COINCIDENCES (Roland Barthes)

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COINCIDENCES (Roland Barthes)
Coïncidences, Roland Barthes Fragments par Bernard Obadia
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COINCIDENCES
Roland Barthes, Fragments
La bêtise me fascine
Etait-ce sa perversion, la plus dure, la plus brillante de toutes quand on sait comment il
dénonça, dès ses premiers travaux, le Naturel, l'Analogie, Le discours endoxal et
encratique etc, toute cette poisse de "l'Idéologie arrogante" comme on parle d'idéologiebourgeoise.
Classements
En apparence un seul et même temps pour supposer que ces textes ont été écrits en
même temps, dans une contiguité qui les ferait dépendre d'une seule et ultime entreprise
fascinatoire. Admettent-ils la continuité d'une expérience, convoquant un temps continu
et partant d'un point fixe qu'on nomme : le commencement ? Sûrement pas. Mes apriori de rassemblement se brouillent dans un principe inconnu. Le classement, RB en
a formalisé des principes inducteurs, chaque fois dépendant des objets traités. Et la
question du classement demeure inséparable des thèmes découpés dans des morceaux
de réel. Sortent alors, quelques motifs qui citent et rétribuent ce texte épars, sans unité
apparente, pourtant c'est le corps de RB qui lie cet éparpillement auquel j'ai tenté de
conférer une unité-de-fantasme à la faveur de mouvements discontinus, d'élans
ondulatoires, de passes qui font correspondre le moment de la lecture à un passé de
lecteur, chaque fois soumis aux aléas de l'Histoire. Certes, "on écrit parce qu'on a lu",
mais tout métalangage supposé, est incité, sollicité par des appels inconnus qui donnent
du mouvement comme on peut dire qu'une chaussure donne aprés usage... Le texte de
RB (la chaussure) reste le même objet, il s'est mis en place (avec le pied), il a pris sa
forme, il est devenu l'obet de mon désir et par là , ne me semble pas vraiment
partageable.
Lentement, par à-coups successifs, par décisions involontaires, le texte de RB s'est
conformé au volume que je pouvais lui offrir, il est lentement devenu un objet quelque
peu maléable, auquel je devais moi aussi me soumettre, tant il imposait des contraintes
de lisibilité, d'ordonnancement, de structure.
"Le texte de RB est ce que j'ai pu en faire." : la rudesse de cette affirmation est si
brutale, qu'elle ne manque pas de produire en moi un sentiment de panique, bien
légitime, au regard de tout ce qu'on peut attendre quand on décide d'écrire sur un texte.
Coïncidences, Roland Barthes Fragments par Bernard Obadia
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Coller / Décoller
« Comment se décoller du miroir ? Risquons une réponse qui sera un jeu de mot : en
"décollant" (au sens aéronautique et drogué du terme). »
Brecht et sa théorie de la distanciation sont appelés à la rescousse afin de réduire le
cercle duel, la fascination filmique et délier l'empoissement, l'hypnose du vraisemblable
(de l'analogique), par quelque recours au regard.
Dentelles
Si nous partons d’une page au hasard de Fragments d'un discours amoureux, sautent
immédiatement aux yeux du lecteur, des lieux d'inscription, des places séparées par du
blanc où titres, arguments barthésiens, numéros, figures et notes en marge ou en bas de
page, s'étagent.
Barthes a conçu ses pages au travers d'une échelle de degrés et son texte ne combine pas
des valeurs d'inscription mais articule plutôt des différences typographiques par l'emploi
de caractères distincts affectés à des notes, à des définitions, à des noms d'auteur.
Cette unité purement scripturale semble aller à l'encontre du sujet amoureux dessiné par
RB puisqu'il en fait un sujet barré, un sujet hétérogénéisé par ses plusions. Aussi, cet
étagement des plages de la conscience rend ce texte à peine mobile car il le soumet à
une topique de l'inscription où des places assignent des figures à résidence.
Toutefois, les Fragments baillent sur le blanc et liquéfie la conception globalisante du
"texte-bloc" en inscrivant une marge flottante : une dentelle. Chaque figure serait ainsi
bordée par le blanc de figures voisines dans un alignement impossible.
« C'est comme s'il y avait une Topique amoureuse dont la figure fût un lieu (Topos) .
Or, le propre d'une Topique c'est d'être un peu vide : une topique est par statut à moitié
codée, à moitié projective (ou projective parce que codée. »
Pour que le lecteur, s'inscrive quelque part dans le texte, il faut bien lui réserver ces
"lieux d'aisance" où il pourra montrer le bout de l'oreille. Ce parti-pris typographique,
loin de constituer un simple agencement de morceaux de textes, promeut plus sûrement
la place de l'Autre. Et, parmi les écrivains de la Modernité, Mallarmé fut l’un des
premiers à formaliser de la sorte la page d'un ouvrage.
Dans Fragments d'un discours amoureux, RB nous invite à traverser son texte comme
le voyageur du train parcourt une contrée. On peut à loisir, choisir un morceaux du
paysage, déloger du blanc ou le condenser, rapiécer des phrases, en extraire un mot, un
seul, tirer sur des sens ou les annuler, défaire des parenthèses et gober ce qu'elles
entourent. Toute un stratégie du déplacement peut conduire le lecteur vers les lignes
souveraines de ces fragments qui marginalisent la lecture. De l'amoureux il parle, au
désir il renvoie...
D'ailleurs, la combinatoire de la page de Fragments d'un discours amoureux fait
déplacer le regard selon un ordre qui tiendra à la structure du lecteur. Certes, on peut
"l'attaquer" classiquement dans la physique occidentale de la lecture, soit de gauche à
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droite et de haut en bas, toutefois cette page, ce livre, permettent le "papillonnement
discursif",l'attaque désordonnée, un peu comme l'analysant qui va feuilleter la revue ou
le livre théorique afin de trouver le passage qui pourrait évoquer son cas. Le lecteur,
sujet amoureux, du livre tout au moins, va s'arrêter là où il va reconnaître la spécialité
d'une émotion, d'un désir, actuels ou anciens.
Comme il est étrange qu'un livre renvoie "l'idiot" à la position de chercheur. En vérité, il
s'identifie aux exigences du sujet dispersé, au désordre fondamental, en tant que le sujet
n'est jamais UN.
Deux
« (…) il est une autre manière d'aller au cinéma (autrement qu'armé par le discours de
la contre-idéologie) ; en s'y laissant fasciner deux fois, par l'image et par ses entours.
