Discours à la Nation

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Discours à la Nation
Dossier d’accompagnement du spectacle
DISCOURS A LA NATION
Texte et Mise en scène : Ascanio Celestini
Texte et mise en scène : Ascanio Celestini (à gauche sur la photo)
Interprétation : David Murgia (à droite sur la photo), Carmelo Prestigiacomo
Musique : Carmelo Prestigiacomo
Adaptation française : Patrick Bebi
Création Lumières : Danilo Facco
Scénographie : Chloé Kegelart
Régie son : Philippe Kariger
Une production du Festival de Liège en collaboration avec le Théâtre National/
Bruxelles
Avec le soutien de L’ANCRE/Charleroi dans le cadre de "Nouvelles Vagues".
Durée : 1h20
Dossier réalisé en avril 2012 par Cécile Michaux pour le Service éducatif du Théâtre National / Bruxelles. www.theatrenational.be
Ce dossier est réservé à une diffusion restreinte auprès des enseignants qui verront le spectacle et leurs étudiants. Pour le recevoir en
version PDF, contactez : [email protected]
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SOMMAIRE
Ière Partie : QUELQUES REPERES (AVANT SPECTACLE)
1 – Qui est Ascanio Celestini ?
Page 2
2 – le sujet du Discours
Page 3
3 – Le théâtre de narration
Page 5
4 – Du texte… au spectacle
Page 6
5 – David Murgia, comédien
Page 8
6 – Patrick Bebi, traducteur (et interprète)
Page 9
IIème Partie : ANNEXES
Extraits du texte (auteur : A. Celestini / adaptation en français P. Bebi)
Page 10
« C’est Jean-Louis Colinet qui m’a demandé de proposer une mise en
scène. Il y a eu, depuis quelques années, de nombreuses adaptations de
mes textes en français, en allemand, en roumain...
Mais Jean-Louis voulait voir comment moi, je mettrais en scène mes
propres textes sans les jouer. »
Ascanio Celestini
Ière Partie : QUELQUES REPERES (AVANT SPECTACLE)
1 – Qui est Ascanio Celestini ?
Ascanio Celestini naît à Rome en 1972 et grandit à la campagne entre une grand-mère qui lui raconte des
histoires de sorcières et une grand-tante qui éloigne les mauvais sorts. En 1990, il étudie la littérature et
l’anthropologie à l’Université puis aborde le théâtre par une voie parallèle. Il se familiarise avec la
commedia dell’arte et l’art du masque et développe une réelle fascination pour la tradition, la transmission
et l’oralité. Il anime des laboratoires de théâtre et enseigne les techniques du conte et de la construction de
masques aux acteurs professionnels.
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Il s’illustre par un travail d’écriture tout à fait personnel qui repose essentiellement sur des témoignages et
des rencontres avec des gens ordinaires. Ses thématiques sont variées mais toujours en étroite relation
avec son Italie natale ou avec l’environnement familial dans lequel il a grandi.
Metteur en scène et interprète de ses propres récits, il est révélé au public belge par le Festival de Liège
(notamment en 2003 dans Fabbrica, en 2005 interprétant Histoires d’un idiot de guerre, en 2007 avec
Pecora nera). En Italie, Ascanio Celestini a reçu en 2002 le Prix de la Critique et le Prix Ubu pour ses
recherches approfondies sur l’Histoire dans ses histoires, et en 2005 le Prix Ubu du « Meilleur nouveau
texte italien » pour Histoires d’un idiot de guerre. Ses textes sont publiés en italien et Fabbrica est édité en
français.
Depuis 2006, Celestini s’est tourné également vers d’autres médias. Pour le cinéma, il a participé au film
Mio fratello è figlio unico de Daniele Luchetti et a tourné en 2007 le documentaire Parole Sante qui traite
de la problématique des Call Center. Parole Sante est également le titre du disque où sont rassemblées les
chansons de ses spectacles. Sorti en 2007, ce disque a été primé à deux reprises. (…)
En janvier 2009, il a présenté à Paris cinq installations sur les déportés des camps nazis lors de la journée de
la mémoire tandis que son texte Radio Clandestina était lu au théâtre de l’Odéon.
Son roman, Lotta di Classe publié en avril 2009 clôture une part importante de son travail sur la précarité
des conditions de travail. Il y a quelques années, Pasolini annonçait une mutation anthropologique qui allait
s’abattre sur l’Italie. Celestini raconte comment cela est advenu. (Source : www. theatrecontemporain.net)
2 – Le sujet du Discours
HOMO HOMINI LUPUS EST
L’homme est un loup pour l’homme
Proverbe latin
Quand elle souhaite obtenir quelque chose de la classe dominée, le vote dans le cas des
démocraties, la classe dominante doit s’exposer, se rendre visible. C’est un risque pour elle
et cela la rend souvent grotesque. Je voulais explorer cette relation particulière entre
l’orateur et l’auditeur et, à travers celle-là, envisager en transparence l’idée de société ou de
nation en période de crise.
