1-Les ravages d`un week-end à l`hôpital

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1-Les ravages d`un week-end à l`hôpital
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LETTRE OUVERTE A L’HOPITAL X
Pour une prise en charge spécifique
des patients Alzheimer hospitalisés.
Une prise en charge spécifique permettrait peut-être d’éviter une
aggravation radicale de la maladie d’Alzheimer pendant que l’on
cherche à guérir d’autres pathologies.
J’ai écrit cette lettre après plus d’un an de réflexion. Un court séjour à
l’hôpital a été vécu par mon mari, patient Alzheimer, comme un drame
avec des conséquences irréversibles.
Mon mari Arthur a 76 ans, j’en ai 72. Depuis le diagnostic de la
maladie d’Alzheimer en 2006, nous avons essayé de nous adapter en
permanence pour vivre le plus harmonieusement possible, et conserver à
Arthur un maximum d’autonomie.
1-Les ravages d’un week-end à l’hôpital :
C’est le week-end de l’Ascension 2012. Arthur souffre d’une fièvre
non identifiée depuis plusieurs jours. Le médecin des urgences de Paris,
après analyses de sang et d’urine sans résultat, me suggère de conduire
Arthur aux urgences de l’Hôpital X pour des examens complémentaires.
Il ajoute une remarque dont je ne comprends pas la signification : « On
hésite à envoyer ce genre de patients à l’hôpital, mais il faut savoir ce
qu’il a. »
Jour 1 : le samedi 19 mai 2012 à 8h du matin, nous arrivons aux
urgences de l’Hôpital X. Je signale, comme je le fais toujours, que mon
mari a la maladie d’Alzheimer depuis 2006 et l’on me sourit d’un air
entendu en hochant la tête.
Le médecin urgentiste prescrit une analyse d’urine. L’infirmier tend
un flacon à mon mari, qui ne comprend pas à quoi cela peut servir. Je
propose de m’en occuper comme je le fais d’habitude. L’infirmier me
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fait sortir de la pièce. Une demi-heure plus tard, il remet au laboratoire
un flacon d’urine avec des traces de sang visibles. Il ajoute à mon
attention : « J’ai prélevé, car il n’avait pas envie d’uriner. » C’est-à-dire
qu’il n’a pas eu la patience ni d’attendre, ni d’expliquer, et pourtant il a
passé du temps sur ce prélèvement. S’il m’avait laissé faire, la suite
aurait été autre.
Le médecin urgentiste me dit : « Il y a des traces de sang dans les
urines ! Il faut garder votre mari, je vais lui trouver une chambre. »
Comme s’il était impossible d’envisager un autre choix, et difficile de
trouver une chambre.
Il demande à l’infirmier de faire une prise de sang et de poser une
perfusion. L’infirmer s’y reprend à plusieurs fois. Arthur proteste
gentiment : « C’est désagréable ! » Une infirmière qui passe dit à son
collègue : « Pourquoi tu n’as pas pris le sang dans la perfusion ? », et
l’autre de répondre : « Je préfère que ce soit séparé ! »
Arrivée dans la chambre vers 10h30. Une infirmière place la sonnette
à droite du lit : « Appuyez si vous avez besoin. » Je répète : « Mon mari
a la maladie d’Alzheimer, il ne saura pas trouver la sonnette et il ne
comprend pas à quoi elle sert. » L’infirmière ne se sent pas concernée
par le problème : « Alzheimer, oui, c’est noté dans le dossier. »
Une autre infirmière vient installer la perfusion. Je répète : « Mon
mari a la maladie d’Alzheimer, il peut avaler tous les cachets sans
problème, la perfusion le gêne ! » Arthur commence immédiatement à
tirer dessus en faisant des grimaces éloquentes.
J’ai demandé à plusieurs reprises qu’on enlève cette perfusion.
Réponse systématique :
« C’est le protocole de l’hôpital !
Qu’est-ce qu’il y a dans cette perfusion ?
- Rien, les médicaments ne sont pas encore arrivés, nous sommes au
quatrième, ça vient du rez-de-chaussée, de toute façon ça sert à ouvrir les
veines en cas de besoin. »
La perfusion a été placée sur la main droite mais, pour aller aux
toilettes, Arthur doit sortir du lit du côté gauche, ce qui oblige à faire le
tour du lit en tirant avec précaution le portant à perfusion, ce qu’il est
incapable de faire seul. Les toilettes lui paraissent inaccessibles, le
chemin pour y aller est tordu. L’angoisse monte.
