Les balises éthiques en milieu de travail : nouvelles

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Les balises éthiques en milieu de travail : nouvelles
Les balises éthiques en milieu de travail : nouvelles contraintes ou nécessité
Revue internationale des relations de travail, octobre
Gérard Sautré, Université de Metz
Présentation réalisée dans le cadre du premier congrès de l’Association internationale de
recherche sur le travail, Québec, juin 2001.
Année
: 2003
Volume
:1
Numéro
:2
Pages
: 37-67
ISSN
: 1705-6616
Sujets
: Éthique, travail, entreprise, exigences, société
Introduction
L'exigence d'éthique parcourt l'ensemble de la société, les disciplines et les activités
diverses. La profusion de chartes sur l'environnement, les armes (mines), la santé, le
génome, le travail des enfants... est un indicateur de cette exigence éthique. Les principes
ne suffisent plus, l'exigence de balises comportementales est à l'ordre du jour1, de trop
nombreuses dérives existent et l'extension du marché à tous les secteurs de la vie amplifie
le phénomène : l'exemple du marché des organes, de l'éducation peut nous faire réfléchir.
Le travail et les entreprises n'échappent pas à cette tendance. L'exigence d'éthique est
déjà ancienne. L'Église avait en son temps prescrit des conduites à tenir (Rerum
Novarum) pour que soit reconnue la dignité des ouvriers. Les revendications du
mouvement ouvrier et syndical parlaient d'émancipation et de contrôle ouvrier et avaient
pour finalité d'éradiquer l'exploitation des salariés. Les luttes pour la dignité des
travailleurs et l'amélioration de leurs conditions de travail ont eu pour objet de diminuer
la durée de travail pour les enfants, de réglementer le travail de nuit des femmes et de
s'engager dans une réduction du temps de travail pour tous (loi de la journée à 10h) du
1
"La mondialisation a besoin de balises" titrait le quotidien de Montréal, Le Devoir du 7mai 2001.
moins en Europe. Le slogan de la jeunesse ouvrière chrétienne (J.O.C.), mouvement né
en Belgique « la vie d'un jeune travailleur vaut plus que tout l'or du monde » s'inscrit
dans ce registre de l'éthique du travail. Plus récemment la commission sociale de
l'épiscopat français a publié un livre « Face au chômage, changer le travail »2 se
positionnant sur le problème du dégât social que représentent les exclus du travail et
invitant les divers acteurs de l'économie et du social à repenser la place du travail dans la
société. On se rend compte par là combien l'éthique est une dimension fortement présente
dans les débats sur le travail3. Des enseignements se font jour dans les écoles d'ingénieurs
ou de commerce et les philosophes sont invités dans les cercles de dirigeants d'entreprises
à débattre de ce thème récurrent qui émerge avec la mondialisation et la réorganisation au
niveau mondial de l'économie.
En économiste et sociologue, Max Weber avait déjà initié une recherche qui dévoilait les
liens entre les valeurs éthiques et religieuses de l'entrepreneur protestant et sa réussite
grâce à son engagement dans le métier ( Beruf dont le sens recouvre à la fois la
profession et la vocation). La prégnance de l'éthique était d'autant plus forte qu'il existait
une morale collective qui imprégnait la société et lui donnait une cohérence et, le cas
échéant, une rigidité.
Aujourd'hui les valeurs du collectif sont en déclin et l'on parle de déstabilisation des
cadres sociaux. Si bien que la valse des éthiques4 (A. Etchegoyen) est au rendez-vous
d'une société où la « complexification » est croissante et la montée de l'individualisme au
centre du social (vie et représentations)5. « A chacun son éthique » semble être une
tendance en vogue qui irait à l'encontre des impératifs de la morale6 en donnant à chacun
2
Publié aux éditions du Centurion (Bayard Presse) en 1993. Albert Rouet, actuel évêque de Poitiers, ne
mâche pas ses mots dans une récente critique acerbe contre le libéralisme qui érige le profit et
l'individualisme en valeurs suprême in La chance d'un christianisme fragile.
3
La revue Economie et Humanisme notamment, a publié un numéro spécial sur l'éthique, le travail et
l'entreprise en 1996 (no 336) qui rend compte des tensions entre les logiques économiques, personnelles et
la morale.
4
Titre du livre d’A. Etchegoyen, philosophe et consultant en entreprises.
5
Intuition profonde de Durckeim comme le relate R. Boudon dans le dictionnaire critique de la sociologie.
6
France Quéré théologienne protestante montre en particulier combien l'éthique est une démarche
personnelle mais qui se situe nécessairement dans un cadre d'une collectivité, d'une communauté qui établit
des règles claires pour identifier les rôles de chacun et permettre ainsi de maintenir la cohésion sociale. La
38
la liberté d'interpréter des conduites et de relativiser selon les humeurs et les contraintes
du moment.
Quand on touche à des problèmes aussi délicats que ceux du travail on se rend compte
des limites d'une vision trop individualisée. L'entreprise née d'une initiative d'un
entrepreneur, propriété d'actionnaires est un produit social à partir du moment où elle
rassemble des individus salariés dans un même lieu, dans un projet partagé/imposé.
Nécessairement des systèmes de valeurs traversent les collectifs d'hommes et de femmes
au travail qui cherchent à donner du sens à leur activité. Si l'éthique est d'abord
personnelle, il n'est pas aberrant de parler d'une éthique d'entreprise au regard des acteurs
et de leur quête de sens7. De là, plusieurs exigences souvent contradictoires traversent
non seulement l'approche théorique mais la vie concrète des entreprises et des
organisations. Citons trois thèmes qui nous semblent représentatifs de cette tendance :
-Concilier le social et l'économique est une question récurrente : elle est souvent
tranchée par l'objet de l'entreprise qui est de produire des biens et des services et de faire
des bénéfices; mais en fait, dans les représentations des salariés, le social a autant de
place que l'économique. De ce fait la gestion des ressources humaines (G.R.H.) doit
prendre en compte ces attentes contradictoires. La vie quotidienne de l'entreprise quelle
que soit sa taille est environnée par la charte et les lois sociales et prendre en compte le
besoin social des individus est déjà une obligation légale. Les syndicats sont légitimes
dans le cadre de cette rationalité sociale. Ce qui explique aussi la résonance et le poids de
ce qu'on a coutume d'appeler l'action collective.
violence et les conflits sont inhérents aux sociétés, aux groupes constitués à partir du néolithique et les
codes anciens (Hamourabi, Décalogue...) énonçaient des interdictions, voire instituaient des interdits pour
éviter que le désordre ne s'installe. Le mensonge occupe un grand espace dans la Bible et dit l'importance
que revêt le langage dans les communautés humaines et au-delà souligne la dimension de la confiance dans
les rapports humains. Ethique et survie de la communauté vont de pair.
La réflexion de René Girard sur le bouc émissaire et la violence mimétique donne une grille de lecture
pertinente et féconde qui s'applique aussi aux relations sociales.
7
Blaise Olivier parle d'acteur et de sujet et Piveteau de la nécessité de redonner du sens. L'association
"Confrontations" animée par R. Sainsaulieu avait réalisé un séminaire sur le thème "comment produire du
sens en entreprise".
39
L'entreprise est un milieu humain construit par une histoire, un rapport aux techniques,
des pratiques de management et d'autorité mais aussi des rapports de pouvoir et des
périodes de tension (luttes). Ainsi la sidérurgie française possède sa figure emblématique,
l'homme du fer, produit d'une histoire soumise (paternalisme) et rebelle (luttes) mais
aussi acteur de la transformation d'une entreprise et de sa modernisation. Bref toutes ces
dimensions conduisent à l'émergence de mondes sociaux de l'entreprise pour reprendre
l'expression de Sainsaulieu et de son équipe. Chacun de ces mondes élabore des règles
formelles ou informelles et de ce fait participe à la régulation globale de l'entreprise.
Dans la période actuelle les valeurs économiques seraient dominantes voir englobantes
pour ne laisser au social qu'un statut second et relativiser la place du local.
