaîtrait dans un instant, elle serait une autre, ne se reconnaîtrait plus. Notre vie prendrait le vent. Flop ! L’enthousiasme tomba comme un soufflet. Il n’ondula pas avec la grâce d’une méduse, il ne flotta pas, il s’écrasa tout net. Flop ! Pour être déçu, je fus déçu. Pire, je m’inquiétais de cette langue humide et visqueuse qu’Armelle titillait comme une sauvage entre mes dents. Elle avait dans l’idée de m’étouffer ou quoi ? J’envisageais de stopper là les frais, mais Jo qui n’allait pas de main morte avec les gros nichons de Martine m’invitait d’un clin d’œil goguenard à l’imiter. Seulement les lolos d’Armelle n’offraient pas grands volume, ils n’avaient pas plus gonflé que le soufflet auquel j’étais en droit d’attendre à mon premier baiser. Pour faire bonne figure, je me remis à la besogne. Généreuse, Armelle ne joua que des lèvres. Délicate, elle ne toucha mot à quiconque de mon inexpérience. Malgré cette déconvenue, je persistais dans ma quête de l’amour. De toute façon, se tromper aussi cruellement implique la révision systématique de ses jugements ; il ne peut en aller autrement, sous peine d’insulter l’existence elle-même. Il y avait surtout papa qui ne passait pas. L’amour protège, on me le répétait assez, il rend fort. J’étais donc coupable de n’avoir pas aimé suffisamment papa puisque je n’avais pas pu l’empêcher de mourir. Ma tendresse n’avait pas été assez puissante pour le maintenir en vie. Bon Dieu, qu’il me manquait ! Alors je réalisais que l’amour n’est pas gratuit et que si je dépérissais loin de mon père, c’est que je le chérissais pour moi, pour mon propre intérêt. J’avais besoin de sa présence. A peu de chose près, cela signifiait que mon âme — ou mon esprit, c’est selon — se nourrissait de sentiments comme mon corps de substances nutritives. Je n’étais pas loin de penser qu’aimer servait à reconstituer nos forces vitales. L’amour désintéressé dont on parlait tant dans les livres d’enfant perdait ses plumes ; en contrepartie, la jalousie trouvait son explication, elle s’apparentait à l’instinct de conservation, à l’élan agressif pour conquérir ou conserver son bout de gras. Rien de joli joli dans tout ça. Rien de moche non plus. Juste la réalité. Un peu compliquée peut-être, un peu brouillonne. 118 La couleur du jour Mais à chacun son fouillis, à chacun ses principes. Aux copains les leurs. D’ailleurs, les codes amoureux ne leur faisaient pas défaut. Ils collectionnaient celui de l’amour filiale, celui de l’amitié, celui du flirt, celui de l’attendrissement porté aux bêtes, un autre pour les choses, enfin le plus strict, la plus grande clef pour le gérant de cette magnifique panoplie : l’amour propre. Grâce à cette découverte, je ne désespérais pas de ma mère. Je me disais : — Elle a son truc, son code à elle. A moi de le décrypter. Et j’ai cherché ce dont maman avait besoin, prêt à le lui procurer pour être aimé d’elle, pour qu’elle se sentît dépérir loin de moi et la conserver à mes côtés. Au fond c’était le but de ma quête. J’ai grandi dès que je l’ai compris. D’un seul coup. Par ce choc, je m’aperçus qu’on ne choisit pas ses pensées, qu’une révélation nous révèle aussi spectateurs de nous-même et que se défendre contre ses surgissements, ou se les expliquer, n’est pas chose facile. Ce jour-là, j’ai ouvert les yeux sur ma condition d’homme : j’ai su qu’il n’y a pas plus d’intérêt à être pantin de soi que d’autrui. Depuis, mon refus du hasard tient dans ma volonté de l’assumer, de le prendre en main, de le faire mien. Je notais essentiellement que l’adepte à une morale avenante ne s’ouvre guère plus facilement au réel que l’adhérent au despotisme, leurs critères propres de réflexion faisant autorité pour chacun d’eux : un imbécile doux n’est-il pas aussi attaché, aussi soumis, à son raisonnement qu’un abruti agressif ? Ne sont-ils pas aussi dépendants l’un que l’autre des impondérables comme des tiraillements ou des pulsions qui jaillissent du fond de leur nuit ? Je cessais surtout d’être redevable envers mes parents. Ils m’avaient élevé, soit ! Mais pour être leur obligé, je dus choisir d’exister. Papa étant mort, seule maman fit les frais de cette prise d’indépendance. Afin de lutter contre cette nouvelle solitude et m’encourager face à l’inimitié qu’attirait cette manière de penser, je m’inventais un confident sans nom, un hémophile pâle qui se privait de penser ouvertement par crainte de perdre son sang. Je ne l’imitais évidemment pas. Aujourd’hui, dans la cuisine vert-eau, le vieux poste de T.S.F. est devenu un meuble sur son étagère d’angle. L’antenne spirale suit toujours les canalisations d’eau. Elle s’est recouverte d’une peluche fine que l’air chaud ne fait pas trembler. La toile cirée entrecroisée de rouge de la grande table, les carreaux de faïence laiteux aux motifs bleunuit, le gros meuble double corps, n’ont pas vieilli et reçoivent chaque matin leur lumière de la petite fenêtre sur rue à peine plus passante qu’autrefois. Pourtant la pièce me paraît plus petite, plus fragile, presque précaire. Elle m’est devenue l’âme des pauvres gens. Je revois ceux du quartier, certains jours de fête, le papa et la maman de Jo, monsieur et madame Garcia, Toussaint, mes parents, tous assis autour de la table, à jouer aux dominos ou à se taire, serrés les uns contre les autres, les femmes en gilet de laine, les hommes en casquette pour vaincre un reste de froid. Elles buvaient du café, eux du vin, 119 La couleur du jour sans se presser. Des gâteaux secs et du pain beurré les attendaient sur le buffet double corps. S’il m’arrivait de dire : “Je n’aime pas l’hiver !” ce serait de cet hiver-là qu’il s’agirait, celui de braves gens confinés dans une cuisine et qui se construisaient à toutes forces un monde au chaud à l’abri de murs vert-eau. Le fourneau en émail bleu ronfle plus qu’autrefois. La bouilloire siffle toujours, prête à servir, le bec tourné vers les carreaux de faïence qui ruissellent continuellement de vapeur. Sans doute qu’à portée de main la cafetière attend aussi d’éventuels visiteurs. Maman ne prend plus la peine de ranger le seau à charbon entre chaque fournée, elle le laisse traîner près du tisonnier suspendu à la poignée du four. “ C’est que je suis devenue frileuse avec l’âge !” Je parierai surtout pour le froid de la solitude. Un portrait de papa trône depuis peu sur le buffet double corps. Certainement que maman aurait aimé aller par les rues, accrochée à son bras. Son François est parti trop tôt. Elle ne promènera sa chevelure blanche que seule. Je crois que maman a peur. A chacune de mes visites, je lui laisse de l’argent. Pour voir venir. Comme papa, je dépose les billets sur la table de la cuisine. 19 heures 30. Je suis fatigué. La nuit est déjà là. Une femme file son chemin. Elle bat le trottoir, si petite vue du huitième. Son ombre court de réverbère en réverbère. Papa, lui, ne passe pas. 21 heures. 45 Je venais de ranger la machine à écrire quand c’est arrivé. En bas, les bruits de la rue résonnaient. Les réverbères creusaient leurs trous lumineux, consistant et fini. Ils donnaient leur halo aux gens du dehors, à la manière d’étoiles de rue mouillées de bruine. Le téléphone a sonné, l’inconnu a parlé et j’ai réalisé brusquement que le monde n’est pas calme pour tous, qu’il se trouve toujours quelqu’un pour s’agiter et perdre pied. La voix était torturée. Le type a dit : — Allô ! J’ai répondu : — J’écoute. 120 La couleur du jour Il s’est mis à parler : — Un cœur qui a battu soixante trois ans, monsieur, quelle énergie il a dépensé ?... Combien de tonnes cette énergie pourrait soulever ? Je pèse soixante dix kilos, monsieur... Mon cœur ne me porte plus. L’inconnu a éclaté en sanglots et raccroché. Depuis, je pense à cette pompe en train de battre dans un corps fatigué quelque part en ville. J’attends que le type rappelle, le nez à la fenêtre. Je m’imagine le malheureux en plein désarroi dans une alvéole d’immeuble immense, sous une lumière trop crue, entouré de voisins tranquilles. C’est bête, mais je me surprends à chercher l’homme des yeux, à guetter les grandes façades percées de lumières, là-bas, en surplomb de la voie de chemin de fer. Je n’ai pourtant pas entendu de train dans le combiné. Probablement est-ce sa voix saccadée, ses silences, son angoisse qui suscitaient l’image désolée de ces bâtiments de banlieue en bordure de rails et que je n’imagine pas autrement habités que par des infortunés. Je suis ainsi : incorrigible côté sensibilité, flambeur d’émotions altruistes, toujours prêt à jouer les S.A.M.U., à deux doigts (de scout) de verser sang et eau pour mon prochain, quitte à trébucher dans l’élan. Aux dires de Jean-Michel (un ancien collègue), il s’avère essentiel de doser son égoïsme pour survivre. Il m’a regardé droit dans les yeux, pointé son index au ciel et déclaré, sentencieux : — Il faut savoir être égoïste ! Studieux, j’osais appliquer la leçon à son endroit. Allez savoir pourquoi ! il s’est défendu. Apparemment, Jean-Michel me préfère avec un gyrophare dans la tête. Il ne m’en veut pas de ma tentative, ni moi de son refus. Si bien que je baigne encore dans la sensiblerie d’un romantique en herbe au pied d’une gigantesque injustice sèche comme une trique. En bref, je ressemble à ses petites vieilles édentées qui n’ont plus grand-chose pour mordre, et surtout pas la vie coriace. Le type au cœur usé ne rappelle pas. Il avait dû composer mon numéro au hasard, sans même s’aider de l’annuaire téléphonique. Je ne guette plus les immenses façades trouées de lumières barrant la voie de chemin de fer ni les zones pelées érigées de squelettes d’acier soutenant les lignes à haute tension. Peut-être le malheureux parle-t-il à un autre inconnu ? Peut-être s’est-il tout bonnement endormi, assommé, statufié dans sa peur, dans son anxiété ? Je ne veille plus que par scrupules. Les maisons, la chaussée, la nuit ont un air de novembre. Jamais je n’avais senti, avec autant d’intensité, cette entrée lente dans les saisons, ce long basculement d’une rue entière dans l’hiver... vers ses pluies infinies, ses brouillards humides de pluie, ses pluies encore, et puis ses brouillards, ses bruines glacées, ses givres enfin, ses givres sortis de cette grisaille, blancs à se demander comment. 121 La couleur du jour 22 heures 15. Un homme trottine, emmitouflé dans sa canadienne. Il a l’air tendu. A le voir, celui-là, avec ses gros souliers, sa silhouette d’ouvrier de chantier et son air anxieux, il est à peu près sûr que sa crispation précédait sa confrontation au froid. Sa nervosité devait se poser quelque part. Elle a prétexté le mauvais temps pour s’exprimer. Conséquence, c’est à s’y m’éprendre. De sa loge, madame Gillou, la concierge, qui ne perd rien de la rue, doit penser : — Il a froid, le pauvre homme. Elle ne décèle probablement pas chez le passant aux gros souliers ce qui lui arrive à elle aussi parfois, ce qui lui arrive à l’égal de son mari, à l’égal de tant d’autres, lorsqu’ils boitent en quelque endroit de leur être, du côté de la misère ou de la maladie, du côté de l’inconnu, de la lucidité ou de l’amour. 