Guillaume Pepy, le patron qui résiste à la SNCF

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Guillaume Pepy, le patron qui résiste à la SNCF
CHALLENGES, 26/06/2016
Guillaume Pepy, le patron qui résiste à la SNCF
Par Pauline DAMOUR
PORTRAIT. Grèves à répétition et trahison du gouvernement auraient pu avoir raison de son sens de l’Etat.
Mais le patron de la compagnie s’est résolu - ou résigné - à rester sur les rails, persuadé que « la boîte n’est
pas foutue »
© N. Marques/KR Images Press
Va-t-il partir ? Est-il menacé ? Affaibli ? De nombreuses questions brûlent les lèvres des invités ce 30 mai au
soir, sous l’atrium de l’Etoile du Nord, rue de Dunkerque, à Paris. Une centaine de cadres de la SNCF, quelques
élus et journalistes sont venus saluer le départ de Jacques Rapoport. Pourtant, entre les petits fours et le faux
champagne, servi selon la tradition des pots de départ des cheminots, ce n’est pas l’ex-président de SNCF
Réseau qui attire l’attention, mais Guillaume Pepy, le patron de SNCF Mobilités, aux traits tirés. Le matin
même, le président du directoire de la compagnie ferroviaire a subi un véritable camouflet, lâché en rase
campagne par le gouvernement sur l’établissement d’un nouveau cadre social qu’il négocie depuis des
semaines avec les syndicats de l’entreprise. Obligé de signer un texte réécrit pendant le week-end par les
équipes d’Alain Vidalies, le secrétaire d’Etat aux Transports, qui préserve l’ensemble des acquis sociaux des
cheminots et efface tous les efforts de productivité pourtant réclamés par l’actionnaire du groupe public
pour diminuer son faramineux (40 milliards d’euros) endettement.
Menace de démission
« Vous voyez, je suis toujours là ! » ironise Pepy sans se départir de son aisance habituelle à ceux qui
l’interrogent sur ses états d’âme. Mais il suffit de le voir plus tard, les maxillaires serrés, tapoter fébrilement
sur son mobile pour comprendre qu’il est sous pression. Bien qu’il l’infirme, sa menace de démission à Alain
Vidalies révèle l’étendue des dégâts provoqués à la tête de l’entreprise, et le degré de tension avec sa tutelle.
« C’est une vraie connerie, fulmine un de ses proches au comité de direction du groupe, résumant la pensée
de son président. L’Etat a tout lâché à la CFDT pour sauver la loi El-Khomri et l’Euro 2016. Ils ont mis à la
poubelle deux ans et demi d’efforts pour que la SNCF soit prête à affronter l’ouverture à la concurrence [à
partir de 2020 pour les TGV] sans pour autant que cela n’arrête la grève, menée par la CGT. Ce qui va nous
coûter au passage 300 millions d’euros ! »
Nommé par Nicolas Sarkozy à la tête du chemin de fer français en 2008, Guillaume Pepy, 57 ans, n’en est
certes pas à son premier conflit social, ni à sa première friction avec l’exécutif. Il y a deux ans, lors du vote de
la réforme ferroviaire qu’il avait en partie rédigée, l’ancien directeur de cabinet de Martine Aubry avait
également suscité l’irritation de l’Elysée. En lui assurant qu’il n’y aurait pas de conflit dur, après avoir négocié
en amont avec la CGT cette fusion entre l’exploitant et le gestionnaire du rail. Pour finir avec une grève de
quatorze jours, faute d’avoir anticipé que la centrale serait débordée par sa base, fortement radicalisée.