- Pour les grandes entreprises soumises au difficile jeu d'un équilibre entre le local
et le mondial trancher pour le meilleur rendement et l'abaissement des coûts est logique
et une tentation (légitime) permanente ce qui fait naître une tension que tous les salariés
ressentent peu ou prou liée à un possible abandon. C'est tout le problème des
« délocalisations » d'entreprises dénoncé avec imagination et provocation par Michael
More, ancien ouvrier américain devenu cinéaste de talent (The big one) et écrivain à
l'humour dévastateur (Petit manuel du savoir licencier), livre rédigé à partir de
documents internes d'entreprises.
- Dans l'organisation du travail quelle place donner à l'autonomie des individus, des
groupes face aux contraintes collectives? C'est un thème assez récent de la GRH8
souvent associé à la critique des organisations tayloriennes . Comment se déclinent
pouvoir et autorité dans une organisation comme l'entreprise, - propriété privée ou
publique où l'individu est salarié dans le cadre d'un contrat de travail.
Jusqu'où peut s'exercer une citoyenneté rebelle dans ce cadre, là réside toute la question
de la légitimité des organisations syndicales. Se pose tout le problème de la démocratie à
8
A l'origine, les expériences de la Western Electric (Mayo) représentent le fait fondateur de la psychologie
et de la sociologie du travail et affichent la reconnaissance de la logique des sentiments comme une
dimension pertinente de l'entreprise à côté de la logique des coûts et de l'efficacité. La rationalité humaine
croise la rationalité économique. La dimension fonctionnelle l'emportait alors sur l'éthique ou autres
considérations morales ou politiques.
40
l'intérieur de l'entreprise ou au moins de la reconnaissance des individus et des groupes et
des formes de cultures d'entreprises avec le respect ou la critique des valeurs et des
normes de l'entreprise (Sainsaulieu). Il peut y avoir conflit de systèmes de valeurs entre
un cadre et ses subordonnés ou un groupe de professionnels et sa direction. Mais surtout
l'autonomie ne peut être qu'apparente et les délégations n'exister que sur le papier, il y a
alors tous les ingrédients d'une communication paradoxale (« sois autonome ») avec des
conséquences parfois désastreuses pour l'organisation et le vivre ensemble9. Il faut aussi
donner au contexte la place qui lui revient pour comprendre les attentes des acteurs dans
une organisation et plus largement les enjeux sociaux qui ne peuvent en aucun cas se
limiter à des rapports psychosociologiques.
Le Canada et la France, pays industrialisés, ont une histoire déjà longue et une histoire
sociale forte. Dans les changements actuels que nous vivons, cette histoire est porteuse de
valeurs et souvent, elle induit des comportements et des exigences éthiques. Cela
contribue-t-il à donner des outils de lecture plus performants et rendre des situations de
travail plus innovantes ou exemplaires? C'est une question à débattre.
C'est en examinant un certain nombre de situations de travail et d'entreprises que nous
pourrons mieux comprendre ce que peut recouvrir une éthique liée au travail soit qu'elle
se réfère à un impératif catégorique (la morale de Kant10) ou à des normes des groupes
sociaux. Voyons aussi en quoi les attentes, les valeurs, les espérances, les liens sociaux
établis en dehors ou au sein de l'entreprise sont de nature à nourrir une grille de lecture
empreinte d'éthique pour dire l'inacceptable ou ce qui est de l'ordre du convenable.
I) Quelques exemples récents de plans sociaux problématiques : un scénario
inacceptable aux yeux des salariés et plus largement de la société
Des pratiques économiques de plus en plus courantes mais considérées à tort ou à raison
comme socialement inacceptables voient le jour. Michelin qui annonçait, voilà plus d'un
an et demi, un plan social supprimant plusieurs milliers d'emploi alors que l'entreprise
9
L'Ecole de Palo-Alto nous a donné sur ce sujet un éclairage essentiel.
"Je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi
universelle" énonçait E. Kant pour qui l'impératif catégorique ne repose pas sur un fondement supérieur (la
Nature, Dieu, la Raison...) mais s'impose comme un précepte simple et sans équivoque à tous les hommes
doués de raison et de bonne volonté; cet impératif est librement consenti!
10
41
faisait des bénéfices, a profondément choqué. En même temps que cette décision
apparaissait incompréhensible aux salariés de l'entreprise, la Bourse saluait alors comme
un geste courageux, positif ce type de décision et cela se traduisait par une augmentation
de la valeur Michelin de plus de 12%. Ce qui rendait encore plus intolérable voir
inacceptable cette pratique. Le législateur, en réaction, a fait voter l'amendement dit
« Michelin »11.
Récemment Marks et Spencer (société anglaise) décide brutalement de fermer l'ensemble
de ses magasins en Europe continentale (suppression de 1700 emplois), cette annonce se
faisant sous la forme d'un simple courrier électronique aux salariés le 29 mars 2001 au
matin, cinq minutes avant l'annonce officielle. Cette méthode en dit long sur la façon
dont l'entreprise conçoit ses relations avec le personnel12. Le comité d'entreprise avait dû
recourir au tribunal de grande instance de Paris le 3O.11. 2000 pour que soit réalisée une
expertise sur les comptes 1999/2000 et obtenu gain de cause. De nombreux recours ont
été intentés par les délégués du personnel auprès de l'inspection du travail pour faire
respecter le droit du travail. Ce type de restructuration plus financière13 qu'économique
apparaît inacceptable à tout le personnel car, considéré comme un véritable mépris et
apparemment sans fondement économique ( dans l’état actuel des informations14). Ces
décisions semblent autant brutales sur le fond que caricaturales dans la forme. Elles
viennent rompre un équilibre social, de vie pour les salariés et les clients. Ni les uns ni les
autres ne s'attendaient à un retrait aussi massif et les protestations dépassent le cercle
classique et rencontrent l'assentiment d'une large majorité de la population.
11
Qui demande que l’entreprise négocie notamment dans le cadre de la loi sur les 35 h toute baisse des
effectifs.
12
Selon un arrêt de la Cour de cassation sociale (12.11. 1997) il est précisé que la consultation du comité
d'entreprise "puisse être de nature à remettre en cause, dans son principe, le projet adopté ". Or l'annonce
telle qu'elle a été effectuée ne constitue pas une information et une consultation des représentants du
personnel.
13
Les actionnaires attendent de toucher 25 milliards de francs si l’on en croit la presse économique.
14
La direction a toujours été réticente pour communiquer aux représentants du personnel des informations
relatives à la situation économique de l'entreprise
42
La baisse des achats des produits alimentaires d'origine anglaise a sans doute influencé la
stratégie du groupe ainsi que d'autres considérations. Quoiqu'il en soit cette annonce a eu
un effet explosif et est à l'origine d'une contestation sociale mais aussi éthique.
Mépris à l'égard des salariés de Danone (biscuit) qui apprennent par la presse (on parle
d’indiscrétion) que le siège envisage de fermer leur usine donc de supprimer leur emploi.
L'annonce du plan social chez Danone destinée à rendre l'entreprise plus performante
(570 suppressions d'emploi) dans le domaine de la branche biscuit, jeta le trouble dans
toute la société française, parce que l'entreprise dans son ensemble fait de substantiels
bénéfices.
Dans le cas Danone cela apparaît d'autant plus choquant que l'entreprise avait innové depuis 197O et bien avant tous les autres groupes industriels- sur le plan social au point
de paraître comme le modèle de modernisation sociale de l'industrie (« modernisation,
mode d'emploi » écrivait Antoine Riboud15). La préoccupation de l'économique et du
social est un trait caractéristique du groupe Danone qui s'est doté d'un comité d'entreprise
européen avec lequel des accords16 ont été signés et qui s'est engagé dans les 35h sous les
auspices de F. Riboud qui était censé reprendre à son compte l'héritage social de son père,
patron éclairé et novateur. Aujourd'hui, les salariés ne comprennent plus et s'interrogent
sur le sens du discours « social » de l'entreprise.
Ils refusent le plan social et la réorganisation de l'entreprise liée à sa stratégie mondiale.
Une grande majorité de français si l'on en croit les sondages et les nombreuses
manifestations de sympathie, soutient les salariés de l'entreprise Lu et appellent pour
certains au boycott. Il y a là conflit et malentendu entre la stratégie conquérante de
l'entreprise et l'ancrage local des salariés. Le gouvernement est contraint d'afficher sa
solidarité avec les salariés et le Premier ministre de déclarer que cette entreprise faisait
« des profits importants » et que « la logique des profits ne devait pas s'exercer au
15
ouvrage publié en collection de poche et faisant suite à un rapport commandé par le Premier ministre J.
