Alasdair MacIntyre et l`échec des Lumières - Reseau

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Alasdair MacIntyre et l`échec des Lumières - Reseau
«…dans la théorie de la justice comme équité, le
concept du juste est antérieur à celui du bien. »
John Rawls, Théorie de la justice, p. 438
Philosophie politique
– 1° John Rawls et la théorie de la justice 1/3 (é.35)
– 7° Alasdair MacIntyre et l’échec des Lumières 2/3 (é.41)
– 2° John Rawls et les inégalités naturelles 2/3 (é.36)
– 8° Alasdair MacIntyre et la tradition éclatée 3/3 (é.42)
– 3° John Rawls et l’idéal démocratique 3/3 (é.37)
– 9° Charles Taylor et le multiculturalisme (é.43)
– 4° Robert Nozick et le libéralisme philosophique 1/2
– 5° Robert Nozick et la critique de l’égalitarisme 2/2)
– 6° Alasdair MacIntyre et la morale d’Aristote 1/3(é.39)
– 10° Macé-Scaron et la tentation communautariste (é.44)
– 11° Michaël Sandel et la critique du moi libéral (é.45)
– 12° Michaël Walzer et le complexe de l’égalité (é.46)
7. Alasda ir MacInt yr e
et l’échec des « Lumi ères » 2/3
Nous avons abordé quelques aspects de la pensée politique de MacIntyre. On ne peut
aller plus loin sans insister sur le poids déterminant qu’il attribue, à juste titre, à l’Histoire
des idées depuis l’antiquité. Parce qu’ils occultent cette influence, les débats politiques et
moraux de nos penseurs contemporains — notamment sur les questions sur la justice —
prennent une tournure interminable. La justice autorise-t-elle de flagrantes inégalités de revenus et de propriété ? Exige-t-elle des compensations pour réparer des inégalités de revenu
et de propriété résultant d’une injustice passée ? La justice autorise-t-elle, ou même exiget-elle l’application de la peine de mort, et si oui, pour quels crimes ? Est-il juste d’autoriser
la législation de l’avortement ? Quand est-il juste de se mettre en guerre. « La liste est
longue », affirme l’auteur.
Or, l’influence décisive des traditions est quasiment inaperçue par John Rawls et Robert
Nozick, et c’est justement ce qui explique leurs désaccords. Il est donc nécessaire de la
mettre en lumière, chez ce partisan du mouvement communautarien américain, et notamment à travers ce qu’il appelle « l’échec des Lumières ».
Une fiction qui éclaire la réalité
Dans le premier chapitre de son livre
Après la vertu, MacIntyre feint ce qu’il appelle une « proposition dérangeante ». Il
imagine ce qui pourrait se produire si, à la
suite d’une catastrophe, les traités scientifiques avaient disparu, ne laissant subsister
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que quelques fragments. Une barbarie iconoclaste aurait participé au désastre.
Quelque temps après, les meilleurs esprits se
mettraient au travail d’arrache-pied pour tenter de remettre la science en état. Mais, ignorants de l’Histoire — essentielle dans
l’élaboration et la rectification critique des
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concepts scientifiques — nos bienveillants
« intellectuels » ne parviendraient pas à rendre
au discours scientifique son intelligibilité originelle. « De la concurrence d’innombrables
prémisses ne suivrait plus aucun raisonnement. Des théories subjectivistes de la science
verraient le jour, que critiqueraient ceux pour
qui la vérité, dans ce qu’ils croient être la
science, est incompatible avec le subjectivisme » (loc. cit. p. 4)
En quoi l’imaginaire philosophique peut-il,
à travers cette fiction, jeter quelque lumière sur
les questions de morale et de justice ? « Mon
hypothèse est la suivante : dans notre monde
réel, le langage de la morale est dans le même
état de confusion que le langage des sciences
dans cet univers de fiction. » (ibid.). Voilà donc
la fameuse « proposition dérangeante » ; car,
en matière de morale, les choses sont pires,
puisque la réalité actuelle rejoint cette fiction.