Comme si j'avais deux corps en même temps : un corps narcissique qui regarde, perdu
dans le miroir proche, et un corps pervers, prêt à fétichiser non l'image, mais
précisément ce qui l'excède : le grain du son, la salle, le noir, la masse obscure des
autres corps, les raies de lumière, l'entrée, la sortie ; bref, pour distancer, "décoller", je
complique une "relation" par une "situation". Ce dont je me sers pour prendre mes
distances à l'égard de l'image, voilà, en fin de compte, ce qui me fascine : je suis
hypnotisé par une distance ; et cette distance n'est pas critique (intellectuelle) ; c'est, si
l'on peut dire, une distance amoureuse : y aurait-il, au cinéma même (et en prenant le
mot dans son profil étymologique), une jouisance possible de la discrétion. » En sortant
du cinéma
« On peut lire La Rochefoucauld de deux façons : par citations ou de suite. Dans le
premier cas, j'ouvre de temps en temps le livre, j'y cueille une pensée, j'en savoure la
convenance, je me l'approprie, je fais de cette forme anonyme la voix même de ma
situation ou de mon humeur ; dans le second cas, je lis les maximes pas à pas, comme
un récit ou un essai ; mais du coup le livre me concerne à peine ; les maximes de La
Rochefoucauld disent à tel point les mêmes choses, que c'est leur auteur, ses obsessions,
son temps, qu'elles nous livrent, non nous-mêmes. Voilà donc que le même ouvrage, lu
de façon différentes, semble contenir deux projets opposés : ici un pour-moi (et quelle
adresse ! cette maxime traverse trois siècles pour venir me raconter), là un pour-soi,
celui de l'auteur, qui se dit, se répète, s'impose, comme enfermé dans un discours sans
fin, sans ordre, à la façon d'un monologue obsédé. » La Rochefoucauld : "Réflexions ou
Sentences et Maximes"
Deux, c'est par deux "solutions", deux postures, deux modes de lecture que RB s'arrange
avec un livre ou Le cinéma. Cette manière de procéder est emblématique de toute sa
stratégie pour négocier le virage d'un ouvrage ou d'une situation cinématographique
quand tantôt il papillonne, butine un texte composé de fragments ou encore quand il
veut se défier de coller à l'image en considérant les entours de la séance de cinéma,
c'est-à-dire tout ce qui fait et participe à la fascination du spectateur. On ne peut lui
reprocher une absence de choix ou pire, une attitude indécidable mais au contraire on
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peut relever cette manière duelle d'attaquer la lecture, la vision de celui qui reçoit un
message scriptural ou filmique dans laquelle coexiste deux modes de traitement. Que
RB veuille mettre à distance la coalescence de l'image filmique et partant du démon
analogique traduit par le vraissemblable de la situation : c’est une façon de trouver un
arrangement avec les objets de la séance de cinéma. De même, traverser La
Rochefoucauld entre un pour-moi et un pour-soi revient à diffracter la relation aux
Maximes, Sentences et Réflexions afin de lire sur pièces le monde et ses mœurs. Cette
attitude, assigne à l'amateur une fonction doublée et cela, chaque fois qu'est possible
une mise à distance de l'objet et du sujet.
Dans Tristana de Luis Bunuel, Catherine Deneuve qui interprète le rôle-titre confie
discrètement ( et dans une église), à son tuteur en passe de devenir son amant obligé :
"Je choisis toujours entre deux colonnes, deux petits-pois…" Cette revendication du
choix, en forme d'arrangement n'est pas étranger à la posture barthésienne quand elle
s'accomplit sur des objets.
Du cinéma
« Le sujet qui parle ici doit reconnaître une chose : il aime à sortir d'une salle de
cinéma. »
Suit une scène de cinéma bien entendu, qui nous montre RB se décrivant en train de
quitter ce cube obscur dans lequel il s'est enfermé le temps d'une fiction, le temps d'une
hypnose. Le corps est là : transporté, observé un peu défait ; détaché d'un espace
spongieux et criblé de particules de lumière qui organisent le lieu d'une réunion entre
images.
(Au milieu d'un ensemble de textes réunis sous le chapeau "Psychanalyse et Cinéma",
émerge un écrit qui nous parle et nous montre le corps, la voix, la lumière et le regard.)
Quand RB se rend dans une salle de cinéma; il attend le "moment de sortir", le moment
de conclure : c'est sa perversion. Car un état hypnoïde le transporte dehors, loin de la
réalité brutale qui fond sur lui lorsqu'il retrouve la rue, la lumière du soir, les bruits au
loin et l'Autre de la fiction, celle du monde. Présentifiée aux côtés des images animées,
l'ypnose réunie les conditions d'une sauvegarde devant cette coupure temporaire de la
réalité que permet le cinéma.
Je reste saisi en traçant ces lignes de l'actualisation de cette vieille lanterne
psychanalytique, l'Hypnose que la psychanalyse, précisément ne semble traiter
aujourd'hui, qu'avec condescendance.
Alors, comment sort-on de l'hypnose ?
Que laisse-t-on de soi dans cette coupure de la réalité percluse de paroles suggestives ?
Chaque jour, des millions de regards apportent leur réponse, la leur, en effleurant des
yeux ces vastes rectangles troués, accrochés au fond des salles obscures.
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Le cinéma, c'est le simulacre fondamental, c'est l'anamorphose du reconnaissable, c'est
une parure de la mort et du sexe : ce qu'on laisse là en entrant, ce qu'on laisse juste à la
porte, on n'est pas près de le récupérer tel quel.
« Se retrouvant dans la rue éclairée et un peu vide (c'est toujours le soir et en
semaine qu'il y va) et se dirigeant mollement vers quelque café, il marche
silencieusement (il n'aime parler tout de suite du film qu'il vient de voir), un peu
engourdi, engocé, frileux, bref ensommeillé : il a sommeil, voilà ce qu'il pense ; son
corps est devenu quelque chose de sopitif, de doux : mou comme un chat endormi, il se
sent quelque peu désarticulé, ou encore (car pour une organisation morale le repos ne
peut être que là) : irresponsable. Bref, c'est évident, il sort d'une hypnose. » En sortant du
cinéma, in "Le Bruissement de la langue",
Troisième personne du détachement. Troisième personne de la distanciation descriptive
: RB se regarde sortir et nous le regardons en train de se voir sortir, alors qu'il s'avance
vers nous pour accueillir, lui aussi, notre regard. Là.
