Quand la mobilité bouleverse la vie des cadres
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Quand la mobilité bouleverse la vie des cadres
EN COUVERTURE Un couple deux carrières Quand la mobilité bouleverse la vie des cadres On les appelle les « couples TGV », les « intermittents du foyer » ou les célibataires géographiques. Vivant dans des villes ou des pays différents, ils sont de plus en plus nombreux à être séparés par le travail. n’avions qu’un week-end pour poser nos cartons. Le du travail, notre génération était sommée d’être tou- lundi, je partais en tournée et lui en mission. Nous jours disponible. Comme si on nous prenait éternel- avons installé un matelas au milieu des cartons pour lement pour des petits jeunes. » dormir, rien déballé. Quand je suis revenue un mois après, rien n’avait changé. » Ils se sont aussi fixé des Flexibles à tout prix objectifs : « À partir du mois prochain, se voir deux Routiers, pêcheurs, commerciaux, couples de profs L’un vit à Copenhague, l’autre à Bruxelles. Ou sim- semaines par mois. » Ils ont la trentaine, ont multi- nommés dans des villes différentes... Les métiers plement à 100 km l’un de l’autre. À moitié consen- plié les entrechats : à leurs débuts, il y a quatre ans, le imposant une séparation conjugale ont pourtant tants, mais toujours un peu contraints, pris entre week-end où elle rentrait d’une formation d’un mois toujours existé. Il y a trente ans, la Sabena avait réglé la volonté d’épanouissement professionnel et l’en- à Paris, il partait à Barcelone pour une mission tout le problème en interdisant aux hôtesses de l’air de se vie de créer une famille. Des couples, mais séparés juste décrochée. « Il y a un an, j’ai trouvé une place à marier... Mais, aujourd’hui, l’assignation à être mo- géographiquement, à cause du travail. Et de plus Barcelone. Pas de chance, il est parti pour le Luxem- bile se généralise : la mobilité serait la condition sine en plus nombreux. Pas de statistique, mais déjà un bourg. » Il revient alors tous les week-ends pour la qua non d’une carrière réussie et les salariés sont de petit nom sur le phénomène : le split family. Pour voir. Mais, depuis six mois, c’est elle qui enchaîne les plus en plus nombreux à travailler à coup de « mis- une période souvent transitoire, ils décident de faire tournées. Et lui travaille désormais à Rome. « On se sions », d’une ville à l’autre, qu’ils soient consultants home séparé pour obéir à l’exigence de mobilité de donnait rendez-vous à Rome ou dans les villes que en informatique ou responsables de chantiers. « La leur entreprise, booster leur carrière ou trouver un je traversais. On essaie d’inventer notre manière à mobilité est toujours perçue comme un accéléra- premier emploi. nous d’être ensemble. C’est à peu près tout ce qu’on teur de carrière. Mais elle va aussi à l’encontre de la Elle est violoniste, il est consultant à la FAO, l’Or- peut faire. Un jour, on sera bien obligé de se poser. principale attente des cadres depuis les années 90 : ganisation des Nations unies pour l’alimentation Mais qui suivra l’autre ? » Elle a autour d’elle beau- la conciliation de leur vie privée et de leur vie pro- et l’agriculture. Ils ont dû inventer le couple flexi- coup de couples trentenaires qui n’en finissent plus fessionnelle », souligne Mateo Alaluf, professeur en ble : « Lors de notre dernier déménagement, nous de tenter de se rejoindre. « Comme si, pour le monde sociologie du travail à l’ULB. 5 Chacun chez soi 2,3 % des Européens expatriés Alors que la femme de marin attendait son mari sur Verstandig, dirigeant du cabinet Net Expat, spé- le quai et que l’épouse de l’expatrié suivait le chef de cialisé dans le coaching des salariés mobiles. « Ça famille, aujourd’hui, la grande majorité des femmes a vraiment démarré il y a quatre ou cinq ans. Les revendiquent, elles aussi, l’épanouissement profes- entreprises ont voulu compresser leurs coûts de sionnel, la carrière, voire... la mobilité. « Se pose alors fonctionnement et n’envoyer que leur salarié, sans un dilemme conjugal », note Isabelle, coach carrière sa famille, à l’étranger. Elles économisent sur le lo- de 32 ans. « Une