Didier Petit, ESSAI SUR LA FABRIQUE DE SOIN : LA TABLE
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Didier Petit, ESSAI SUR LA FABRIQUE DE SOIN : LA TABLE
Essai sur la fabrique de soin : la table Didier Petit Angers Qu'est-ce que tu fabriques ? Ah, du soin ? Quand des familles viennent nous voir, elles se demandent un peu ce qu'on va bien pouvoir imaginer pour répondre, sans obturer leur demande esquissée une première fois ! Au quotidien, c'est la question : quelle indication doit-on poser ? Le champ de l'indication est un champ composite, qui associe l'espace familial, transgénérationnel, l'espace social où il se meut, et l'espace de nos fabriques de soin, consultation, ateliers, accueil, prises en charge individuelles, packing, pataugeoire, psychothérapies, groupes (de parole, psychodrame)... de toutes pathologies. C'est un travail de décision que de mettre en place une scène pour la demande qui se présente presque toujours comme un livre de brouillon aux pages chiffonnées. La demande est chiffonnée, et vient chiffonner notre esprit. Pour lui permettre, à cette demande, de suivre son compte, sa pagination, il faut ouvrir un espace, des espaces, d'avant-plan et d'arrière-plan, articulables s'ils ne sont pas ce qui est souhaitable articulés d'avance quant à ce qui va s'y passer. De la diversité des espaces de fabrique non clivés surgit leur séparabilité pour un enfant donné ; séparabilité disponible à une fonction première de "scribe" (cf Michel Balat — le musement du scribe) qui établit une notation sur la "feuille d'assertion". Cette feuille supporte des inscriptions contradictoires qui ne s'annulent pas, et supporte l'impasse et l'embarras. Ce sur quoi se penche le demandeur quand il ne sait pas très bien ce qu'il demande, tout en vivant ses évitements ou son impasse, ça s'appelle le "musement" (Michel Balat — Chrétien de Troyes — Perceval) Les espaces d'avant-plan d'accueil de la problématique familiale, et l'espace d'arrière-plan où l'enfant muse, dans lesquels ça passe, s'inter-prètent en une "fonction d'interprétant" (Deledalle) de la situation dans laquelle gisent les signes. De plus, comme le précise Michel Tournier, les signes sont marqués d'inversions, c'est-à-dire qu'en soi un signe ne révèle pas comment le sujet ouvre ou ferme des "directions de sens" par un (se) sentir et (se) mouvoir singulier. Les espaces, pour être distincts, sont des espaces "spécialisés" dans leur fonction d'investissement, partiels pour les gens qui y travaillent. Comment ne pas cliver les espaces en espace de sur-investissement et en espace de phobie si les gens qui y travaillent ne peuvent mobiliser plusieurs appartenances. Il y a correspondance entre d'une part mobiliser les appartenances, dans lesquels sont incluses des ouverts dont la limite existe dans d'autres ouverts, et d'autre part la qualité des inscriptions qui tentent de mettre en mouvement, dans le terrain des contradictions supportées, la chorégraphie issue de l'alliance avec la part saine productive pour traiter la part malade de la personnalité (Bion). Traiter n'est pas normaliser, mais mettre en mouvement les capacités créatrices "assumant" des dimensions clivées, figées, déniées, qui ampute l'Homme de ses liens entre la Mêmeté et l'Altérité (cf. Totalité et Infini, E. Levinas). Dans cette fabrique, il existe des fonctions d'observation (en rapport avec la fonction αde rêverie maternelle), des fonctions de portage et d'enveloppements (en rapport avec les préconceptions comme ayant pour essence de trouver dans la réalité l'expérience "attendue") et des fonctions de séparation dialectique, du proche, du lointain, et du manque (conceptionsymbolisation). La fonction de fabrique de concept est issue de l'investissement des trois autres fonctions (Bion). Serge Lebovici dit : « Il faut investir l'objet avant de le représenter. » Investir l'objet nécessite une capacité de « faire table rase » (E. Bick) qui doit être définie... En effet, pour faire table rase, suivons là où les mots entraînent, non sans s'orienter. La