Et MacIntyre de dénoncer l’enseignement universitaire de l’histoire et de la sociologie qui
renforcent cette amnésie culturelle, devenue
triste réalité : « Tout ce que l’historien — et
cette remarque vaut également pour le sociologue — pourrait percevoir selon les canons et
les catégories de sa discipline, c’est la succession des morales : le puritanisme du XVII°,
l’hédonisme du XVIII°, l’éthique victorienne
du travail, etc., mais le langage de l’ordre et
du désordre lui échapperait » (p. 6). Ne nous
laissons pas abuser par l’usage de l’imparfait,
car c’est l’état actuel du discours moral qui est
visé, un discours proche du flatus vocis, aussi
bien chez les « radicaux, libéraux ou conservateurs ». Autre formulation de la « proposition
dérangeante » : « le langage et les apparences
de la morale persistent même si toute la substance de la morale a été largement fragmentée,
puis en partie détruite ». (p. 7).
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La faute aux « Lumières »
D’où vient que notre époque se trouve ainsi
placée, à son insu, « après la vertu » ? La responsabilité en incombe à l’Histoire de la philosophie, telle qu’elle s’est déroulée : c’est elle
qui a « largement chassé la morale », et notamment à l’époque des Lumières. MacIntyre
rappelle que les Lumières diffèrent de l’Enlightenment britannique et de l’Aufklärung allemande, en ce qu’elles avaient moins
d’influence sur la vie sociale française. « Il
manquait aux Français trois choses : un arrièreplan protestant sécularisé, une classe instruite
unissant les fonctionnaires, le clergé et les penseurs laïques en un seul lectorat, et une université moderne comme Königsberg à l’est ou
Edingbourg et Glasgow à l’ouest. En France,
les intellectuels formaient une intelligentsia,
un groupe instruit isolé… » (p. 38). Mais la
première phase de la Révolution française est
justement une tentative « d’abolir le fossé qui
sépare en France les idées de la vie politique
et sociale » (ibid.) ; fossé que comblera la Révolution. Et l’auteur nous rappelle que le mot
actuel : « moral » était nouveau à l’époque, et
que le projet d’une justification rationnelle de
la morale, indépendamment de la théologie,
devint la préoccupation centrale de la culture
nord-européenne. Or, ce projet était voué à
l’échec : « L’une des thèses de ce livre est que
la ruine de ce projet offre l’arrière-plan historique devant lequel les difficultés de notre culture deviennent intelligibles » (p. 40).
Les conséquences de cet échec se lisent,
selon MacIntyre, dans le Ou bien… Ou bien…
de Kierkegaard, paru en 1842. L’ouvrage
consacre l’opposition entre le « stade esthétique » (donjuanisme) et le « stade éthique »,
qui ne peut être tranchée par la raison, mais
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par la révélation chrétienne. MacIntyre y voit
une incohérence : « si l’éthique a un fondement, celui-ci ne peut venir de la notion de
choix radical ». Si bien que Kierkegaard est
responsable de la destruction de toute la tradition d’une culture morale rationnelle que
les « Lumières » avaient amorcée, notamment
à travers le concept de « religion naturelle »,
c’est-à-dire rationnelle. Mais la position kierkegaardienne n’est que l’aboutissement logique d’une justification et un fondement
rationnels à une morale qui n’avait rien de
nouveau, une morale « héritée », dira MacIntyre. Cette même morale spectrale se retrouve
dans la « morale luthérienne » de Kant. À une
légère différence près : « Pourtant, alors que
Kierkegaard croyait le fondement de l’éthique
dans le choix, Kant le voit dans la raison »
(p. 45). La raison de Kant était une première
possibilité ; l’autre sera incarnée par Diderot
et par David Hume : fonder la morale sur le
désir et les passions. L’échec repose sur le
même principe : « Malgré leur radicalisme affiché, Hume et Diderot étaient pour l’essentiel
conservateurs en matière de morale » (p. 47).
Cherchez l’erreur…
MacIntyre est persuadé que « le projet des
Lumières devait échouer ». Le sort des trois
positions, incarnées par Kierkegaard, Kant et
Diderot-Hume est dû au fait que chacune
trouve sa justification dans l’échec des deux
autres. Nous retrouvons dans notre culture le
même échec d’une justification rationnelle de
la morale : « Dans un monde de rationalité
laïque, la religion ne pouvait plus offrir cet arrière-plan partagé et ce fondement pour l’action et le discours moraux ; la philosophie ne
pouvant alors remplacer la religion, elle perdit
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son rôle culturel central pour devenir une discipline universitaire étroite et marginale »
(p. 50). Les quatre auteurs invoqués partagent
à leur insu des croyances héritées. « D’où ontils hérité ces croyances partagées ? Évidemment de leur passé chrétien commun, en
regard duquel paraissent mineures les divergences entre les luthériens Kant et Kierkegaard, le presbytérien Hume et le catholique
à tendance janséniste Diderot » (p. 51).