Ascanio Celestini
Après avoir donné de multiples fois la parole aux faibles et aux opprimés, Ascanio Celestini choisit ici
d’inverser la perspective : son Discours à la Nation « parle » en effet de la voix de ceux qui ont le pouvoir
et entendent bien le garder. Voilà qui pose un regard acide sur le « discours » (au sens large) de la classe
dominante, la logique qui le sous-tend et justifie un certain état du monde. Il donne cette fois la parole à
quelques apprentis-dictateurs, y compris réputés démocrates car pour lui la ligne de démarcation entre
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ces deux idéologies est poreuse sur un échiquier politique où les démocraties arment à gogo les régimes
totalitaires et tirent leur richesse -en pétrodollars- de l’exploitation des sous-sols de pays oppressés.
La fresque verbale insolente et jubilatoire qu’il compose fait entendre en alternance des récits
monologués et des discours (politiques) directs en bonne et due forme (où la Nation interpellée, c’est
nous, le public). Le tout est rythmé de brefs intermèdes dialogués en voix off entre une femme et le
concierge de son immeuble. Quand les tribuns successifs (tous interprétés par David Murgia) se confient,
racontent ou haranguent, ils disent des choses horribles en toute impudeur et déploient une violence qui
est le sujet du spectacle.
Toutes les « histoires » qui composent le spectacle ont été inventées par A. Celestini, acteur-auteur, en les
« jouant », en improvisant, en déployant sur un canevas et parfois jusqu’à l’absurde ou le grotesque des
« petits jeux » dont les mécanismes évolutifs sont aussi simples et vifs que ceux de la farce traditionnelle,
des métaphores directement inspirées des réalités de la société d’aujourd’hui. Il a ensuite endossé la
fonction de metteur en scène, laissant au comédien David Murgia la liberté de s’approprier en chair, en os
et en parole la matière du texte initial et apporter au fil des répétitions, comme dans un laboratoire de
recherche, sa couleur, ses mots et rythmes personnels. La complicité de Patrick Bebi, qui signe
l’adaptation en français du texte originel italien, achève de conférer à cette création une touche très
belge, avec climat pluvieux et gouvernement en cours de formation…
Dans un des textes, Ascanio Celestini rappelle un principe énoncé par Karl Marx : le pouvoir appartient à
ceux qui ont une conscience de classe ! Aujourd’hui, ajoute-t-il, cette conscience de classe n’est pas du
tout du côté du plus grand nombre, prolétaires, sous-prolétaires et classe moyenne, divisée, désengagée,
anesthésiée par des miettes de confort… Elle serait davantage du côté des classes nanties, du côté des
forts, de la classe politique elle-même fabriquant un discours nourri par ce sentiment d’appartenance à un
groupe, et qui ne cesse de justifier la « légitimité » de la position dominante.
Que veut provoquer Celestini quand il expose jusqu’à la farce l’indécence de ce discours des forts et fait
éclater au grand jour lâcheté, opportunisme et manipulation ? Nous pousser à la révolte ? Prôner
l’anarchie ? Pas vraiment ou pas directement en tous cas… Celestini estime en effet qu’il n’y a dans son
texte ni pessimisme, ni militantisme anarchiste, ni action violence, ni incitation à la violence, mais plutôt
des histoires racontées, réinventées à partir du réel, des métaphores (ex. : la pluie, mise en parallèle avec
la guerre économique, comme s’il s’agissait d’une fatalité, d’un phénomène naturel).
A nos oreilles de spectateurs, le Discours exprime pourtant une grande violence, celle qui est, comme le
dit Celestini, du côté du manche et dont ne sont pas exempts les discours que de très réels politiciens se
sentent autorisés à tenir et qui, eux aussi, ne sont qu’histoires, ne sont pas « vrais », fabriquent de la
fiction (on se souviendra au moins du « nettoyage au karcher de la racaille » prôné par un récent
président français…). Mais l’artiste, selon Celestini, n’a pas à raconter ce qu’il pense, ne devrait rien dire
avec colère, il doit juste écrire, divertir, inventer des histoires à partir de fragments de souvenirs ou de
témoignages, créer une bonne relation avec le public, du plaisir. Et tant mieux si, de surcroît, au bout du
compte, son travail compose un ensemble de regards sur une société, fait apparaître crument la violence
là où elle s’inscrit, quand la crise est là, quand des mécanismes collectifs à l’œuvre bloquent tout,
déresponsabilisent, autorisent indécence et cynisme. Tant mieux, dit Celestini, si cette expérience vécue
avec et par le public peut pousser à penser qu’il peut y avoir un autre point de vue, un peu comme un
massage dont l’expérience aurait modifié subtilement les perceptions. Et Celestini de se lancer dans l’éloge
de l’expérience et de la liberté sans intention pour décrire sa pratique...
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3 – Le théâtre de narration
Celestini est un des représentants du teatro di narrazione, forme particulière qui signe le renouveau du
théâtre politique en Italie dans les années 90. Porté par le corps et la voix d’un acteur-narrateur, la plupart
du temps seul en scène et dans un rapport direct, épique, avec le public, ce genre hybride, mêlant sacré et
profane, ancrage dans la mémoire collective et pure invention, tradition et hyper actualité socio-politique,
se constitue, comme son nom l’indique d’un patchwork de récits.
