lettres du corps - Le Cercle Freudien

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lettres du corps - Le Cercle Freudien
Aussi bien les soupirs que les bâillements ou son attention au dehors sont un
langage pour l’analyste. Elle ne répond à aucune de mes questions, garde le silence
et attend. À mon grand étonnement, elle vient volontiers.
Pourquoi je ne renonce pas, alors que la tentation est grande ?
Qu’est-ce qui fait que je vais y aller, m’engager ?
Qu’est ce qui m’a permis de m’accrocher, de « m’encorder » ?
Qu’est ce qui fait qu’elles me choisissent ou en tous les cas, ne me réfutent pas ?
J’inclue ici sa mère car la possibilité de la cure nécessite l’accord d’elles deux.
Nathalie présente une atteinte neurologique, la partie droite de son corps est
amyotrophiée, ne fonctionne pas bien, possible séquelle d’une hémiplégie néonatale ou d’une souffrance in utéro. Rattrapée par « l’idéologie » des
neurosciences, je songe un instant à l’orienter vers un neurologue, mais j’y renonce
car elles sont là chez moi, pas pour rien.
Je ne m’y attarde donc pas car Nathalie non plus. Elle vit avec, cela fait partie
d’elle, un corps souffrant.
Ce pas pour rien est essentiel dans ce qui va me permettre de soutenir cette cure,
une sorte d’assise, peut-être même un fil conducteur.
Ce pas pour rien me ramène au Dέν (delta -Den) de Démocrite, le philosophe qui
rit. On attribue le rire de Démocrite à son matérialisme Zen (zita) « il n’y a que les
atomes et le vide, pas la peine de s’en faire. »
Dans Jacques le sophiste – Lacan, logos et psychanalyse Barbara Cassin2 précise
que Démocrite est le seul dans l’antiquité, non seulement à écrire le signifiant, mais
à l’écrire en prise sur la négation. Ce Dέν qu’elle nomme le passager clandestin
n’existe pas dans la langue grecque, c’est un mot forgé par Démocrite.
Il existe en grec deux types de négation : l’une objective le Ouδέν (quelque chose
qui n’est pas, qui n’est pas là, mais qui a pu être, un mort par exemple), l’autre
subjective le µηδέν (d’impossibilité et d’interdiction, quelque chose qui ne peut pas
et ne doit pas être, le néant peut-être). Dans le Chantraine, dictionnaire
étymologique de la langue grecque, le Dέν est explicité par sôma, corps et Mηδέν
par vide.
Le Dέν, ce moins que rien, Lacan y revient à plusieurs reprises , ainsi dans le
séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, je le cite :
« Démocrite se posant déjà comme adversaire d’une pure fonction de négativité
2
Barbara Cassin, Jacques le sophiste, Epel, 2012, p. 190-196.
2
Lacan dans Le moment de conclure7 « Que l’analyste se rende compte de la portée
des mots pour son analysant, ce qu’incontestablement il ignore. Qu’il sache opérer
convenablement. »
Et comment ne pas rendre hommage ce soir à Jean Oury en rappelant ce propos
d’une concision fulgurante et tellement pertinent « Face au psychotique, c’est une
affaire de centre de gravité personnel ».8
Il reste donc des soupirs, des bâillements peut-être à entendre comme le souffle du
vent, des attitudes, des postures. Cela sonne du côté du vide, du trou du souffleur.
Alors, comme Olivier Grignon probablement avec son patient, je commence par
écouter le silence, puis j’ose des inspirations profondes, des soupirs, de petits
bâillements. Vous entendrez qu’il ne s’agit pas d’un mime ou d’une action
préméditée. Je prends conscience de mon envahissement par ces besoins, ces
pulsions qui viennent des profondeurs, des cavernes de la pré-histoire et décide de
ne pas les inhiber. Nathalie est surprise, étonnée.
Seuls les mots qui viendront de cet espace pourront être accueillis.
Il a bien fallu tout mon parcours d’analyse pour oser tenir cette posture qui ne soit
pas de l’imposture et cela va durer car Nathalie supporte bien le silence, elle semble
même s’y épanouir.
Olivier dans États de corps9 « J’appelle ça un état de corps et dans cet état de corps,
il n’y a plus de contrôle, la force motrice ne s’applique pas sur ou vers la chose, elle
vient de la chose elle-même.. » et il ajoute « Pour le chant, il faut là aussi que vous
divisiez votre corps, que vous y divisiez deux choses qui sont tout à fait distinctes,
mais qui d’habitude sont absolument synergiques, à savoir la pose de la voix et la
respiration. »
Et encore, Olivier, Le sens du réel10 « Entendre, ce n’est pas seulement dans le fait
que ça raisonne, c’est dans le fait que ça résonne. On est dans la résonnance, pas
dans le raisonnement. La résonnance est liée à la lettre, pas à la raison ; c’est la
lettre qui sonne. C’est peut-être ça que Freud appelait l’attention flottante, mais il
semble qu’on n’arrive que difficilement à s’y tenir, trop acharnés à vouloir
comprendre sans que ça sonne, et que ça sonne à ce lieu où tout se joue, où
l’essentiel s’effectue. »
7
Jacques Lacan, Séminaire Le moment de conclure, séance du 15 novembre 1977.