La thèse est hardie, certes, mais passionnante. Voyons donc où MacIntyre veut en
venir. Retour en arrière… La question
concerne deux conceptions qui entrent en
lice : les règles de la morale et la notion de
nature humaine. Il faut alors remonter jusqu’à
la tradition qui part de l’Éthique à Nicomaque
d’Aristote et se retrouve dans le Moyen Âge
européen, à partir du XII° siècle. MacIntyre
rappelle qu’on retrouve ici le schéma d’une
opposition entre « l’homme tel qu’il est » et
« l’homme tel qu’il doit être », la prémisse
« factuelle » et la « conclusion évaluative »,
dit-il. « L’éthique est la science qui doit permettre aux hommes de comprendre comment
ils passent du premier état au second »
(p. 52). Il y a là un schéma triple dans lequel
la nature humaine, telle qu’elle est à l’état
brut, est en discordance avec les principes de
l’éthique. Elle doit donc être transformée en
nature humaine telle qu’elle pourrait être si
elle réalisait son télos (sa fin véritable). Le troisième terme qui permet cette transformation
téléologique est « l’instruction de la raison et
de l’expérience pratique » — entendons de
l’action morale. « Ce schéma est compliqué
et enrichi, mais sans modification essentielle,
lorsqu’on le place dans un cadre de
croyances théistes, chrétiennes avec saint
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Thomas d’Aquin, juives avec Maïmonide ou
islamiques avec Averroès » (p. 53). Si la nouveauté, par rapport à Aristote, est que le télos
ne peut être atteint que dans un autre monde,
MacIntyre considère que le schéma tripartite
reste le même, quant aux fondements de la
morale « héritée ».
Or, « ce large consensus ne survécut pas à
l’apparition du protestantisme et du jansénisme, ni à celle de leurs prédécesseurs immédiats à la fin du Moyen Âge, car ces
théories incarnent une nouvelle conception
de la raison » (ibid.). Avec la chute de
l’homme, en effet, la raison a perdu le pouvoir
de permettre une compréhension de la vraie
fin de l’homme. Voici qui évacue radicalement l’influence aristotélicienne. Seule la loi
morale divine peut faire passer de l’homme
« tel qu’il est », à l’homme « tel qu’il doit
être ». Ici, Pascal sonne le glas.
Ces vues peuvent paraître un peu rapides
ou schématiques ; c’est pourquoi MacIntyre
les développera longuement dans son livre
suivant : Quelle justice ? Quelle rationalité ? Il
en est donc sans doute conscient : son mérite
est de renouer le fil de l’Histoire. Car, pour
l’auteur, Hume, Diderot, Kant et Kierkegaard
se font l’écho de cette nouvelle conception
négative de la raison aristotélicienne : « Tous
rejettent la vision téléologique de la nature
humaine, la vision de l’homme comme doté
d’une essence qui définit sa vraie fin. Mais
comprendre cela, c’est comprendre pourquoi
leur volonté de trouver le fondement de la
morale devait échouer » (p. 54). C’est, au
fond, la conception de la nature humaine qui
change radicalement, sous l’influence du rejet
laïque des théologies protestante et catholique, combinée au rejet à la fois philoso-
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phique et scientifique de l’aristotélisme. La
morale, extraite de son contexte téléologique,
est alors jetée dans une contradiction qui ne
pouvait aboutir qu’à un échec, sous la plume
des moralistes du XVIII° : « ils voulaient trouver le fondement rationnel de leurs croyances
morales dans une vision particulière de la nature humaine, tout en ayant hérité d’un ensemble d’injonctions morales et d’une
conception de la nature humaine expressément conçues comme contradictoires »
(p. 55). En effet, dans la religion naturelle la
loi morale n’est plus subordonnée à la loi divine ; le rapport s’inverse même, chez Kant :
« je dois savoir par avance que quelque chose
est un devoir, avant de le reconnaître comme
commandement divin ». Le passage de l’être
au devoir-être perd son assise. Et le principe
aristotélicien, selon lequel la relation entre
être « homme » et « vivre selon le bien » doit
être la même que celle entre « harpiste » et
« bien jouer de la harpe », s’effondre. Le
contexte socio-politique est radicalement
perdu : « Jusqu’à notre époque, dans le langage quotidien, l’habitude de parler de jugements moraux comme vrais ou faux persiste,
mais plus personne ne sait exactement en
vertu de quoi un jugement moral particulier
est vrai ou faux » (p. 59). Or, cette habitude
remonte, selon MacIntyre, à « l’impératif catégorique » de Kant.