Cette façon de faire théâtre a les ambitions d’un geste civique, d’un engagement forcément politique (au
sens large) dans la reconstruction d’une mémoire collective souvent confisquée ou occultée par la culture
de la classe dominante. Cela se repère non seulement dans le choix des sujets développés et de ses sources
populaires (misère locale partagée, mémoire ouvrière et industrielle, savoirs et ressources ancestrales
oubliés, oppression concrète dénoncée, rétablissement de la vérité sur certains faits historiques ou
récents,…) mais aussi dans le côté alternatif de circuits de diffusion de ces spectacles (petites salles, lieux
parfois non théâtraux, publics populaires. Cette volonté de faire vivre une contre-culture est le fait d’une
génération d’artistes inquiète de l’absence de conscience politique, du silence d’une vaste classe laborieuse
qui semble avoir abdiqué et renoncé à lutter contre la logique économique libérale et consumériste.
Mélange de la fiction et du documentaire
Au mélange des sources, s’ajoute la délicate hybridation des genres puisque le théâtre de narration se doit
d’avoir à la fois la rigueur du genre documentaire quand elle cite le réel et la fantaisie de l’affabulation la
plus libre. Par exemple, pour composer le texte de Fabbrica (notamment interprété au Rideau de Bruxelles
par Angelo Bison), Ascanio Celestini avait collecté auprès d’anciens ouvriers sidérurgistes un grand nombre
de témoignages. Il a ensuite inséré cette matière authentique dans un cadre fictionnel : tout se racontait
dans les lettres quotidiennes qu’un personnage fictif, un jeune ouvrier, était supposé avoir écrit à sa mère.
Un précurseur célèbre : Dario Fo.
Théâtre politique inscrit dans les problématiques les plus contemporaines, le théâtre de narration a
pourtant de solides racines. Il hérite notamment des célèbres « seul en scène » de l’acteur et metteur en
scène Dario Fo dans les années 60 et 70, qui se revendiquait « jongleur du peuple », lui-même inspiré par
des fables populaires et représentations sacrées du moyen-âge. A l’image de ces jongleurs itinérants,
colportant des récits savoureux et moquant le pouvoir, Dario Fo racontait et jouait une multitude de petites
histoires parfois connues, au bon sens réjouissant, toujours réécrites avec beaucoup d’impertinence dans
une langue imagée, par moments dialectale, des récits qui mêlent Bon Dieu et vie concrète à l’usine, le
prosaïque d’une sensualité rivée aux nécessités du corps et la poésie imagée et percutante produite par le
bon sens et la simplicité. Notons quand même que le théâtre de narration se différencie de la pratique de
Dario Fo par sa sobriété et par un engagement très limité du corps de l’acteur. A l’époque, Fo était un
acrobate virtuose, avec une présence physique inspirée de la Commedia dell Arte. Aujourd’hui, le théâtre
de narration mise plutôt sur la retenue, la précision et l’efficacité de menus gestes très élaborés et
créateurs de tensions, dans un dispositif scénique réduit à l’essentiel.
Les modèles du genre qui font date dans l’histoire du théâtre de narration…
En 1991, Marco Baliani crée Kohlhaas, spectacle faisant quasiment office de manifeste du genre, dont le
dénuement et la force font sensation : l’acteur ne quitte pas sa chaise, raconte en s’appuyant uniquement
sur le regard et la voix, capable de créer des moments de véritable puissance épique, des évocations de
cavalcade par le seul battement d’un pied, une tension intense grâce à de menus mouvements du corps ou
de la physionomie.
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En 1994, Marco Paolini joue partout en Italie Il raconto del Vajont, long enchevêtrement de récits qui lui
permet de faire enfin la lumière sur une affaire désastreuse et bien réelle réputée classée au rang de
catastrophe naturelle… Il démontre comment l’effondrement – qui fit des milliers de morts- d’un pan de
montagne dans le lac du barrage du Vajont, en 1963, trouve en réalité son origine dans des aberrations
scientifiques et des compromissions politiques qui ont conduit, au nom du progrès et par appât du gain, à
la construction du barrage et à l’anéantissement de plusieurs villages.
Théâtre or not théâtre ?
Retour aux formes les plus natives du théâtre ou appauvrissement ? Epure ou théâtre vraiment trop
rudimentaire ? S’il est, dans la réalité de ses représentations, d’une grande puissance, le théâtre de
narration a ses détracteurs. Il est vrai que dans sa radicalité, il est à contretemps avec la primauté du
metteur en scène et la dimension hyper-visuelle des pratiques habituelles. Il faut toutefois reconnaître
qu’il rend à l’acteur sa place centrale dans le spectacle, exigeant de lui qu’il soit un virtuose de la double
dramaturgie (parfois, je m’implique en parlant en mon nom propre ET parfois j’incarne, fut-ce en les
esquissant, un ou plusieurs personnages de fiction). L’acteur est seul à porter un récit qui doit être
extrêmement bien construit, ménageant tension et suspens, montant ensemble de façon subtile éléments
du réel, commentaires, fragments autobiographiques et « histoires inventées » parfois imbriqués les uns
dans les autres de façon étonnante ou subversive et dans des langues variées, tout cela sans que lui
viennent en aide les artifices de la scène (décor, costumes, bande sonore, accessoires, lumières...).