Du Goût au Texte.
« RB était un amateur de Textes comme un amateur de tables ».De l'une à l'autre, il n'a
cessé de nous livrer des indices en comparant chaque fois l'appréciation d'un mets
savamment composé, multiplié, éclaté aux parties d'un Texte. Ce "démon analogique"
entrait d'ailleurs dans l'appréciation des matières. S'il eut besoin de paradigmes
culinaires pour attester son goût du Texte, ce fut moins par défaut de symbolisation que
par l'ambition de désanclaver le dicours sur le Texte de son champ sémantique habituel.
Posture éminemment barthésienne qui relègue la sience au profit de l'emprunt inédit ;
geste de l'amateur qui se veut spécialiste de rien, lui en l'occurence qui conféra aux
riens, la possibilité de parler des objets les moins évoqués. Et, quand on occupe si peu la
place de la science, tout en s'entourant de la plus grande rigueur du discours
scientifique, on constitue sur le texte une parole étrange car directement issue de cette
atopie socratique qui fait de la place un lieu de passage... « BRILLAT-SAVARIN (que
nous appelerons désormais B.S.) constate que le Champagne est excitant dans ses
premiers effets et stupéfiants dans ceux qui suivent (je ne suis pas sûr, pour ma part, je
le dirais plutôt du whisky). Voilà posée à propos d'un rien (mais le goût implique une
philosophie du rien) l'une des catégories formelles les plus importantes de la modernité
: celle de l'échelonnement des phénomènes. Il s'agit d'une forme du temps, beaucoup
moins connue que le rythme mais présente dans un grand nombre de production
humaines qu'il ne serait pas de trop d'un néologisme pour le désigner : appelons ce
"décrochage", cette échelle du Champagne une "bathmologie. » De la science, RB
retient ses formes et son temps offert au goûteur anonyme, celui par qui la voix de la
science devient intransitive. Ce transfert du goût au Texte est là pour désigner une
échelle de degrés (cet "échelonement") de phénomènes. Ne sommes nous pas en
présence d'un temps de l'assimilation comme d'un temps de lecture qui dépendent
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(ensemble) du regard porté par l'amateur, de cette ombre présente/absente dans
l'élaboration d'un texte. Ce lecteur, ce goûteur continûment fantasmé dans l'acte
d'écriture. « La bathmologie , ce serait le champ des discours soumis à un jeu de
degrés. Certains langages sont comme le champagne : ils développent une signification
postérieure à leur première écoute, et c'est dans ce recul du sens que naît la
littérature. »
L'Ecole
De 1972 à 1975, RB fera partie du Bureau de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes
(devenue en 1975, Ecole des Sciences Sociales). Trois années marquent son passage
comme administrateur dans cette institution prestigieuse qui s'inspire d'assez loin du
système universitaire traditionnel, pour constituer un appareil du Savoir, sans cesse en
mouvement ; il contribua à son organisation jusqu'en 1977, date de son entrée au
Collège de France. A cet égard, le témoignage de Jacques le Goff (1) sur les trois
années durant lesquelles RB fut administrateur, nous instruit sur la personnalité d'un
intellectuel qui ne considéra jamais son travail loin des institutions qui avaient bien
voulu l'accueilllir, lui qui fut sans cesse rejeté par les insititutions universitaires
classiques . Le Goff nous montre plutôt un être attentif au fonctionnement d'un
"maison" qui gère et propage des savoirs avec la plus extrème des libertés. “Nous étions
profondemment d'accord sur la nécessité de donner à l'Ecole des institutions puisqu'elle
était devenue une institution, mais plus encore sur l'exigence de la conserver différente,
libre, ouverte - et d'un mot qu'il aimait, "plurielle". Jacques le Goff : Barthes
administrateur, in Communications 36
L'Ennui 1
« Enfant je m'ennuyais souvent et beaucoup. Cela a commencé très tôt, cela s'est
continué toute ma vie, par bouffées de plus en plus rares, il est vrai, grâce au travail et
aux amis), et cela s'est toujours vu. C'est un ennui panique, allant jusqu'à la détresse :
tel celui que j'éprouve dans les colloques, les conférences, les soirées étrangères, les
amusements de groupe : partout où l'ennui peut se voir. L'ennui serait-il donc mon
hystérie ? » RB/RB
« Comme tout sujet hédoniste, B-S semble avoir une expériencve vive de l'ennui. Et,
comme toujours, l'ennui, lié à ce que la philosophie et la psychanalyse ont dénoté sous
le nom de répétition, implique par voie contraire (qui est celle de l'opposition de sens),
l'excellence de la nouveauté. Tout ce qui relève d'une temporalité première est frappé
d'une sorte d'enchantement magique ; le premier moment, la première fois, la primeur
d'un mets, d'un rite, bref le commencement renvoie à une sorte d'état pur du plaisir : là
où se mêlent toutes les déterminations d'un bonheur. Ainsi du plaisir de la table : " La
table, dit B-S., est le seul endroit où l'on ne s'ennuie pas pendant la première heure."
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Cette première heure est marquée par l'apparition de mets nouveaux, la découverte de
leur originalité, l'élan des conversations, bref, d'un mot que B-S. applique à l'excellence
des bonnes fritures : la friture. » Lecture de Brillat-Savarin
Ces deux textes furent probablement écrits la même année et conjoignent un symptôme
qui rapproche Brillat-Savarin de RB dans la répétition d'un phénomène hystérique qui
les fait communiquer de tête à tête. L'ennui de RB explique une part de son mode
d'écriture favori : le fragment, le texte court. Plaisir de commencer, de recommencer et
de finir ; renvoie de cette répétiton infinie, érigée en éthique. La "première heure" d'un
repas, les "premieres lignes" d'un texte, attise cette jouissance du répétable à laquelle on
ne peut jamais vraiment s'habituer tant elle implique une carte des plaisirs (des menus)
chaque fois différente, selon le mets, selon le texte. D'ailleurs, toute l'œuvre de RB ne
témoigne-t-elle pas d'un déplacement continuel, lui qui ne séjournait pas longtemps sur
un territoire et en explorait de nouveaux à chaque livre, à chaque entreprise
d'enseignement. "Cette première fois", "ce premier moment", révélateurs
d'enchantement magique, déjoue toute exploitation exagérée d'un motif. Un seul.
