Est-ce bien raisonnable?

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Est-ce bien raisonnable?
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Investir
Michel
Reymondin
Expert en œuvres d’art
@ [email protected]
A l’entame de la deuxième décennie
du XXIe siècle, l’interrogation
provocante consistant à savoir si
l’on doit encore investir dans l’art
est loin d’être anodine! De 1986 à
2001, les œuvres d’art sont passées
d’un marché délectable à un
outil d’investissement. De 2002 à
aujourd’hui, le secteur est appréhendé
comme un produit spéculatif. Or, toute
économie entrant dans la logique
d’un système pyramidal incontrôlable
est vouée à l’échec. Une fois son pic
de valeur atteint, la finalité de cette
évolution l’entraîne vers l’implosion
de sa bulle financière. L’écroulement
des prix devient inéluctable avec les
conséquences fâcheuses que l’on
connaît.
L’époque est idéale pour prendre le
recul nécessaire à l’appréciation des
vraies valeurs quand on constate que
l’œuvre d’art est devenue l’otage de
la spéculation. Elle est davantage un
«jouet marketing» qu’un témoin de
la quintessence des actions humaines
liées à l’expression de la civilisation.
La gourmandise des sociétés
d’enchères, passées de
400 à 3800 unités de par le monde en
moins d’une génération, les oblige
à trouver de la «marchandise» pour
alimenter leurs ventes. Les classiques
n’étant plus là pour renouveler les
stocks, elles se sont tournées vers
les contemporains jouant le rôle
Sur le web Artnet. com
Auction.fr
Artvalue.com
ART
Est-ce bien raisonnable?
«d’articles alimentaires» pour remplir
les catalogues, poussés par des
soucis de rendement au détriment
des fondamentaux de la créativité.
Les abus gangrénant ce secteur
sont apparus au cours de la dernière
décennie à l’instar des propositions
de plus en plus fréquentes des mêmes
peintures classiques circulant d’une
maison à l’autre jusqu’à cinq fois
l’an, de la multiplication des records
spectaculaires pour des chefs-d’œuvre
agissant comme moteurs d’une
publicité tapageuse, des paiements
faisant de plus en plus défaut,
des découvertes miraculeuses de
nouveaux talents contemporains
projetés sur le devant
de la scène en
moins de
cinq ans
Ilia tchachnik,
composition circa
1920-1921, huile et tempera
sur bois, diamètre 59 cm
à coups de prix vertigineux ou encore
du financement en amont par des tiers
sur des œuvres que l’on veut passer
aux enchères. Autant d’indications
montrant toute la fragilité du
secteur que le monde virtuel rejoint
dorénavant.
Face à ces paramètres, l’essentiel pour
est de réfléchir au rôle fondamental
d’une œuvre d’art pour l’apprécier à
sa juste valeur. La considérer comme
un témoignage capital du patrimoine
et l’aimer pour son utilité, soit celle
de faire comprendre toute la beauté
que l’homme est capable de réunir
en un seul objet pour porter haut
son action, mais aussi saisir le
message spirituel que
les ancêtres ont
transmis
depuis des générations. Revenir aux
fondamentaux est essentiel. Et faut-il
rappeler que la plus belle œuvre que
l’on souhaite acquérir n’a en réalité
aucun prix? C’est notre propre
perception qui en donne sa substance.
Une chose est néanmoins rassurante:
la course en avant des vedettes du
marché camoufle quantité de peintres
à la valeur artistique indéniable.
Moins médiatisés pour des raisons
commerciales, ils ont subi une décote
anormale pour n’avoir pas été pris
dans une logique économique. Les
écoles de Barbizon ou arcadienne,
par exemple, ou tous les mouvements
évoluant du XVIIe au milieu du
XXe siècle regorgent de talents qui
ont permis aux maîtres de briller.
Il faut donc apprendre à sortir des
informations ciblées par les ténors du
marché au travers de sites, médias
et graphiques savamment orchestrés,
et faire confiance à son propre
jugement. Réapprendre à aimer une
œuvre en sachant ouvrir son cœur
sans penser à la valeur monétaire
qu’elle représente. Le véritable
patrimoine est celui qui réussit
à nous toucher et correspond à
notre sensibilité. En parvenant à
nous dépolluer des informations
orientées, nous pouvons commencer
véritablement la chasse au trésor.
Deux conseils, toutefois: laissez-vous
guider par votre intuition et n’hésitez
pas à acheter à contre-courant. Vous
serez alors surpris de ressentir une
véritable jouissance face à l’objet
d’art de vos désirs, qui va pouvoir
retrouver toute l’harmonie de son
environnement!
Comme tous les mouvements innovants, l’avant-garde russe possède une valeur
ajoutée extraordinaire. Cette œuvre fait partie du mouvement «suprématiste» lancé
par k. malevitch, réalisée en 1920-1921 par Ilia tchachnik (1902-1929).
BANQUE&FINANCE N°107 JANvIEr/FEvrIEr 2011
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