22 heures 20. Le type aux gros souliers est repassé, voilà 5 minutes. Son visage était détendu. Il sortait manifestement de chez Maria. Maria est une bonne fille du square Saint-Exupéry qui accorde ses privautés aux ouvriers du chantier de la rue Camille Pissarro pour quelques billets. Elle allie, paraît-il, travail et tendresse en toute simplicité. A juger l’expression sereine du polonais, (ils sont une tribu d’après les commerçants.) il s’avérerait en effet qu’il ait dégusté plus que la bagatelle. Il foulait le trottoir à hauteur de la palissade, les mains dans les poches, quand, soudainement, un rai de lumière l’inonda de face. Son ombre défila d’arrière en avant, longue et noire, puis disparut au droit de son corps pour s’effacer devant lui, brève et grise. Un instant, sa canadienne et les planches mouillées de la palissade furent ton sur ton. Une motocyclette venait de le croiser à l’improviste. Elle l’a éclairé de son phare dans un rugissement de moteur. Surpris, j’ai sursauté au passage brusque du véhicule. Pourtant le polonais marchait en toute sécurité sur le trottoir, la motocyclette l’a juste croisé. Quoi de plus commun en matière de circulation routière ? D’ailleurs, l’homme aux gros souliers a continué tranquillement son chemin, la machine, elle, a tout bonnement remonté la rue. Et moi j’ai découvert, le cœur battant, que le banal n’exige pas plus de hasard, d’impromptu, que l’extraordinaire. Alors, que pèse la différence ? Le polonais s’en fout, il s’est frotté contre Maria, il l’a respirée et s’en va sans doute humer son odeur en petit égoïste dans sa couche de chantier, au chaud. Avec un peu de chance, il retiendra le parfum de la fille enfermé sous sa canadienne qu’il ouvrira au 122 La couleur du jour moment de se glisser sous les drap et de se coucher en chien de fusil. Il n’aura plus qu’à s’endormir, le nez enfoui dans le souvenir de son escapade amoureuse. Allez savoir si les ours si les loutres ne reniflent pas pareillement leurs souvenirs de fourrure dans leur trou d’hiver ! Au moins le polonais avait-il pour lui d’être heureux près de la palissade. D’un petit bonheur de rien qui ne passera sûrement pas deux jours, mais creusera un si grand vide qu’il amènera l’homme de chantier à sortir de nouveau de son terrier pour retourner s’agiter dans les bras de Maria. Selon la rumeur, les “affectueux” se glisseraient sous les draps de Maria, les “physiologiques” entre les jambes des filles du boulevard Poincaré. Pourquoi pas : il n’y a qu’un tendre pour trimballer une petite joie presque enfantine sous la bruine à pareille heure. Du moins ne veux-je pas le penser autrement ce soir. Souvent, je regarde passer les gens sous ma fenêtre. Ils longent la palissade du terrain vague qui ne sent plus le bois depuis longtemps, mais laisse percer des herbes salies par ses interstices. Rarement la tête des promeneurs atteint le haut des planches, et seuls de temps en temps des gosses curieux font la courte échelle pour y jeter un coup d’œil. Aucun d’eux n’est jamais descendu de l’autre côté. Un matin, madame Gillou a versé dans la poubelle un hérisson écrasé. L’animal avait trouvé à vivre derrière la palissade bariolée d’affiches. En posant le couvercle, la concierge a dit : — Si c’est pas triste... Elle hochait la tête... Une bête sauvage survivait donc là... Madame Gillou n’en revenait pas. Elle porte le même désarroi lorsqu’en balayant devant l’immeuble elle pose les yeux sur les hautes tours en bout de rue, où des géraniums crèvent de froid au-dessus du vide, où niche tout un peuple, et d’où sort parfois quelque immigré en mal d’insertion. Madame Gillou n’en veut à personne. Elle sent confusément que c’est la vie qui en prend un coup, surtout quand les gosses piaillent joyeusement en bande entre les voitures et le long de la palissade depuis la place rouge-brique où la vieille dame au manteau bleu promène ses chiens. Ces scènes joyeuses au cœur de ce paysage torturé la dépassent. Ils vont et viennent sous son nez, des femmes, des enfants, des hommes, leurs visages se hissant à des murs décrépis ou de la palissade aux planches grises et disjointes par endroits. Rien n’y fait, ces gens ne ressemblent qu’à des greffons de vie partis à la recherche de racines sur un trottoir défoncé de banlieue. On dirait des corps hantés dentelés de bras et de jambes portant à leur insu comme un chagrin de l’âme. La concierge en reste chaque fois chavirée. Ça ne loupe pas. Elle le dit elle-même : — Ici, je suis triste... je ne sais pas pourquoi au juste... à cause de tout ça... Elle hausse les épaules et montre le quartier du menton. Le polonais a disparu. Les derniers bus promènent leurs lumières et quelques silhouettes empaquetées dans leur manteau par les rues mouillées qu’auréolent de loin en 123 La couleur du jour loin les réverbères. Par intermittence, des automobiles creusent la nuit de leur phares pour ne laisser en longue traîne que le bruit de leur moteur au premier carrefour. De temps à autre l’une d’elles corne dans le lointain. Les passants ne lèvent pas la tête, ils vont leur chemin, penchés, rapides et solitaires. Et, le nez à la fenêtre, je fais mine d’impassibilité. Je joue la conscience désintéressée qui se contente d’enregistrer des véhicules parcourant des rues, une palissade posée en lieu et place, un polonais soulagé côté sexe côté tendresse, une concierge troublée par son coin de banlieue. N’empêche, la vie, je traîne à son cul un quelque chose souvent épuisé : ma tête. Que suis-je depuis trois mois ? Un corps chaud qui pointe à l’A.N.P.E. et étudie ses congénères à vue. Je les observe aller en tous sens, pour ainsi dire muets. Des fourmis. Des abeilles. Ils s’installent dans des alvéoles, seuls ou en groupe. Ils sortent, séparément de préférences. Sauf les dimanches et jours de fête. Là, ils ont tendance à se rendre ensemble dans d’autres alvéoles. Pour le soir, ils sont généralement rentrés. Ils ont babillé, rarement parlé. A l’A.N.P.E. nous sommes tout un groupe. Nous ne nous adressons pas la parole. A première vue, partager le même sort n’implique pas forcément l’échange. Il n’y a qu’à se référer à l’attitude de la plupart des “alvéolaires” pour s’en convaincre. Jusqu’à ce soir, la solitude ne m’importunait pas. Elle m’était vivable. Je mangeais seul. Je me couchais seul. Je me levais seul. Je passais des journées entière sans parler, sans voir qui que ce fut, et s’il m’arrivait de me marmonner des mots à haute voix, je ne cédais qu’au besoin du corps d’exercer toutes ses fonctions. J’appelle cet état de crise : mes quarts d’heure coloniaux. Les signes avant coureurs ne diffèrent jamais d’un poil : je traîne une légère apathie, et tout de suite je me souviens de monsieur Lagadec, le buraliste de la place aux ormes. Sa présence n’est pas capitale dans ce processus quasi systématique, à peine tient-elle lieu de symbole, de déclencheur. Je dirais même, qu’à la longue, le père Lagadec m’est juste devenu un repère : je me le remémore et je sais infailliblement que ma voix va me tenir compagnie. Le buraliste était un petit homme malingre au chapeau mou et portant immanquablement un costume trois pièces marron rayé. Il s’asseyait à longueur de journée en retrait du comptoir, silencieux, le regard vide. Une vraie momie ! Le chanceux est mort à l’image de son vécu : parti doucement d’un infarctus sur sa chaise. Ce fut si tranquille qu’il en oublia de tomber. C’est un client fatigué de lui réclamer son paquet de cigarettes qui le renversa d’une secousse sur l’épaule. Monsieur Lagadec n’avait pas plus brui en mourant que durant sa vie. Planté en plein champ en guise d’épouvantail, je doute, aujourd’hui encore, que les oiseaux s’en effrayassent. Probablement, même, qu’à l’occasion, les moineaux se fussent posés sur lui pour digérer les semis chapardés le plus tranquillement du monde. 124 La couleur du jour Mon copain Francis qui, à 12 ans, fumait déjà comme un pompier et portait des culottes longues, voulut me montrer comment on fauche en un tour de main les chewinggums au vieux Lagadec. Y avait rien de plus fastoche, selon lui. Moi, je n’aspirais qu’à m’instruire. On est entré dans le bureau de tabac, tout confiants, tout gonflés du savoir-faire de Francis. Les doigts dans le nez qu’on allait lui chouraver ses bonbecs au père Lagadec ! Francis, en vrai balèze, affichait un air entendu. J’étais admiratif. Après un rapide tour d’horizon du magasin mon pote tendit la paluche vers le présentoir à chewings et glissa subrepticement un paquet dans sa fouille. Un pro de pro ! — Ça fait un franc ! Le vieux Lagadec, aussi immobile qu’une momie, était tout bonnement assis derrière le présentoir à chewing-gums. Invisible. Francis, qui ne pensait pas que s’inquiéter peut être aussi nécessaire que de se moucher selon les circonstances, avait omis d’estimer la présence du buraliste. Je suis sûr que le vieux Lagadec ne se cachait pas. D’ailleurs, il s’est contenté de se pencher sur le côté pour réclamer le prix de la friandise, comme il l’eut demandé à tout client honnête. Sous le chapeau mou, la tête semblait endormie. L’argent des cigarettes de Francis est passé dans les chewing-gums, et la superbe de mon copain s’est évaporée. Donc, pour en revenir à mes quarts d’heure coloniaux, immédiatement après l’apathie, je vois le buraliste et, refusant que mes silences soient de la langueur des siens, je pousse deux ou trois sons rauques dans l’appartement calme, certain de n’avoir rien à envier aux chiens de Pavlov. Un matin que je m’apprêtais à mordre une tartine de pain le père Lagadec m’apparut. J’ai levé la tête et dit : — Oh oh ! Oh oh ! Sans plus attendre, j’ai croqué une bouchée. La scène devait valoir son pesant d’or. C’est avouer que, jusqu’à présent, je m’acquittais au mieux de ma solitude au cœur de mon alvéole. Je me tenais dans mon trou, peinard, occupé à personnaliser mes infimes pulsations, la terre tournait sur elle-même, autour du soleil, et l’ensemble fonçait dans l’espace. Mon énergie s’érodait. Je ne sentais rien. Je ne devinais rien. Je dégringolais sans alerte, sans vertige. C’est l’homme au cœur usé qui me l’a révélé. Le polonais, lui, m’a appris que moi aussi j’ai besoin des services de Maria. 23 heures 40. L’inconnu ne rappellera pas. 125 La couleur du jour C’est décidé : je sors crever ma langueur. § — Bonsoir, le monsieur-qui-n’aime-pas-les-pétitions ! C’est la mère pétition. Une boulotte d’un mètre trente au garrot, la cinquantaine passée, le chignon noir sévère, les lunettes cerclées de fer et barrées d’une bande de plastique marron à hauteur des sourcils. Elle attend dans le hall que son chien-chien profite pleinement de sa balade pipi. Il défèque propre son toutou, là où il faut, dans le bac à sable, celui des chiens évidemment. Les enfants ne craignent pas les souillures dans leur coin à pâtés, du moins pas celles de la bestiole de la mère pétition. Elle l’a dressé son cabot. La preuve, elle ne le surveille pas, elle se contente de l’attendre depuis le hall. Un samedi matin madame Gillou est montée m’intimer l’ordre de baisser la musique. On exigeait d’elle cette démarche. Un groupe de locataires. La brave dame était gênée. Elle accomplissait son devoir en tant que concierge. En tant que femme, elle se désolidarisait de ces idées-là. Elle comprenait les jeunes, elle : “— Seulement on fait pas ce qu’on veut !” L’après-midi même, les Bertrand, des voisins du 6ème, annonçaient par affichage une petite fête d’anniversaire. Modestement, ils épinglèrent leur carte de visite sur le panneau de liège prévu à cet effet dans l’entrée de l’immeuble. “ On causera peut-être un peu de bruit ce soir pour cause d’anniversaire. On s’excuse!” M. et Mme Bertrand. 6ème étage, appartement 117. Le lendemain matin, je refusais à la boulotte de signer sa pétition contre les Bertrand. Peu avant midi, embarrassée, la pauvre madame Gillou sermonna le couple au nom d’un groupe de locataires. Elle leur remit une feuille couverte de signatures. La semaine suivante, les enfants furent en cause : “On ne joue pas dans le hall.” Puis vint le tour des démarcheurs. La dernière visite de la pétitionnaire concerna les chiens. Il lui apparaissait inadmissible que les canidés s’abandonnassent sur les pelouses en principe interdites d’accès aux humains. Bien sûr la mère pétition répétait à qui voulait l’entendre que son gentil toutou se soulageait proprement, lui. 126 La couleur du jour Si les pétitions ne me passent plus sous les yeux, les remontrances ne manquent pas de se laisser ouïr. La première fois, — même avec la boulotte il faut une première fois — je sortais de l’ascenseur. Un soleil doux de printemps arrosait le hall du bâtiment. Madame Gillou ramassait les tracts publicitaires jetés sous les boites aux lettres. La pétitionnaire revenait justement de courses. — Bonjour, le monsieur-qui-n’aime-pas-les-pétitions ! Une marrante se révélait. — Bonsoir ! — Bonsoir ! Monsieur Bernier. Il est d’extrême droite. C’est un excrément. Les superstitieux y posent le pied gauche. Mon gauchisme me le défend. Bernier tient aux civilités, moi pas aux simagrées. Je lui rends ses bonsoirs, ce qui est une façon de les vomir. Le mois dernier, Bernier a appelé les flics afin qu’ils appréhendent des jeunes en vélomoteur. Les gamins avaient pris l’habitude d’attendre, aux alentours de vingt et une heures, au bas de l’immeuble, la petite Michaux, une jolie blonde radieuse comme un soleil. Bernier les avait suffisamment prévenus, paraît-il. Un policier frappa un des garçons parce qu’il lui présentait ses papiers, une cigarette à la bouche. Le flic n’aurait pas dû. Le lendemain, la voiture de Bernier était cassée, le surlendemain c’était au tour de Bernier lui-même d’être abîmé. Il poussait la porte principale quand il reçut un coup en pleine face. L’agresseur s’était tu. Il n’avait cogné qu’une fois. Madame Gillou suppose qu’il s’agit de l’amoureux de la petite Michaux. Elle m’a demandé de garder l’information pour moi, surtout de ne pas en parler à la mère pétition, dont elle dit qu’elle n’est pas une femme mais une tache de mazout sur une mer bleue. Décidément, madame Gillou sait parler aux Bretons. Le policier aurait souffleté le jeune homme juste au moment où apparaissait sa petite amie et, à l’humiliation de la gifle, s’ajouterait la honte d’avoir été bafoué devant sa bienaimée. La concierge ne pense pas que c’est tant mieux pour Bernier, elle croit qu’il y a des choses qui ne se font pas, qu’on a assez de misère comme ça, et que les jeunes ont déjà tellement à lutter avec le monde qu’on leur laisse que ce n’est pas la peine de les embêter pour des riens. — Et puis c’est pas un garçon haineux, il a juste tapé un coup, il s’est pas acharné. Bernier promène son chien après le film du soir. Compte tenu de la durée moyenne des longs métrages, il est quotidiennement dehors sur le coup de 22 heures 30, 22 heures 40. Il n’est pas homme à fouetter l’habitude. 