Combien d'œuvres théoriques, amples et nouvelles se sont fondées sur une place, une
seule, explorée une vie durant ?
Le nouveau de RB, l'inconfort fondateur de tout son parcours est fondé sur ce renvoie
de texte à texte, de connotation à connotation comme si le texte achevé était frappé
d'une immobilité définitive ; là où la mort rencontrerait le mouvement. Quand RB
commence un autre texte, c'est chaque l'Autre du texte qu'il remet en jeu. Et les
joueurs ne partagent-ils pas cette même complulsion, eux qui semblent frappés d'IPP
(d’Insuffisance Permanente et Partielle), poussées comme ils sont - encore et toujours à obéir aux lois du désir.
Quoiqu'on pense, cette posture n'est pas copiable, répétable, elle tient au corps de RB,
comme à son rapport au nouveau et à la "Dérive". En la circonstance, il s'agit moins
d'affirmer un modèle que de mettre au jour le chiffre d'une compulsion qui l'empècha de
consister dans un espace. Quand en 1979, quelques mois avant sa mort, le Nouvel
Observateur lui demanda d'assurer une chronique, il n'a pas succombé à la facilité qui
consistait à reprendre le principe d'écriture retenu dans les Mythologies, de faire "A la
manière de…", même s'il travailla à près de trente ans de distance sur des objets de
société ; RB avait fait sienne la conception de l'Histoire de Gambatista Vico, (lui qui
compara l'Histoire à une spirale sur laquelle tournent les mêmes éléments mais qui ne
reviennent pas à la même place…
L'Ennui 2
« Enfant, je m'ennuyais souvent et beaucoup. Cela a commencé visiblement trés tôt,
cela s'est continué toute ma vie, par bouffées (de plus en plus rares, il est vrai, grâce
aux travail et aux amis), et cela s'est toujours vu. C'est un ennui panique, allant jusqu'à
la détresse : tel celui que j'éprouve dans les colloques, les conférences, les soirées
étrangères, les amusements de groupes : partout où l'ennui peut se voir. L'ennui seraitil donc mon hystérie ? »
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L'ennui de RB tient à sa lutte contre la consistance des discours, les stéréotypes, la
reprise instantaée de concepts immobiles qui traduisent un certain confort. La position
qu'il adopta dés l'année 73, dans Le PLaisir du Texte notamment, confirme cet effet de
mouvement porté de texte en texte et renvoyant « à un état pur du plaisir : là où se
mêlent toutes les déterminations d'un bonheur. »
"Evanouïr l'image au bénéfice de la capture"
Quand la photographie est réduite à l'acte inlassable de la capture.
La répétition compulsionnelle de l'acte photographique par ces japonais qui tissent sur
Paris un réseau de "preneurs" n'est pas sans intriguer le parisien. Que retiennent-ils de
l'image saisie : nul ne peut le savoir, en revanche ils attirent notre regard vers l'acte qui
les conduit à retenir de leur passage un "J'étais là !" . (En écrivant ces lignes, me revient
la vision de ce personnage silencieux d'Alice dans les villes qui inlassablement,
photographie à l'aide d'un Polaroïd une plage, une automobile, un paysage urbain,
quelques objets, lui-même et pour dire à la fin, juste au moment où l'image émerge sur
le support épais : "Je ne vois jamais sur l'image ce que je viens de photographier."
Fondateur de rien
RB ne pouvait faire Ecole, ériger son nom en tour théorique ; il ne s'est pas pris pour
son nom et l'on n'a pas sanctifier ses moindres interventions ; nul ne peut ravir son
œuvre, s'identifier sans dommages ; s'identifier à sa personne jusqu'à le jouer ; se
transformer en fils ou en petit-fils. « Un texte on n'en reçoit à vrai dire que la fissure, la
rayure diagonale et traversière. » Cette manière d'approche ne peut transformer le
lecteur en adorateur d'idole car le texte est lissé, carressé, découpé en morceaux
d'indécision . On ne ressasse pas le texte de RB, nul exègète patenté a pu fermer cette
œuvre, s'en emparer, elle resiste avec ténacité.
Il aimait Zouc et Bretécher
De la première, il appréciait l'art d'observer et d'imiter, d’écouter, de reproduire et de
critiquer par le simple fait de reproduire ; pour la seconde, il avoua sans embages qu'elle
était « le plus grand sociologue français. »
Cet art d'imitation qu'il reconnaissait chez quelques contemporains nous rappelle que
RB était restait sur le coup de sa lecture de Bertold Brecht, lecture qui influença nombre
de ses premiers textes.
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Il n'aimait pas
l'arrogance de tout discours de la victoire, l'arrogance de la Doxa et celle de la Science.
Dès qu'il reconnaissait l'humiliation de quiconque devant l'arrogance des discours de la
victoire, il avait envie de se porter ailleurs, de se transformer en Dieu pour renverser
aussitôt cette bêtise à l'œuvre. Prévenant et prudent, il regrettait parfois de s'être laissé
intimidé par des langages car le texte n'est pas exempt de discours triomphant.
Image(s) 1
La première image du Roland Barthes par Roland Barthes est un peu trouble, presque
indiscrète : une longue femme brune, tout habillée de blanc avance et nous regarde ; au
fond une charrette et son cheval sur un décor qui pourrait être une plage avec la mer qui
ouvre et ferme cette scène. Partout, une pâle blancheur entoure les objets de cette image
et participe à son énigme.
C'est la mer(e) au premier comme au dernier plan ; celle qui précéda de peu la fin de
RB, cette mère qu'il entoura d'un amour tendre et admiratif. Cette image est la première
photographie de cette autobiographie jouée, elle pourrait restée l'unique du recueil.
Une image ouvre et ferme L'Empire des signes, celle de l'acteur Kazuo Funaki avec ce
regard déposé, cette pâleur étale entièrement saisie dans la frappante plénitude que
dégage ce visage ; l'immobilité des signes semble annuler toute convulsion, tout
paradoxe.
Absolue étrangeté de cette pose.Que nous décrit ce visage ? La rencontre d'un texte
avec son lecteur ? Ces yeux là nous regardent au moment même où nous allons
commencer le parcours d'un livre et s'ils n'illustrent en rien le texte qui l'accompagne,
ils donnent au moins du sens à l'objet entre nos mains.
