Texte d`Auguste Comte 2

Transcription

Texte d`Auguste Comte 2
Explication de texte Bac blanc 2016
« Il est sensible, en effet, que, par une nécessité invincible, l’esprit humain peut observer
directement tous les phénomènes, excepté les siens propres. Car, par qui serait faite l’observation?
On conçoit, relativement aux phénomènes moraux, que l’homme puisse s’observer lui-même sous
le rapport des passions qui l’animent, par cette raison, anatomique, que les organes qui en sont le
siège sont distincts de ceux destinés aux fonctions observatrices. Encore même que chacun ait eu
occasion de faire sur lui de telles remarques, elles ne sauraient évidemment avoir jamais une grande
importance scientifique, et le meilleur moyen de connaître les passions sera-t-il toujours de les
observer en dehors; car tout état de passion très prononcé, c’est-à-dire précisément celui qu’il serait
le plus essentiel d’examiner, est nécessairement incompatible avec l’état d’observation. Mais, quant
à observer de la même manière les phénomènes intellectuels pendant qu’ils s’exécutent, il y a
impossibilité manifeste. L’individu pensant ne saurait se partager en deux dont l’un raisonnerait,
tandis que l’autre regarderait raisonner. L’organe observé et l’organe observateur étant, dans ce cas,
identiques, comment l’observation pourrait-elle avoir lieu? »
Auguste Comte, Cours de philosophie positive.
Toute une tradition philosophique occidentale est bâtie sur l’idée de l’âme comme donné
inerte, définissant essentiellement l’Homme ainsi que ses actes. A cette idée s’ajoute le principe de
réflexivité de l’esprit humain, c’est-à-dire sa capacité de rendre compte de son contenu (mémoires,
perceptions, imaginations...) et de cette manière faire face à la réalité et au moment présent. Mais
est-ce pour autant qu’on peut se connaitre soi-même? Si le “moi” est une roche qui résiste à la
tempête, comment peut-on la saisir? Qui est, finalement, ce “moi” qui essaye de se saisir lui-même?
Auguste Comte s’inscrit dans cette lignée de philosophes qui contestent l’évidence de la conscience
de soi à travers la pensée que prône la théorie du cogito cartésien et le dépassent. Comme le titre de
l’ouvrage (Cours de philosophie positive) laisse deviner, Auguste Comte approfondit la réflexion
sur le “moi” en s’appuyant sur la logique et le raisonnement scientifique. Dans un premier temps,
son argumentation vise à démontrer que l’observation de soi-même ne pourrait être une observation
scientifique (“il est sensible...en dehors”) puis, dans un deuxième temps il précise que les “états de
passion” et les “phénomènes intellectuels” sont tout aussi incompatibles avec cette observation.
La première phrase du texte pose on ne peut pas plus clairement la thèse de l’auteur:
l’Homme est voué à sa méconnaissance. Cela est d’emblée qualifié par Comte comme une
“nécessité invincible” qui définirait donc essentiellement l’esprit humain. Il s’agit dans cette
première partie du texte de négliger la valeur scientifique de la réflexivité de l’esprit.
La première image que dégage le texte est celle d’un monde sans miroirs, où l’Homme ne
pourrait que capter et digérer l’information parvenue à son esprit par ses organes sensoriels. En
effet, l’Homme peut employer son esprit et sa raison à analyser un phénomène extérieur à lui et
ainsi accumuler des connaissances sur le monde qui l’entoure. C’est grâce à cette capacité que
l’Homme survit en s’adaptant à son milieu toujours changeant: il établit des constantes et y oppose
des phénomènes. Or, l’auteur nous dit que des phénomènes peuvent aussi avoir lieu “à l’intérieur”
pour ainsi dire de l’esprit humain. Néanmoins, l’Homme n’y peut pas appliquer le même principe
que pour les phénomènes étrangers. “Car, par qui serait faite l’observation?” Avec cette question,
Comte souhaite souligner que l’observation de soi-même ne remplit pas les conditions élémentaires
d’une observation scientifique à savoir la présence d’un sujet observateur et un objet observé
distincts.
Comte poursuit son argumentation en raisonnant par l’absurde: il adopte une possible thèse
adverse qui est celle de la capacité à porter des jugements moraux sur nos propres actes et pensées.
En effet, si l’Homme peut discerner entre des actes raisonnables et des actes impulsifs, passionnels,
cela relèverait bien d’une certaine connaissance des phénomènes de son esprit. Finalement, nous
sommes, comme dirait Hume, une “multiplicité de perceptions” et l’on peut comprendre un grand
nombre d’entre elles. Par exemple, je peux comprendre une douleur physique qui est récurrente en
moi, ou identifier les symptômes qui m’envahissent lorsqu’on me brise le cœur. Ce n’est pas notre
esprit qui ressent la douleur, il peut donc parfaitement réfléchir sur ce qui m’arrive. Il m’est
d’ailleurs nécessaire de comprendre ces phénomènes, car autrement je ne pourrais réagir
adéquatement.