Marco Baliani jouant Kohlhaas,
seul, assis sur une chaise
4 – Du texte… au spectacle
J’étais très curieux de voir comment une personne allait faire ce que moi je fais depuis
toutes ces années, à sa manière. On ne peut pas enseigner à l’acteur ! On peut juste lui
donner des éléments qui nourrissent sa façon toute personnelle de s’emparer des choses.
Je voulais travailler comme dans un laboratoire, une boutique avec atelier, une échoppe,
au sens médiéval.
Ascanio Celestini
Au moment de la mise en route du travail, Ascanio Celestini propose à David Murgia un texte encore
ouvert, mobile, une structure dynamique (alternance de récits et de discours directs, du « raconter » et du
« jouer »). Il a en réserve des récits, des fragments, susceptibles d’intéresser l’acteur et qui, dans un climat
de grande liberté, compléteront ou non la partition définitive qui sera au final très rigoureuse et précise.
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Un raconteur d'histoire comme Celestini, ça existe très peu chez nous. Cela demande de
trouver le bon ton pour toucher le spectateur, loin de la performance d'acteur. Le
spectacle doit beaucoup à l'honnêteté de notre rencontre. Au-delà de la barrière de la
langue, car mon italien est mauvais, nous nous sommes compris très simplement.
Ascanio a une énorme qualité d'écoute. Il n'est jamais venu avec des recettes toutes
faites. Il a travaillé en fonction de ma théâtralité, de ma sensibilité. Ce fut un travail très
riche pour le jeune acteur que je suis.
David Murgia
C’est donc la simplicité, le plaisir de jouer, l’énergie vitale qui passe, la qualité de présence qui ont guidé le
travail, notamment la restitution de petits gestes observés, qui sont devenus de véritables appuis de jeu
pour l’acteur. La présence à la fois discrète et active, théâtrale, sur le plateau, du guitariste Carmelo
Prestigiacomo crée une atmosphère musicale qu’il fait varier selon les tempéraments des personnages
interprétés par David. La dynamique entre les deux hommes confirme l’autodérision et la distance, cela
fonctionne comme un dialogue ou un commentaire, un partenariat ludique qui structure l’ensemble
comme un petit concert et offre à l’acteur un point d’appui.
Du côté du traitement visuel du plateau, la sobriété a toujours été le maître-mot pour Celestini. Dans un
précédent spectacle, Radio clandestina, racontant l’épisode du massacre des Fosses Ardéatines à Rome,
Ascanio Celestini avait par exemple composé divers moments de sa performance en se tenant simplement
debout dans l’obscurité du plateau nu, s’éclairant lui-même le visage de plusieurs façons, maniant une
ampoule rudimentaire suspendue à son câble. On retrouve le même dépouillement ici : un théâtre nu qui
évoque le tréteau des conteurs et poussé jusqu’à l’extrême, l’espace vide si fertile prôné par Peter Brook ,
un peu d’objets bruts –ici des cageots de bois- qui semblent trouvés là, rassemblés en direct (et
transformés à vue) par un conteur de passage sur une place publique pour les besoins de sa pratique
nomade, de la lumière chaude, directe et par petites touches, à l’échelle humaine, distillées au plus près de
l’acteur comme des loupiotes de forains qui ne cachent pas leur source (par contre, les projecteurs « de
théâtre », placés au cintre, sur perches ou en coulisses, se font discrets, bien qu’ils soient indispensables
pour que le visage du comédien passe la rampe). Le dispositif sonore privilégie le direct, guitare en life et
voix de l’acteur. Seuls de brefs dialogues en voix off dérogent au principe du direct et créent des ruptures.
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6 – David Murgia, comédien
A l’adolescence, rien ne nous semblait impossible. À 17 ans, j’avais déjà les
preuves que le monde tournait mal (rire). Je ne sais pas comment, mais
j’avais déjà une vague idée de ce qui ne tournait pas rond. Alors j’ai fait du
théâtre… Il s’agissait de changer le monde, de manière extrêmement naïve…
David Murgia
Né en 1988 à Verviers, David Murgia termine en
2008 sa formation à l’Ecole d’acteurs du
Conservatoire de Liège (ESACT). Acteur, il est
notamment mis en scène par son frère Fabrice
Murgia (Jeux de lois en 2007 et Le Chagrin des
ogres en 2009) ainsi que dans des spectacles de
Lars
Norén, Armel
Roussel, Jean
Lambert
ou Isabelle Gyselinx. Avec plusieurs amis soucieux
comme lui de se doter d’une parole d’acteur
engagée et d’une vraie force de création, il fonde
le Raoul collectif. En 2012, le collectif crée Le Signal
du promeneur qui est très remarqué par la critique
et suscite l’enthousiasme du public. A l’écran,
après ses débuts dans La Régate de Bernard
Bellefroid, Prix du public au FIFF en 2009, il est
acteur pour Stijn Coninx, Michaël Roskam, Frédéric Fonteyne ou Amélie Van Elmbt. En 2013, il a reçu le
Magritte du meilleur espoir masculin. Il sera également à l’affiche de deux longs métrages : Je suis
supporter du standard de et avec Riton Liebman et Je te survivrai de Sylvestre Sbylle.