23 heures 50 : ce soir la télévision diffusait Ben Hur — vraiment un long métrage —, Bernier est donc sorti plus tard. La mère pétition l’a rejoint. Ensemble, ils discutent le bout de gras le temps que leurs bêtes se soulagent. Jamais, ces deux-là ne passent de l’autre côté de la rue. Raison de mieux pour que je m’y rende. D’ici, j’entends leurs bavardages. Des bêtises ! Des saletés ! Ils en veulent aux arabes, ils en veulent aux noirs, les portugais les incommodent. Bernier pense que ces gens sont fourbes. Je n’ai pas pu me résoudre au silence, j’ai crié de mon trottoir : 127 La couleur du jour — Et pour vous, monsieur Bernier, un blanc aux cheveux blonds frisés, est-ce un nègre albinos ? Il a haussé les épaules, passablement irrité. — Intégration : n’est-ce pas un traître mot, monsieur Bernier ? Car à y regarder de plus près, bien souvent ce n’est pas l’immigré qui ne s’assimile pas au pays d’adoption, mais le raciste qui n’intègre pas la couleur de l’immigré. Bernier déteste mes interventions. J’aime les lui concocter. Celle-ci, je la lui ai débitée d’un trait. La palissade ruisselle de pluie. C’est vrai qu’elle n’embaume plus le bois. Il faut avouer que les odeurs ne montent plus dans l’air détrempé depuis quelques jours. Des feuilles luisent entre les planches disjointes. Elles frissonnent au vent. Sous l’herbe sale, la terre dégorge. L’eau suinte de la clôture à claire-voie sur le pavé gras du trottoir pour couler en filets vers le caniveau. Une petite froidure mouillée s’est engouffrée sous ma veste. J’ai tremblé et je me suis senti vivant, d’une existence nue, impossible à nier, et qui ne s’accommode pas d’un face à face enfermé dans une chambre. J’ai eu moins froid que je n’ai humé l’eau, j’ai moins tremblé que je n’ai pressenti mon errance d’homme enclavé dans l’existence. Et je me suis mis à penser à ce gosse égaré que j’ai consolé l’autre jour en lui expliquant qu’on n’était pas perdu géographiquement tant que l’on pouvait s’exprimer et que l’on connaissait son nom. Le petit n’avait que sa maison à retrouver, heureusement pour lui, car dans ce cas, un bienveillant et quelques mots suffisent pour s’orienter, sous nos latitudes du moins. Ce soir la pluie l’emporte, ou plutôt l’idée que j’en ai. Une idée un peu triste, un peu mystique. Je me répète pourtant que plusieurs milliers d’orages harcèlent la terre chaque jour, que les vents prennent leur naissance aux taches solaires, que la foudre touche le sol et les océans près de cent fois par seconde, que tout cela est naturel, banal, que je n’ai donc pas à chercher ma vie sous ce déluge comme si l’eau se retournait contre l’existence, contre moi. Je ne parviens pas à me cantonner à mon petit coin d’intempérie. J’y ajoute toujours un brin de mystère, un balancement mélancolique. A gauche, rue des Cyprès, à droite celle de la Halle, menant au boulevard Jean-Jaurès. Des rails ternes d’anciens tramways déchirent la chaussée déformée. La bruine ruisselle sur les pierres glacées, sur les fenêtres sombres et aveugles des immeubles désaffectés. A ne les croire ouvertes que sur elles-mêmes. Elles ont pourtant dû arroser de soleil des parquets cirés, chauffer des corps plus ou moins tranquilles, encadrer des visages tournés vers la rue ou émaner des relents de cuisine et des voix qui ne dépassaient certainement pas le trottoir. Ce soir, les vitres sont opaques et grises. Empierrées presque. Ça y est, j’ai bifurqué sur la gauche, rue des Cyprès. La gare est au bout. A michemin, le square Saint-Exupéry. Je longe le mur gris, fissuré par endroit, verdâtre au ras du sol. 128 La couleur du jour Après l’arrêt de bus, sa paroi s’orne de graffiti. Un vrai mémento. Quelqu’un a d’ailleurs peint en blanc : CE MUR A LA PAROLE. Le sexe y a son pouls, le cœur le sien. Des tracts collés à la va-vite disputent la place aux mots pour gueuler, aux écrits inutiles en apparence, aux appels de solitaires à solitaires. Cet art de s’exprimer, de dire l’inconvenant, cette harmonie entre le graphisme et son support, me plaisent. Une silhouette sombre vient de franchir la rue, les mains pendantes. Le type s’est détaché du mur aux inscriptions pour se poster sur le trottoir d’en face. Il a la cinquantaine. On s’est observé un moment à la dérobée. Je n’étais pas encore au droit des graffiti. Il ne bouge pas. Il attend. Je cherche son mot sur le mur. A hauteur des yeux, peint en rouge : C. R. S., je t’aime, signé : un pavé. Plus bas, en majuscules noires : JE VEUX EXISTER. Le mot du type est là, légèrement sur la droite, entre une invitation joyeuse au cul et une quéquette plus qu’avantageuse proposée à la première venue. C’est timide, marqué à la craie : On ne peut que concevoir de comprendre. Je hoche la tête de droite à gauche en signe de désaccord, deux fois, coup sur coup. Le bonhomme a certainement enregistré le geste. Pour plus de sûreté, je passe le doigt sous l’inscription en reproduisant mon geste d’opposition. Pas d’équivoque possible. A peine ai-je repris ma route que le type a regagné le mur de son pas lourd. Je n’ai pas résisté à l’envie de me retourner. Je n’ai pas su. Il frotte la paroi. Un morceau de tissus vieux rose dépasse de sa manche. C’est là, en bout de bras, aérien. Ça l’a déshabillé d’un seul coup. Il doit exister menu, dans le détail, pointilleux. Et sa phrase est sortie d’un trait. Elle a dû s’imposer spontanément à lui, incontrôlée, trop belle pour être vraie, trop intuitive pour supporter sa minutie maladive. Elle n’est pas de lui, en somme. Il ne pouvait que la soumettre à l’approbation de quelqu’un. On s’est salué. Le square Saint-Exupéry est désert. Tant mieux. Mercredi. 6 heures du matin. Je sors de chez Maria. Maria est avant tout patronne de son café. Elle ne s’est pas foulée pour lui trouver un nom. Sur l’enseigne, elle a fait peindre en lettres alambiquées : « Au Bon Porto ». — Ch’est pas oune trouvaille, ch’est jouste pourr dirre che que ch’a vot dirre et pour chavoir qui on po trrouver ichi. 129 La couleur du jour Nous avons sympathisé. Pour ce qui est de ses faveurs, la vox populi a encore sévi à torts et à travers. — Che parle avec les clients, ch’est tout. Mon lit, che le partache pas comme cha. Je veux bien, mais nous avons tout de même fait l’amour. Contrairement aux commerçantes de stupre elle m’a gardé toute la nuit. J’ai découvert une femme inattendue, au charme et à la conversation certains. Je rentre tout juste. J’ai pris par la rue des Cyprès. Je me le devais. Je le devais surtout à l’écrivaillon à la manche vieux rose. Avec lui, j’ai été trop vite en besogne hier soir, et je me suis trompé. Alors, j’ai réécrit sa phrase tout à l’heure, à l’endroit même où il l’avait notée. J’ai ajouté : la plupart du temps. Désolé. En entier, cela donnait : On ne peut que concevoir de comprendre la plupart du temps. Désolé. C’est Maria qui m’a conduit à plus de considération et à adhérer, en partie pour le moins, à la réflexion de l’écrivaillon à la manche vieux rose. Elle me trouvait trop péremptoire : — Tou té crrois dans lé vrrai. — Non, pas du tout. Il n’y a que la métaphysique qui soit dans le vrai, puisqu’elle en est persuadée. Moi, j’espère être dans l’utile. Autrement dit, je donnais partiellement raison à l’écrivaillon. — Ch’est quoi la métaphychique ? Si t’emploie ches mots, ch’est que tou veux pas discouter avec moi. Maria est championne pour la mise en boîte. Je me suis excusé et nous avons parlé à cœurs ouverts. La solitude l’effraie. Pourtant que peut-il lui arriver sinon s’y découvrir ? Je ne m’imagine pas craindre de ma personne. Elle, si. Elle ignore ce qu’elle deviendrait livrée à elle-même. — Yé m’invente des tas dé choches, m’a-t-elle dit, des brouits dé parrquet, des rrôdeurs, des maladies et yé crrois qué yé vais mourrir parce qu’aucoun secours né vient. Yé chouis terrifiée.S Elle ne supporte pas l’idée que son sort pourrait se résumer à une sirène d’ambulance déchirant les rues de la ville et pense que si l’on a une mort qui ne compte pas du tout, c’est qu’on a eu une existence qui ne valait rien. A l’appui, la petite portugaise m’a conté l’histoire de ce gosse d’une dizaine d’années qui demande à son père, sur la tombe du soldat inconnu : “Si personne ne le connaît, papa, pourquoi on l’a tué ?” — Tou té rrends compte, on né chait pas qui est mort ni pourrquoi ni comment ? Chette tombe chous l’Arc dé Trriomphe, ch’est jouste oune trrou dans la mémoirre, oune trrou dans la vie.S Une petite traduction, peut-être, pour ceux qui ont la fameuse oreille portugaise ensablée : Je m’invente des tas de choses, des bruits de parquet, des rôdeurs, des maladies, et je crois que je vais mourir parce qu’aucun secours ne vient. Je suis terrifiée. S Tu te rends compte, on ne sait pas qui est mort ni pourquoi ni comment ? Cette tombe sous l’Arc de Triomphe, c’est juste un trou dans la mémoire, un trou dans la vie. S 130 La couleur du jour Les débuts de Maria, en France, furent pénibles. Venue clandestinement du Portugal, elle se terra près de trois semaines, dans une promiscuité trouble, à bord d’une péniche amarrée à une dizaine de kilomètres en aval de Conflans Sainte-Honorine. Ils étaient une vingtaine d’émigrés de pays différents entassés dans la soute. Il n’y avait pas de hublot, et seule une ampoule brûlait à longueur de journée. Le soir chacun sortait sur le pont à tour de rôle pour se dégourdir les jambes. La nuit s’écoulait sans lumière. On entendait alors le frottement des tissus, le bruit des corps cherchant leur position. Maria se demandera toujours qui chantonnait durant des heures un air sans paroles pour vaincre sa crainte du noir. Elle était l’unique femme à bord. Les hommes la frôlaient. Des arabes, des africains, des portugais. Ils ne l’ont pas touchée, à proprement parlé. Tout ce monde avait trop peur. Longtemps, elle a gardé en mémoire le flip flop de l’eau contre la coque métallique. — Dans mon chomeil, yé mé croyais encore chour lé bateau. Maria fut placée la première. A la conserverie du port de Conflans. La moitié de sa paie passait dans les mains du “placier”, un homme de la filière portugaise. Cela dura un an. C’était cher payer ses trois semaines d’angoisse dans une soute, sa traversée à pieds d’une partie du Portugal et de l’Espagne, son inconfort dans des camions bâchés, sa frayeur au passage des frontières. Elle a eu la volonté de s’expatrier et l’inconscience de son envie. A aucun moment, elle ne mesura que ce serait dur à ce point. Elle s’est jetée tout simplement dans l’émigration avec l’enthousiasme d’un enfant. — En partant yé penchait ploncher dans la jouchtiche, dans lé drroit dé chacoun dé vivrre. Ch’était chourtout lé drroit des chenfants, chéloui auquel ils crroient. Ch’étais naïve. Emportée par l’élan, elle serra les dents plus souvent qu’à son tour, elle s’accoutuma même à sa nouvelle condition. Certains jours, Maria jurerait avoir tout voulu. Tout. En bloc : son exil et sa prostitution occasionnelle, ses joies et ses dégoûts, ses indifférences et ses prises de position, sans omettre cette foule de choses dont on ne sait plus si on les a briguées ou si elles nous ont assaillies, mais que chacun fini par faire siennes. Il faut bien reconnaître sa route, laisser d’autres traces que son empreinte génétique dans la mémoire des hommes. — Après tout, ch’est ma vie, m’a-t-elle avoué, faut qué yé l’ai en main. Chi lé bon Dieu la jouge, ch’est qu’il vot qué yé la rrevendique. Maintenant, Maria est naturalisée française. — En tout cas lé bichtrot est mon œuvre Elle gagne son pain comme elle peut. J’ignore s’il est de campagne ou complet. Elle mériterait qu’il soit de cette qualité en tous cas, car pour la tendresse on n’a pas menti. Je lui ai parlé de l’inconnu au téléphone. Pour elle, il s’agit un pauvre homme qui devrait passer lui rendre visite. Maria ne craint pas les raccourcis : un voyage dans son bistrot puis dans son ventre chaud, et la solitude s’évanouit. Finalement je suis parti. Il ne pleuvait plus. La nuit était encore noire, parfumée d’odeurs fraîches. La main sur la poignée de la porte, je me suis rappelé papa à peu près 131 La couleur du jour dans cette posture sur le seuil de la petite maison de Fernande voilà 31 ans, et j’ai levé les yeux vers la fenêtre. Les rideaux ne s’ouvraient pas sur le visage de Maria. Ainsi, c’était bien une figure attendrie de femme regardant partir son homme que j’avais entrevu derrière les carreaux, à l’angle des rues de l’Abreuvoir et Des-Dames. Je n’ai pas pu m’empêcher de me réjouir pour papa. J’ai su que je ne garderai pas, comme le polonais, l’odeur de la petite portugaise. Je ne voulais pas me tromper d’amour et confondre ce que puisait papa auprès de Fernande avec ma visite plus ou moins