Chirac (1986), fruit d'une réflexion d'un industriel sur son action et notamment sur le changement mené
avec les organisations syndicales et non contre elles. Plaidoyer pour l'innovation sociale et industrielle.
16
En 1997, "un accord régissant les modalités des restructurations mondiales à venir" avait été signé in Le
Monde du 24.04.2001.
43
détriment de l'emploi » et de poursuivre « nous comprenons la colère et le sentiment
d'indignation des salariés et l'inquiétude et la mobilisation des élus locaux »17.
La stratégie de Danone s’inscrit sans doute dans une perspective d’anticipation18 (
l’entreprise comme lieu de destruction créatrice19 au sens de Schumpeter) et de recherche
d’une plus grande rationalité financière et économique. Reste que les deux logiques sont
antagonistes dans le court terme et par rapport aux enjeux locaux entrent en conflit. La
contestation éthique concerne la manière dont s'exerce le pouvoir et le risque social qu'il
fait courir en prenant la décision de fermer ou de réorganiser tel site de production. Il n'y
a pas forcément machiavélisme et sur le plan d'une éthique des affaires, la décision de la
direction peut se justifier. Octave Gélinier mentionne les trois valeurs de l'entreprise
utiles à la société à savoir :
- la responsabilité sur la conséquence de ses actes
- la remise en question pour s'adapter à un environnement changeant
- l'écoute des autres et le compromis.
C'est sur le premier et le troisième aspect qu'il y a sans doute une carence. C'est une
question difficile et les discours sont légitimes de part et d'autre selon qu'on adopte le
point de vue social ou économique.
En Amérique des entreprises ont eu un comportement identique et parfois encore plus
brutal en tous cas plus anglo-saxon au sens où l'économique est prédominant (Nortel.,
17
D'où la volonté politique d'entrer au coeur de la logique stratégique et financière des entreprises en
améliorant la qualité d'un plan social et en renforçant le contrôle et le suivi des plans sociaux pour prévenir
les licenciements. Cela consiste à donner en droit de nouveaux moyens aux représentants du personnel pour
discuter le bien-fondé d'un plan de restructuration.
18
C’est ainsi que Frank Riboud justifie ses choix et explique qu'il agit en chef d'entreprise responsable
selon des critères économiques. "Notre stratégie : être champion dans sa catégorie" le pousse à se séparer
des branches épicerie, confiserie, bières Kronenbourg...pour se recentrer sur l'eau, les produits laitiers et les
biscuits. Il regrette que "Danone soit pris comme bouc émissaire de la mondialisation" alors que "nous
avons toujours respecté à la lettre la législation et bien au-delà" déclarait-il dans un entretien au Figaro.
La valorisation boursière de Danone en 2001 équivaut à 100 milliards de francs et le groupe Danone réalise
désormais 75% de son activité hors de France.
19
Dans un entretien au Point, F. Riboud explique " qu'il est absurde d'interdire aux entreprises de licencier
quand elles sont bénéficiaires : toute la dynamique de l'emploi repose sur la <<destruction créatrice >>
comme disait Schumpeter". La question se pose de savoir si créer de la valeur pour l'actionnaire aboutira à
créer de l'emploi. C'est dans cet espace que se niche l'éthique de l'actionnaire cherchant uniquement à
maximiser ses gains ou à reconnaître les conséquences de son activité sociale. Il y a alors place pour une
déontologie!
44
Motorola, Cisco...). La société Nortel apprenant qu'elle n'allait faire que 15% de
bénéfices au lieu de 30% décide de licencier des milliers de personnes20.
A partir de la décennie 1980, la mode était au « downzising » à savoir opérer des
diminutions drastiques de personnel au point de se priver de gens qualifiés, phénomène
critiqué par des économistes américains et que J.F. Chanlat a mis en lumière dans un
ouvrage récent21. Les entreprises agissaient en adoptant un comportement mimétique
avec cette obsession de réduire à tout prix le personnel. La tendance vers une plus grande
libéralisation et des normes de productivité plus serrée s'accompagne de restructurations
de grande ampleur où le personnel est une variable d'ajustement et préfigure la fin d'une
responsabilité sociale de l'entreprise. Le concept d'entreprise citoyenne est mis à mal dans
ce contexte et pourtant les discours sur l'éthique semblent florissants. Il est de plus en
plus question d'un travail sans qualités conséquence d'une flexibilité à tout crin et d'une
mise en réseau sans contrôle selon l'analyse de R. Senett22 qui montre à quel point dans le
monde nouveau de la restructuration des entreprises, l'insécurité devient la norme23. De
leur côté, Luc Boltanski et Eve Chiapello montrent à partir d'une analyse de textes de
management comment le principe fordiste est abandonné « au profit d'une organisation
en réseau, fondée sur l'initiative des acteurs et l'autonomie relative de leur travail mais au
prix de leur sécurité matérielle et psychologique »24Dans le nouveau monde industriel , P.
Veltz insiste sur le fait que le modèle cellulaire de réseau non seulement complique la
gestion des organisations mais aussi génère des problèmes d'ordre moral. Il parle de
cynisme croissant dans les relations interpersonnelles et d'une plus grande incertitude
quant à l'avenir professionnel.. Si la précarité se généralise de l'employé au cadre
supérieur , la trajectoire sociale des individus est plus chaotique et devient même illisible.
Logique d’affaires et éthique sociale : le fosse s’élargit
Nous ne sommes pas en présence d'entreprises en crise notoire dans les cas cites
précédemment, comme le furent les industries traditionnelles (charbon, acier, textile...)
20
21
exemple cité par H. Mintzberg dans le Monde du 10 avril 2001
Sciences sociales et management
22
"Le travail sans qualités - les conséquences humaines de la flexibilité- Albin Michel, 2000.
24
Ce qu'ils appellent "Le nouvel esprit du capitalisme".
45
pour lesquelles les reconversions s'avéraient nécessaires, décisions ressenties comme
brutales par les salariés et leur famille mais dont les effets furent corrigées grâce aux
négociations sociales et économiques entre partenaires sociaux et l'intervention de l'État
(France, Allemagne, Belgique...). Ces accords ont permis aux individus qui ont payé un
lourd tribut à la crise de retrouver une dignité et aux régions une nouvelle vitalité. En
Lorraine, c'est près de 200 000 mille emplois industriels supprimés en l'espace de 30 ans
en partie compensée par de nouvelles industries et le tertiaire avec l'aide de l'État et des
régions, départements, villes. On évalue à environ 100 milliards le coût de la
reconversion sidérurgique pour l'Etat français; si cette dépense était socialement acceptée
les références à l'éthique (responsabilité de l'Etat et dignité des salariés) ont été aussi
importantes que les raisons économiques.
Les fermetures d'usines qui apparaissaient comme intolérables, insupportables dans le
cadre d'industries au bord de la faillite remettant en cause le droit au travail et de régions
industrielles longtemps prospères, se transforment en scénario de l'inacceptable quand les
entreprises sont en bonne santé financière25. Il nous semble que c'est ainsi que la société
française réagit aux récents plans sociaux et qu'elle trouve légitime que les entreprises
justifient leur choix.
Les annonces brutales et radicales surprennent d'autant plus que le salarié largement
sollicité pour être un membre actif d'une culture d'entreprise se trouve du jour au
lendemain orphelin de l'une et de l'autre. Cela touche autant la vendeuse, le magasinier
que les managers dans le cas de Marks et Spencer ou les cadres dans d’autres
entreprises26. (Face à l'inacceptable l'ensemble des catégories reconstituent une
communauté de lutte, y compris la direction locale). Ce phénomène de réaction locale est
récent et montre au-delà de la défense immédiate des intérêts des salariés, que les
individus , les groupes veulent être associés à la préparation des décisions. La dimension
du sens que les individus donnent à leur activité et les liens qu'ils ont noués avec les
25
Dans le contexte de fusions et d’intense concurrence les situations ne sont jamais totalement acquises, ce
qui peut justifier des stratégies offensives. La formule "des sites fermés aujourd’hui sont des emplois crées
demain" s’inscrit dans cette logique.