concurrence entre deux carrières, gement, l’école des enfants... Le paradoxe, c’est que entre deux positions professionnelles, deux satis- les salariés eux-mêmes l’ont vu comme une bonne factions au travail. Ce qui oblige le couple à verba- solution : une manière de ne pas déstabiliser leur liser, lui qui repose par principe sur du non-dit et famille. » Selon Alain Verstandig, le split family a des implicites tenus pour acquis : comment va-t-on souvent des effets « désastreux. » « Des études inter- organiser la vie quotidienne ? L’éducation des en- nationales ont montré que le taux de démission ou fants ? » Chez les jeunes couples, sans enfant et du d’abandon lors d’une mission supérieure à six mois même niveau de diplôme, on parle plutôt en termes s’élève à plus de 60 %. On monte à 90 % d’échec pour de maximisation des chances. Le premier qui aura les femmes expatriées sans leur famille. » une opportunité partira, on se retrouvera, peut-être, plus tard. Pour les autres, le plus souvent, le couple Mobiles et éclatés tranche au profit de l’homme : la femme s’adapte. Depuis environ deux ans, Olivier passe cinq jours Parfois, même les couples plus âgés préfèrent se sé- dans un studio à Londres et prend l’avion en fin de parer, pour un temps, pour concilier leurs carrières. semaine pour retrouver les siens. « Dans ma carrière, « Le split family est une maladie typiquement euro- c’est un passage obligé, confie ce spécialiste finan- péenne, venue des pays nordiques », analyse Alain cier. Je vois moins mes enfants, mais je compense ... Seuls 2,3 % des Européens résident dans un pays de l’Union autre que leur pays d’origine. Le taux n’a pas changé en trente ans, à la différence du profil : peu qualifiés dans les années 70, ils sont aujourd’hui diplômés et ne bougent que pour quelques années. Les freins à la mobilité les plus souvent évoqués sont la famille, la langue et les problèmes juridiques et administratifs. Navetteurs Le développement des transports à grande vitesse a donné naissance aux « navetteurs. » Ils ont refusé la séparation familiale et enchaînent les trajets matins et soirs. En 1993, déjà, un tiers des navetteurs étaient des femmes (majoritairement employées ou professions intermédiaires). Mais selon les sociologues, l’égalité n’est pas assurée : si les navetteurs hommes s’impliquent peu dans la vie domestique, les navetteuses doivent, elles, assumer une « triple journée » En savoir plus ? references.be/expats scott areman Living Apart Together Les « LAT » sont des couples qui vivent séparément. Une catégorie qui regroupe les « intermittents du foyer », mais aussi les couples de jeunes travailleurs au budget trop serré pour louer un logement et condamnés à vivre chacun chez leurs parents, ou les quinquas divorcés qui, une fois les enfants élevés, préfèrent poursuivre leur vie amoureuse... chacun chez soi. EN COUVERTURE « La mobilité est toujours perçue comme un accélérateur de carrière. » Mateo Alaluf, professeur en sociologie à l’ULB. ... par plus d’attention quand je suis à la maison. » le manque d’équilibre entre sphère personnelle et disponibilité. « Il y a une désynchronisation Thomas, ingénieur IT de 36 ans, lui, navigue sphère professionnelle inhérent à ce mode de vie, complète des vies, c’est le syndrome de la frustra- entre Bruxelles et La Haye, où sa femme a trouvé le avouant même « une forme de frustration. » tion du samedi », confie Alain Verstandig. travail de ses rêves. Il passe trois jours par semaine Car les allers-retours du week-end fatiguent. « Au- Les coaches de Net Expat sont appelés en renfort avec les enfants, qui ont suivi leur mère. « Par cer- jourd’hui, mes collègues me disent que j’étais par les entreprises pour recoller les morceaux. tains côtés, nous ressemblons à une famille sépa- exécrable le lundi », admet Olivier. « Normal, « Dire à une personne paumée au fin fond de la rée », indique-t-il. « Financièrement, les charges je me levais à 4 heures pour prendre l’avion. » Pologne qu’il doit tenir encore six mois. Lui ap- sont doublées. Mais nous n’avions pas le choix, car Disponible, culpabilisé, le commuter travaille prendre quelques techniques : une minute avant je ne pouvais pas quitter mon emploi et nous ne plus. Quand il rentre chez lui, l’intermittent du de mettre la clé dans la porte, se dire qu’il est en- savions pas combien de temps sa mission allait du- couple ne demande qu’à s’affaler dans son ca- core pendant deux heures dans une phase d’écoute rer. » Une situation qu’il ne souhaite pas voir s’éter- napé, entouré du réconfort des siens... et c’est et de travail. » Qu’il ne peut pas encore s’affaler. niser. Car comme la majorité de ses pairs, il déplore là que son partenaire lui demande toute sa Rafal Naczyk• Le Belge un Européen sédentaire La flexibilité spatiale tend à s’ériger comme une exigence dans le monde du travail. On attend d’un employé motivé qu’il soit capable, et même qu’il ait envie, d’être spatialement mobile. Qu’en pensent les Belges ? Seuls 8 % des Belges ont vécu et travaillé dans un Contrairement au Flamand qui, selon Philippe Meys- autre pays. Alors qu’ils sont 12 % de Français, 16 % man, reste plus attaché à la prospérité économique de Hollandais et 24 % de Luxembourgeois à tra- de sa région. « Mais, si les Belges s’exportent peu, vailler hors de leurs frontières. D’après la nouvelle c’est parce qu’ils ont littéralement une brique dans étude, 17 % des Européens pensent qu’ils vont le le ventre. Les Belges préfèrent garder leurs attaches, faire à l’avenir. Parmi eux, 22 % de Hollandais, 25 % leurs réseaux et leur maison, car ils ne savent pas où Aujourd’hui, la mobilité, c’est easy ! Pour les loisirs de Français et 18 % des résidents belges. En cas de ils peuvent se retrouver dans quelques années », note et la culture, et par internet pour l’information et chômage, 23 % des Européens seraient alors prêts à le spécialiste. les échanges. Mais dès qu’elle engage à un dépla- changer de pays ou de région, pour 62 % aux Pays-Bas, En outre, la mobilité géographique professionnelle cement géographique pour le domaine profession- 66 % en France et 43 % en Belgique. est parfois vécue comme une « mutation économique » ou une « délocalisation », bien plus qu’une nel, elle devient plus difficile à vivre. Si les premiers freins sont essentiellement psychologiques et fami- Le Belge, un travailleur sédentaire ? promotion professionnelle. Dans ce cas, la mo- liaux, le schéma traditionnel d’emploi reste local. Et Aujourd’hui, la mobilité professionnelle en Belgique bilité est subie. Dans d’autres cas, elle peut être ce, partout en Europe. À l’heure actuelle, seuls 2,3 % est jugée nécessaire, mais s’applique peu. « Le princi- choisie. « Mais cela devient de plus en plus rare, le des Européens (11,3 millions) résident dans un pal obstacle à la mobilité n’est pas juridique ou admi- frein majeur étant l’emploi du conjoint », observe autre État membre que le leur. Selon un sondage Eu- nistratif, mais culturel : c’est le sentiment d’apparte- Philippe Meysman. Pourtant, les travailleurs belges robaromètre relatif à la mobilité géographique des nance et la difficulté liée à la langue », explique Philippe ont tout à gagner sur le marché de l’emploi européen. travailleurs, près d’un Européen sur cinq envisage Meysman, sélection « À l’étranger, le Belge est particulièrement appré- de travailler à l’étranger dans le futur, et un sur deux Belgique chez Hudson. La peur de l’inconnu, l’éloi- cié pour la qualité de son travail. Il s’adapte très pourrait l’envisager s’il venait à perdre son emploi. gnement de la famille et des amis, le changement de vite à la réalité du pays, et connaît mieux et plus Pourtant, si le droit de vivre et de travailler dans un cadre de vie sont les points de blocage les plus im- de langues que les autres Européens », souligne autre État membre est l’une des libertés fondamen- portants. Ainsi, selon le spécialiste d’Hudson, « un Philippe Meysman. Et de conclure : « Le Belge se mar- tales de l’Union européenne, les travailleurs belges jeune Wallon sera plus enclin à accepter un poste ketise peut-être moins, mais il se fait remarquer par la apparaissent parmi les moins mobiles de l’Union. dans le disposé à résorber ses carences linguistiques. » qualité de ses résultats. » RN• directeur recrutement et