Cité par Olivier Grignon, États de corps, conférence du 9 février 2012, Association
Psychanalyse et Médecine.
9
Olivier Grignon, États de corps, conférence du 9 février 2012, Association
Psychanalyse et Médecine.
10
Olivier Grignon, Le sens du réel, colloque de dimensions de la psychanalyse, 8 et 9 oct. 2011.
8
4
Savoir dont il s’agit d’ouvrir l’accès pour cette patiente.
Pour illustrer cette saisie, je m’appuierai à nouveau sur un concept grec ο καιρὀς le temps.
Le καιρὀς est le bon moment, celui de l’interprétation, de la césure, de l’ouverture
des possibles. Il signale l’acte et contient en lui sa propre fin.
C’est une opportunité entre port et porte nous dit Barbara Cassin.
Je la cite « C’est le moment où le faire et le savoir faire sont au sommet de leur
inventivité et touchent à la praxis, quelque chose comme une intériorisation divine
de la finalité. Le καιρὀς est le passage – πὀρος- qui permet de faire l’économie du τἐλος - et de l’idée de finalité. ... On s’engouffre dans un cas, il n’y a même que du
cas ».14
Pour illustrer le καιρὀς, une séquence d’analyse, maintenant ancienne, où je
déplorais mon ignorance de la mythologie grecque et mon incapacité à mémoriser
les prénoms des frères d’Ismène et d’Antigone. En partant, sur le seuil de la porte
du cabinet de l’analyste s’imposent à moi Étéocle et Polynice. Je dus me précipiter
pour en vérifier l’exactitude. Depuis, ce savoir m’est accessible comme s’il y avait
eu inscription sur cette surface sensible d’écriture des traces et des signifiants.
Nathalie se saisit du καιρὀς :
Un jour, alors que j’étais très en retard et que le rendez-vous suivant venait de
sonner, elle me tend sa carte vitale à la fois sésame, paiement et carte dite
« vitale ».
Je commence par la refuser lui indiquant qu’elle avait tout le temps de sa séance
mais elle insiste tant et tant (par le geste bien sûr car elle ne parle toujours pas) que
je finis par entendre ce bruissement propre à la cure. Elle sait ce qu’elle dit et
pourquoi faire la sourde oreille. Je la laisse donc décider de la coupure de cette
séance. Elle se précipite dans la salle d’attente radieuse ce que relève la personne
qui l’attendait. Plus tard, lorsque je serai à nouveau en retard elle décidera de
poursuivre sa séance.
Et à nouveau Lacan dans ce séminaire Encore, pour ce qu’il avance de la relation
entre savoir et vérité. Je le cite « Faut-il tout ce détour pour poser la question du
savoir sous la forme – qu’est-ce qui sait ? Se rend-on compte que c’est l’Autre ? –
tel qu’au départ je l’ai posé, comme le lieu où le signifiant se pose, et sans lequel
14
Barbara Cassin, Jacques le sophiste, Epel, 2012, p. 168.
6
s’installe. Était-ce une manifestation de l’esprit de ma mère ? Une communication
télépathique ?
Insidieusement, dans les semaines qui suivent, je prends conscience que je suis
envahie par une mélodie sans pouvoir tout de suite l’identifier. Il s’agit de cette
chanson de Serge Gainsbourg « Je suis venue te dire que je m’en vais »
« Je suis venue te dire que je m’en vais
et tes larmes n’y pourront rien changer
comm’ dit si bien Verlaine au vent mauvais
Je suis venue te dire que je m’en vais »
Alors, lorsque la mère de Nathalie me dit qu’elle chantonne, cette traversée me
rend attentive.
Freud a souligné la fréquence des manifestations occultes dans les situations de
confrontation à la mort. Il les associe à des croyances et désirs infantiles, à la toute
puissance de la pensée, à l’incertitude de notre savoir scientifique. Dans ce texte de
1919, L’inquiétante étrangeté,18 Freud avance sa recherche en cheminant entre le
Heimliche, le familier, l’intime qui aurait dû resté caché, et le Unheimliche,
l’inquiétante étrangeté, le préfixe Un étant la marque du refoulement. Pour qu’il y
ait inquiétante étrangeté, je le cite « il faut qu’il y ait débat afin de juger si
« l’incroyable » qui fut surmonté ne pourrait pas malgré tout, être réel. »
Freud n’excluait pas la possibilité de mécanismes télépathiques dans les
phénomènes de transmission de pensée. Il tente de les appréhender par la
psychanalyse dans cet article Rêve et occultisme,19 1915-1916.
Nous sommes tous dans nos pratiques confrontés à ces interrogations.
Je cite encore Freud « Peut-être d’ailleurs y a t-il en moi une secrète inclination
pour le merveilleux qui m’incite à accueillir avec faveur la production de
phénomènes occultes ». Il était convaincu que l’humanité aspire au mysticisme
situant les croyances en l’omniscience de Dieu comme équivalentes aux croyances
infantiles.