26
30 % des cadres seraient sur la voie de se syndiquer et ainsi rejoindre une stratégie collective... Ce qui
représente une évolution notable.
46
autres sont essentiels pour les salariés mais échappent aux stratèges de l'entreprise. Il
s'agit d'une rupture entre deux univers avec chacun leurs représentations. Si ce divorce
devait s'accroître, la confiance à l'égard des dirigeants et plus globalement la méfiance
dans le système de décision seraient accrues27. Cette crise de confiance s'instaure à un
moment où le système du marché est globalement accepté et que la société a renoncé
dans son ensemble aux utopies révolutionnaires. Est-ce la conséquence de l'évolution des
formes du capitalisme?
Les méthodes d'un capitalisme financier sans visage humain en quête d'un meilleur taux
de profitabilité semblent antinomiques d'une éthique sociale. Les confidences faites par
des banquiers canadiens à H. Mintzberg sur le fait que « l'importance de la valeur pour
l'actionnaire empêche de traiter les clients comme des êtres humains »28 montre
l'acuité du problème dont prennent conscience des acteurs et experts du système. Alors
que dire des effets de l'intérêt porté par ces mêmes actionnaires au personnel perçu
comme un instrument et seulement comme un instrument? Les salariés seraient-ils
assimilables à des « kleenex » que l'on jette après usage? Les situations de plan social
sont ainsi perçues par les acteurs, alors que le plan social était une innovation en droit du
travail -notamment par les parties qu'il réunissait en vue d'un traitement le plus équitable
-, il est actuellement connoté négativement et considéré exclusivement comme une
menace.
Cela renvoie au concept tant de l'ouvrier que du manager jetable29 qui prime dans cette
vision des choses. Combien de directeurs de sites, pour prendre l'exemple de managers,
ont été remerciés alors qu'ils n'avaient rien à se reprocher sur le plan de la gestion : ils
étaient simplement la mémoire dont il fallait se séparer ou se débarrasser.
27
Dans un sondage récent Sofres - Le Nouvel Observateur (21 et 22.O2. 2001) l'image du Medef n'est pas
bonne auprès des salariés : ils ne sont que 37% à trouver qu'il s’acquitte plutôt bien de son rôle de
représentation des entreprises et une personne sur deux lui accorde sa confiance pour favoriser leur
modernisation...
28
Le Monde du 10 avril 2001.
29
Selon la belle expression de M. Vilette
47
Que faire?
La question est de savoir si les entreprises peuvent échapper à ce management brutal des
délocalisations dans le cadre de la globalisation et du rapprochement des entreprises de
leur marché. Véritable question économique qui interroge les logiques en oeuvre. Primat
de l'économique sur le politique? Dans ce contexte, les enjeux stratégiques et financiers
paraissent premiers, les enjeux humains et sociaux seconds.
La première balise ne serait-il pas de générer une éthique des actionnaires et de
créer les conditions d'une régulation à la hauteur des problèmes posés? Mais est-ce de
l'ordre du possible? Dans le passé, des industriels ont imaginé des correctifs : les
systèmes paternalistes en leur temps, ont joué ce rôle (Wendel, Boussac, Bata,
Schneider...). On a pu en dire beaucoup de mal à savoir que c'était une double
exploitation et un enfermement. Mais si le patron trouvait son compte en fixant le
personnel, ce dernier avait une relation humaine empreinte certes de dépendance avec un
patron qui lui procurait les moyens de se nourrir, de se loger, d'être soigné et scolarisé
voire même d'être enterré dans le même cimetière que celui où le patron reposerait.
Le capitalisme rhénan30 qui s'est construit aussi à partir du collectif , donnant à l'intérêt
collectif une place déterminante, est en perte de vitesse par rapport au capitalisme anglosaxon. Cela montre la tendance d'une évolution qui fait la part belle au capitalisme
financier au point même de trouver inconvenant, déplacé d'y associer le social ou
l'humain. Pas d'états d'âme nous disent les spécialistes de la bourse. C'est le marché qui
sanctionne! Or les initiateurs du marché qui ont été à l'origine de l'utilitarisme anglosaxon, avaient aussi un projet de société.
Que ce soit Adam Smith l'inventeur du marché31, pour qui les préoccupations morales et
éthiques étaient associées à ses réflexions économiques. Même Taylor, dans le domaine
de l'organisation du travail, voyait plus loin que la simple efficacité conséquence d'une
30
Voir le livre de M.Albert ,Capitalisme contre capitalisme qui est une tentative heureuse d’analyse du
capitalisme rhénan opposé au capitalisme anglo-saxon.
31
dont on a retenu que la main invisible et qui dédouanait ceux qui ne voulaient pas s'encombrer de
réflexions morales et politiques.
48
rationalisation puisqu'il imaginait un gouvernement par les compétences (OST) pour une
meilleure démocratie au sein de l'usine tout comme elle s'exerçait dans l'ensemble de la
société américaine32. La division entre conception et exécution des activités a eu plus
d’un effet pervers et le taylorisme dont on disait qu’il était agonisant retrouve une belle
jeunesse dans les entreprises de services ou d’alimentation (Mac Do, Pizza Hut...). Ces
penseurs et innovateurs de l'économie et de la gestion cherchaient à construire un système
où l'homme était soumis à des contrôles effectifs et moraux (flânerie) pour rendre le
système - entreprise encore plus efficient!
Dans le mouvement tel qu'il se dessine aujourd'hui, les systèmes froids et tentaculaires
l'emportent. « On a des entreprises globales mais pas de contrôles globaux » avec pour
conséquence que le marché devient complètement incontrôlé selon l'analyse récente
d'H. Mintzberg. C'est bien d'un déficit de régulation dont le monde souffre.
A côté de cela les Etats pouvant paraître bureaucratiques, freinant l'initiative par une
fiscalité excessive, cherchent à réguler le champ économique33. Certains (parmi les
libéraux et ultra libéraux) contestent l'interventionisme de l'Etat et préconisent la
limitation de ses interventions au strict domaine régalien (police et armée...). D'autres au
contraire proposent une place de l'état avec des prérogatives élargies dans le sens d'une
modernisation. Dans le contexte de libéralisation accrue et de déréglementation, certains
redécouvrent l'intérêt d'un Etat ou d'une communauté d'Etats stables et régulateurs.
L'absence d'Etat peut devenir catastrophique en particulier pour les plus démunis et dans
les situations de crise.
La question se pose de toutes manières des normes acceptées par tous ou refusées par
chacun selon les circonstances. Qui édictera ces normes pour qu'elles soient légitimes?
Cette vieille question qui taraude les philosophes depuis des siècles sur le plan politique
s'applique aujourd'hui à la sphère économique d'autant plus que la dite sphère
économique prend de l'autonomie par rapport au politique.
32
33
Voir l'excellent article de "Gérer et comprendre" sur le projet politique de Taylor.
Longtemps la social-démocratie a joué ce rôle dans les pays du Nord de l'Europe.
49
Anomie et régulation
Nous sommes dans un monde où l'anomie34 est à la fois croissante et menaçante. Chaque
acteur économique, chaque dirigeant par ses décisions peut accroître cette anomie et le
cas échéant provoquer de la récession. D'où la réflexion nécessaire sur les règles dans une
organisation complexe et dans un monde incertain. La régulation serait-elle une activité
décisive dans ce contexte35. Est-il possible de faire cohabiter règles et marchés?
Comment faire co-exister règles locales et régulation mondiale? C’est un des enjeux
actuels.
L'exemple que nous a donné la Californie, un État parmi les plus riches du monde
incapable de maintenir stable et de manière efficiente une distribution électrique laissée à
la seule gouvernance du marché (atomisation) est en soi inquiétant autant par
l'inefficacité que par le modèle proposé. En comparaison, EDF et Hydro-Québec nous
paraissent plus que performants pour assurer production et distribution de l'électricité
bien qu'ils puissent apparaître comme des états dans l'État. Entreprises à forte culture
syndicale et aux avantages sociaux conséquents36, ce sont là deux exceptions
d'entreprises quasi nationalisées qui ressemblent à des survivants d'un autre temps. Elles
se doivent aussi d'être citoyennes.