ON L’A VU… AU THEATRE
Discours à la Nation (2013) - Ascanio Celestini et David Murgia
Le Signal du promeneur (2012) - Raoul collectif
Quai Ouest (2011) - Isabelle Gyselinx
Tête à claques (2010) - Jean Lambert
Le Chagrin des ogres (2009) - Fabrice Murgia
Si demain vous déplaît (2008) - Armel Roussel
A la mémoire d'Anna Politkovskaïa (2007) - Lars Norén
Jeux de lois (2007) - Fabrice Murgia et Francis D'Ostuni
…AU CINEMA
Je te survivrai (2012) - Sylvestre Sbylle
Je suis supporter du Standard (2012) - Riton Liebman
La tête la première (2011) - Amélie Van Elmbt
Couleur de peau: miel (2011) - Jung et Laurent Boileau
Tango Libre (2011) - Frédéric Fonteyne
Tête de Boeuf (2010) - Michaël Roskam
Soeur Sourire (2009) - Stijn Coninx
La régate (2009) - Bernard Bellefroid
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7 – Patrick Bebi, adaptateur (et traducteur - interprète)
Patrick Bebi signe l’adaptation française du Discours. Après une première étape de traduction, il a
davantage travaillé dans le sens d’une adaptation, prenant en compte la manière dont David Murgia, en
répétitions, s’est approprié le texte source italien.
Diplômé de l’Ecole d’acteurs du Conservatoire de Liège, né en 1966, Patrick Bebi est comédien, metteur en
scène, traducteur, scénographe, conseiller dramaturgique. Il enseigne l’art dramatique au Conservatoire de
Liège, anime des ateliers pour adultes et adolescents (notamment aux Ateliers d’Art Contemporain), pour
les détenus de l’établissement pénitentiaire de Lantin, pour l’institut hospitalier du Petit-Bourgogne, il
intervient auprès des compagnies dramatiques amateur, … Il a joué notamment dans Appunti per un film
sulla lotta di classe et Cecafumo , deux opus écrits et mis en scène par Ascanio Celestini, présentés au
Festival de Liège en 2005 et au Théâtre National en 2007. Il a joué dans Exercices de Démocratie, une
lecture-spectacle mise en espace par Françoise Bloch et présentée au Théâtre National en septembre 2006.
Il joue pour Joël Pommerat (La grande et fabuleuse histoire du commerce), pour le Groupov (Un uomo di
meno),… Comme assistant à la mise en scène, il était aux côtés de Lorent Wanson pour Faut pas payer de
Dario Fo, de Jean-Claude Berutti pour L’île aux esclaves de Marivaux.
Depuis une vingtaine d’années, il multiplie les expériences de mise en scène qui confirment son
engagement d’artiste, son intérêt passionné pour les ressorts profonds du travail d’acteur et une forte
conscience sociale et politique. On se souviendra de Grand’Peur et Misère du IIIème Reich de Bertolt
Brecht, Comment les trous viennent au fromage – Cabaret d’après Brecht/Tucholski), Les Olives noires –
Première pression à froid, un spectacle chanté, L’Opéra de Quat’sous de Bertolt Brecht, Genova 01 de
Fausto Paravidino,…
A plusieurs reprises ces dernières années, Patrick Bebi, parfait bilingue, a eu l’occasion de s’installer sur
scène aux côtés d’Ascanio Celestini pour offrir au public belge le spectacle d’une traduction vers le français
en temps réel, à la fois très modeste et très habitée, une performance qui dépasse largement la traduction
des mots : on croit assister à une sorte de dédoublement poétique et subtilement décalé de l’état d’esprit
et de la vivacité si particulière de Celestini. C’est dire si l’adaptation qu’il réalise ici pour le Discours respecte
l’esprit du texte italien et transpose, autant que possible, la musicalité de la langue italienne.
A gauche sur la photo, Patrick Bebi ; A droite, Ascanio Celestini
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IIème Partie : ANNEXES
Extraits choisis
Le Prologue
Bienvenue à tous. Bienvenue dans mon pays.
C’est un pays qui ne se fait pas aimer facilement.
Il pleut dans mon pays.
Il pleut dans le monde entier.
Dans certains pays, comme l’Italie ou l’Espagne, il pleut moins.
Dans certains pays, il pleut cycliquement de manière
dévastatrice.
Dans mon pays c’est une pluie continue.
Jamais dévastatrice, jamais insistante.
On pourrait dire que notre préoccupation principale est
« se protéger de la pluie ».
(Il se rappelle) Ah oui, et puis il y a la guerre.