table en question, pour être disponible et rase, doit être une table, ou un espace équivalent ayant cette fonction. Il y a du construit dans la table, ou la natte, ayant à être rase quand on investit l'objet. Elle est tissée de réunions, de rencontres et de solitude. Fernand Oury explique que pour qu'un tabouret tienne debout, il faut plus d'un pied, puis plus de deux, au moins trois. Enfin, si on ne veut pas tomber ! Le tabouret, c'est pour s'asseoir au centre, et ça tient avec trois pieds. Mais la table, la table a trois ou quatre pieds, plus parfois quand il faut la rallonger. Sur la table, on ne s'y asseoit pas au milieu, on s'y accorde sur les bords autour et on y pose des choses parfois fragiles. L'accoudement, c'est cet appui de chacun, plus ou moins lourd, c'est parfois avoir à mettre le poing sur la table... Pour faire table rase, la table ne doit pas chanceler à tout moment, sans quoi cet autour-de-quoi-les-gens-seréunissent ne répond qu'au poids mis par chacun dans la balance. La table tient la contradiction, assume l'effondrement, les tiraillements, les éclats. La table est silencieuse, plane, elle permet de redistribuer les places autour, elle est tablature. Tablature d'inhibition, symptôme, angoisse (Freud, Lacan), tablature des hypothèses de base (Bion), grille (Bion), tablature du signe (Peirce-Deledalle-Balat), tablature des fonctions « à transférer » des fonctions phoriques, sémaphoriques, métaphoriques mais aussi des fonctions d'accueil, de décision, d'interprétation et du Collectif (Delion), tablature des fonctions de contenance (conteneur, contenant, contenir), (Anzieu), dialectique entre les tablatures et le Collectif (Oury). La table est silencieuse, mais elle tabule. Et pour qu'elle tabule silencieusement, il lui faut quatre pieds : - la production objective de "subjectité" face au subjectivisme (Marx) et la question de l'aliénation sociale. - la subjectité à la merci de la Spaltung du miroir plan de l'Autre et produisant les formations de l'inconscient (Freud, Lacan, M. Klein...) - le savoir en manque de la vérité qui n'est qu'à mi-dire (Lacan). Rapport de la haine et de l'aliénation au gouverner. La politique. La résistance. L'intuition de pré-dispositions qui délimitent. - la castration. Le même et l'Autre (Lévinas). l'Etre pour la mort (Heidegger)... le "respect" du Réel... Cette proposition est à discuter car elle est peut être intermédiaire entre le plan des tablatures, et les pieds... (cf. la chanson de Félix Leclerc « Moi mes souliers ont beaucoup voyagé » !!) Rase. Tabula rasa. C'est la règle de l'observation des bébés selon la méthode d'observation d'Ester Bick et de la connaissance du milieu sous-prolétaire à A.T.D. Quart Monde. Balayer la table d'un revers de main ou débarrasser ? Entre les deux ? En famille, ou en collectivité, il y a toujours le problème que quand tout le monde est réuni pour le repas, chacun ne prenne la poudre d'escampette au moment de débarrasser. Et c'est là qu'éclate parfois le coup de poing sur la table! Si la table a un pied fragile du côté de la "production objective de subjectité", c'est-à-dire de "l'ambiance de mise en partage" dans la réalité de la vie, elle penche et le "débarrasser" est violent. Une "tabula rasa" rasa ! La psychiatrie n'est pas déliée de toute pensée psychanalytique et politique. Ainsi, dans les fabriques du soin, pour trouver la patience afin que le "scribe muse", afin que les tablatures puissent animer le brouillard (feuille sur laquelle on inscrit en comptabilité les comptes réels chronologiquement avant leur reprise "analytique"...), les tables et les tabourets sont à fabriquer, et à remettre en état. Ils sont les porteurs silencieux de ce qu'il y a à asseoir et, de ce qu'il y a à ek-sister, mis en partage non pas sans fonction d'interprétant. Les dénis (cf. Racamier) seront lus... et non déniés ! En politique comme en thérapeutique... La thérapeutique, c'est pas du soin, c'est pas "pas du soin". Il n'y a pas de thérapeutique sans prendre soin... Et maintenant, à table !