Il existe aussi d'autres modèles et des expériences innovantes qui méritent d'être relatées
surtout si elles naissent dans un cadre concurrentiel et dans des entreprises à la conquête
de nouveaux marchés. La responsabilité sociale n'est pas réservée au secteur public.
34
terme forgé par Durckheim qui donne une idée d'un malaise grandissant par perte de repères sociaux.
J.D. Reynaud insiste particulièrement sur les règles et l'action collective. Il a montré en particulier
comment la régulation de contrôle et la régulation autonome inter- réagissaient de manière plus complexe
que dans les sens ascendant ou descendant pour donner naissance à la règle effectivement acceptée et ceci
tant que les acteurs en reconnaissent l'utilité.
36
Les oeuvres sociales représentent 1% du chiffre d’affaires …
35
50
II) Des expériences de management innovant sous le signe de la responsabilité
sociale :
de l'éthique de conviction à l'éthique de la responsabilité
Est-il possible d'échapper à une forme de pensée unique, de logique libérale telle que
décrite plus haut ne pouvant conduire qu'à un management subi? Quand on est manager
dans une entreprise, soumise à la concurrence, est-ce utopique ou illusoire d'imaginer
construire des relations professionnelles sur un mode d'une spirale vertueuse et non pas
vicieuse? Bref, dans un contexte qui laisse peu de marge de manœuvre y - a-t-il moyen de
concilier l'économique et la dimension du social /humain? Voici quelques exemples
riches d’enseignement qui ouvrent des pistes quant au mode de management.
L'entreprise Sultzer, entreprise suisse basée à Mantes la Jolie et spécialisée dans la
fabrication des moteurs de bateaux. Un personnel qualifié mais en recherche de
débouchés suite à la crise des chantiers navals. Le management de l'entreprise est alors à
repenser et à dynamiser pour s'adapter à des marchés plus exigeant notamment en terme
de délais. Un ingénieur B. Martin à qui on confie la direction de l'entreprise (fin des
années 1980) , met en oeuvre un changement managérial profond (2 ans). Il réussit à
mobiliser les énergies et relever des défis en terme de productivité pour finalement sauver
l'entreprise grâce notamment à l'obtention d'un marché chinois (le client demande que le
produit lui soit livré en 7 mois au lieu de 9 habituellement). Bien sûr des techniques
managériales ont été expérimentées suite à l'intervention de consultants mais le fait
marquant de cette expérience c'est la confiance du dirigeant vis à vis de ses salariés au
point de préconiser le devoir d'indignation. Des potentialités jusque-là endormies chez
les individus ont été réveillées gage d'une « employabilité » future; « Osez la confiance »
écrivait-il dans un ouvrage37, véritable guide philosophique pour un manager qui semble
croire au potentiel humain et au développement personnel. Il y a un peu de folie et
beaucoup de pragmatisme dans cette démarche . L'éthique réside ici dans la confiance
profonde et partagée et un engagement exigeant vis à vis de lui et vis à vis des autres chez
B. Martin. Ne pas regarder l’autre c’est renvoyer l’altérité au chaos selon
l’expression d’un anthropologue. C'est une des leçons qu'on peut tirer de cette démarche
37
B. Martin, V. Leenhardt et B. Jarrosson, Osez la confiance,INSEP
51
qui veut rester modeste tout en étant exemplaire « d'une entreprise vivante par et pour des
hommes vivants ». Il faut avoir des convictions profondes pour mener à son terme des
expériences où croissance de l'homme et croissance de l'entreprise sont liées. B. Martin
participe aux activités du centre français du patronat chrétien (CFPC).
L'entreprise Favi est aussi un cas intéressant ; petite et moyenne entreprise spécialisée
dans la sous-traitance automobile et en pleine ascension ( fabrique une pièce en laiton
avec une certaine réussite technique et commerciale) grâce à un management original.
Lorsque le directeur actuel a pris les rênes de l'entreprise, il avait posé ses conditions dont
l'une était la condition expresse que les actionnaires n'influeraient d'aucune manière sur le
management qui était de sa seule responsabilité. L'entreprise est organisée sous la forme
de « mini » usines chargées chacune de satisfaire la commande d'un client particulier
(Renault, Fiat ,Volkswagen...). La fonction du directeur est de réguler mais aussi
d'introduire des idées nouvelles qu'il a glanées ici et là ( veille managériale). L'accent est
mis sur les processus (la production et les relations) et moins sur les structures ou les
statuts. Une décision a consisté par exemple à répartir les primes de manière égalitaire
entre tous sans tenir compte des statuts. Ce mode de répartition est peu courant.
La responsabilité individuelle et collective, et que chacun s'approprie en fonction de la
finalité à savoir répondre aux besoins du client dans les meilleurs termes, est le centre du
dispositif. Cette conception exigeant beaucoup de souplesse, casse les territoires et
réintroduit une hiérarchie fonctionnelle reconnue et acceptée. Chacun, quel que soit son
niveau d'intervention ou son grade, se sent responsable du client. Une anecdote
révélatrice : un appel téléphonique d'un client en fin de journée à l'usine expliquant qu'il
est à l'aéroport et demandant qu'on vienne le chercher. La personne qui décroche, en
l'occurrence la femme de ménage, prend une voiture de service et installe le client à son
hôtel. Nous avons affaire dans ce mode de management à une éthique professionnelle
forte qui fonctionne parce qu'il y a reconnaissances des compétences et une rétribution
conséquente et surtout pas de contrôle tatillon et inutile. L'autonomie dans ce cas semble
bien vécue et repose sur un contrat de confiance.
52
Un bricolage inventif et l’activité interprétative des salariés valorisée
Ces cas situées dans des industries différentes montre - s'il fallait encore le démontrer qu'il n'existe pas de management universel et que souvent c'est le résultat d'un
« bricolage »38 au sens noble du terme. Le projet de cette nature implique la confiance et
une certaine reconnaissance. La place du dirigeant vaut plus par le charisme, l'intelligence
et la discrétion que par un pouvoir installé.
Les deux derniers exemples montrent aussi que les balises éthiques sont liées aux
représentations du dirigeant et à ses valeurs et que ces deux dirigeants fonctionnent ici,
chacun à sa façon, de manière déviante par rapport aux modes du management et aux
ratios idéaux. Ce ne sont ni les concepts de “ downsizing ” ni de “ benchmarking ” ni les
modes de leadership auxquels ils se référent. Au psittacisme managérial ils opposent une
analyse en profondeur des forces et des faiblesses de l'entreprise qui les fait agir avec une
tonalité juste et une certaine équité.
Les contraintes ici sont considérées comme des stimulants et des règles simples sont
institués auxquelles on ne déroge pas, pour des questions de confiance et de repères. Une
psycho-dynamique permet aux différents acteurs d’interpréter et de donner du sens à leur
action. Plus qu'un idéal, plus qu'une utopie il y a un réel souci de concilier l'économique
et les besoins des individus.
L’action collective au sein d’une entreprise est assujettie à l’interprétation permanente de
signes (codes, représentations, valeurs…) par les individus (acteurs) ce que P. Lorino
appelle « l’activité interprétative »39 qui comporte un espace dégagé, distancié des
contraintes existantes. Tout processus de changement ne peut occulter cette variable - clé
38
Claude Michaud et Jean-Claude Thoenig parle de "bricolage dynamique" dans un ouvrage récent
"stratégie et sociologie de l'entreprise".
39
voir l’article de P.Cabin Piloter le changement ou apprendre à changer in revue
Sciences Humaines de mars 2001.
53
que représente la capacité interprétative et si le manager peut essayer d'influencer, il ne
peut conduire (manipuler40) à lui seul le changement.
La reconnaissance des corps intermédiaires (syndicats...) quant à elle fait partiellement
défaut. S'ils ne sont pas niés dans leur existence et dans leur pratique revendicative, ils ne
sont pas au centre du dispositif. Cela renvoie aussi à la faiblesse de l'acteur syndical plus
défensif et corporatiste qu'imaginatif et offensif sur le plan des relations sociales.