hygiénique chez Maria. Bonne fille, ma petite émigrée a mis du cœur dans notre relation, mais faute d’amour, je me suis donné sans être épris. On a été au mieux, tous les deux. S’épancher serait excessif. En rentrant, je me suis attelé au ménage, j’ai lavé la vaisselle, pris ma douche. Restait à me décrasser le cerveau. Sous le jet d’eau, ce n’était pas tout à fait ça. Je pensais : EAU = H20. J’imaginais deux bulles d’hydrogène et une bulle d’oxygène. Ça s’arrêtait là. Le métaphorique l’emportait sur le réel. Après deux ou trois exercices de réflexion sur la composition de l’eau, je suis parvenu à une conception quasi honnête de sa structure. Depuis, une petite joie sourd en moi. Ténue mais enchanteresse. Elle me tient à l’estomac, chatouilleuse et coquine, près de concrétiser à elle seule ce que l’on appelle l’appétit de vivre. Je me surprends à chantonner, à émettre un bourdonnement guilleret, inaudible à plus de deux pas, un de ces petits airs uniquement en harmonie avec soi et que l’on se chante quand on est content d’être au monde. Merci à Maria. L’accès à son ventre a ravivé mon penchant émotionnel, et je déborde de vie brouillonne qui ne cherche pas plus que son constat d’existence. Je n’appellerai pas ma mère. Pour maman, la morosité est l’essence de toute chose. Au premier contact avec elle, ma chansonnette perdait son rythme, mon bonheur son latin. Je lui téléphonerai mercredi prochain. De principe, le mercredi est mon jour d’appel. Avant huit heures du matin (tarif oblige) ou le soir après vingt heures. Les lundis, mardis, jeudis, vendredis, maman travaille et veut garder les idées claires. Des ménages à droite à gauche. Le samedi, elle encaustique la salle, l’escalier et les chambre rue Carnot. Elle court ensuite les marchés. Les dimanches lui appartiennent. Il ne lui restait donc qu’un seul jour pour son fils, justement le jour des enfants. Je m’étonne d’agir encore, parfois, à 43 ans révolus, comme un adolescent envers sa maman. Eh ! oui, il m’arrive toujours de m’aguerrir en lui tenant tête. Même à 600 kilomètres de distance ! Même à huis clos dans mon appartement qu’elle n’a jamais daigné visiter ! 7 heures. 132 La couleur du jour Au quatrième étage de l’immeuble d’en face, une fenêtre vient de s’éclairer. Ça s’est réveillé à l’heure dans cet appartement, semble-t-il. Et pourquoi ? Pour s’activer en tous sens, pour aller gagner sa vie quelles que soient les fatigues, pour durer au compte-gouttes, pour refaire d’autres nuits d’avance épuisées où trop souvent le sommeil s’enlise tout nu et sans rêve. Au fond, au quatrième étage d’en face, ça s’est couché pour reconstituer ses forces de travail. Ça s’est blanchi. Blanchi à la nuit pour se salir au jour. C’est certainement encore chiffonné. Quelqu’un dort peut-être tout près, bien au chaud, à peine remuant. Ça se lève probablement sans regarder son conjoint : après tout, l’autre est sans doute recroquevillé entre les draps, comme d’habitude. Ça doit chasser un reste de sommeil maintenant, un bout de paresse trop connue, prise pour ce qu’elle vaut : le refus du quotidien, celui qu’il lui est offert du moins. Mais ça gigote déjà au pied du lit, bien forcé. Plus bas, au troisième et au cinquième, à gauche, on se lève. Apparemment à l’heure aussi. Leur condition de travailleurs veillait. Elle nichait dans leur sommeil. Elle n’a pas eu besoin d’aller les débusquer. Et eux se sont endormis comme chaque soir, bons enfants. Rue Carnot, c’était les volets qui s’entrouvraient de bon matin. Le père de Joseph, monsieur Guérin, le vieux Louchet et papa apprenaient l’air du jour penchés à la fenêtre, les mains tendues vers les arrêtoirs métalliques qu’ils claquaient contre le bois des persiennes. De mon lit, j’écoutais cet angélus de rue. Je devinais toutes ces grosses mains prenant contact avec le métal mouillé de rosée ou de pluie pour redresser les petits bonhommes de fonte et les plaquer contre les volets. Les jours de grand gel, les doigts ne prenaient pas le temps de s’engourdir, ils se dépêchaient, dans un claquement limpide, presque cristallin. Après, l’agitation était la même dans les cuisines. Les cuillères et les bols tintaient en sourdine. Quand les femmes descendaient à leur tour, les hommes étaient partis, leur vaisselle séchait, retournée sur l’évier. Les fourneaux ronflaient. Je n’ai jamais pu oublier le gros bol de papa s’égouttant sur l’émail laiteux, près de ses couverts. Il me laissait là comme une trace de sa “ vivance ”— un mot que je lui concoctais pour restituer à sa vie sa résonance en moi, longue et douce. Un matin, l’angélus sonna faux. Le vieux Louchet était à la retraite. Les autres continuèrent de s’attendre devant chez Moreau, le vélo à la main. Les souliers du père de Joseph et ceux de monsieur Guérin étaient gris de ciment, leur musette pendaient en bandoulière. Papa les rejoignait. Ils ne se serraient plus la main ; depuis des années, tous les trois remontaient la rue de concert, et peut-être avaient-ils le sentiment d’une continuité. Ils parlaient juste ce qu’il faut en poussant leur bicyclette. 133 La couleur du jour Je les ai vus aller et venir, sortir le matin des maisons, frileux ou gais parce qu’il faut s’accompagner, et puis rentrer le soir sous couleur de gîte et de vie, le tout en poussant de petits cris, des jappements d’humains extirpés du cortex et du social. Drainés. Chacun y mettait du sien. C’en était touchant. Ils vivaient de leur mieux, par réflexe attendu que l’existence leur était donnée, mais par-dessus tout à l’ingrédient, celui de l’âme ou de l’humanité. Ils étaient hommes, que voulez-vous ! Sans cette haute opinion de lui-même, où papa eut-il pêché le devoir de s’affirmer face à ses semblables ? Où eut-il puisé l’opportunité de se désolidariser, le cas échéant, d’une partie de la population, en tous cas de certains corps de métier comme les flics ? Ouvrier en proie à l’injustice sociale il était persuadé de sa raison de prôner à la cantonade “Mort aux vaches !” sur le principe que les policiers sont les gardes chiourmes du système. Bien entendu, hurler “Mort aux mécaniciens !”, “Mort aux maçons !” lui paraissait inepte, voire impossible. Il était convaincu que les flics le menaient par le bout du nez mais pas son métier ni son statut d’honnête citoyen. Fatalement, une idée était passée par-là. Sur le mémento de la rue des Cyprès, dans la nuit de dimanche à lundi, quelqu’un a écrit : Mort aux vaches !, pour une notion de rien, une notion à la François, toute menue : l’idée de soi et de son intégrité. Pas plus que papa, le gribouilleur ne s’est préoccupé de savoir si sa participation active à la société lui barrait autant la liberté que les flics qu’il rémunère et maintient en place par ses impôts. Ni papa ni l’auteur du “Mort aux vaches !” de la rue des Cyprès n’ont regardé tout un quartier s’éveiller. Aucun d’eux n’a vu, comme je les ai vus, les corps des immeubles d’en face passer la même nuit pour s’être usés aux mêmes heures, ou à peu près. Bien sûr chacun a dormi sa propre nuit puisque chacun portait ses particularités. Mais leurs dissemblances ont vite cessé d’importer dans ce fourmillement, elles se sont laissées manger par la fonction de l’ensemble. Voilà, je suis sûr que ni papa ni son compagnon d’idée qui a gribouillé sur le mémento de la rue des Cyprès n’ont observé tout un monde laborieux se lever. Evidemment, à ce train-là, leur petit concept tient la route. Où dort l’écrivaillon à la manche vieux rose de la rue des Cyprès ? Dans quelle tour ? Dans quel immeuble ? Dans celui-là ? Celui d’en face ? 7 heures 15 Au quatrième, ça déjeune seul maintenant. Je vois son ombre. Ça ne s’empiffre pas. Ça ne veut que résister jusqu’à midi, semble-t-il, pour s’entretenir alors jusqu’au soir. Ça y est, ça se lève. Ça débarrasse la table, enfin je suppose : la silhouette me tourne le dos. La lumière vient de s’éteindre. Ça va cesser de gigoter derrière ses murs et passer son seuil — il ne peut en aller autrement. Toujours est-il, ça ne rencontrera pas les paquets encore attablés du troisième et du cinquième en haut à gauche. A choisir entre l’escalier 134 La couleur du jour ou l’ascenseur, ça optera sûrement la modernité, pour la descente directe : verticale, mais douce. Ensuite, ça poussera le portail de l’immeuble pour arpenter le trottoir vers la ville ou vers la zone industrielle. Je parie pour la zone industrielle. C’est probablement arrivé au rez-de-chaussée. Ne serait-ce qu’en ouvrant la porte de l’appartement, le corps a dû se dé tranquilliser. Ça le devait. Au chaud, chez soi, ce n’était pas la peine ; dans les communs déjà il appartenait de réagir. Les jambes ont sûrement donné le pas. Je l’attends. La rue est sombre, aussi morne que les façades. On sent que l’avenue demande à vivre, qu’elle espère le type du quatrième. Elle le cajolera. Et le bonhomme deviendra du piéton, du piéton pour rue de banlieue. Ça y est, c’est dehors. Ça vire à droite, pour remonter le trottoir. Vers la ville. Pari perdu. Les réverbères éclairent son visage. Je suis content : je ne le connaissais que le soir, celui-là. Il est bien emmitouflé, le cou rentré, les mains dans les poches. Il doit être frileux, il doit être contracté. J’espère qu’il n’a rien contre les polonais. Ce serait bête, parce qu’il réagit au froid en tous points comme le petit gars venu des environs des Carpates de Maria. La rue a disparue derrière ce type grelottant : elle a cessé d’être un paysage. Ce fut soudain. Avant son arrivée, l’artère s’étirait entre les façades, minérale de bout en bout. Le bonhomme l’a eue sans effort, simplement en posant le pied sur elle. Sa présence la réduite à un simple décor. Il atteint le carrefour. Il prend rue Anatole-France, pour disparaître une journée entière. Ce soir, il agira de même, en sens inverse et pour une nuit. Il appelle ça vivre. Je veux bien. Il va au travail ; moi, je le crois d’avance travaillé, miné par son personnage et par sa condition. De la journée, il débitera les phrases convenues : “ça va comme un mercredi ! Bonjour madame ! Bonjour monsieur ! Oh ! avec ce temps...”, il aura les gestes nécessaires, les camaraderies appropriées. Demain, jeudi, il remettra ça, et sa journée glissera d’elle-même. Vendredi, notre bonhomme lancera des “Ça va comme...”, souriants, ceux-là, et légers ; il sera loin de songer que le lundi n’aura jamais été aussi près. L’énergie tendue pour parvenir à ça... Un carrefour, une bifurcation rue Anatole-France, le trolleybus vers le centre, le cliquetis des câbles, le bonhomme en route vers son labeur, et la rue de nouveau toute à elle-même. Je suis le trottoir qui regarde passer les gens. Ça vient de se rallumer au quatrième. Quelqu’un dormait donc près du type. Ça n’a pas su ou pas voulu l’accompagner dans son lever. Peut-être est-ce le bonhomme qui ne le désirait pas. Peut-être a-t-il engendré un ou deux petits quelqu’uns encore abrutis de sommeil dans des pièces voisines. 135 La couleur du jour 7 heures.30. Ça bouge de plus en plus dehors. Dans deux heures, ça va pulluler. On songera à un désordre apparent. Il ne faudra pas s’y laisser prendre. Ce sera une organisation de fourmis où chacun occupe sa place. Les préfectures, les écoles, les bureaux de sécurité sociale, les mairies, les usines, les cabinets d’assurance, les études de notaire, les associations de pêche, les agences immobilières, les magasins, les institutions de toutes sortes vont se réveiller et ouvrir leurs portes sur l’ordre moral, sur l’imbécillité organisée, la pire de toutes ; des individus, par mesquinerie, pour établir leur dominance ou la préserver au sein de cette vaste organisation, vont s’employer à se causer du tort et passer ensuite la plupart de leur temps sur le qui-vive par crainte de représailles ; des patrons, pour gagner quelques sous de plus, jetteront au chômage des familles entières qui ne cherchaient pourtant leur vie que dans la modestie ; des tueurs de tous bords, ici ou là, au couteau ou au pistolet, éteindront sans vergogne le regard de leur victimes ; des voleurs peu regardant s’envoleront avec les souvenirs et la sueur de quelques-uns uns, avec le pain et les promesses d’avenir de tant d’autres, jeunes ou vieux ; des hommes et des femmes vont s’embrasser sur leur seuil, se trahir, puis rentrer le soir comme si de rien n’était ; des enfants grandiront brutalement et d’autres ne retiendront pas la journée dans leurs souvenirs ; des gens vont mourir, certains au bon moment, la majorité la peur au ventre ; les bons, les braves auront fort à faire. Je les imagine tous. J’en examine la plupart : c’est vêtu, ça frissonne, ça rit, ça pleure, et quand ça tend les mains, ça garde trop souvent ses mitaines. Que peuvent-ils d’autre ? Je n’espère rien d’eux. Pas grand-chose plutôt. Maria est déjà loin. Un 9 mars 1922, Kafka écrivait : “Le secours m’attend quelque part et les rabatteurs me mènent vers lui.”1 J’en ai fait mon amertume. La phtisie emportait le tchèque. Sa phrase était-elle une phrase du matin ? S’agissait-il, au contraire, d’une rage de fin de journée, épuisée à force d’espérer ? Fallait-il n’y voir qu’une lassitude du soir cramponnée à la nuit ou au lendemain inventés pour le meilleurs ? Autrefois, Kafka était heureux quand la douleur cessait, puis il n’allait qu’être soulagé et n’éprouver que ce sentiment amer de se sentir juste bien portant. Une trêve, rien de plus. Moi aussi, je force la main vers l’espoir. Je ne peux pas m’en empêcher. C’est comme une douleur de la volonté. Seulement je m’accroche de moins en moins. Je ne divague pas. Je ne m’apitoie pas sur mon sort. Je ne fais pas le point. je me rappelle éventuellement que j’ai trottiné au petit bonheur, et que j’ai trouvé à durer. Je me dis que dans la rue je ressemble à ceux du dehors, qu’ils ont, comme moi, leurs petites histoires, leurs pansements de peu. 1 Journal de Kafka. Grasset. Page 553. 