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Nombre de cheminots considéraient cette réforme non pas comme une avancée, mais comme un
démantèlement de l’entreprise, divisée en trois établissements publics (Epic). « François Hollande était
furieux, mais il n’est pas intervenu » raconte un conseiller ministériel de l’époque. Guillaume Pepy a même
été renouvelé dans ses fonctions : nommé président du directoire de la nouvelle structure en janvier 2015 et
rempilant pour cinq ans. Cette fois, il en a été autrement : « Nous avons eu le sentiment que Guillaume n’était
pas prêt à sacrifier sa réforme pour éviter un conflit qui tournait au vrai débordement social, poursuit le
conseiller. Nous avons senti un moment de rupture de part et d’autre. »
Puissant réseau
La confiance a-t-elle réellement disparu ? Difficile à dire, tant Guillaume Pepy cultive un réseau puissant au
sein du pouvoir, entre ses camarades du Conseil d’Etat, les anciens de l’ENA bien placés dans les cabinets
ministériels et « Les Canetons du Châtelet », ce cercle d’intimes qui voulait rénover les idées de gauche dans
les années 1990 aux côtés de Martine Aubry - Jean-Pierre Clamadieu (Solvay), Gilles Gateau (DRH d’Air
France) ou David Azéma (Bank of America). De précieux relais prêts à le défendre alors que circulent les noms
de potentiels successeurs : le préfet d’Ile-de-France Jean- François Carenco et Jean-Pierre Farandou, le patron
de la filiale de transport urbain Keolis. « Guillaume Pepy est à la tête de la SNCF, et il restera à la tête de la
SNCF tant qu’il le souhaitera », assure, le 5 juin sur RTL, Michel Sapin, le ministre des Finances. « Il n’est pas
dans l’intérêt de l’exécutif de le lâcher maintenant, glisse un proche du Premier ministre Manuel Valls. On
peut difficilement reprocher à un patron de défendre sa boîte. Il y est profondément attaché et a toutes les
capacités pour rebondir. » « Tenace et engagé » fait dire autour de lui l’intéressé qui s’est remis en mode
combat, enfilant dès les premiers jours de juin son gilet rouge et ses bottes pour aller à la rencontre des
usagers dans les gares noyées par les inondations. Si le patron de la SNCF se garde bien de commenter
publiquement - hormis une intervention sur Europe 1 - ses déboires avec le pouvoir, il s’affiche en revanche
sur le terrain en compagnie de Valérie Pécresse, la présidente de la région Ile-de-France. Il a repris son rythme
effréné : présent au Stade de France l’air un peu plus décontracté le 10 juin, à l’ouverture de l’Euro 2016, en
compagnie de proches de la SNCF et de patrons de presse ; puis, le 14, au Pavillon Gabriel, sur les ChampsElysées, pour parler digitalisation de l’entreprise, « un sujet qui le passionne » ; le soir même, il s’envole vers
le Qatar, où il va défendre le dossier de candidature du groupe pour le métro de Doha, avant de repartir pour
Berlin, invité par son homologue allemand Rüdiger Grube au séminaire annuel de la Deutsche Bahn.
« Regonflé par la crise »
Surtout, assure son entourage, « il est déjà dans la préparation du séminaire de la rentrée, les 27 et 28
septembre, qui rassemble les 700 top managers de l’entreprise ». Thème choisi ? Le rebond. Tiens donc ? «
Ça ne sert à rien de pleurer sur le lait renversé », lui disait son ancienne patronne à la SNCF, Anne- Marie
Idrac, quand il débarquait dans son bureau en pétard pour un oui ou pour un non. Alors il essaie d’aller de
l’avant. « Paradoxalement, la crise l’a regonflé, il veut sa revanche, observe un de ses confidents. Même s’il
n’est pas à l’abri d’un coup de mou cet été. »
Il faut dire que ce dernier mandat, rallongé de deux ans, à 2020, est du genre horribilis : entaché par deux
accidents mortels, dont celui de Brétigny- sur-Orge en juillet 2013 qu’il commémorera avec les familles des
victimes cet été, et pour lequel la SNCF a été mise en examen ; deux grèves lourdes ; le bras de fer perdu
contre Vinci, le concessionnaire de la future LGV vers Bordeaux. Un contrat qui obligera la SNCF à faire rouler
plus de TGV qu’elle ne le souhaitait, au risque « de plomber les comptes de 200 millions d’euros par an »,
d’après lui.
Et puis il y a le registre plus intime. La publication de Richie, le livre sur son ami Richard Descoings, patron de
Sciences-Po, l’a beaucoup choqué, même si ce farouche défenseur de sa vie privée (« Elle ne m’appartient
même pas », lance-t-il en forme de défi) n’a jamais voulu s’exprimer. Le pas de côté, l’an dernier, quand ce
fanatique d’aéronautique se serait bien vu à la tête d’Air France-KLM, est aussi du domaine du tabou. Il n’a
jamais voulu confirmer, mais « il a fait des pieds et des mains pour remplacer Alexandre de Juniac lors de son
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renouvellement un peu mouvementé », affirme-t-on, mi-surpris, mi-goguenards, dans l’entourage du PDG
d’Air France-KLM.
Equipes déboussolées
Redescendu sur les rails, Guillaume Pepy va devoir puiser dans toute son énergie pour mobiliser des troupes
dont le moral est à zéro. Pour la première fois dans l’histoire de la compagnie ferroviaire, une pétition initiée
par les directeurs d’établissement, signée par 2 500 personnes de l’encadrement, a été lancée sur Internet
pour exprimer le ras-le-bol et le désarroi du management face à l’impréparation de l’entreprise à l’arrivée de
la concurrence. Il les a prévenus, le 4 juin au cours d’une téléconférence, qu’il faudrait « aller encore plus vite
sur les autres chantiers pour réaliser des gains de productivité ». En poussant la polyvalence des métiers, le
digital industriel, les innovations commerciales… Bref, donner un coup d’accélérateur à son plan Excellence
2020 censé faire de la SNCF « une référence mondiale de la mobilité ». La transformation est déjà en cours :
les trains low cost Ouigo, les autocars Ouibus, le développement de Keolis dans le transport urbain et de
Geodis pour la logistique à l’international sont autant de briques posées pour créer le champion industriel
dont il rêve.