Je commence à envisager de partir. Une infirmière me dit : « Le
médecin ne vous laissera pas partir, votre mari a trop de fièvre ! »
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Quand le médecin arrive enfin, après des heures d’attente, elle dit :
« Mais non, votre mari n’a pas la maladie d’Alzheimer, je m’y connais,
je l’ai étudiée et ma mère l’a eue. Il a été mal diagnostiqué ! » Elle lui
pose quelques questions auquel Arthur répond non sans humour.
« Voyez, c’est ce que je vous disais ! Il a été mal diagnostiqué ! »
Il faut dire à sa décharge qu’Arthur n’a pas l’aspect d’un vieillard
sénile. C’est un homme calme, souriant, cultivé. Intelligent et sportif, il
est indépendant et ouvert… tant qu’on ne le heurte pas de front à sa
pathologie. Il n'a pas de mémoire immédiate et ne peut pas comprendre,
ni se rappeler pourquoi il est enfermé, pourquoi il a une perfusion,
pourquoi il ne peut pas aller aux toilettes librement.
Je tente d’expliquer au médecin qu’Arthur est suivi depuis 2006 par le
Docteur D. de l’Hôpital B ; elle me jette un regard dans lequel je lis que
je suis une hystérique qui se fait des idées fausses sur son mari. Elle
ajoute : « La perfusion est indispensable, le traitement a été prescrit, les
médicaments vont arriver. »
Les médicaments arriveront après16h, du Doliprane et des
antibiotiques qui vont déclencher une allergie. Arthur a quarante de
fièvre depuis plusieurs jours. Il a manqué de Doliprane entre 8h et 16h
ce samedi.
On m’a demandé quels autres médicaments prenait Arthur. J’ai
indiqué : « 2 Ebixa, 1 Aricept. » Le soir-même, je vois l’infirmière
apporter deux Aricept. Je lui fais remarquer son erreur, elle me montre
son cahier : « C’est écrit deux Aricept, le médecin l’a noté elle-même. »
Je demande à une infirmière : « Qu’est-ce que l’on fait ici de spécial
aux patients Alzheimer ? » Réponse : « On les attache. »
Je passe la nuit sans dormir car Arthur veut sans arrêt arracher sa
perfusion, aller aux toilettes et rentrer à la maison.
Jour 2 : dimanche 20 mai, le médecin passe en coup de vent. Je
veux ramener mon mari à la maison : « Votre mari ne peut pas sortir, il a
de la fièvre, les cultures en laboratoire ne donnent rien jusqu’à
présent. Les boutons, ce n’est rien, c’est une allergie aux antibiotiques. »
Mes filles viennent me relayer dans l’après-midi. Quand l’une d’elles
s’en va, Arthur lui dit : « Eh bien, cela fera une tortionnaire de moins ! »
Elle s’en va triste et vexée.
En fait, cette réflexion indique que pour Arthur tous ceux qui sont là
sont des tortionnaires, qui le maintiennent contre son gré dans un lit où il
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se sent attaché par des fils qui le blessent dès qu’il bouge et qu’on
l’empêche d’arracher. Il demande tout le temps à partir. Personne ne
l’écoute. Par moment, il délire et se met à parler en russe qui est sa
langue maternelle et que personne ne comprend.
Une infirmière me dit qu’ils ont des gardes de nuit très bien, que l’on
peut faire venir de l’extérieur, que cela me permettrait de me reposer un
peu. Je cède à la tentation. Je rentre dormir à la maison.
Jour 3 : lundi 21mai, quand je reviens à 7h30 du matin, Arthur est
dans un état effroyable, on dirait qu’il a été drogué ou assommé de
coups. La perfusion, qui a changé de côté, dégouline sur ses chaussons,
il y a çà et là des taches de sang, du désordre partout. Arthur gluant de
transpiration a l’air effrayé, les yeux glauques. Il gît sur son lit sans
réaction.
La garde de nuit est pressée de partir car elle travaille à 8h : « Il n’a
pas arrêté de vous réclamer toute la nuit, maintenant que vous êtes là
tout va bien aller », me dit-elle.
Dans la salle de bains, il y a de la mousse à raser sur la brosse à dents
et un peu partout sur les robinets. Une infirmière me dit qu’il a arraché
quatre fois sa perfusion dans la nuit, perfusion qui a été remise 2 fois sur
l’autre main et puis 2 fois dans le bras.