136 La couleur du jour 7 heures 40. Une femme trotte vers la rue Jean-Jaurès, vers la zone industrielle. Elle court donner sa vitalité à son patron. Elle est transparente, elle se laisse deviner. Au premier coup d’œil, on remarque son parcours existentiel. On peut presque y lire le nombre de ses enfants. Elle connaît le monde. Elle en ignore peut-être les détails, mais a sûrement appris qu’il y a toujours des frais et que c’est rarement facile. Je lui ressemble un peu. Elle trotte, les jambes légèrement en “x” par la jupe serrée. Elle est petite et boulotte, son fichu jaune pâle ne l’égaie pas, son manteau gris accentue plus encore son gros derrière. On dirait un pantin suspendu dans le crachin. Elle se dépêche, elle court chez son patron qui estime naturel que des gens viennent passer des journées entières loin des leurs dans ses murs pour quelques sous. Elle aussi l’emporte sur le paysage. Sans doute est-ce son humanité qui veut ça. Elle bouffe le trottoir, la rue, le mauvais temps. Dans un instant, au premier carrefour, elle laissera tout renaître, comme l’autre, le matinal du quatrième. Ça y est ! c’est fait. La rue est redevenue un spectacle. Il lui a suffit de bifurquer. Voilà, Christine qui arrive. Elle est la fille de madame Gillou. Elle gare sa voiture devant la palissade. Son bébé dort sur la banquette arrière, dans un couffin bleu. D’habitude, Julien, son mari, l’accompagne. Il s’agit d’un grand maigre à l’air un peu égaré qui semble avoir dépassé le stade des colères. Madame Gillou, à sa façon, l’estime trop mou. Elle ne le catalogue pas aussi crûment. Elle dit simplement de lui : — Julien est trop passif ; il veut trop comprendre, trop pardonner. On dirait un homme désénervé. Christine porte le petit et gagne l’immeuble. 7 heures 50. Ça se lève partout, enfin dans la mesure où ça se couche et si l’on veut bien exclure le sort qui veille sans relâche sur les hommes. Je vais dormir. 15 heures. 137 La couleur du jour Je viens de me réveiller. Une femme en fichu jaune, en manteau gris et au gros derrière trottinait dans mes rêves. Ses pieds effleuraient à peine le trottoir. Sans plus de préavis, elle s’est trouvée dans ma chambre, toujours emmitouflée des pieds à la tête. Nous avons bu le café ensemble. Elle m’a parlé, n’a pas bougé, s’est contentée d’être à mon chevet. Je suis nu, assis sur le bord du lit, les coudes en appui sur les genoux. Je fixe deux pieds, deux jambes velues. Des années auparavant, rue Carnot, un gosse brun assis sur un bord de lit regardait ses petites jambes lisses, ses pieds pendus dans le vide. Le gamin était joyeux, d’une de ces petites joies qui animent le corps entier et qu’il vaut mieux entretenir sans un mot, sans bouger. Le garçon se levait pour l’école. En bas, sa mère tisonnait le fourneau en émail bleu. Le petit ignorait encore que l’on se crée sur du hasard et de la conscience mélangés. Il apprenait à lire depuis quelques semaines. Loin de ses décryptages personnels d’enseignes de magasins, il abordait un véritable cycle d’apprentissage. Il en brillait comme un sou neuf. Jusque là, son imagination n’était qu’en prise directe avec le réel ou avec sa représentation quasi conforme : un cheval enclos dans un champ ou figuré sur une gravure, et il faisait remarquer : — Oh ! Le beau cheval. Maintenant, il lisait : vache, v. a. c. h. e, et il accédait à l’imaginaire, voyait en esprit un bovin, une charolaise au mufle humide aussi bien qu’une normande blanche et noire à gros pis, paissant paisiblement dans une prairie verdoyante hérissée de pommiers en fleurs. Longtemps, le petit brun confondrait cette galipette intellectuelle avec la pensée, cette formidable abstraction où tout est possible, avec sa capacité cérébrale à pénétrer le monde et à le changer. Un après-midi, des années plus tard, sous un soleil jaune d’automne, en contemplant un arbre ocre s’effeuillant avant les autres, il se demandera : — Et si notre intime était notre charpente génétique ? Dès lors, le garçon rêva qu’il traversait les muqueuses des humains et leur installait la rue en pâture à leurs globules. Aussitôt, les anticorps opéraient leur travail d’immunisation, protégeaient les gens, modifiaient leurs gènes et donc leur apport héréditaire. Si bien que, plus tard, bien plus tard, des petits d’hommes arpenteraient le monde avant de naître, si bien que leur aventure serait eux-mêmes, une fois dehors, puisqu’ils seraient déjà vaccinés contre les contingences, contre les saloperies, contre la rue. Allez savoir pourquoi, l’amour, la beauté et l’intelligence leur demeureraient accessibles, les transperceraient toujours ? Allez savoir pourquoi, ils trouveraient encore à se noyer dans l’extase ? François, son père, était déjà mort depuis trois ans. Aujourd’hui, j’ai subitement cessé de rêver. Les deux pieds, les deux jambes velues en sont responsables. Leur matérialité fragile l’a emporté sur l’abstrait. C’était tout à l’heure. Je devinais le sang descendre et grimper dans mes veines ; mes cellules s’irriguaient. J’avais devant moi un concentré de vie. D’un trait ma volonté a perdu sa douleur. 138 La couleur du jour Je faisais face au réel. Le fantastique, c’est que je ne préserve de cette révélation qu’un goût fugitif, que le sentiment d’une transformation souterraine jaillie l’espace d’un rai de lumière sur une herbe moussue et déjà tendre, comme ces clartés rares à fleur des choses, et que l’on sait, enfant, compter pour toujours. C’était il y a un instant ; cela put dater de l’enfance ; la douceur en est aussi délavée. 19 heures 30. J’ai marché aux souvenirs, de l’après-midi. Sans regret, sans tumulte. Exclusivement en demi-tons. L’impression de douce luminosité sur l’herbe ne fut pas la seule cause de ma nostalgie. Un type en pardessus marron, sur le trottoir d’en face, y a contribué plus que son compte. L’homme marchait vers la ville. Parce qu’il a regardé sa montre, alors que sonnaient 18 heures au clocher de l’église Saint-Luc, des images pastelles ont émergé de ma mémoire, des scènes de rue apparemment anodines. Maman marchait. C’était un dimanche finissant de novembre. Elle ne me donnait pas la main. Il pleuvinait. Nous descendions la rue étroite Du-Petit-Paris, parallèle à la Place aux Ormes. Le cinéma Saint-François déversait sur le trottoir des hommes et des femmes au regard rêveur, un peu triste. Le froid ne les saisissait pas encore. Machinalement, les hommes allumaient leur cigarette et, tout aussi machinalement, les femmes leur prenaient le bras. Tous semblaient se jeter dans la vie à contrecœur. Sur l’affiche, on voyait Jean Gabin en tenue d’ouvrier. Le titre du film, “Rue des prairies”, s’étalait en lettres grasses, bien rondes. Apparemment, beaucoup de spectateurs avaient versé de leurs larmes. C’est alors que retentirent les cloches de l’église Saint-Michel. Des paroissiens allaient franchir le porche pour se disperser entre les grands ormes aux troncs tachés de pluie. Près de nous, du côté de ma mère, un homme en pardessus marron s’est contenté de regarder sa montre. Il se dirigeait vers le centre ville. Maman et moi revenions de prières. Tonton Paul était mort la nuit précédente, dans sa soixante-sixième année. Il avait l’humour facile et faisait office de boute en train dan la famille. Je me le rappelais nous débiter : “ — Moi, je vois le soleil à minuit !” Je crois qu’il prétendait accéder à une certaine poésie. Tonton Paul aimait les surprises. La mort ne l’aura pas déçu, à ceci près qu’elle lui vint durant le sommeil, qu’il ne la savoura pas. Je n’étais pas ému, pas véritablement, je pensais plutôt à une comédie : personne ne pleurait, pas même tante Louise, sa femme qui était pourtant prévenante, et l’oncle Paul semblait dormir, surtout ses cheveux noirs piqués de fils argentés paraissaient vivants. Couché, le tonton semblait plus petit que debout. Le prêtre psalmodiait ses prières, les autres répondaient, moi, j’entendais encore mon oncle se défendre de sa petite hauteur : 139 La couleur du jour “ — De l’instant où un nain peut être un grand con, je n’entrevois pas l’impératif d’être un géant ! ” Il avait choisi le parti de rire de sa taille (il mesurait 1m 53), et cette phrase, il l’avait peaufine au fil des années. Il l’avait d’ailleurs si bien lissée qu’on disait de lui : — Le Paul parle comme dans les livres. Et lorsque le tonton décrétait, sentencieux : “ Je suis pour l’inhumation. On peut bien rendre un peu à la terre pour tout ce qu’on lui prend ”, les gens se demandaient où le bonhomme allait chercher tout ça. Personnellement, je le soupçonnais de copier parfois, de puiser dans les livres justement. Tante Louise se rend au cimetière, où il lui arrive encore de se confier à celui qui est couché sous la pierre et qui fut son homme durant plus de quarante ans. A la fête des morts, on la voit filer par les rues, un pot de chrysanthèmes dans les bras. Elle ne pleure toujours pas. Elle a le chagrin muet. D’après maman, tante Louise a la douleur sèche de ceux qui ont été trop secoués par le malheur. Nous arpentions donc la rue Du-Petit-paris quand le clocher de l’église Saint-Michel retentit. Maman ne broncha pas, ceux qui sortaient du cinéma Saint-François non plus. Sans doute que des gongs de cloches, comparés à quelques restes d’une histoire filmée, aux soucis d’une femme en retour de prières, c’était bien peu. Après tout, c’était juste un balancement grinçant dans un clocher à demi gelé et gris, un envol de pigeons et ce bruit du bronze heurté en cavale dans la nuit pour dire une quelconque heure, juste l’arrêt du marteau et le métal vibrant encore, et puis moins, et puis plus du tout, juste le retour des oiseaux dans le calme des pierres, en plein vent, seulement un résultat mécanique de quelques millénaires de recherches techniques, d’expériences humaines. Presque rien. De l’accessoire. L’homme au pardessus marron, maman, ceux de la rue Du-Petit-Paris ne sont pas sortis d’eux-mêmes. Près de vingt ans séparent ces scènes. Il reste à se demander pourquoi, un type brun perché au huitième étage d’une tour, le front en appui contre une vitre de son appartement, les réunit aujourd’hui. Vers 18 heures, 18 heures 30, en panne d’écriture, d’inspiration, j’ai erré sur place, dans le séjour, mais pas longtemps : la vieille Lucette Roubais, ma charmante voisine de palier, a tambouriné à ma porte et est entrée sans plus attendre. Elle était nerveuse, criait quasiment : — Il a mal ! Il a mal ! Il est tombé ! Elle parlait de son mari. Fernand Roubais était allongé de tout son long dans l’entrée de leur appartement. Il ne saignait pas. Il ne gémissait pas. Il se parlait à lui-même : — C’est rien, c’est rien ! Lucette, faut toujours qu’elle s’affole. J’ai porté le vieux Fernand sur le fauteuil du salon. Il ne pèse pas lourd. C’est fou ce qu’une jambe en moins allège un homme ! J’ai été surpris. Je crois que je verrais désormais les unijambistes sous un autre angle. Fernand est tombé par la faute de Lucette, du moins à l’en croire. Femme d’intérieur, dès que Fernand rentre Lucette lui apporte un chausson et enveloppe le caoutchouc de sa 140 La couleur du jour jambe artificielle d’un chiffon de laine. Côté encaustique, elle y est allée un peu fort cette après-midi. Fernand a glissé. Au moins a-t-il put se vanter d’être un phénomène, d’être le seul humain à n’avoir jamais la jambe cotonneuse bien que de laine parfois. Nous en avons ri tous trois, devant une tasse de café et quelques biscuits. — Je boite, appelez-moi trois cylindres. Ce furent par ces mots que fis la connaissance de Fernand voilà quatre ans. § Il faut entrer et sortir de tout. Je suis sorti de chez Lucette et Fernand Roubais pour regagner mon appartement. Là, chez moi, comble de tout, je me sentais en visite, entre deux eaux, désolé de mon logement et regrettant la chaleur des deux petits vieux, la jovialité de Fernand, l’inquiétude d’oiseau de Lucette, sa minuscule personne confite dans l’inquiétude de tout et de rien, et qui s’est décidée pour le moyen terme, pour la sécurité entre l’ombre et la lumière, dans le demi-jour, à la façon de ces vieilles femmes confinées derrière leur fenêtre, abritées de la rue, de la vie, par les vitres doublées de rideaux. Je n’ai pas pu rester dans mes murs. J’ai opté pour le Café-de-la-Gare. C’est du bistrot que j’écris, attablé en fond de salle. La musique douce du juke box assourdit les voix, enveloppe des amoureux blottis en silence devant des verres à peine entamés et des cendriers fumants. Ils s’aiment, ils sont ensemble. On peut crier autour d’eux, on peut boire, rien ne les dérange, ils sont tout à leur monde. Des jeunes gens disputent une partie de baby foot, d’autres s’entassent près des machines électriques. Au fond, aucun d’eux n’est bruyant, pas vraiment. Bien sûr ils s’esclaffent, bien sûr ils se bousculent, mais ils ne sortent pas du cadre de leurs droits, du cadre de leur personnage en goguette. Ils s’emploient pile selon la notice, selon l’usage des bistrots, et ils sont intempérants là où l’intempérance est permise. A bien regarder, on ne parvient pas à plus sage. Au reste, selon la sagesse : il faut que jeunesse se fasse. Qu’elle se rassure : elle se fait. Un marinier saoul est accoudé au bar. Il porte la cinquantaine. Son caban bleu-marine est trop ample pour lui, sa casquette tient par habitude et son pantalon bleu de travail s’ourle en gros plis à mi-mollets sur des bottes en caoutchouc vert. On ne peut pas plus typique. On ne peut pas plus marinier. Si le type possédait un chien, ce serait un corniaud à poils longs, aux yeux doux. L’animal ramènerait son maître à la péniche les soirs de grandes beuveries et s’appellerait Gouvernail. 