La photographie placée au début du RB/RB - la mère de l'auteur - comme celle de cet
acteur japonais, ont une valeur programmatique car c'est sous leur incipit, que le texte
va s'allonger, se distendre, s'enrouler, fuir une place pour en occuper d'autres,
inconnues et chaque fois indécises.
Cette autobiographie fantasmée, ces traces du Japon, font la part à l'Essai, au Journal,
au Recueil de souvenirs et ce, à la faveur de descriptions lentes et soutenues,
spécialement ordonnées pour un lecteur sensible aux effets du signifiant.
Pour RB, la photographie est un récit et la toute première condense l'objet de son
ouvrage ; que le RB/RB soit opacifié par l'image blanche de la mère ou que l'Empire
des signes atomise sur le visage de l'acteur une forme du regard de l'auteur, tout cela
participe à la fabrication d'un ordre du sensible dont le texte révèlerait l'essentialité.
Coïncidences, Roland Barthes Fragments par Bernard Obadia
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Images 2
« Le texte ne "commente" pas les images. Les images "n'illustrent" pas le texte :
chacune a été seulement pour moi le départ d'une sorte de vacillement visuel, analogue
peut-être à cette perte de sens que le Zen appelle un satori ; textes et images, dans
leurs entrelacs, veulent assurer la circulation, l'échange de ces signifiants : le corps, le
visage, l'écriture, et y lire le recul des signes. »
Alors que dans l'Empire des signes , la collection des images rassemblées est un autre
du texte et mieux, un texte autonome, dans le RB/RB, les photographies légendées ( si
elles constituent "la part de plaisir que l'auteur s'offre à lui-même") n'ont pas le même
statut. Certes, elles signalent le plaisir que l'auteur a pris à les choisir, à les ordonner,
mais elles ne sont pas supportées par une légende, dans l'Empire des signes elles
rajoutent du sens, un sens plus ouvert car innommé. Du Japon, Roland Barthes laisse
derrière lui des traces de son regard sans combiner l'image au texte, alors que dans le
RB/RB, les documents sont là aussi pour remplir le contrat éditorial fixé par la
collection qui a accueilli cet ouvrage (Ecrivains de toujours, au Seuil )
Initiales
La réduction du nom de l'auteur aux initiales est fréquente dans le texte de Roland
Barthes, d'ailleurs il la pratique lui-même puisque ses moindres "mots" n'étaient pas
signés autrement d'un RB hâtif. Facilité scripturale, élargissement du nom propre à des
bornes qui n'enferment pas le patronyme mais l'ouvre et le font porter sur des indices
qui le font accéder à un anonymat de signataire.
Signer de ses seules initiales un texte publié, une lettre manuscrite revient, en quelque
sorte, à alléger le nom du signataire flottant entre ces initiales, le texte devcnant plus
net, comme dégagé de cette ombre portée - le nom entier - (comme on parle en
mathématiques de nombres entiers, non divisibles)
La signature du Nom réduite aux initiales, le transforme en prête-nom multiple,
polyforme : UN pour UN autre et tout le nominalisme se trouve retourné sous la peau
du gant.
Insubstituables
Les plaisirs que l'on rencontrent ça et là ne peuvent se remplacer, ils n'ont pas d'histoire,
ils surviennent, s'effacent et ne remplacent rien ; à la lettre ils sont insubstituables. Dans
l'œuvre de RB, et mêmes dans les textes les plus apparemment "scientifiques" abondent
de notations sur des rencontres délicatement choisies, secrètement aimées, épisodes
généreux et parfois euphoriques où le plaisir se fonde moins sur un progrès que sur des
mutations. Nul regret dans ces évocations, aucune affirmation nostalgique mais plutôt la
restituation de sensations liées à l’occasion de la rencontre.
Coïncidences, Roland Barthes Fragments par Bernard Obadia
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“Une ironie de science”
Dans une fragment intitulé "Ethique" (in Brillat-Savarin) Roland Barthes écrit : « On a
pu dévoiler la physique du plaisir amoureux (tension/détente) mais le plaisir gustatif,
lui, échape à toute réduction, et par conséquent, à toute science (à preuve la nature
hétéroclite des goûts et des dégoûts à travers l'histoire de la terre). B.S. parle comme un
savant et son livre est une physiologie ; mais sa science (le sait-il) n'est qu'une ironie de
science. »
Que Roland Barthes relève dans l'ordre des plaisirs, des territoires qui ne peuvent se
trouver formaliser par le discours de la science, et toute l'ambition totalisante du
pouvoir scientifique est remisée, comme tenue à distance par des plages de résistance
qui s'élèvent, droite et dure à la fois. Envisager une science du plaisir gustatif est aussi
vain que l’édification de grandes nosographies psychiatriques, quand on sait qu'il n'y a
de vérité que du sujet. Délimiter une territoire, créer un espace de fantaisie et jouer à
faire une science ne peut tourner qu'à l'ironie lorsque le goût rencontre l'aléatoire et le
factuel. Il suffit d'une humeur, d'un entêtement, d'une sécrétion inconnue pour qu'un
goût soit altéré et que tombe les catégorisations tenues par l'opposition de deux valeurs :
l'agréable et le désagréable.
Que le goût rencontre la science par ironie et à Roland Barthes de s'arrêter un moment
et d'observer ces parures théoriques qui fondent des objets impossibles : un fantasme de
savoir est tapi là, dans l'ombre. Aussi, est-il intéressait par l'idée de soumettre les
convives d'un repas à des mesures expérimentales pour constater l'effet d'un plat sur des
gastronomes : « Cette idée tient compte de deux facteurs très modernes : la socialité et
le langage. » Ainsi, comment parle-t-on d'un mets distingué, qu'elles réactions observet-on sur le visage des convives ? Cette façon à la fois sérieuse et ironique de jauger
retient RB car elle démembre la gravité du discours scientifique, lui qui s'occupe de
vérité.
Je lâche
Ecrire par vague successives, par déferlements inversés, par transmission de texte à
texte.
Les textes de Roland Barthes sont autant de lieux inventés par lesquels je passe pour
déposer une lettre dont je n'attends pas de réponse. Quelquefois, il m'arrive de chercher
des indices, une conduite générale, un modèle d'écriture, mais la lecture reprend le
dessus et je lâche.