Mais on ne me dit pas tout.
La nuit du 20 au 21 mai. Je comprendrai plus tard, qu'il a dû
essayer de partir et qu'on l'a ramené de force. S’il a arraché sa perfusion
c’est pour s’en aller. Il n’a pas pu trouver ses habits qui étaient dans le
placard, il a dû essayer de sortir dans la chemise ouverte de l’hôpital. Il a
voulu se raser ou se laver les dents avant de partir.
Depuis, quand il est avec moi dans la rue, il me dit : « Il y des gens
qui vont dire que je n’ai pas le droit d’être là. » Il articule de manière
confuse « qu’il doit aller …quelque part présenter des papiers… pour
prouver qu’il a le droit de sortir », et il me demande si je veux bien
l’accompagner. Si je lui demande où c’est, il ne peut pas répondre et cela
l’inquiète encore davantage.
Pendant plus de six mois, il fera des cauchemars. Au milieu de la nuit
et quelquefois plusieurs fois par nuit, il essaie de s’habiller, en enfilant
son pantalon pardessus son pyjama. Il se plaint de ne pas avoir les habits
qu’il faut pour se présenter dans la rue. Il me dit qu’il n’a pas d’argent
pour prendre le train. Il veut tout de suite aller à Paris voir son père
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(mort depuis 50 ans). Ou bien il me demande si j’ai un ticket de métro :
« C’est pour aller voir mon père. » Ou il me dit : « Je n’ai pas
d’habits… Je n’ai pas d’argent… Je ne sais pas où trouver à manger ! »
Alors on s’installe autour de la table de la cuisine avec une pomme ou
une banane, le plus souvent il garde sa robe de chambre dans son lit,
pour se sentir habillé et présentable.
Toujours en pleine nuit, il me demande si je veux bien l’accompagner
à la gare, car il ne sait pas où c’est, ni comment prendre le train, ni où
acheter un ticket. Il a peur de prendre le train et d’être arrêté, il n’a pas
de billet, pas le droit de sortir.
Depuis ce moment, il demande toujours où sont les toilettes et souvent
d’un air inquiet s’il peut aller aux toilettes, il est très rare qu’il les trouve
seul. Il faut l’accompagner.
Revenons au matin du lundi 21 mai.
La fièvre est toujours la même, mais le médecin a complétement
changé d’attitude : « Oui, les gardes de nuit dorment, c’est bien
connu ! », avec un regard qui dit : « Ma pauvre, d’où vous sortez ? » Elle
se fâche : « C’est le souk ici ! Est-ce que votre médecin traitant peut
prendre la suite ? »
Elle arrive à joindre le Docteur G. sur son portable et il se porte garant
de la suite. Elle ajoute à mon intention : « Il avait quand même du sang
dans les urines ! » Je réponds : « Oui, mais on lui a prélevé les urines ! »
Je vois à son regard qu’elle ne le savait pas, le médecin urgentiste non
plus.
Il est dix heures du matin, mais nous n’arrivons à quitter l’hôpital qu’à
16h : l’ambulance n’a pas été prévenue à temps par les services
concernés.
C’est ainsi qu’en un peu plus de 48h un patient Alzheimer qui sortait
tout seul faire les courses dans le voisinage, qui pouvait aller chez le
coiffeur ou le kiné, qui passait des heures par semaine à dicter des
traductions de l’anglais en français, qui jouait au tennis et au golf, a été
transformé en zombie.
En arrivant à la maison, je m’aperçois qu’il a perdu le contrôle de ses
sphincters et qu’il ne s’en aperçoit pas. Il ne réagit quasiment à rien.
Cet état dure plusieurs jours avant que des soins intelligents
permettent à Arthur de se détendre, de dormir profondément pendant
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plus de 36 heures et de recouvrer très lentement un peu de ses esprits
perdus.
Après quoi, il me dit : « Toi, tu es quelqu’un qui connaît les choses. »
Quant à la fièvre, elle a disparu au bout de trois semaines (Doliprane
et antibiotiques) sans jamais avoir été identifiée. L’équilibre de vie
qu’Arthur avait réussi à trouver dans un environnement sécurisé a été
détruit d’un coup.