141 La couleur du jour Pittoresque oblige, on accepterait en souriant les écarts de conduite du bonhomme. On irait même jusqu’à le jurer sans souci : “ Oh ! lui, rien ne le tracasse ! ” Et il revendiquerait la formule avec application. C’est d’ailleurs son attitude. Du moins paraît-il jovial. — Eh ! Simon ! Le marinier s’est retourné. — Ouai ? — Ici ! — J’arrive, moussaillonne ! Il force la joie, joue l’homme gai. A donner mal. Je ne crois pas qu’il s’amuse un jour autrement qu’en s’oubliant dans son rôle de marinier ivre. Le plus douloureux me vient de sa conscience de jouer l’heureux, de sa conscience de ne dénicher le bonheur qu’hors de sa personne, ou avec si peu de lui-même encore lucide. Il est passé près de moi, le verre à la main. — T’es venue quand même ? Je n’ai pas entendu la réponse de la fille. Il est campé devant elle. Je ne la vois pas. — T’es belle avec ta jupette ! Prends garde à tes petites fesses, mignonne ! Il s’est penché pour lui tapoter la cuisse, et la fille m’est apparue. Elle a haussé les épaules. Maintenant, Simon est assis en face d’elle, le dos appuyé contre le dossier en moleskine rouge. Son verre est posé sur la table. Vide. Elle n’a pas vingt ans, les cheveux courts et noirs. Ses yeux n’ont pas l’air de regarder l’extérieur, mais de rêver, tournés vers son intime, imprégnés de son monde profond. J’ai senti l’odeur de la paille, revu le marché sous le soleil de septembre, Marie, Jean, les enfants traînant en ribambelle entre les boutiques. Voilà ! j’ai trouvé ce souvenir dans les yeux de la fille. Un bruit de voix est venu mourir près de moi. L’air a tremblé au passage des mots et s’est laissé transpercé. La vibration a dû ricocher contre l’un des piliers du bistrot, courir au-dessus des tables, mollir et se fracasser sur la banquette ; contre le mur ? J’en doute : elle manquait d’élan, autant que la phrase qu’elle portait et qui l’avait générée. L’onde acoustique a zigzagué dans l’air, cheminé au hasard des molécules, peut-être achevé sa course dans les fibres d’un des pieds de la table. Elle ne l’a sûrement pas traversé. Le bois a dû résonner, mais il ne s’y trouvait aucune fourmi, aucune larve pour enregistrer le choc. Tout ce remue-ménage pour pas grand-chose, pour un type assis à deux tables de là et qui a crié : “ Salut ma cocotte ! ” à une fille impassible, dont il se foutait au fond. La salle s’est quasiment vidée d’un seul coup : déjà l’heure creuse. La brunette aux cheveux courts et le marinier sont partis. 142 La couleur du jour Je ne les ai pas vu s’en aller. Le dossier en moleskine rouge garde encore l’empreinte du corps de Simon. Du passage de la fille, il ne subsiste qu’une chaise en bois vernis poussée en retrait de la table. Elle n’a pas consommé. Seul le verre vide du marinier trône près d’une auréole de vin. — Vous avez terminé ? — Oui. — Ça ‘ été ? — Très bien, je vous remercie. Combien vous dois-je ? — 28,50. J’aurais pu continuer : “ — Tenez, gardez la monnaie. ” La main du serveur ne m’a pas laissé le temps : elle a fait l’appoint, jaune et cireuse. J’ai regardé le garçon, qui approche de la cinquantaine d’années, et j’ai eu droit à ses impressions, à ses commérages, en cascade ; droit aux habitués du café par leurs petites misères, au marinier et à la fille aux cheveux courts essentiellement. Le barman avait du temps à perdre ou à occuper, il est remonté aux années soixantedix, quatre vingt. Les voitures qui sillonnaient alors les routes présentaient des silhouettes anguleuses. Dans les bourgades, il arrivait encore que des chevaux tirent le corbillard tendu de noir et brodé de larmes d’argent que suivaient en convoi les piétons solennels et sombres. Ici, plus bas, à deux rues du café, sur les quais, le long du fleuve, les caisses de marchandises attendaient au soleil dans les limites du port. Les pêcheurs, disséminés sur les berges, lançaient leur ligne malgré les remous des péniches, malgré les eaux boueuses. On était en fin de matinée, la Marie-Jeanne, ventrue, majestueuse, flottait vers l’écluse. La suite ne tiendrait qu’à une panne d’électricité. L’éclusier, un bel homme robuste et souriant, manœuvrait les portes à la manivelle. Simon se tenait dans la cabine de pilotage de la Marie-Jeanne, Amélie, son épouse, s’occupait sur le pont. Elle étendait le linge. La péniche s’élevait peu à peu au-dessus des digues. De la rue en contre-bas, depuis le Café-de-la-Gare surtout, c’était magique de voir cette femme affairée monter tranquillement dans le ciel, les bras en l’air, tendus vers le fil qu’on ne devinait que par le linge en suspend. Moins d’un mois plus tard, le patron de la Marie-Jeanne s’adonnait à la boisson. D’après le barman, Simon n’a pas capitulé sans lutte. Il fit même montre de courage physique. On peut parler de témérité, car les chances du marinier de vaincre le bel éclusier s’avéraient pratiquement nulles. D’ailleurs, les hommes du port conseillèrent le patron de la Marie-Jeanne de ne pas s’énerver. Certains d’entre eux, les plus attentionnés, crurent le dissuader de se battre en dénigrant Amélie. D’après eux, elle ne valait pas le mal qu’il souffrait. 143 La couleur du jour Mais Simon aimait sa femme. Il l’aimait jusqu’au pardon, aveuglément, et il commença par attendre son retour dans la péniche devenue trop grande, trop silencieuse, désincarnée à donner le vertige. Il aimait tellement son épouse que lorsqu’il disait Amélie, il avait tout dit. La Marie-Jeanne resta quelques temps, comme inutile, presque abandonnée, en aval de l’écluse, à peine à cent mètres de la petite maison de fonction au toit rouge et pentu où Amélie se gavait d’amour. Simon se mit à boire. “— Tenez, monsieur, à votre table justement !” Le marinier ne supportait pas l’idée que sa femme se promenât sous le soleil au bras de l’éclusier. Aux yeux du mari bafoué, les amoureux du monde, indépendamment des latitudes, des longitudes, des saisons, se promenaient toujours au soleil. Le patron de la Marie-Jeanne cherchait à atténuer dans la boisson l’image obsédante du beau costaud logé entre les jambes de son épouse qui ne manquait sûrement pas de coups de reins pour l’avaler, comme elle l’avait avalé, lui, au plus fort de leurs étreintes. A deux reprises, la police fluviale vint le déloger de la berge. Les deux fois, Simon était si ivre que les agents ramenèrent eux-mêmes la Marie-Jeanne au port. Immanquablement, le lendemain matin, on retrouvait la péniche amarrée à sa place, à cent mètres en aval du nouveau nid au toi pentu d’Amélie. Un nid de terrien. Un nid immobile, fixe, en quelque sorte le nid de celui qui jette l’ancre une fois pour toute. Où Simon, dans son état, puisait-il l’énergie et l’habileté nécessaires pour piloter le bateau ? Comment franchissait-il l’écluse au nez et à la barbe de l’éclusier, des douaniers, en pleine nuit, quand son accès était interdit par une barrière haute de deux mètres derrière laquelle circulait un gros chien de berger ? Bizarrement, la bête n’aboyait pas. Bizarrement, les portes s’ouvraient en silence et l’eau descendait sans remous dans le bassin où attendait la Marie-Jeanne, coincée entre les murs étroits qu’elle ne heurtait pas, pour flotter ensuite dans le noir, toutes lumières éteintes, vers son coin de berge. “— On en était médusé !” En un sens, le marinier forçait l’admiration. Il laissait d’autant plus pantois qu’on le découvrait assommé d’alcool sur le pont au petit matin. Simon n’eut pas l’occasion d’exécuter une troisième fois son exploit. Le bel éclusier qui s’inquiétait des allées et venues nocturnes du mari de sa maîtresse dans son domaine se mit à craindre une quelconque vengeance et porta plainte. Quand les gendarmes vinrent le chercher de bonne heure dans la matinée — ou plutôt le ramasser — Simon resta interloqué. Il suivit docilement les policiers, sans comprendre, sans un mot, les menottes au poings. Du seuil de la petite maison au toit pentu, Amélie regardait partir, entre les représentants de l’ordre, celui qui était encore son mari. L’éclusier n’osait pas se montrer. De la main, Amélie adressa à Simon un signe timide plein de tendresse. Elle pleurait. A cet instant, Simon sut qu’il l’avait perdue. Un des gendarmes lui tapota l’épaule, comme pour l’encourager. D’une des péniches à quai, un homme que personne ne connaissait se détacha de sa compagne pour s’approcher du prisonnier et se camper devant lui sans se préoccuper des deux gardiens en 144 La couleur du jour uniforme. Il y eut un léger moment de stupeur et de flottement, puis l’inconnu ôta son écharpe qu’il enroula autour des poignets de Simon afin de cacher les menottes. L’homme sentait encore le lit, le bon café, des odeurs que le marinier avait oubliées avec le départ foudroyant d’Amélie, des odeurs d’une autre vie. A la caserne, les gendarmes le firent se déchausser, vider ses poches, enlever sa ceinture et sa montre avant de l’enfermer dans un bloc sans fenêtre, sans barreaux, d’où on ne le sortirait que pour l’interroger ou accomplir les formalités. Devant l’étalage de ses affaires : un mouchoir chiffonné à gros carreaux bleus, un couteau pliant, de la menue monnaie, un trousseau de clefs, une montre, une ceinture, sa carte d’identité, Simon se sentit humilié, abandonné, dépouillé. Le brigadier qui enregistrait les objets énuméra également l’écharpe. Elle avait été taillé dans un tissus écossais à tons rouge et brun. Le marinier la fixait. Il ne semblait pas comprendre la présence du cache-nez parmi ses biens personnels, du moins le cache-col n’avait-il rien à faire dans leur inventaire puisqu’il ne lui appartenait pas, puisque le brigadier, qui était venu l’arrêter, le savait. Le gendarme avait d’ailleurs été assez déconcerté par le geste de l’homme pour s’en souvenir. Alors, où voulait-on en venir en lui attribuant cette écharpe ? A rien de mal probablement. Sans doute que le brigadier ne pouvait agir autrement : pour l’administration, un objet manufacturé appartient nécessairement à quelqu’un ; en l’absence de propriétaire, il ne peut donc qu’être égaré ou volé ; l’écharpe échappant à ces deux alternatives, l’affecter à Simon évitait des tracas, des paperasses. C’était sûrement aussi bête que cela. Néanmoins, le marinier se méfiait. Simon s’enfonça un peu plus en lui-même lorsqu’on lui prit ses empreintes digitales, moins à cause de l’acte en soi que de la manière dont la scène se passa. Le gendarme, en silence, le regard ailleurs, poussa vers le marinier un tampon encreur et une fiche cartonnée. Sur le coup, le patron de la Marie-Jeanne ne comprit pas ce que l’on attendait de lui. Aussi, sur sa chaise, les mains jointes, blotties entre les cuisses, il ne broncha pas. — Qu’est-ce que vous attendez ! Le brigadier désignait du menton le tampon encreur et la fiche cartonnée. Visiblement, il prenait Simon pour un récidiviste. “— Après il y a eu les interrogatoires, les formalités." Ainsi, on demanda au marinier l’état civil de ses parents pourtant enterrés côte à côte depuis des années dans une ville du nord qu’il ne connaissait plus que de nom. Lors d’un autre interrogatoire, on conduisit Simon dans la cour de la gendarmerie pour le photographier de face et profil contre un grand mur ensoleillé. Le photographe, en civil, les cheveux coupés ras, lui expliqua que les locaux d’anthropométrie étaient en cours de rénovation et lui offrit une cigarette qu’il omit d’allumer. “— Simon était si amorphe, si docile que personne ne pensait à le surveiller vraiment." On lui avait d’ailleurs ôté les menottes. Ses mains n’étaient pas libres pour autant, elles retenaient son pantalon trop large qui baillait à la taille sans la ceinture. 