Les conséquences morales
de l’échec des Lumières
Pour avoir voulu passer au scalpel la tradition morale et son assise téléologico-théologique, les Lumières ont eu deux
conséquences majeures dont nous avons hérité, aux yeux de l’auteur.
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Tout d’abord, une césure entre la vie intellectuelle et la vie sociale. Cette rupture, l’auteur la stigmatise aussi bien dans les cloisons
étanches des départements universitaires américains que dans la théorie marxiste qu’il déclare rejeter. « Ce dualisme universitaire
exprime évidemment une idée présente
presque partout dans le monde moderne, à tel
point que le marxisme, la plus importante
théorie rivale dans le monde moderne, n’en
offre guère qu’une version de plus lorsqu’il distingue entre infrastructure et superstructure
idéologique » (p. 60).
La deuxième conséquence de l’échec des
Lumières est l’invention de l’individu qui déboucha sur « un nouveau contexte social »,
« qu’il fallut définir par tout un ensemble de
croyances et de concepts pas toujours cohérents » (p. 61). Renouant la trame historique de
cette double invention, MacIntyre montre
comment deux tentatives infructueuses de
constructions morales entendaient donner le
change à l’évacuation des justifications téléologique et religieuse. Ces deux tentatives sont
l’utilitarisme et le fondement de la raison pratique néo-kantienne. Nous ne résumerons pas,
faute de place, les critiques que l’auteur
adresse à ces deux nouveaux échecs, à travers
différents penseurs des XIX° et XX° siècles.
Venons-en rapidement à l’échec consécutif
de la morale actuelle que MacIntyre détecte
dans ce qu’il appelle « l’émotivisme ». Les discussions morales actuelles ne trouvent de
points d’accord que dans le recours à des arguments qui paraissent illusoires, voire de
pures « fictions ». Tel les fameux droits de
l’homme : « tous ceux qui ont voulu donner de
bonnes raisons d’y croire ont échoué » (p. 70) ;
de sorte que « croire en eux, c’est croire aux
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sorcières et aux licornes », car « personne n’a
jamais donné de bonnes raisons de croire aux
sorcières et aux licornes » (ibid.) Pour fonder
ces croyances, on en appelle alors aux sentiments, faute de mieux. En dépit de ses prétentions, la raison du XVIII° n’a donc pas réussi à
trancher ce type de « débats interminables ».
La deuxième « fiction » que l’on peut signaler, car elle semble lui tenir réellement à cœur,
est ce que l’auteur appelle la « compétence »
qui donnerait des droits. Et il cible tout particulièrement la « compétence directoriale ». Le
« directeur bureaucratique », notamment, est
l’héritier direct des « ancêtres intellectuels » du
XVII° et du XVIII° qui ont tenté d’imposer, sur
le modèle des sciences, l’importance de la notion de « fait ». L’éradication des fondements
téléologiques et religieux a conduit à faire du
fait une véritable valeur, faisant du même coup
basculer la morale de la valeur du devoir-être
à la pseudo-valeur de l’être. Ce qui est, évidemment, une transmutation de la morale en
son essence, par confusion du fait avec le devoir, du légal et du légitime. Nous voici donc
arrivés au point où nous en sommes : après la
vertu.
Que faire alors ? Revenir à la téléologie aristotélicienne ? Revenir à la « loi divine » ? MacIntyre s’apprête à répondre dans son livre
suivant : Quelle justice ? Quelle rationalité ?
« A bien des égards, Après la vertu doit être lu
comme un travail en cours » (p. 270). Le pourfendeur des Lumières deviendra-t-il le messie
de la nouvelle morale et de la nouvelle justice ?
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Jean-Louis Linas
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