Sa qualité d’être humain a été niée par l’organisation et le
fonctionnement de l’hôpital. Il a senti qu’il n’avait aucun droit, que tout
lui avait été enlevé, que sa liberté et sa dignité lui avaient été arrachées
et confisquées par une autorité supérieure et inaccessible. Arthur a été
gravement humilié.
Pour expliquer son nouvel état à mes amis, je disais : « C’est comme
si Arthur avait été pris en otage pendant des mois sous les bombes. »
Un an plus tard, Arthur va bien, les journées surtout sont bonnes, il
reste très actif mais il ne peut plus rien faire tout seul, il ne peut pas
rester seul une minute, il n’a plus aucune autonomie. Quant à moi, je ne
sais plus ce que c’est que de dormir une nuit entière.
J’ai forgé à son intention une petite phrase magique : « Ne t’inquiète
pas, toi tu n’as plus aucun souci à te faire. Tous les soucis sont pour
moi. » Il soupire et me sourit : « Ce que tu me dis là me soulage
beaucoup. »
2-Pour un protocole de prise en charge des patients
Alzheimer à l’hôpital : Primum non nocere.
Le risque majeur est que le malade ressorte guéri ou pas, mais qu’il
tombe dans une confusion irrécupérable, qu’il perde définitivement
l’équilibre relatif et précaire dont il disposait auparavant.
Premièrement, il ne faut pas envoyer à la légère un patient Alzheimer
à l’hôpital, la famille doit être prévenue du risque encouru. Il faut
beaucoup hésiter. Il est sûrement possible d’étudier des solutions de
rechange.
Le degré de fragilité des patients Alzheimer n’est pas visible à
l’œil nu. Un patient Alzheimer peut répondre à certaines questions,
mais souffre d’un handicap mental qui l’empêche de s’adapter
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rapidement à un milieu nouveau, qui l’empêche de prendre la mesure du
temps, de la durée d’une contrainte. Tout lui paraît définitif, car il n’a
pas d’autre référence que ce qu’il voit. L’équilibre instable où il se
trouve peut être mis à mal par l’afflux d’informations nouvelles : une
chambre, un lit, le défilé des infirmières, des soins douloureux ou
contraignants, de la lumière, du bruit, du chaud, du froid, des portes qui
s’ouvrent et se ferment.
Un patient Alzheimer n’a pas la capacité de se défendre, ni de se
justifier, si on le met dans une situation qui le fait souffrir. Il est
extrêmement vulnérable, son cerveau fragile ne peut pas gérer le stress.
Par-dessus tout, le patient est extrêmement sensible à la manière dont les
autres le considèrent, à la qualité d’être humain qu’on lui attribue en tout
ou en partie.
La plupart des gens voyant un patient Alzheimer incapable de se
servir d’une sonnette pour appeler l’infirmière en déduisent qu’il ne
comprend rien à rien et qu’il ne sent rien, qu’on peut donc le traiter
comme un objet, qu’il ne fera pas la différence, que de toute façon, il ne
se rappellera rien.
Ce dont ces patients ont besoin c'est d'un immense respect de leur
personne. Une politesse convenue ne peut répondre à leur besoin qui
d’ordre humain et affectif.
3) Petit Mémo pour une prise en charge spécifique
des patients alzheimer par l’hôpital.
Pour ne pas aggraver la confusion d’un patient il faudrait pourvoir
envisager de :
Ne pas hospitaliser systématiquement, de chercher des solutions
alternatives, et de limiter au maximum le séjour.
Ecouter attentivement les personnes qui connaissent le malade et ses
réactions, car la maladie d’Alzheimer peut connaitre une aggravation
soudaine, si elle n’est pas correctement gérée. Le degré de confusion
présent ne peut pas être testé en quelques minutes. Il peut changer d’une
heure à l’autre en fonction du stress perçu par le patient.
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Inventer un protocole hospitalier spécifique, qui soit aussi peu intrusif
que possible, qui permette de renoncer aux perfusions par exemple, qui
respect le quotidien du patient en l’autorisant à porter ses vêtements
habituels par exemple.
Insister auprès de la famille pour qu’un familier soit présent en
permanence, jour et nuit.
Respecter le rythme forcément plus lent du patient, dans les
interventions et les soins. Ce sont des patient à manipuler avec
d’extrêmes précautions.
Une personne pourrait être en charge du bien être moral du patient et
de sa famille et donner des instructions adéquates aux autres personnes
en charge.