Cet aspect est une faiblesse et une limite de tout système fonctionnant sur la base du seul
charisme des dirigeants, garants d'une certaine éthique de la responsabilité. Ce
fonctionnement est allé jusqu'au bout d'une démarche managériale qui part du principe
que les individus ont des potentialités à révéler dans le cadre d'une entreprise apprenante.
Sur ce plan, la réussite est totale (du moins pour ceux qui acceptent de jouer le jeu).
Quant à la reconnaissance d'acteurs collectifs « rebelles » porteurs d'une certaine
légitimité, le problème demeure en suspens avec son corollaire l'émergence d'un système
de relations professionnelles stable garant de la pérennité d'une entreprise. Faut-il qu'il y
ait crise ou péril en la demeure pour que le syndicalisme ait droit de cité?
Des expériences réussies dans le domaine des relations sociales : L’exemple de la
sidérurgie française
Examinons le cas de la sidérurgie française. Après avoir été au bord de la faillite, cette
industrie a retrouvé un équilibre financier et une dynamique industrielle grâce à l'État,
grâce aussi à une mobilisation interne longue et réussie dans un contexte de
restructuration quasi permanent et de tension sur le marché.. Usinor a récemment cédé les
rails à Corus (British Steel), les produits longs à Ispat (anglo-indien) et les aciers
spéciaux à Lucchini (italien) avant de racheter et d'intégrer le sidérurgiste belge CokerillSambre qui appartenait pour 75% à la Région Wallonne. De nouvelles architectures dans
la logique des centres de profit sont dessinées au sein d'Usinor et ce depuis 1998, pour
réduire les coûts de production et donner plus de souplesse à l'organisation. Vaste
chantier qui déroute quelque peu le personnel et met l'accent sur le plan du management
40
"Vérité, liberté, confiance sont des absolus non manipulables car la dignité de l'homme est en jeu", écrit
B. Martin in Osez la confiance, page 24.
54
(renforcement du rôle de l'encadrement intermédiaire) et des ratios en vue d'atteindre la
performance au détriment des relations de travail.
Jusqu'à présent les restructurations se sont faites avec l'aval syndical car il y avait un
consensus sur la modernisation de l'outil de travail et le maintien d'une sidérurgie
française continentale (Lorraine) à côté des sites industriels côtiers. Des luttes intenses se
sont déroulées pour empêcher les fermetures d'usines (1967-1984) puis pour
accompagner la reconversion et les reclassements du personnel. La signature de la
convention générale de la protection sociale en 1979 a marqué un tournant parce que les
syndicats ont contribué de manière décisive à protéger le personnel, à le libérer de
l'angoisse du licenciement et à lui reconnaître une certaine dignité. Les syndicats et la
CFDT en particulier ont agi en fonction d'une éthique de responsabilité et se sont engagés
dans les négociations pour améliorer le sort des individus et conforter la situation de
l'entreprise. Ce regard s'est construit progressivement avec la conscience que la crise était
inéluctable.
De camps retranchés, d'hostilités quasi permanentes parfois à la limite de l'insurrection
(Longwy), la sidérurgie est devenu un laboratoire social (congés conversion, formation,
qualité...) ce qui a demandé un apprentissage long de la négociation aux différents acteurs
et surtout une implication du personnel pour réussir la mutation positive de l'entreprise
dans un contexte de reconversion économique de grande ampleur.
Parmi les accords signés41, ACAP 200042 (1990) est un accord exemplaire parce qu'il
substitue, à la logique de poste, une logique de compétences à même de développer la
productivité et d'améliorer en même temps l'évolution de carrière des individus. Il s'agit
d'une performance globale économique et sociale. La compétence du salarié ne pouvait
être reconnue et prise en compte dans sa progression de carrière qu'à la condition qu'elle
soit effectivement mise en oeuvre et validée par une hiérarchie pas toujours très à l'aise
41
42
les signataires du côté syndical sont la CFDT, CGC, CFTC et FO.
Acier, conduite de l'activité professionnelle (Acap).
55
avec cette nouvelle approche. Cet accord collectif encourageant l'émulation et
l'individualisation, est considéré comme un tournant en GRH et en relations sociales.
Cet accord a beaucoup apporté à la pacification de l'entreprise quoique combattu par la
CGT qui le considérait injuste pour ceux qui restaient à côté du chemin et ambigu sur le
plan des rapports de classes. La critique portait sur une trop grande implication dans le
management au point de brouiller les rôles professionnels de chacun et les responsabilités
de la hiérarchie. La CFDT en particulier, a cherché par tous les moyens à contrôler
l'application de cet accord et s'en est montrée un ardent défenseur au point de passer pour
un collaborateur du patron aux yeux de la CGT notamment. Deux conceptions de
relations professionnelles s'opposaient de ce fait reposant chacune sur deux paradigmes
l'un de contestation, l'autre de participation. Sur le terrain, les relations étaient plus
complexes, tenant compte des différents rapports de force et des cultures de site.
Sollac consacrait alors près de 7% de sa masse salariale à la formation pour donner aux
sidérurgistes les compétences indispensables à une sidérurgie technicisée (informatique
industrielle). Cet accord s'est avéré un véritable outil pour réconcilier l'économique et le
social et prendre en compte l'individu dans son évolution et le collectif dans sa cohérence.
Sans doute la dimension managériale a pris le pas sur le social ce qui explique quelques
dérives. De plus des ingénieurs, des contre - maîtres restaient très fidèles à la culture de
postes ainsi que des salariés. Les mentalités ont évolué malgré ces obstacles et la branche
sidérurgique a été cité comme un modèle de modernisation économique et sociale43 d'une
branche industrielle qui était jusque 1985 au bord de la faillite. Cette nouvelle logique qui
n'est pas en soi une panacée, comporte aussi des manques et des effets pervers mais elle
rend le salarié responsable et d'une certaine façon comptable de sa carrière. Cela rentre
dans la déclinaison du concept d'autonomie44 et d'une certaine flexibilité.
Cette dynamique a transformé l'entreprise grâce à des pratiques de management
systémique (formation des individus et des groupes) et donné aux salariés l'occasion
43
Voir les journées de Deauville consacrées à la compétence, organisées par le MEDEF.
L'usage de l'autonomie et ses conséquences psychologiques a été étudié par A. Ehrenberg dans son livre
La fatigue d'être soi.
44
56
d'être reconnus et valorisés. Un nouvel accord a été signé en octobre 1999 (CAP 2010)
dans l'esprit de CAP 2000 avec certaines réticences liées aux nouvelles données
politiques de l'entreprise ( plus de 60 % sont des actionnaires anglo-saxons, stratégie
mondiale...).
Les conventions collectives ont, dans l'intervalle, été dénoncées pour être renégociées. La
pression exercée sur les salariés à travers le management en particulier à l'occasion de la
création des centres de profit et de services partagés, a semé des doutes chez les salariés.
Ces derniers ont le sentiment que derrière les nouveaux enjeux stratégiques, la politique
sociale est relégué au second rang et que les efforts qu'ils ont consentis pour accroître la
productivité n'ont pas été reconnus à leur juste valeur. Le déficit d'information et le
manque de transparence depuis la privatisation en 1995 crée un sentiment de malaise
accentuée par les projets de fusion tenus secrets 45 et rendus publics début 2001.
De nouvelles alliances industrielles se dessinent :l'entreprise Usinor est engagée dans un
processus de fusion avec l' ARBED (Luxembourg) et ACERALIA (Espagne) pour
donner naissance à un grand groupe de 110. 000 salariés pour une production de 46
millions de tonnes d'acier46 et un chiffre d’affaires de l'ordre de 200 milliards de francs.
L'inquiétude naît à nouveau et à tous les niveaux de la hiérarchie si bien que les salariés
ont du mal à garder confiance après avoir réussi à rendre une sidérurgie compétitive en
Lorraine continentale notamment.
D'où la nécessité de recréer la confiance par un dialogue permanent avec les
organisations syndicales au niveau des sites, des filiales et du groupe pour donner à
chacun des repères. Cette conception des relations sociales et de la négociation est plus
qu'un métier, c'est une pratique qui demande des compétences globales et fines (art) en
particulier dans un pays où existe une forte surenchère syndicale et la résolution de
problèmes par crises successives (Crozier).