Ca fait tellement longtemps
que maintenant nous sommes habitués et nous n’y prêtons plus attention.
Pas vrai ?
Mais en attendant il y a la guerre, même si la majorité des gens l’ont oublié.
Quelqu’un, là, est en train de combattre contre nous
et est sûr de gagner.
C’est plus facile de gagner une guerre si l’ennemi oublie qu’il est en train de la faire.
Pour vous faire comprendre la situation, je vais prendre un simple exemple.
Je vous donne un tas de semences, vous les semez,
le grain pousse, vous le récoltez, vous l’amenez au moulin pour le moudre,
vous pétrissez la farine, vous attendez qu’elle lève et puis vous cuisez un pain.
Combien de temps est passé entre la distribution des graines
et la cuisson du pain ?
Des mois !
Une grande entreprise cotée en bourse
qui achète et vend du pain dans tout le pays ne peut attendre autant.
Par une simple rumeur, un bruit de couloir
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elle peut faire faillite
et tout cela arrive en un instant.
Vous comprenez quelle guerre est en train de se dérouler ?
Ce sont les économistes qui nous l’ont expliquée.
Pour faire un pain il faut des mois,
alors qu’en peu d’heures de travail
la chaîne de montage désenfourne des dizaines de revolvers.
Donc, bientôt le prix du pain va grimper en flèche
et ils vont offrir les revolvers au marché.
Personne n’aura d’argent pour le pain
et tous s’armeront gratuitement pour prendre d’assaut les fours.
Avec cette tension, il est difficile de former un gouvernement.
Certains aspirants-tyrans lèvent la tête de temps à autre,
ils cherchent le consentement.
Mais lever la tête est dangereux.
Là nous sommes en train d’écouter et, à la fin du discours,
de quelque part, il y a toujours quelqu’un qui tire
et le dictateur aspirant meurt
dans une mare de sang.
Bien sûr que c’est un problème,
pas vrai ?
Mais la guerre est une condition à laquelle tu t’habitues.
Il suffit que tu gardes la tête basse.
A la pluie, pas.
A la pluie il n’y a pas de remède.
C’est difficile de prévoir comment cela finira.
C’est difficile de prévoir même si ça finira.
Assisterons-nous à un final épouvantable
ou à une épouvante sans fin ?
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Camarades (extrait)
(*) : Note préliminaire - Antonio Gramsci est un écrivain et théoricien politique italien. Membre fondateur du Parti
communiste italien qu’il dirigea un temps, il fut emprisonné tout au long du régime mussolinien. Carlo Giuliani est un
jeune militant altermondialiste tué par les forces de l’ordre italiennes durant les émeutes anti-G8 de Gênes en 2001)
(…)
Si le premier ministre avait été Antonio Gramsci (*),
il aurait fait une toute autre équipe gouvernementale.
Il aurait appelé un travailleur précaire
et il l’aurait nommé ministre du travail.
Gramsci aurait fait comme ça !
Gramsci aurait pris un poète et l’aurait choisi comme ministre de la culture
pas un baron universitaire mais un poète !
Gramsci aurait fait comme ça !
Il aurait appelé un paysan qui dépense sept centimes pour produire un kilo de carottes
quand le grossiste lui paye la moitié et le revend à un prix trente fois supérieur.
Gramsci aurait appelé ce paysan humilié
et lui aurait demandé d’être ministre de l’agriculture.
Vous imaginez ce paysan à la place d’un fonctionnaire ministériel ?
Gramsci aurait fait comme ça !
Essayez de penser à un pacifiste,
un cardiochirurgien qui, au lieu de gagner des millions dans des cliniques suisses,
s’en va en Afrique pour opérer des enfants.
Pensez si ce pacifiste devenait ministre de la défense.
Pas un général de l’armée comme dans certains pays mais un pacifiste.
Un général de l’armée ministre de la défense c’est comme un pyromane commandant des pompiers.
Gramsci aurait appelé la mère de Carlo Giuliani (*)
ou quelqu’un qui a vu son fils ou son frère quitter la maison
et y revenir mort parce qu’il a rencontré les forces de l’ordre.
Gramsci aurait demandé à la mère de Carlo Giuliani d’être ministre de la justice.
Une qui croit en la justice parce qu’elle a connu l’injustice.
Gramsci aurait fait comme ça !
Pensez à un immigré
pris à coup de machette au Rwanda,
déporté au Congo,
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emprisonné en Lybie.
Un qui est arrivé en Sicile sur un rafiot
et qui a fait aussi dix-huit mois d’enfermement en centre fermé.
Pensez s’il devenait ministre des affaires étrangères
et s’il allait parler au nom de notre pays au Nations Unies
à la place d’un aristocratique ambassadeur.
Gramsci aurait fait comme ça !
Je pense que même si une infirmière devenait ministre de la santé,
ce pays serait meilleur.
Mais au gouvernement c’est nous qui y sommes
et vous, vous n’êtes pas seulement dociles à notre égard,
en même temps, vous semblez heureux.
Vous nous estimez et vous nous enviez au lieu de nous haïr et nous contrer.