Mais ces arguments ne convainquent pas Comte, qui se méfie d’une telle expérience
subjective. Une observation scientifique est forcément objective, car autrement elle ne peut
constituer une vérité légitime. Ce pourquoi l’auteur affirme que “de telles remarques ne sauraient
avoir une grande importance scientifique”. Dresser une liste de nos perceptions et sentiments à un
moment donné ne nous permettrait pas de nous connaître nous-mêmes, puisque nous sommes en
perpétuel changement. La distinction entre corps et esprit ne suffit pas à obtenir n observateur et un
observé, puisqu’ils font el réalité partie de la même entité: le “moi”. Même si le “moi” n’était
qu’une notion fictive conséquence de notre besoin de stabilité comme le prônait Hume, il n’en reste
pas moins que le corps ne saurait être extérieur à l’esprit ni l’esprit au corps, et par conséquent
l’observation de soi-même reste impossible. On ne peut, même si on le voulait, s’aliéner au point de
sortir complètement de sa subjectivité: on est enfermés dans nous-mêmes.
Comte conclut que “le meilleur moyen d’observer les passions sera-t-il toujours de les
observer en dehors”. En effet, on constate souvent qu’il est plus facile de juger, analyser ou
conseiller autrui que soi-même, et si l’on lit des romans c’est peut-être parce qu’on ne peut se
connaître soi-même qu’à travers les descriptions des sentiments de l’autre dans lesquelles on
s’identifie. Or, il nous serait impossible d’arriver à ses conclusions par nous-mêmes. Cette première
partie rend donc compte de l’homogénéité ontologique de l’Homme qui l’empêche de se connaître
lui-même.
De même que les phénomènes les plus rares, ponctuels, et extravagants de la nature nous
sont les plus intéressants, on serait tenté de comprendre nos propres phénomènes de ce genre. On ne
peut expliquer, par exemple, pourquoi on pleure, et cela nous fascine. Comte dit que c’est
précisément ce genre de phénomènes qu’il serait “le plus essentiel d’examiner”. Dans la logique
scientifique, on cherche ce genre de singularités qui pourraient nous aider à définir essentiellement
un phénomène et donc à le classer parmi les autres phénomènes. Cela s’applique par exemple au
classement des espèces vivantes en ramifications selon les critères évolutifs. Or, les phénomènes à
caractère exceptionnel chez l’Homme (pleurer, crier, rire, tomber amoureux...) ne pourraient être
analysés par le sujet qui les subit par soi-même, car toute analyse rationnelle nécessite d’une pensée
claire et ces phénomènes viennent justement altérer l’Etat de notre esprit: “tout état de passion est
nécessairement incompatible avec l’état d’observation”, à savoir la stabilité.
On pourrait répondre à cela qu’on peut se passer de ces phénomènes extraordinaires et
même que l’essence se trouve bien plutôt dans ce qui est constant, ce qui demeure, dans nos actions
quotidiennes. Mais Comte réfute aussi cette possible reproche en démontrant qu’il est de même
impossible de saisir une activité de l’esprit bien plus régulière et qui se déroule dans la stabilité: le
raisonnement. On ne peut “observer les phénomènes intellectuels pendant qu’ils s’exécutent” car
notre esprit étant occupé à réfléchir ne peut au même temps analyser sa réflexion. Certes, on peut
analyser le résultat de notre réflexion ou notre pensée après l’avoir formulée dans notre esprit, mais
jamais on ne pourra observer son déroulement, et l’observation de ce processus est essentielle pour
l’observation scientifique. De même que l’œil ne peut se regarder lui-même, l’Homme ne peut
connaître le contenu de son esprit.
Ce qui s’ensuivrait de cette argumentation est le constat imminent du besoin d’un médiateur
extérieur qui nous permettrait une connaissance objective de nous-mêmes. C’est ce qu’a proposé la
psychanalyse lors de révolution freudienne. Puisque, comme le démontre Auguste Comte dans ce
texte, une analyse de nos actes et pensées par nous-mêmes ne peut exister parallèlement dans le
temps au déroulement de ces actes et pensées. Si l’on souhaite se connaître soi-même cela doit se
faire a posteriori et avec l’aide de quelqu’un qui nous permette de sortir de notre subjectivité par le
véhicule des mots. C’est le rôle du psychanalyste que de guider cette auto-analyse en ouvrant les
portes de la conscience qui étaient restées closes de par notre incapacité à les ouvrir par nousmêmes.
Ce texte a le mérite de dépasser le concept cartésien de l’identité. Savoir que penser nous
définit peut sembler insatisfaisant tenant compte de notre complexité et notre “moi” profond ne se
sauve pas. Tout en allant plus loin, ce texte ne nie pas l’existence d’un “moi” comme le nient par
exemple Nietzsche ou Hume pour qui le moi n’est qu’une illusion née d’une habitude langagière. Il
se questionne juste sur les manières d’y parvenir, ce qui laisse un champ plus vaste à d’autres
réflexions.
On pourrait par exemple partir sur l’idée que la quête de ces médiateurs de la connaissance
de soi-même (qui n’est pas forcément un psychanalyste) est un moteur des plus vitaux de l’Homme.
Le cinéma, par exemple, témoigne quelque part au rythme de cette tendance très humaine à vouloir
s’observer au rythme naturel de la vie. Et ce n’est qu’un exemple parmi la multitude de formes que
peut prendre la quête de soi-même. Vouloir la rationnaliser et la fixer à l’instar d’un procédé
scientifique comme le fait Comte dans ce texte serait négliger la beauté de cette diversité qui fait
notre singularité comme individus.
Paloma Isaura SEGOVIA BECERRIL, Terminale L