Coïncidences, Roland Barthes Fragments par Bernard Obadia
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Lenteur
Il défendait "le droit à la lenteur", en faisait même un problème écologique tant il était
sensible à cette prestesse partout visible qui désigne si fort le moderne ; façon d'aller
contre cette tendance vertigineuse où tout est aplati au nom du toujours plus vite. « Ne
pas ennuyer revient à déployer une frénésie proprement mortifère qui ne laisse plus de
place à l'auditeur de s'inscrire dans le message. Stéréotype moderne. »
Lieux
Si l'on tentait de suivre une trajectoire, si l'on essayait d'envisager ce texte comme des
arrêts sur image qui cassent une continuité rêvée : on reconnaîtrait des stations qui
découpent une ligne. A ces stations, je me suis arrêté, j'ai pris le temps de regarder, de
voir autour ce texte, à la langue somme toute trés classique et qui pourtant nous
détourne vers des morceaux de savoirs inapperçus ou inconnus.
J'ai vécu le texte de Roland Barthes comme comme un plan sans limites et qui
envelopperait d'un même geste l'histoire de ma formation, le passé de mes lectures, le
plaisir de la stupéfaction. Aussi, pour être en mesure de repérer sa diversité, j'ai dû
tracer d'autres lignes sur le plan, de circonscire de petits territoires de langage, tous
arbitraires bien sûr, mais qui m'ont permis de suivre les trajectoires de Roland Barthes
où des lieux ont été dégagés. On peut tirer avantage de la multiplicité des voies
ouvertes et considérer ce travail dans une confusion apparente puisqu'il fut rédigé au gré
des demandes du texte. Ce texte de RB, fort, inéluctable, discret, ce texte qui relance
mon désir dans les injonctions d'une vérité où j'ai tenté de négocier avec la fascination.
Les écrits, les paroles de RB, rapportés ici et là m'accompagnent depuis longtemps et
pourtant, ils ne sont jamais devenus des objets familiers. Autrement, je n'aurais pas pu
écrire.
Lumière
Noir de la salle.
Lumière du cône magique étalé sur l'écran blanc. Cette opposition des deux couleurs
extrèmes travaille tout le cinéma depuis l'origine, cinéma qui ne peut exister sans la
demande obsédante des regards qui réclament avant tout la lumière. (ce même
signifiant, comme chacun sait, servit à nommer les deux frères qui "inventèrent" la
machine ; effet extraordinaire d'une ruse symbolique sans grand hasard, malgré tout…)
Et dans l’après-coup de cette invention, reste à Roland Barthes l’occasion de désigner
les objets premiers de la "situation cinématographique" qui accomplissent la magie :
« ce rayon laser, (…) cette vibration brillante, dont le jet impérieux rase notre crâne,
effleure le dos, de biais, une chevelure, un visage. Comme dans les vieilles expériences
d'hypnotisme, nous sommes fascinés, sans le voir en face, par ce lieu brillant, immobile
et dansant. »
Coïncidences, Roland Barthes Fragments par Bernard Obadia
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De cette lumière à peine dérobée, émerge le vraisemblable pris entre fiction et réalité,
où le spectateur Roland Barthes va chercher un imaginaire légèrement décollé.
Mélanges (Roland Barthes)
1. Pas une fois, il se laissa enchaîner par la répétition d'une méthode, pourtant sa fidélité
à soi était manifeste, en dépit des changements de sujets qui engendraient des
modifications subtiles d'outils (et de méthodes).
2. Son activité était de déchiffrement, déchiffrement amical et amoureux des textes. Il
était capable d'en respecter les multiples facettes, la pluralité des sens et de faire
travailler la productivité du signifiant qui donne à l'œuvre de Roland Barthes ce tour
assez unique d'être à la fois légère et onctueuse, diverse et centrée, sans pourtant
sacrifier la rigueur.
3. Continûment, ce que Roland Barthes entendait préserver c'était la joie subtile de la
rencontre non programmée : aux terroristes de la norme, aux maniaques classificateurs
de la vérité, aux discoureurs logiciens du Bien et du Mal, aux défenseurs du Naturel,
Barthes opposait doucement son goût de l'aléatoire, de l'occasionnel. Pourtant, quand
on prend le temps de savourer cette œuvre, on constate nulle frivolité, nulle
superficialité mais la présence d'une stupéfiante force contenue.
Nom de Barthes (le )
On voudrait lui accorder un nom définitif, on voudrait jeter sur ce patronyme encerclé
par des imaginaires individuels et sociaux, un filet d'où plus rien ne sortirait - la mort a
ce désir -, mais non, il travaille loin derrière nous, un peu comme ces machines
mécaniques qui tiennent leur fonctionnement d'un mouvement perpétuel, là où le temps
défie la mort.
Un jour, ce nom fut réduit à des initiales "R B", c'était sa signature avant que philippe
Sollers ne s'en empare pour écrire entre ces deux lettres. Et puis, plus tard, aprés la mort
biologique, on le formalisa dans un signifiant reconstitué, "Herbé" (Philippe Roger).
Du nom, aux initiales et à la nomination de ces dernières : toute la vie est là réduite dans
un paradigme analogique où les sens sont déportés comme si nous n'arrivions plus à
nous suffire d'une seule inscription dans la langue. Ce qui pouvait apparaître comme un
artifice de commentateur, n'est que la marque d'une suspension dans laquelle les
époques sont désignées, le temps est opposé. Le Journal, c'est cela aussi : qu'est-ce
qu'on fait de son nom quand on écrit ? (c'est un occidental qui parle)
Coïncidences, Roland Barthes Fragments par Bernard Obadia
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On peut imaginer que l'inscription de ses initiales au bas d'une lettre (ou d'un mot,
comme on dit), c'est pour faire vite, c'est pour ne pas en rajouter sur tout ce que ce nom
condense comme savoirs antérieurs sur la personne qui écrit. Mais on peut également
envisager cette dé-nomination comme un opérateur de désir, là où on donne à inventer à combler le vide -, un peu comme cette proposition qui tend à faire du lecteur,
l'écrivain en seconde main, du Texte. L'initialisation de son propre nom est une
manière de regarder amoureusement celui qui lit, car l'entier de la signature rappelle
toujours l'évidence. Et si à un moment de son histoire Roland Barthes s'arrêta sur les
premières lettres de son nom, c'est qu'il parvint à statuer sur son sort, un peu comme les
condamnés qui restent sur les derniers mots de la sentence. C'est le moment où le
discours est arrêté (-arrêt sur image-) et que l'on retient de son passage que des restes
initialement prévisibles.