45
Au Luxembourg les syndicats auraient été mis dans le secret, la confiance et le système de relations
professionnelle sont d'une autre nature, en tous cas plus intégrés au management de l'entreprise.
46
Autour de 6 % de la production mondiale d'acier.
57
Cela implique de donner de la légitimité aux organisations syndicales (reconnaissance du
pouvoir rebelle) et inversement pour les organisations syndicales, d'accepter le jeu de la
négociation. Faut-il encore admettre que les relations entre les personnes, les acteurs
collectifs produisent de la confiance dans la vie d'une entreprise et de l'économie. C'est
une des conditions pour qu'on puisse parler d'éthique dans ce contexte car cela renvoie à
la responsabilité de chaque acteur. Le sentiment d'appartenance et l'intérêt pour le travail
que témoigne une communauté comme celle des sidérurgistes (sondage Ulysse) n'aura du
sens que s'il est garanti par une production de règles lié à un projet (J. D. Reynaud). C'est
à ce niveau que le bât blesse et que l'on observe depuis deux ans une rupture et une
dégradation dans les relations de travail et la négociation quelle que soit la bonne volonté
des acteurs de terrain.
La sidérurgie, branche industrielle à forte culture syndicale, s'est appuyée tout un temps
sur les acteurs syndicaux pour transformer l'entreprise, la moderniser sur le plan
technique et social, en signant des accords novateurs chez Usinor (repris par les
sidérurgistes repreneurs). Entreprises traditionnelles à l'identité marquée (l'homme du fer)
qui paradoxalement ont été à l'origine d'une pratique de la négociation sociale empreinte
d'une éthique de la responsabilité. Cette période n'est - elle pas révolue ou menacée
d'éclatement tant par la stratégie mondiale que par certains « conservatismes » de
résistance? Le projet de consolidation de l'entreprise par la conquête est-il suffisant pour
amorcer une nouvelle étape des relations professionnelles au sein de la sidérurgie? Dans
toutes les évolutions futures, quelle place sera donnée aux individus, à partir de quelle
transparence les choix seront- ils- faits et les relations établies?
Les fonds de solidarité du Québec
Ces fonds d'initiative syndicale sont une autre façon d'interpeller l'éthique sociale et de
surcroît de peser efficacement sur les destins tant des entreprises que des individus.
L'intuition profonde des syndicats québécois47 à l'origine de la création des fonds était de
47
L'initiative revient à la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ).
58
donner plus de force à la solidarité en se donnant les moyens d'agir et pas seulement de
dénoncer. C'était aussi l'occasion de former les militants à l'économie donc de leur donner
les moyens d'intervenir efficacement pour apprécier les éléments d'un projet
d'investissement. Avant d'investir dans une entreprise, le fonds de solidarité procède à un
bilan financier de celle-ci mais également à un bilan social. Partenaire exigeant, le fonds
a pour seul objectif de sauver des emplois (près de 90 000 jusqu'à présent) et les
économies des salariés. En contre - partie de son engagement (capital - risque) le fonds
exige sa participation au conseil d'administration de l'entreprise. Pour toutes ces raisons et
du fait du soutien du gouvernement, les fonds de solidarité ont réussi à peser de manière
déterminante sur l'économie québécoise et à promouvoir une méthode originale qui
intègre l'économique et le social. Certains y voient un ralentisseur du rouleau
compresseur que représentent les multinationales, d'autres un système susceptible de
modifier la nature du syndicalisme. En tout état de cause, on observe une baisse de la
conflictualité au Québec et un intérêt pour ces outils et un regard novateur gage d'une
crédibilité syndicale.
- Dans un registre voisin, la médiation pour résoudre les conflits sociaux semble se
développer au Québec. Cette méthode impose à la direction et au syndicat de définir des
objectifs communs et de chercher à impliquer l'ensemble des salariés. « Entre la directrice
et le syndicaliste, c'était la guerre. Désormais les griefs ont disparu... » pouvions-nous lire
dans un article du journal « Le Monde »48 . Cette démarche repose sur une posture de
dialogue et de résolution des griefs à l'amiable. Cette méthode est-elle transposable en
contexte français? La médiation en tant que méthode pour résoudre ou prévenir un certain
nombre de conflits dans les transports, dans les cités, entre acteurs économiques, entre
voisins ou entre le citoyen et l'Etat... se développe mais dans l'entreprise les acteurs
syndicaux sont plutôt réservés. Si la légitimité des organisations syndicales était
confortée et leur identité confortée, la médiation pourrait être un outil au service des
acteurs et non pas être perçue comme une institution susceptibles de se substituer aux
syndicats.
48
Le Monde du 30/01/01.
59
Une entreprise novatrice et conquérante : une communauté paradoxale?
Un groupe multinational comme IKEA s'est constitué à partir de valeurs et a construit
tout un système fascinant et paradoxal. Entre les valeurs affichées et les valeurs
effectives, il y a toujours un écart. Tout est fait ici pour qu'il soit le plus faible. Le
tutoiement est la règle comme celle de voyager en classe touriste ou de porter la chemise
rouge Ikea quelle que soit la fonction que l'on occupe (directeur , DRH, caissière ou
stagiaire...). Une attention portée aux femmes pour rendre compatible vie professionnelle
et vie de famille mais aussi l'embauche d'étudiants, de jeunes (la moyenne d'âge nationale
est de 29 ans) mais aussi de démunis. La frugalité est une valeur de l'entreprise
aujourd'hui forte de 162 magasins à travers le monde et d'environ 50 000 collaborateurs.
La passion d'inventer et de participer à une « œuvre » collective, à savoir « améliorer le
quotidien du plus grand nombre...en proposant un vaste choix de mobilier bien conçu et
fonctionnel à des prix si bas qu'un maximum de gens pourra se les offrir » tel a été le défi
initial d'Ingvar Kamprad tel demeure la philosophie d'IKEA. Le berceau initial suédois
continue de nourrir le concept IKEA et toute la culture d'entreprise, plus imposée que
réinventée.
L'éthique relative à la manière de conduire son affaire semble être une préoccupation du
fondateur charismatique d'IKEA, Ingvar Kamprad. Il veut faire partager par tous
l'enthousiasme, le désir de renouveau, la responsabilité et l'humilité envers le travail.. Il y
a un esprit de famille que résume bien la formule « la famille comme une entreprise et
l'entreprise comme une famille »49; il s'agit d'instaurer un esprit communautaire au
service d'une innovation économique et sociale.
Le profit n'est qu'un moyen qu'il faut savoir réinvestir selon la bonne méthode calviniste.
Tout a été fait pour pérenniser l'entreprise grâce à une fondation. Le concept (type de
produits, vente, organisation du travail...) prime car il a été validé et a survécu à de
nombreux obstacles. Cette entreprise a une réputation d'entreprise citoyenne au plein sens
49
Bertil Torekul "Un design, un destin"
60
du terme : en interne (égalitaire) et en externe (soutient des causes, l'emploi,
l'environnement, chartes avec les sous-traitants...). Chacun est invité à relever des défis
pour réaliser un rêve et faire rêver la clientèle. « J’aime les gens qui prennent les choses
à cœur et qui sont capables de travailler main dans la main pour le bien de tous »
souligne l'auteur d'un testament du négociant en meubles qui tient l'humilité pour valeur
principale.
En Suède, dans l'entreprise, chacun est censé s'épanouir, participer, communiquer dans la
plus grande transparence avec une hiérarchie plus soucieuse d'efficacité et de simplicité
que de construire des territoires. Autant de convictions qui façonnent un univers de
travail au point de lui donner un aspect « sectaire ». « Le poids de la référence à ce qui
est partagé par le groupe conduit beaucoup plus en Suède qu'en France à exclure celui
qui diverge(...) En France, chacun est libre d'avoir son opinion qu'elle soit ou non
conforme à l'opinion officielle » soulignait Philippe d'Iribarne dans une approche
comparative des modèles français et suédois50. Ce qui explique la place que tient le
groupe dans la société suédoise, groupe dont l'individu est partie prenante. Se soumettre à
la communauté après avoir débattu et participé à l'élaboration de la vie collective est une
façon d'exercer sa liberté. Au sein d'IKEA, la démocratisation du processus de décision
est lourde : il faut organiser des réunions, demander son avis à chacun d'où les irritations
de managers locaux (USA...) peu au fait de la culture suédoise!