Lacan dans le séminaire Le moment de conclure « L’inconscient c’est très
exactement l’hypothèse qu’on ne rêve pas seulement quand on dort ».20
18
Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté, in Essais de psychanalyse appliquée, Idées/Gallimard,
1933, p. 163-170.
19
Sigmund Freud, Rêve et occultisme, in Nouvelles conférences sur la psychanalyse,
Idées/Gallimard, 1936, p. 43-77.
20
Jacques Lacan, Séminaire Le Moment de conclure, séance du 15 novembre 1977.
8
de mots avec le non sens, mais précise t-il, la double face et la double langue
soulignent le sens dans le non sens. La brièveté et la soudaineté apparentes sont les
marques de l’élaboration inconsciente. Le processus ne peut être achevé que par la
communication où s’oppose le sérieux de l’énonciation avec le rire du côté de la
troisième personne.
Dans le séminaire Les formations de l’inconscient, Lacan insiste sur cette nécessité
du pas de sens. « Le mot d’esprit, le signifiant d’esprit ne fait allusion à rien, son
objet n’est pas saisissable » et pourtant « c’est une condition subjective
essentielle... il soutient le plus vécu du vécu, le plus assumé de l’assumé ».23
Dans L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud,
conférence à la Sorbonne du 9 mai 1957 publiée dans les Ecrits, Lacan situe la
psychanalyse à mi-chemin entre l’écrit et la parole.
Je le cite « la métaphore se place au point précis où le sens se produit dans le nonsens ».24
Ainsi, je ne pouvais accéder au texte de mon père de cette façon car je ne savais pas
jusqu’où j’y laisserai de ma peau, de mon corps ou de ma psyché.
Il y avait une nécessité de passer par la lettre en tant qu’objet, signifiant premier à
incorporer.
Je décidai donc d’apprendre suffisamment la langue grecque pour lire directement
ce manuscrit.
Assez vite, je me suis rendue compte que la tâche était plus ardue que je ne le
pensai : la dés/illusion.
Après quelques temps d’apprentissage, mon professeur m’a proposé de numériser
ce manuscrit et de l’écrire en δηµοτική, la langue grecque actuelle. Ainsi, j’ai lu et
déchiffré ce texte sans autre somatisation. Sur ce chemin, j’ai retrouvé la musique
de la langue avec bonheur ainsi que moult sensations et perceptions.
Pourtant Lacan nous dit, c’est plutôt la mort du signe que la langue véhicule même
si elle est dite vivante parceque d’usage (La troisième, Rome, 1974).
Alors, faut-il en conclure que la mort du signe n’est pas celle de la lettre ?
Lacan, toujours dans La troisième, dans le style du télégramme :
« Psychanalystes pas morts, lettre suit. »25
23
Jacques Lacan, Séminaire Les formations de l’inconscient, Seuil, p. 100.
Jacques Lacan, L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud, in Écrits,
Seuil, p. 508.
25
Jacques Lacan, La Troisième, Congrès de l’École Freudienne de Paris, Rome, 1974.
24
10
- Conférence de Genève sur le symptôme, 1975 « l’homme est capté par l’image de
son corps ....C’est le langage qui en fait un corps, qui l’anime. ».30 La
psychosomatique correspond à une écriture dans le réel du corps. Le réel étant du
côté de l’impossible, de ce qui ne va pas.
Pour conclure, je citerai à nouveau Lacan dans cette même conférence L’instance
de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud « Certes la lettre tue, diton, quand l’esprit vivifie. ...mais nous demandons aussi comment sans la lettre
l’esprit vivrait. Les prétentions de l’esprit pourtant demeureraient irréductibles, si la
lettre n’avait fait la preuve qu’elle produit tous ses effets de vérité dans l’homme,
sans que l’esprit est le moins du monde à s’en mêler ».31
Multiples sont les questions ouvertes ainsi et qui mériteraient un plus ample travail.
Je ne peux cependant vous quitter ce soir sans évoquer le tour qu’apportait en son
temps François Baudry avec ce concept d’intime et d’intime entre qu’il développe
dans cet ouvrage L’intime paru aux éditions de l’éclat en 1988. Je le cite
« … L’intime entre, cet objet paradoxal, est une satisfaction couleur de vide : on
peut trouver sans doute, dans cette couleur de vide, encore l’intuition d’une
surface. »32
Isminie MANTOPOULOS
Mercredis du Cercle freudien, le 4 juin 2014.33
30
Jacques Lacan, Conférence à Genève sur le symptôme du 4 octobre 1975 parue dans Le Blocnotes de la psychanalyse, 1985, n°5.
31
Jacques Lacan, L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud, in Écrits,
Seuil, p. 509.
32
François Baudry, L’intime, Éditions de l’éclat, 1988, p. 114.
33
À propos de « L’amour est un caillou riant dans le soleil », citation reprise dans l’argument
pour ce mercredi, il s’agit d’une « jaculation » de Jacques Lacan, extraite de L’instance de la
lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud, in Écrits, Seuil, p. 508. Jaculation inspirée
de Louis Aragon, André Breton, Paul Éluard …
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