Noms propres
De son enfance, il avait retenu les noms propres de l'ancienne bourgeoisie qu'il parvint à
restituer sans effort dans un fragment du RB/RB, comme plus tard au colloque Prétexte
: Roland Barthes , il fit état de son envie de faire un roman, mais lui manquaient
encore les noms propres, car il ne pouvait commencer sans cette matière. Rappelonsnous, à Proust, il consacra un article portant précisément sur les noms de la Recherche,
ces noms qui embellissent tout le livre. A l'évidence, il entretenait un authentique
rapport amoureux avec les noms propres : désirables, lumineux, érotiques.
« Ce n'est pas seulement une linguistique des noms propres qu'il faut ; c'est aussi une
érotique : le nom comme la voix, comme l'odeur, ce serait le terme d'une langueur :
désir et mort : "le dernier soupir qui reste des choses", dit un auteur du siècle dernier »
(RB/RB)
Œdipe
Il est né Cherbourg le 12 novembre 1915, de Louis Barthes, enseigne de vaisseau et de
Henriette Binger et perdit ce père là, le 26 octobre 1916, (onze mois plus tard, donc)
dans un combat naval, en mer du Nord. Ne restait alors que « la figure d'un foyer sans
ancrage social : pas de père à tuer, pas de famille à haïr, pas de milieu à réprouver :
grande frustration œdipéenne. » (RB/RB)
RB Correcteur
Coïncidences, Roland Barthes Fragments par Bernard Obadia
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L'exigence de rigueur et de précision dont il savait s'entourer, concernait également la
relecture des procès-verbaux hebdomadaires des réunions du Bureau de l'Ecole. Ici, une
virgule déplacée ou rattrapée, là un mot propre au sens souhaité, afin d'éviter l'à-peuprès et, chaque fois, la recherche de la nuance et du mot effectivement prononcé, de
façon à produire un écrit restituant avec justesse : décisions, réflexions, engagements,
projets, suppositions, etc. “Sur ces humbles textes, ne se résignant pas à, leur platitude
ou à leur inexactitude, il exerçait aussi "le travail du mot" ” Jacques le Goff : Barthes
administrateur, in Communications 36
Relancer / Déplacer
Toute une part de l'œuvre de Roland Barthes pourrait être réinterrogée selon son rapport
à la répétition, tant les indices foisonnent ici et là, pour attester de l'idée que rien dans
son parcours ne pouvait le conduire à séjourner sur un territoire. Cette tendance au
déplacement continuel, fort bien analysée par Stephen Heath semble consubstantielle à
son rapport à l'écriture. "Cette première fois", "ce premier moment" révélateurs
d'enchantements magiques, déjouent l'exploitation éxagérée du motif. RB essayent des
formes, des figures sans l'ambition d'en écrire le tout , et le nouveau, l'inconfort dont
son oeuvre témoigne est ce renvoi de texte à texte, de connotation à connotation comme
si le texte dissertatif était frappé d'une immobilité définitive. Dans les fragments de
Barthes, la mort rencontre le mouvement ; quand il commence un autre texte, c'est
chaque fois l'Autre du texte qu'il remet en jeu. D'ailleurs, les joueurs ne partagent-ils pas
cette même compulsion, comme Barthes, ils semblent frappés d'une IPP (Incapacité
Permanente et Partielle) qui les pousse encore et toujours à obéir aux lois du désir, à sa
relance. Quoiqu'on pense, cette posture n'est pas copiable, (même si elle favorise
l'identification) elle tient au corps de Roland Barthes, à son raport au nouveau. En la
circonstance, il s'agit moins d'affirmer un modèle que de mettre au jour le chiffre d'un
fonctionnement qui lui permit de ne pas consister dans un type d'écriture. Quand, par
exemple, le Nouvel Observateur lui demanda en 79 d'assurer une chronique, il ne
s'agissait pas pour lui de reprendre l'expérience engagée avec les Mythologies, de faire
"à la manière de...", même s'il travailla à prés de trente ans sur des objets de société.
(Roland Barthes avait trop fait sienne la conception de l'Histoire défendue par
Ganbatista Vico pour reprendre tel quel un mode d'écriture qui fit date dans l'histoire de
la sémiologie en France).
Restes
L'autobiographie de Roland Barthes n'existe pas, elle tient à un réel perdu, lui qui a sans
cesse affirmé ne plus se souvenir de l'enfance. De son passé, il lui restait seulement
quelques traces, des images, des "biographèmes", traits sans consistances apparentes et
qui pourtant signalaient le sujet Roland Barthes en faisant un être composé.
Coïncidences, Roland Barthes Fragments par Bernard Obadia
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Rire de l'autre
« Rire veut dire : je ne comprends pas l'autre, je ne veux pas de l'autre, je veux le
même. »
La violence d'un rire était pour RB une sorte de détournement dans lequel on n’est plus
en mesure de tenir à une distance respectable cet autre là : œuvre d'art, femme,
étranger, etc. Rire de l'autre peut aller jusqu'à lui refuser son existence car les plus
grandes violences commencent par cette faille ouvrant un visage et qui fait parler la
barbarie.
Il ne supportait pas la moquerie, elle qui procède toujours d'une grossierté des
sentiments et qui ne donne aucune chance : « (…) dès lors qu'on rit d'une sensibilité ou
d'une innocence, dès lors qu'on rit d'un auteur à son insu, la barbarie apparaît. »
Rumeurs
Il se sentait plus atteint par les rumeurs que par les nouvelles. La première ignore la
raison que peut disputer la seconde, le langage tourne sur lui-même, se ceint d’une
parure perverse qui fait le lot des imaginaires collectifs.
Le Séminaire
« S'agit-il d'un lieu réel ou d'un lieu fictif ? Ni l'un ni l'autre. Une institution est traitée
sur le mode utopique : je trace un espace et je l'appelle : séminaire. »
Ces lignes pourraient ressembler aux paroles d'un enfant qui nommerait hâtivement le
lieu où il joue, l’espace de son jeu en utilisant le mode conditionnel pour en signifier les
règles.
Où était le Séminaire de Roland Barthes ?
De quelles lois trouvait-il sa substance ?
Suffit-il de nommer pour qu'advienne la loi ?
Rien de tout ça et tout ça en même temps si l'on admet que l'institution est une fiction
qui consiste dans la réalité en autorisant, en validant. A partir de là, Un Séminaire, ce
lieu où l'on est censé transmettre et faire travailler les savoirs peut tenir du seul
fantasme, c'est-à-dire de cette réappropriation de la réalité par la fiction et subir un
traitement sur le mode utopique.