La gestion des ressources humaines chez IKEA consiste à donner des responsabilités aux
collaborateurs et à leur permettre d'évoluer dans le cadre d'une grille de salaires assez
uniforme (égalité) et par conséquent peu motivante. Mais, c'est le plaisir éprouvé dans
son travail et ses réussites qui sont ici valorisés où chacun peut expérimenter en sachant
qu'il a le droit à l'erreur! Les salariés reconnaissent trouver dans leur entreprise un
environnement protecteur et sécurisant. « J'adhère tout à fait à ces nouveaux modes de
management car d'après mes anciennes expériences, je peux vous dire qu'IKEA est de
loin le meilleur dans ce domaine. Il m'apporte non seulement une expérience mais
également bien-être et confort dans mon travail » déclare une employée (plus de 60% du
50
Culture et mondialisation
61
personnel se déclare satisfait de l'ambiance et de la qualité de travail). L'efficience
globale de l'entreprise est vécue comme valorisante par le salarié et le management
participatif aller de soi.
Il en découle l'idée qu'un groupe d'individus gouvernés par un ensemble de principes et
de règles communes représente une force et un potentiel, il est donc important, dans cet
esprit, pour une organisation d'instaurer une culture unique. Anders Dahlvig, actuel
président d'IKEA, déclarait à ce sujet : « que notre culture demeure forte sera notre
meilleure forme de management. Elle nous inspirera, guidera nos pratiques et nous
aidera à agir et à prendre les bonnes décisions au quotidien ». Véritable parti pris d'une
entreprise qui exporte son modèle en l'adaptant au local juste ce qu'il faut mais sans
déroger au concept de base. Véritable pilotage par les valeurs et la culture!
Baignons-nous ici dans les illusions du management pour reprendre l'expression de J.P.
Le Goff où de surcroît, l'éthique peut être lue comme un véritable outil de management
(chartes, responsabilité sociale...)? Convictions ou escroquerie morale? Mélange des
genres ou utopie naïve? Il est difficile de s'ériger en juge d'un modèle qui marche et peutêtre fait illusion. Il est incontestable que l'entreprise veut devenir « la référence d'une
nouvelle morale de la vie »51, il est vrai aussi que le personnel semble adhérer aux valeurs
et à la dynamique du système, du moins dans un premier temps.
En tous cas cela peut expliquer la faiblesse de la culture syndicale. Selon un syndicaliste
CFDT « IKEA est une bonne boite mais on ne peut pas dire ce que l'on pense, cela
représente un danger en terme d'évaluation et d'évolution. Je n'ai pas eu d'augmentation
de salaire pendant 10 ans, j'ai obtenu par décision prud'homale le statut d'agent de
maîtrise » et de proposer « Il faut clarifier les choses, chasser le flou. Rétablir une réelle
politique de ressources humaines (RH) avec des accords qui ne soient pas interprétables.
Exemple : autonomie, responsabilité, faire grandir les gens... arrêtons de se mentir, il
faut formaliser et dire les choses. Ikea ce n'est pas Alice au pays des merveilles ».
51
J.P. Le Goff , Le mythe de l'entreprise,
62
Ce délégué reconnaissait aussi que la force de la culture d'IKEA c'est « sa grande faculté
d'adaptation, elle est toujours en mouvance et trouve toujours des solutions aux
problèmes ».
Ce regard met l'accent sur les limites du système à savoir son côté englobant, totalisant,
que l'expression d'Yvon Pesqueux de « clôture idéologique » met bien en évidence. Sur
ce plan le système IKEA manque de modestie, peine à reconnaître le pouvoir rebelle et
ignore que la régulation ne peut pas être que d'essence patronale et qu'il est important de
légitimer la régulation autonome et pas seulement « d'instrumenter » les individus.
Conclusion
Quelles leçons tirer du regard macro-économique d'un côté et des expériences citées par
ailleurs?
D'abord sur le plan de la globalisation celle-ci doit être considérée comme une réalité
dans laquelle nous évoluons. Cette réalité est ambivalente : croissance/inégalités;
diversité/uniformisation ; fusions, accords dans tous les domaines mais aussi une
concurrence déchaînée, et une croissance des échanges telle que la machine s'accélère et
par période s'emballe. Cette réalité peut s'avérer ainsi menaçante ...Tout cela crée de
l'insécurité mais aussi des richesses et une vision du monde rapprochée. « Le monde est
un village »(Mac Luhan) n'est plus un slogan mais une réalité en particulier dans
l'information et communication qui s'étend à tous les domaines.
Cette intense activité ne peut se faire dans un cadre anarchique et être soumise à la seule
dictature du présent. Maîtriser la mondialisation semble par conséquent un impératif et
cela suppose de développer des régulations seules capables d'organiser le monde. Le
désordre est créateur mais de quoi sera fait l'avenir? Il s'agit bien de promouvoir une
éthique de la responsabilité à long terme52. Et si on peut parler d'éthique des affaires cela
suppose d'obéir à des règles, de pratiquer le respect de l'autre , savoir subordonner les
affaires à l'art de la réussite à long terme sans mépriser les partenaires et de pratiquer une
communication transparente. L'éthique des affaires ne peut se soustraire à la recherche de
52
Dans le sens plus large où l'entend Hans Jonas dans Le Principe Responsabilité, "agis de façon que les
effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre".
La dimension du futur et de l'homme dans une humanité globale est ici la référence pour toute action.
63
l'intérêt général d'où l'exigence d'une communication réciproque et d'une responsabilité
des dirigeants et de l'ensemble des acteurs. Les syndicats ne peuvent se désintéresser de
l'économique et les dirigeants du social53!
Au sein des entreprises que nous avons évoquées la responsabilité sociale semble une
logique « englobante » combinée à une intelligence du réel qui permet une alchimie
féconde. Cela suppose un discours mais un discours construit qui accorde une importance
à la délibération, à la discussion. Croire que cette phase de délibération est vaine serait
une erreur car on retomberait dans les réponses toutes faites. C'est au contraire un
moment central car capable d'orienter l'activité immédiate conformément à une certaine
ligne de conduite qui dépasse les circonstances particulières ou les intérêts immédiats.
« Apprendre à étudier par nos propres moyens souvent par essai et erreur, par bricolage
et dans la controverse, les situations professionnelles dans lesquelles nous sommes
impliqués » est une ligne de conduite simple et originale préconisée par M. Villette dans
son livre « Le manager jetable ».
Cette réflexion critique54, loin des poncifs de la gestion kit, donne aux managers un
éclairage et une méthode pour aborder et gérer le quotidien de l'entreprise et son devenir.
Nous avons besoin d'un changement de représentations, de regard plus que des outils
sophistiqués pour répondre aux enjeux du moment.
La réflexion éthique dans la mesure où elle conserve sa fraîcheur de questionnement
participe à comprendre les nouvelles relations qui se tissent ente l'individu et l'entreprise
et tente de clarifier à partir de quelles logiques, de quelles valeurs se construisent de
nouvelles identités au travail. C'est parce que l'éthique demeure une heuristique qu'elle
53
Dans Théorie de la justice, J. Rawls combat l'idée que l'homme est mû essentiellement par ses intérêts
personnels qu'il cherche à maximiser (utilitatisme) et dans sa formulation d'un nouveau contrat social, il
vise à la recherche d'un avantage mutuel des partenaires. Sa théorie repose notamment sur le principe que
les inégalités sociales et économiques sont acceptables, supportables à condition qu'elles engendrent, en
compensation , des avantages pour chacun et notamment les moins favorisés. A cette condition, une justice
sociale est possible dans une économie capitaliste libérale. Les systèmes nordiques incarnent le mieux cette
façon de voir. Cela suppose un minimum de respect de l'autre et la capacité de négocier et pas seulement de
dominer...
54
qui remet en lumière les vertus de la "phronésis" d'Aristote qui insiste sur la fonction du débat dans
l'élaboration de la décision.
64
nous aidera à poser des questions pertinentes sur la qualité du lien social et de son
évolution. Vouloir à tout prix « l'instrumentaliser » relève de l'artifice!
65
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Film:
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