145 La couleur du jour A chacun de ses retours dans le cachot entièrement muré qu’éclairait continuellement une lampe jaunâtre encastrée dans le mur et grillagée, le patron de la Marie-Jeanne s’enfonçait encore peu plus en lui-même. En somme, Simon aussi s’enfermait. Il supportait mal la solitude, l’absence de lumière naturelle et cette affreuse sensation d’être remisé à la fourrière des humains. Aucun gendarme ne l’avait pourtant frappé, ils n’avaient pas élevé la voix, certains lui avaient même servi un café, mais ils l’avaient dépouillé, dépouillé de ses affaires, dépouillé de sa dignité et rendu aussi nu que ces chiens ramassés des chenils municipaux. “— Ils ont libéré Simon le lendemain de son arrestation, en début de matinée, après une garde à vue de 23 heures.” C’était cher payer ses incursions nocturnes chez le bel éclusier. Simon se rendit aussitôt au Café-de-la-Gare où il commanda un grand verre de bière à notre barman qui avait vingt ans de moins, les mains sûrement pas encore jaunes et cireuses mais déjà promptes à faire l’appoint. Contre toute attente, le marinier n’absorba pratiquement pas d’alcool. Seulement, il passa le restant de la matinée et une bonne partie de l’après-midi à se monter la tête contre l’amant d’Amélie. — Il m’a volé ma femme ! Il n’y croyait pas. Il entretenait sa rage, du désarroi plein les yeux. L’éclusier ne lui avait rien pris, si : 23 heures de sa liberté dont tous s’offusquaient, Simon inclus. Simplement, il lui était plus facile de s’apitoyer sur son sort de mari délaissé que de cocu incarcéré en état d’ivresse. En bon philosophe, le patron, derrière sa caisse enregistreuse, lui avait dit : — Amélie est partie toute seule, comme une grande. L’amour, ça ne se commande pas, tandis qu’envoyer un homme en prison c’est un choix. Il perdit son temps : Simon n’écoutait pas, n’écoutait plus, il n’était ni en mesure de savourer cette dialectique sentencieuse ni dans la capacité de réviser ses jugements et persistait à se tromper de colère. — Ça tournera mal ! On aurait pu penser à une parole en l’air du patron du Café-de-la-Gare, à une de ces phrases lancées uniquement afin de calmer les esprits. Qu’importe, toute prémonitoire qu’elle fût, la réflexion n’eut aucun effet sur Simon qui rétorqua : — Ça finira comme ça doit finir ! “— Eh bien ! monsieur, le soir-même, on connaissait la tournure des évènements.” Parti à neuf heures du soir du bistrot, Simon arriva chez l’éclusier dans les dix minutes qui suivirent. Comme lors de ses trois incursions nocturnes, le chien de berger n’aboya pas. En principe, l’animal aurait dû se déchirer la gorge à hurler ; de même, il n’a ni mordu ni talonné Simon dans l’enceinte de l’écluse, son territoire pourtant. Aussi, Amélie et son amant furent-ils surpris de voir le marinier surgir au cœur de leur petite maison. 146 La couleur du jour Les deux amoureux étaient attablés dans la cuisine, face à face, mains dans les mains, les avant-bras en appui sur la toile cirée, quand Simon entra. Ils se parlaient. Sur l’évier, la vaisselle du dîner s’égouttait. Avant, également, sur la Marie-Jeanne, la vaisselle du soir s’égouttait pendant qu’Amélie et Simon discutaient. Seulement eux ne se donnaient pas la main, ou alors, ils ne se la donnaient plus. De toute façon, avec Simon, jamais Amélie n’eut cette attitude de femelle, de femme amoureuse, charnelle, et jamais leur couple ne ressembla à celui-là, ne laissa cette impression de fauves tranquilles, puissants. L’éclusier et sa maîtresse, même seuls, même isolés, éprouvaient le besoin d’intimité ; c’est tout juste si les visages de ces deux-là ne se touchaient pas au cours de la moindre de leur conversation. Car, de quoi parlaient-ils avant l’arrivée de Simon ? De petits riens, de banalités selon toute vraisemblance, mais sublimés par le feu de leur émotion, par ce qu’ils appelaient sûrement, entre eux, leur amour. “— La bagarre était inévitable. Elle n’aurait peut-être pas eu lieu si Amélie et l’autre ne s’étaient affichés de la sorte. Vous vous rendez compte, ils venaient se bécoter jusqu’ici, sous ses yeux !” Certes, Simon était venu laver l’affront de la garde à vue ; néanmoins, il ne se serait pas battu, il n’avait pas l’esprit assez belliqueux. Il voulait juste amener les deux amants à mesurer leur infamie. Mais la jalousie l’a pincé au vif. Pire, Amélie et son éclusier paraissaient si faits l’un pour l’autre, si réellement unis, enchevêtrés, que Simon prit conscience que son mariage n’avait pour ainsi dire pas existé. Il se sentit floué. “— C’est Simon qui a frappé le premier.” L’éclusier n’aurait pas cherché à esquiver le geste, il se serait laissé toucher. Le coup portait à la face. Ensuite, tout est allé très vite. Si l’amant d’Amélie n’a pas évité le poing, il n’a pas fui le corps à corps non plus. Il s’y est même lancé avec sauvagerie, chargeant le patron de la Marie-Jeanne dans un grognement guttural de bête féroce, épaule en avant. Des chaises tombèrent en grand fracas. La cloison de la cuisine trembla sous le choc de l’assaut, et Simon, projeté contre le mur, hurla de douleur. Il y eut aussi des cris aigus, comme des cris de lapin affolé pris au piège : ceux d’Amélie. On entendait également le piétinement des souliers sur le carrelage. Bizarrement, le contact saccadé des semelles sur le sol paraissait plus vivant, plus tragique, plus humain que les éclats de voix. Quand l’éclusier se redressa, découvrant le corps du marinier, un bras, le gauche, pendait anormalement. C’était donc cela le craquement d’os au moment du heurt ! Cependant Simon qui ne voulait pas faiblir devant Amélie se rua contre son adversaire. La scène oscillait entre le ridicule et le drame. De son bras valide, le marinier maigrichon cognait sur l’homme plus lourd que lui d’une bonne vingtaine de kilos. N’empêche, le grand costaud finissait par vaciller sous les coups. 147 La couleur du jour Le patron de la Marie-Jeanne ne disait rien, ne criait plus, tapait tant qu’il pouvait du poing et des pieds tandis que sa femme, muette, les yeux ronds, reculait, sans s’en rendre compte, vers l’évier, vers le fond de la pièce. Brusquement, le chien de berger, que personne n’attendait plus, surgit à la fenêtre tous crocs dehors. Il aboyait, il hurlait, griffait les vitres, mordait dans le vide, les yeux fous. “— Alors, l’éclusier s’est enragé.” Comme pris de folie, le colosse se mit à marteler le marinier au visage, au ventre, il s’acharna même sur le bras cassé, tout en l’insultant. Les chocs avaient des sons moches. Plaqué contre le mur, hurlant sous la souffrance, Simon résistait ; il refusait de tomber devant Amélie. Amélie qui, voilà quelques jours encore, partageait son existence, mais s’était éloigné de lui au point de ne pas comprendre qu’il se maintenait debout pour elle. Il était déjà loin l’encouragement timide et plein de tendresse qu’elle lui adressa de la main depuis le seuil de la petite maison au toit rouge de l’écluse lorsque les gendarmes l’emmenèrent ; c’était la veille pourtant. Et elle n’eut pas l’idée de se retirer pour le laisser se coucher sans honte. Quand l’éclusier jeta Simon dehors, Amélie n’intervint pas plus. Quand l’amant administra des coups de pieds au marinier à terre, c’est le berger allemand qui le stoppa. “— Le chien n’a pas attaqué franchement son maître, il s’est contenté de le menacer en grognant. C’est quand même invraisemblable, non ?” Il n’est pas dit qu’Amélie n’empêchât pas son mâle de continuer à brutaliser son mari, la bête fut seulement plus prompte qu’elle. D’ailleurs, par la suite, le marinier invoquera cette excuse pour la défense de sa femme face aux médisants. Il ne dérogera jamais à cette attitude, même après le divorce. Toujours est-il, désarçonné par l’agressivité du berger allemand, l’éclusier tira sa maîtresse en arrière jusque dans la maison. Le seuil à peine franchi, les deux amants fermèrent la porte sur le patron de la Marie-Jeanne étendu près de l’animal qui le gardait dans la nuit, la lèvre retroussée. “— Ils ne sont plus souciés de lui. Tout juste si l’un ou l’autre s’est enquis de son départ.” A un moment, l’éclusier se leva de table pour scruter la cour sombre par la fenêtre de la cuisine. Sans se tourner vers sa compagne, le front au carreau, le beau mâle prononça : — Il est parti. Reste que le chien. Les deux amants se couchèrent peu après. Exceptionnellement, il n’y eut pas de vraie étreinte cette nuit-là dans la petite maison au toit pentu. Simplement, main dans la main, chacun chercha le sommeil, absorbé par ses pensées où déferlaient les scènes pénibles de ces derniers jours, celle de la bagarre surtout. Le craquement sinistre du bras cassé les hanta plus que le reste. 148 La couleur du jour En bas, dans la cour, on entendait le chien fureter dans les coins. De temps en temps des bruits d’homme montaient dans la nuit depuis les péniches qui attendaient, là-bas, le nez contre les portes de l’écluse. “— Amélie a dormi plus mal que d’habitude cette nuit-là. L’éclusier aussi, vous pouvez me croire !” Les deux amants s’en voulaient mutuellement d’avoir été si loin, d’en être arrivé là, à molester un pauvre amoureux qui n’avait pas su décrocher à temps et qui avait disparu silencieusement dans le noir, malgré ses blessures, malgré le chien, malgré la barrière haute de deux mètres. Au fond Simon leur faisait peur. Au fond ils ne pouvaient réprimer une certaine admiration pour le marinier. Amélie et Simon se parlèrent une dernière fois seul à seul, la semaine suivante, lorsqu’elle vint à la péniche lui offrir le berger allemand que son amant ne voulait plus. Simon ne l’aperçut ni ne l’entendit prendre pied sur la Marie-Jeanne. Il préparait son petit déjeuner dans la cabine, le bras gauche enfermé dans un plâtre trop gros, du moins l’éclisse paraissait-elle trop conséquente pour un homme si malingre dont les os n’exigeaient sûrement pas d’être maintenus aussi solidement. On pouvait voir le marinier s’affairer par le hublot depuis le quai, depuis la berge plutôt, car il avait jeté l’amarre aux confins du port, là où les rives herbeuses reprenaient naturellement leur droit. “— Simon se débrouillait bien malgré l’handicap de son énorme plâtre.” Apparemment, le marinier s’était déjà installé dans sa nouvelle vie ; le calme de son visage encore tuméfié, la maîtrise de ses gestes, la propreté du pont et de la cabine tendaient à le prouver. Non ! Simon n’avait plus rien d’un individu aux prises avec le désarroi ou les soucis. Il paraissait délivré. Amélie aurait dû en être heureuse, en tous cas elle aurait dû se sentir libérée d’un grand poids, celui de sa responsabilité. Au lieu de ça elle ressentit de l’amertume : son mari l’avait donc si vite oubliée ! Elle n’était pas sûre, non plus, de n’être pas passée près de la force, près de la sécurité, de l’assurance. Simon ne payait pas de mine physiquement, il n’impressionnait personne. Cependant, après l’avoir perdue, elle sa femme, après avoir franchi, on ne sait comment, l’écluse et dominé le berger allemand, après avoir mobilisé tant de monde, les gendarmes, les mariniers, ceux du “Café-de-la-gare”, après s’être battu contre un adversaire deux fois plus lourd que lui, blessé, momentanément mutilé, cet homme qui lui avait donné son nom sans hésiter reprenait tranquillement le dessus sur son bateau. IL n’y avait pas si longtemps encore, il lui avait pourtant déclaré : “ Amélie ma femme, je plie à ton endroit. Tu es mon genou”. Sa voix n’avait jamais été aussi belle ni émouvante. La pendule à droite du hublot marquait 8 heures 15. Son carillon venait justement de sonner le quart quand Amélie apparut dans la cabine. Le chien tirait joyeusement sur la laisse et le contact saccadé de ses griffes sur le plancher, mêlé à ses jappements, emplissait la pièce, masquait le tic tac de l’horloge. “— Sur le coup, Simon a cru qu’Amélie lui revenait.” Pourquoi le regardait-elle de cette façon aussi ? Si tendrement ? Avec ce respect qu’il ne lui avait encore jamais vu ? 