Coïncidences, Roland Barthes Fragments par Bernard Obadia
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RB trace un espace de jeu, un espace pour la fantaisie dans lequel on pourrait créer des
Squiggles (Winnicott) pour favoriser la circulation d'objets transitionnels propres à
lover le réel sur le fictif. Dès lors tout serait permis à partir de la première des règles qui
nous unit : la langue.
Témoignages
Les amis, les fonctions et les tâches, quelques traces des passsages de RB dans les
institutions françaises du savoir, émergent çà et là pour nous rappeler sa distinction, sa
justesse d'à-propos, son sérieux dolent et maintenu : un RB inédit, introuvable, inavoué
apparaît dans les témoignages d'amitié qui viennent de ceux qui travaillèrent avec lui.
Tantôt habiles, tantôt précieux, mais nullement redondants, ces témoignages s'accordent
sur l'effet-de-surprise que suscitaient les interventions de RB ; en les lisant, en les
comparant, on reconnaît une voix, une posture générale, cet être discret qui se déplaçait
dans le monde avec une humeur toujours égale.
(J'attends de lire un témoignage nous décrivant un Barthes coléreux, cinglant,
pamphlétaire, perfide, etc, mais il n'existe pas encore, il n'existera probablement jamais
car il appartiendrait au romanesque barbares des "écrivains sans imagination.")
texte de RB (le)
Sauter des formes, parcourir des contrées inhabitées, s'entourer de mots rares ou
inactuels, défier toute appropriation et puis poursuivre, poursuivre cette ligne basse, ce
chemin discontinu qui va du fragment au fragment et par lequel on éclate des morceaux
de savoir qui ne subliment aucune idée. Un vol de langages plane et détourne les mots
au profit d'un unique objectif : cerner au plus prés l'idée.
On devient irrecevable quand on ne joue pas le jeu convenu de la reconnaissance, de la
lisibilité universitaire, et Dieu sait si le texte de Roland Barthes est lisible de part en
part comme une notice savamment élaborée pour accompagner l'utilisateur pas à pas.
Ce texte nous donne envie de lire, il déclenche des passions de lecture tout en s'écartant
du référent critique réclamé par l'institution. Le nouveau de ce texte vient de sa
capacité à produire son inscription dans un espace déchiffrable mais en temps il est
porté par une étrangeté de contenu. Il oscille entre un déjà-connu et un méconnaissable
qui retient sans trop savoir pourquoi. C'est à la faveur d'une relecture lente et appliquée,
c'est aprés un effort-de-plaisir que le texte se place, (comme un chanteur place sa voix)
et on suit ses délinéaments qui s'enroulent autour d'un axe continûment déplacé. Le
texte de Barthes n'est pas une référence en soi, c'est un tracé qui marque l'essai, décelle
le latent là où il se terre et assigne l'amateur à résider dans l'indécision.
Coïncidences, Roland Barthes Fragments par Bernard Obadia
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Tout dire
Comment "tout dire", quand on connote cette expression d'un passage aux aveux ? La
psychanalyse règle cette demande sans la prononcer, en sorte que l'analysant a à en
découdre avec ce qu'il imagine réclamé de l'autre côté du divan, dans ce hors-champ, ce
point aveugle où le silence fait la passe. Le Tout dire de la séance analytique ne
correspond en rien au "tout dire" de l'écriture qui lui procède d'un fantasme performatif.
Et RB nous dit : « (…) l'écriture n'est pas de l'ordre du "tout dire". Mais en même temps
je dirais n'est pas de l'ordre du "dire quelque chose", elle n'est pas de l'ordre du
message. C'est un point qui a été bien débrouillé, bien dit, par la théorie du texte depuis
dix ans : l'écriture ne dit pas quelque chose, elle n'a pas à charge de dire quelque
chose, ce qui fait qu'on approche évidemment d'un statut extrèmement difficile à définir,
je dirais même impossible à définir, puisque l'écriture ne dit pas rien, elle ne dit pas
quelque chose, et elle ne dit pas tout. Alors, qu'est-ce qui se passe ? On est là dans une
région qu'on peut qualifier provisoirement d'impossible ; je dirais volontiers que
l'écriture, c'est de l'ordre du dire "presque quelque chose" (…). » (Colloque Prétexte :
Roland Barthes)
Ce presque met l'écriture sur les bords du probable, des bords qui rencontrent le littéral
et les degrés, le réel et les métaphores . Un entre-deux, un entre-chat où la souris du
sens, celle qui déplace le curseur sur le "menu" est tremblante, difficile à tenir. Ce
"presque" affirme la condition de l'écriture : n'être qu'une approche du sens, une
approche - seulement - de la représentation du monde. J'aime l'idée que l'écriture soit
comparée à l'essai (au sens premier du terme), à l'esquisse, au tremblé du tracé et qu'elle
demeure dans cet espace improbable en définitive, où toutes certitudes se délitent à
mesure même qu'elles sont préconisées .
Si on perdure dans l'idée que le texte qu'on a produit a cerné le tout-de-ce-qu'on-avaità-dire sur un objet, on défend plutôt la mort du sens, que l'avènement d'un corps de
significations soumises à l'aléatoire et à l'indirect. Alors…, alors…, est-il admissible de
dire que « l'écriture, elle est je crois, tout de même du côté du n'importe quoi, non pas
de n'importe quoi, mais du n'importe quoi. » Cette proposition audacieuse et fragile
affiche le caractère irrémédiable de l'écrire quand il ramène à une activité humaine,
trop humaine… L'horreur fut (et est encore) de considérer l'écrit comme un texte de loi,
de lui assigner cette fonction d'arrêt par laquelle on statue et enferme les significations
entre des limites décidées par le législateur. Pourtant, l'Histoire le montre, qu'il n'y a
rien de moins sûr qu'un texte de loi.
En rapprochant la litérature du texte juridique, on ne peut qu'attester de son absolue
fragilité, car ce texte dépend entièrement du lecteur, ce lecteur, inconnu comme le
soldat et qui ne sert qu'à faire marcher la machine, qu'à produire du sens, selon sa
supposée demande. Ce petit jeu avec la demande exprimée par ceux qui prétendent
savoir ce que veut le lecteur. Quel leurre.
 Bernard Obadia