Camarades,
Il y a quelques années commencèrent à arriver dans ce pays de nombreux étrangers.
J’avais pensé que vous vous seriez unis et qu’ensemble vous vous seriez armés contre nous.
Au lieu de ça, vous, classe subalterne, vous avez été les premiers à vous ruer contre eux.
Vous avez été jusqu’à nous demander un coup de main pour les combattre.
Je pensais que le prolétariat se serait uni au sous-prolétariat pour frapper la bourgeoisie.
Et au lieu de ça, les prolétaires se sont embourgeoisés et nous ont demandé de l’aide pour combattre les sousprolétaires.
Quelle déception !
Mais nous ne vous laisserons pas seuls avec votre ignorance
et votre absurde haine de classe au regard des plus faibles.
Nous vous aiderons à combattre ces miséreux
avec les instruments que nous avons utilisés contre vous.
Arrêtez de brûler leurs baraques et de les ratonner dans la rue.
Vous n’obtiendrez rien de cette manière.
Vous devriez leur offrir un téléphone portable ou même deux,
donnez-leur un lave-vaisselle et puis une télévision et peut-être même internet.
Donnez-leur la possibilité de faire un ou deux prêts
et de s’acheter par mensualités une petite maison et une voiture.
Vous les vaincrez par l’illusion.
(…)
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Allo concierge 5
- Allo concierge ?
- Allo, c’est le concierge.
- Je vous prie à genoux d’enlever cette chose devant la porte.
- Au téléphone je ne peux pas vous voir. Je ne peux pas savoir si vous êtes vraiment à genoux.
- Mais je vous le jure, je suis sincère !
- La sincérité, je ne pourrais même pas la voir si j’étais face à vous.
- Je vous en prie, enlevez cette chose qui est devant la porte. Je vous en prie, enlevez cette chose qui est devant la porte.
Je vous en prie, enlevez cette chose qui est devant la porte.
- Mais vous savez ce que c’est cette chose devant la porte ?
- C’est un cadavre !
-Justement, je suis concierge. Les cadavres ne sont pas dans mes compétences. Appelez la police, la commune, l’état, le
pape, votre dieu.
- Personne ne me répond.
- Même pas dieu ? Moi, je vous ai répondu. J’ai une longueur d’avance sur la police, la commune, l’état, le pape et même
sur votre dieu et pourtant je ne suis que le concierge. Vous pourriez me remercier !
- Mais quand on tirait sur quelqu’un et qu’un mort salissait la porte de sang, l’ancien concierge allait nettoyer. L’ancien
concierge sortait et déplaçait les cadavres. Il nous rendait la vie normale. L’ancien concierge serait sorti pour déplacer le
cadavre.
- En effet, il l’a fait. Le cadavre devant la porte est celui de l’ancien concierge. Excusez-moi. Je ne suis que concierge. Je n’ai
même pas de parapluie. Et dehors il pleut, il pleut, il pleut, il pleut.
tu tu tu tu
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L’homme avec le parapluie
Je suis un homme avec un parapluie.
Devant moi, il y a un homme sans parapluie.
Et il pleut.
Mais pourquoi pleut-il toujours ?
Pourquoi la pluie ne s’arrête-t-elle pas ?
Pour moi, ce n’est pas un problème : j’ai un parapluie,
mais lui pas. Lui, il est sans parapluie.
Je pourrais donner mon parapluie à cet homme sans parapluie.
Mais, dans une vision générale des choses, ça ne changerait rien.
Nous serions quand même un homme avec parapluie et un homme sans.
Avec comme différence que ce serait moi celui qui se mouille.
Le fait que ce soit moi qui ai le parapluie
ne signifie pas que je sois un violent.
« C’est pas de ma faute s’il pleut, cher monsieur ».
Moi je m’abrite parce que j’ai un parapluie.
Mon père aussi en avait un
et mon grand-père aussi.
Nous sommes des hommes à parapluies depuis plusieurs générations.
A part la question de la pluie,
il y a aussi un lien affectif avec le parapluie.
Il est probable que l’homme sans parapluie
soit le fils d’un homme sans parapluie.
Je pense qu’ils sont sans parapluie depuis plusieurs générations.
Si les choses sont ainsi depuis plusieurs générations,
pourquoi est-ce ça devrait être à moi de les changer ?
Et je répète, dans une vision globale des choses ça ne changerait rien.
Je peux être solidaire avec lui.
Je peux lui faire un don d’un euro par sms.
Je l’ai fait pour les enfants africains
et même pour les victimes du tsunami,
je le fais pour les aveugles et les trisos,
pour le cancer et la dystrophie musculaire.
« Je peux le faire pour vous aussi, cher monsieur ».
Dans un certain sens je suis de son côté.
Je suis embarrassé par ma condition de privilégié
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et j’ai de la compassion pour sa condition de défavorisé
mais je ne suis pas responsable de la pluie.
Moi j’ai juste un parapluie.
Dans un certain sens je me sens politiquement solidaire.
S’il y avait une pétition
ou une manifestation à faire
je serais en première ligne.