Mais à quel rythme ? Les enquêtes internes révèlent qu’un tiers du personnel trouve que les choses vont
trop vite. Que la SNCF perd ses repères en délaissant son cœur de métier : le train. « Ça sert à quoi de gagner
des contrats aux Etats-Unis ou en Inde si nous ne sommes pas capables de faire rouler nos rames en toute
sécurité en France ? s’interrogent régulièrement les cheminots. Ce que Guillaume Pepy, exaspéré par le
« SNCF bashing » récuse avec force : le train, dit-il, représente 55 % de l’activité du groupe et occupe 90 %
de son temps. Et depuis l’accident de Brétigny, « pas une réunion ne se fait sans un point sur la sécurité »,
martèle-t-il régulièrement. Conscient d’exiger beaucoup de ses troupes, il compare souvent la SNCF à « une
armoire normande, très lourde et très haute, dont il faut s’assurer que toutes les roulettes sont bien alignées
dans le même sens pour la faire bouger ». Mais qu’il faut également pousser lentement, sauf à lui faire
dévaler les escaliers…
Opération réconciliation
« C’est tout le problème de Guillaume, pointe un ancien cadre dirigeant du groupe. Il mène plein de chantiers
à la fois et s’exaspère de ne pas les voir avancer assez vite. Or il y a une réelle fracture dans la maison
cheminote à la culture toujours extrêmement pyramidale : 70 % du personnel fait confiance à son chef direct,
50 % à son N+2, et seulement 20 % à la direction. Ce qui rend les choses difficiles pour mobiliser sur un projet
d’entreprise. » Volontariste et sûr de lui, le patron de la SNCF va aussi devoir se réconcilier avec les syndicats
cheminots « réformistes », à commencer par la CFDT (qui talonne la CGT chez les conducteurs), s’il veut
poursuivre la modernisation de l’entreprise. Pas simple. Il a toujours entretenu de bonnes relations avec les
patrons des centrales, les appelant directement sur leur mobile pour régler les problèmes. Mais la
négociation sur le cadre social a créé une défiance à son égard. « Il a voulu passer en force, alors qu’on lui
avait dit qu’on ne pouvait pas faire bouger l’organisation du travail de cette manière, raconte Rémi Aufrère,
le secrétaire général adjoint de la CFDT-cheminots. Et c’est le ministre qui nous a donné raison », désavouant
le PDG.
« La boîte n’est pas foutue », répète depuis à ses proches cet inlassable serviteur de l’Etat. Doté « d’une
capacité de résistance hors du commun, il peut réussir », dit son amie Véronique Morali, la patronne de
Fimalac Développement. « Il fait comme s’il y était, mais le coeur n’y est plus, nuance un de ses conseillers
externes. Quoi qu’il en soit, il n’a pas de souci à se faire, il est parfaitement bankable et pourra rebondir
ailleurs. » Alors, vraiment regonflé ?
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Ce qu’ils disent de lui
Dominique Bussereau, ex-ministre des Transports : « Il a sans doute le poste de président d’entreprise
publique le plus compliqué de France, mais il s’en tire grâce à son talent et à son réseau exceptionnel. C’est
le type d’homme auquel il est difficile de trouver un successeur. »
Rémi Aufrère, secrétaire général adjoint de la CFDT : « L’entreprise n’a plus de thermomètre. Le PDG est en
déconnexion avec la base. Il dit bonjour à tout le monde, mais ça ne suffit pas. C’est peut-être le mandat de
trop. »
Véronique Morali, présidente de Fimalac Développement et administratrice de la SNCF : « Il est difficile à
décrypter, car même s’il est tout le temps sur la scène publique, il ne se livre pas beaucoup. Il a une
impatience naturelle face au monde qui évolue autour de lui, avec Google, Amazon, dans lequel il veut
inscrire la SNCF. »
Un membre du comex : « Il a un job de chien : d’un côté, il va chercher à la petite cuillère des efforts de
productivité pour rendre l’entreprise plus plus compétitive, et, de l’autre, l’Etat lui rajoute des coûts à la
louche et lui pourrit le volet social. »
Un ex-dirigeant du ferroviaire : « C’est un homme complexe : sympa et odieux à la fois, affectueux et
arrogant, capable d’engueuler quelqu’un en public et de lui envoyer un texto à minuit pour s’excuser et lui
proposer un café le lendemain. »
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