149 La couleur du jour Amélie parla la première, timidement, le regard posé sur le bras plâtré : — Tu as mal ? Elle reconnut alors l’écharpe taillée dans un tissus écossais à tons rouge et brun que le batelier avait enroulé autour des menottes et qui gardait maintenant le membre blessé suspendu au cou. Amélie en ressentit comme un reproche. Il n’en était rien, bien sûr, néanmoins l’écharpe rappelait trop sa forfaiture, sa trahison et les gendarmes. Si Amélie n’avait pas dénoncé Simon personnellement, elle était tout de même complice. Elle en prit honte subitement. Par contenance, par orgueil peut-être, ou tout simplement pour se défendre de ses remords, elle annonça sans préambule à son mari que l’éclusier l’attendait à cinquante mètres de là. Elle ne laissa à Simon ni le temps de se ressaisir ni celui de parler : — Tu veux le chien ? Nous on peut plus le garder. Amélie était déjà sur la berge et s’en allait au bras de son amant lorsque le marinier passa enfin la tête hors de la cabine, au ras du pont. En bas, l’animal s’était couché sous la table, le museau posé sur les pattes antérieures. Tranquillement, le chien suivait son nouveau maître des yeux. “— Puis on a vu le ventre d’Amélie s’arrondir.” Deux enfants allaient naître dans la petite maison de l’écluse, coup sur coup, deux filles, dont la brune aux cheveux courts, l’aînée. Le reste demeure flou, comme la paternité de la petite brune justement, née neuf mois à peine après l’incident. Pourquoi la fille s’est-elle tournée vers le marinier ? Par quel biais ? Quand ? On n’en sait rien Ce qui est sûr, c’est que la brune devint peu à peu la fille de Simon. Le patron de la Marie-Jeanne et elle se sont cherchés des ressemblances. La bonne volonté permettant beaucoup, ils ont fini par se découvrir des traits communs. Simon aurait même donné ses yeux à la jeune fille. Seulement l’alcool a troublé le regard du marinier depuis si longtemps que la brune et lui ne possèdent que leur envie pour y croire. Heureusement, il se trouve toujours un vieux copain pour se souvenir et jurer de l’hérédité. La petite veut être coiffeuse. Elle occupe une chambre en ville. C’est le marinier qui paie la location, parait-il. Le barman présentait le défaut d’être tarissable. A cours d’anecdotes, il m’a laissé sur ma faim. Il me reste à regretter de ne pas avoir de visages à mettre sur Amélie et son éclusier. Le serveur cireux aux mains jaunes retiré derrière son comptoir, je suis sorti. Nous nous sommes quittés sur un hochement de tête. 150 La couleur du jour § Dehors. Dehors : c’est vite dit, c’est absorbé dès la porte franchie. On respire un grand coup, on relâche ses poumons, et puis on est déçu : on n’est pas neuf pour autant. On trimballe des barmen cireux tout juste ré oxygénés, des mains jaunes, des brunettes, des mariniers en mal d’amour et surtout ce cumul douteux du psychisme, le même toujours, ni plus ni moins requinqué. Tant pis, on va sortir et s’époumoner jusqu’à l’ivresse, s’attacher à un frisson, à un nuage, à une flaque d’eau, à n’importe quoi et se marmonner : “ Je suis bien”. Impossible de m’en convaincre : je connais trop le jeu. Je n’ai pas respiré un grand coup ni cajolé un frisson. J’ai gagné le trottoir, pour remonter aussitôt vers la maison, le cou rentré à cause de la pluie. Je marchais, enfoncé dans mes pensées. J’étais absorbé. Ni ivre ni lucide : mollement moi-même. Pas tout à fait présent. Soudain, j’ai sursauté, sur une voix féminine enrouée. C’était à mi-hauteur de la rue Ambroise-Paré, près d’une porte cochère. L’organe était enroué, il n’a pas dit grand-chose, juste un vague : “bonne nuit mon chéri”. Deux corps collés se tassaient sous le porche. Je parie pour des corps jeunes et détrempés tout tremblants d’émotion et de froid et qui s’apprêtaient à se séparer pour la nuit. Ça sentait le cheveu mouillé. Un îlot à deux dans le soir. Et ils allaient se trouver à contrecœur un et un dans des maisons au silence différent. Ils se sont blottis un peu plus fort à mon passage. J’ai vu la fille enfouir son visage dans le col de son compagnon. Elle porte les mêmes cheveux bruns et courts que la petite de Simon. Je jurerais qu’il s’agissait d’elle. J’ose croire que le marinier la bénirait s’il n’était à ses langueurs d’ivrogne dans un quelconque bistrot plus ou moins désert. Allez savoir pourquoi ces deux tourtereaux-là m’attendrissent. Parce qu’ils incarnent tous les amoureux du monde sous leur porche ? Si l’image frise le concept stéréotypé, usé jusqu’à la corde, je n’en aime pas moins leur tentative amoureuse si pleine de promesses. Leur route sera plus ou moins bonne, plus ou moins tumultueuse, plus ou moins courte, plus ou moins enracinée, mais ils prennent le départ main dans la main. En somme, ils se préparent à traverser la vie en cordée. Ils se câlineront sous leur porche demain et les jours suivants, jusqu’au moment d’en finir avec ces rendez-vous clandestins, d’une manière ou d’une autre, ensembles ou séparés. 151 La couleur du jour Quelle importance qu’ils demeurent unis ou se quittent ! Leur histoire sera toujours aussi vraie, aussi insignifiante. N’empêche que la petite brune et son amoureux s’esquintent à devenir dans leur coin de porte. Il bruine. Les murs, le sol et les quelques arbres ruissellent sans discontinuer. Les deux êtres sous leur porche de la rue Ambroise-Paré également. Deux petits lapins mouillés à l’orée de leur terrier. Ils font n’importe quoi, seulement ils ne le savent pas. Ils feront n’importe quoi et il ne le sauront pas davantage. Le plus beau, ils se reconnaîtrons dans ce fatras. N’importe quoi de sensé : tout est là. Les amoureux sont dans leur trou de la rue Ambroise-Paré. A quelques mètres de là, sur l’autre trottoir, en retrait, une immense tour bouffée d’ombre domine les maisons. Derrière une vitre blanche du dernier étage, un gosse insomniaque d’une dizaine d’années regarde le vide. Et le gargouillis de l’eau dans les gouttières. Et les bruits de la ville, intermittents, presque à part, stridents et concis. Et les silhouettes, de loin en loin, qui se faufilent tête baissée, épaules rentrées, et qui en disent long sur les misères d’être avant de s’engloutir dans la nuit. N’importe quoi de vrai. Rien d’étonnant à ce que des corps se dé tranquillisent de temps en temps. Ils peuvent respirer autant qu’ils veulent, sangloter même, le vertige demeure. Alors, parfois, la chair calme des lèvres se déchire. On voit des dents, une langue, et tout de suite on entend le hurlement. Puis ça se referme. On se figurerait des boites à épouvante. Je crois les deux paquets collés sous le porche être de ceux-là, à cause de la voix enrouée probablement, de son intonation frêle qui m’a conduit à penser qu’un corps laissant entrer ainsi le froid et l’humidité ne devait pas savoir se défendre contre le tournis de l’inconnu, de l’existence ; leur façon de s’agripper aussi, l’un à l’autre, comme des lapereaux égarés. C’est ça ! J’ai senti le cheveu mouillé et du fragile sous le porche. Le lapin enroué a toussé, loin derrière moi. Dans le silence du soir, la toux tenait du tragique. J’en ai frissonné. Comme si une vie précaire était venue m’habiter. Je l’ai sentie en moi, elle a pris un peu de ma chaleur, et je me suis refroidi Pour la vérité, j’espère que le garçon a serré la fille plus fort contre lui. Je me suis retourné. Là-haut, le gosse insomniaque gesticule dans son rectangle du lumière. Le gamin a bien encore soixante, soixante-dix ans à gigoter avant de s’éteindre. A 15, 16 ans, avec un peu de chance, le petit se convaincra d’utopies généreuses, à vingt il en entretiendra quelques restes, à trente, ses amours, ses idées prendront de l’embonpoint et sa chair suivra, à quarante, il s’efforcera de croire en son expérience, à cinquante, il en sera persuadé, puis il se brisera lentement, enveloppé et répétitif. 152 La couleur du jour Lui aussi partira par le cœur et l’idée. Il commencera par abandonner ses souvenirs, toujours moins trahis que remodelés, comme l’oubli d’avoir eu froid durant son enfance et son rappel quarante ans après dans un corps frileux différemment, dans un corps où la vérité sera devenue une autre, sans savoir. Il s’apercevra du peu d’importance de sa vie sur le marché de l’existence. A certaines heures, il ne saura même plus s’il devra y tenir. Dire qu’on trouvera le moyen de le harceler ! Dire qu’il empoisonnera ses congénères à son tour ! Les cellules d’un même organisme se créent bien des misères entre elles. Avec un peu de chance, il ne mourra qu’au moment de l’acte, précipité d’un trait. En attendant, il va sur ses 10, 11 ans, et il est collé à une vitre de la grande tour. Il scrute la nuit, ses petits bras se meuvent, ses mains s’ouvrent et se ferment, sa bouche aussi. On entend rien. On dirait un cauchemar. Il est près de vingt trois heures, je gravis l’escalier, la terre tourne, je n’en veux à personne, je n’ai pas d’angoisse, j’essaie de comprendre. Trop tragiquement. Trop sérieusement peut-être. Bientôt l’appartement d’à côté, le 118, sera de nouveau occupé et, comme pour la petite maison bleue et blanche de madame Valliou, on oubliera qu’il fut habité par une jeune femme morte de leucémie et par un garçon qui a refusé de lui survivre. Minuit. Dormir. Demain, il y aura la fenêtre, ses rideaux blafards filtrant une clarté diaphane, si gris que sera le ciel, un bout de jour mal né où s’enliser me paraîtra l’unique voyage possible. Ce sera dénué de poésie. Une buée perlera sur les carreaux brouillés par la grisaille du matin, la chambre sera sombre, blême aux abords de la croisée. Je serai seul face au jour, dans mon lit. Je devinerai le grouillement dans les maisons, dans les rues, dans les usines, dans les cafés au carrelage encore recouvert de sciure de la veille. Je me sentirai humain. Ce ne sera pas dit, mais les problèmes de vivants se lèveront avec l’aube. En fin d’après-midi, un homme brun s’assoira sur une banquette en moleskine rouge du Café-de-la-Gare. A peine un type en butte à l’incohérence du monde, accoudé à une table, un verre à la main, mêlé aux bruits de voix, aux volutes de fumée et aux chansons plus ou moins tristes d’un juke box. A peine un type promené dans l’inconnu, et nullement inquiet de cet inconnu, parce qu’après tout la qualité de l’avenir dépend des humains qui malgré leurs saloperies, leurs cochonneries ont su éviter jusqu’à présent de s’exterminer, parce qu’après tout les gens n’ont pas besoin du doute pour se torturer entre eux, pas plus qu’ils n’eurent besoin d’Einstein pour créer la bombe atomique ni les premiers hommes de connaître la structure moléculaire du fer pour le forger. Juste un type 153 La couleur du jour certain de sa contribution unitaire au monde, où l’unité n’est pas qu’une fraction de la population, mais l’être lui-même. Juste un type dont Louis Ferdinand Céline pourrait écrire, en l’observant de loin : “ C’est un garçon sans importance collective, c’est tout juste un individu”. Pourtant, l’évidence l’oblige à se dire : “JE”, et d’un JE incroyablement dynamique encore ! § Minuit dix. On a tiré une chasse d’eau au-dessus. Chez le père Machin-Chose. Des vieilles couilles, un gros cul, du sang pour drainer : de la vie insaisie. A ce train on peut s’épeler : h, u, m, a, i, n, ce sera toujours avec dégâts. La chasse d’eau est remplie, les vieilles couilles et le gros cul sans doute emmaillotés. Le silence est plus lourd. Là-haut, les pieds en chaussons ont dû traîner des toilettes au lit. A six cents kilomètres d’ici un homme que je ne reconnaîtrai probablement pas dort près de Marie qui me manque étrangement. Le corps criblé de balles de Guevarra achève de pourrir, je ne sais où. Chez ma mère, la porte en émail bleu du fourneau bée sûrement dans le noir de la cuisine. Sur le perron d’une petite maison à porte violette, une femme vieillie dépose peut-être toujours des chrysanthèmes à chaque fête des morts en l’honneur de mon père. Un peu partout des gens s’entraident et se cherchent au hasard de chemins de traverse creusés d’appels perdus. Ici et là, des bourgeois s’inquiètent de prolétaires qui n’aspirent pourtant qu’à leur ressembler. Des gosses viennent au monde, englués de leurs gènes, dans des chambres, des cases, des savanes. Des râles sortis de torturés s’éteignent sur des grabats. Des perles de rosée s’évaporent en exhalaison et des banquises craquellent dans le silence du grand nord et celui des bêtes. Et ce type de 43 ans avec sa réserve de printemps enfermé dans sa chambre du huitième étage, rue Ambroise Paré, qui apprend encore sa conscience à minuit passé, qui ne sait toujours pas où la poser, mais la considère uniquement comme un moyen : le moyen de tenter l’objectivité, le moyen de s’expliquer le monde et non d’universaliser ses pensées, le moyen de ne pas douter de son intelligence, le moyen de comprendre différemment que là-haut les pieds en chaussons ont dû traîner des toilettes au lit, qu’à six cents kilomètres d’ici un homme qu’il ne reconnaitrait probablement pas dort près de 154 La couleur du jour Marie qui n’a jamais cessé de l’accompagner et qu’il finira par aller chercher, que le corps criblé de balles de Guevarra... J’ai serré des mains bien sûr. Pas assez fort sans doute puisqu’elles m’ont échappées. Jo, Marie, Toussaint, Fernande, madame Garcia, Berthelot et les autres, où êtes vous ? FIN Le 29 novembre 1996. 155 Jaime Senra Varela