Je suis de son côté,
mais me priver de mon parapluie renverserait la situation sans la résoudre.
A quoi cela servirait de le couvrir pour me découvrir ?
Le monde ne change pas, seule ta place dans le monde change.
Maintenant, l’homme sans parapluie vient vers moi.
Je ne suis pas naïf,
je sais qu’il veut mon parapluie.
Ma compréhension ne lui suffit pas.
La compassion ne le protège pas de la pluie.
Evidemment il veut tout :
amour et parapluie.
Je me défendrai.
Il ferait la même chose, j’en ai les preuves :
pourquoi devrais-je lui donner mon parapluie ?
S’il était à ma place, il me donnerait le sien ?
Bien sûr que non ! Personne n’aime rester sans parapluie sous la pluie.
Il est évident que s’il en possédait un,
il le garderait jalousement
et le défendrait comme je suis en train de défendre le mien.
« Je ne suis pas un inconditionnel du conflit. Je suis un pacifiste, vous avez de la chance, cher monsieur,
je vous permets d’être en dessous ».
Pas sous le parapluie
mais sous mes pieds.
Et quoi qu’il en soit, là-dessous, vous avez incontestablement, un abri.
Moi je suis celui avec le parapluie,
lui celui sans parapluie,
mais maintenant, grâce à moi, il se protège de la pluie.
Je ne nie pas que ma condition soit meilleure que la sienne
mais lui ne peut nier que sa condition se soit améliorée.
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Par exemple,
je mange un morceau de pain,
des miettes tombent et lui, il lèche le sol.
Grâce à moi et à ma disponibilité, il se protège et se nourrit.
Objectivement c’est mieux de manger un morceau de pain que de lécher le sol,
mais si lui mangeait un morceau de pain,
les miettes ne tomberaient pas vers le haut
et moi, je n’aurais rien à lécher.
Bon sang,
lui peut profiter de mes miettes mais moi je ne peux pas profiter des siennes.
« La loi de la gravité est de ton côté ! ».
Je fume une cigarette,
je jette le mégot et lui tire un dernier coup dessus.
Objectivement, c’est mieux de fumer la cigarette que le mégot
mais moi je les paie les cigarettes,
alors que pour lui, les mégots sont gratuits.
En résumé,
lui, se protège, mange et fume
et en échange, il reste là en dessous à ne rien faire.
Vu qu’il est sous mes pieds, il pourrait me les masser.
C’est un petit geste.
Et vu que ça ne lui demande aucun effort
de lécher le sol pour ramasser les miettes,
il pourrait lécher un peu mes chaussures,
comme ça… pour les lustrer
vu qu’avec toute cette pluie elles sont en train de se salir de boue.
« Je voudrais juste te rappeler qu’avant tu étais sous la pluie ».
Je voudrais lui rappeler qu’il était l’homme sans parapluie
et que maintenant, grâce à moi, sa condition s’est améliorée.
Et cela ne veut pas dire qu’il peut se la couler douce.
Ce n’est pas amusant d’être en dessous,
mais c’est incontestablement mieux d’être sous les pieds que sous la pluie.
En effet, je pourrais affirmer que nous ne sommes plus
l’homme avec le parapluie et l’homme sans parapluie.
Maintenant nous sommes celui au-dessus et celui en-dessous.
Moi je suis celui au-dessus et je chie sur celui d’en-dessous.
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J’imagine qu’il n’est pas content
mais qu’est-ce que je peux y faire si j’ai besoin ?
Ca m’arrive toujours après avoir fumé.
Ca me stimule.
Et puis j’ai aussi mangé un morceau de pain
et ma mère dit que si ça rentre d’un côté ça doit sortir de l’autre.
C’est un fait naturel.
C’est comme la pluie.
On n’arrête pas la pluie.
C’est la loi de la gravité.
Les mégots et les miettes tombent
mais la merde aussi.
Dans la presse…
Imprévisibles, les fables de Celestini se déroulent dans la folie du monde, avec une pensée en mouvement
qui drôlement se partage. Imparable, Celestini peut évoquer le déterminisme social avec l’histoire d'un
homme qui possédait un parapluie (probablement depuis des générations) et un autre qui n’en possédait
pas (probablement depuis des générations). Tirant ouvertement sur nos sociétés démocratiques, avec ses
dominants/dominés, son Discours à la nation est un savoureux spectacle de… sociologie politique sortie des
sentiers battus, truffée d’anodines histoires, écrites comme une partition musicale, avec couplets et refrains.
(…) Une vraie prouesse d’acteur où Murgia s’approprie des notions casse-gueule qui passent la rampe de
l’époque. Faut voir ce jeune "patron-tribun" déterrer la lutte des classes, l’aliénation, le prolétariat, le sousprolétariat… s’en moquer devant le prolétaire embourgeoisé que nous sommes. Merci la social-démocratie…
Rassurez-vous : pas de théorie, que des histoires, celle du revolver, celle du concierge, celle du général à la
retraite, du pain et des miettes… La pilule est efficace.(…).
Nurten Aka, Le Vif, l’Express, le 23 janvier 2013
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