SUISSE Août 1291 Communautés d`Unterwald, Uri et Schwytz Le

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SUISSE Août 1291 Communautés d`Unterwald, Uri et Schwytz Le
Texte 54 :
SUISSE
Août 1291
Communautés d'Unterwald, Uri et Schwytz
Le pacte fédéral pour la défense des libertés
Pendant presqu'un quart de siècle, entre 1249 et 1273, les communes d'Uri, Unterwald et
Schwytz vécurent dans une quasi-indépendance. En 1273, Rodolphe III de Habsbourg, le
futur empereur Rodolphe Ier, acheta les droits seigneuriaux et rétablit l'autorité. C'est cette
reprise en mains des affaires, se heurtant à la liberté acquise pendant l'interrègne, qui
révolta la population. La révolte s'achemina vers le fameux serment du Grûtli et le pacte
du Ier août 1291, premier pas décisif vers l'indépendance politique de la future Suisse. "
Diverses clauses, de nature judiciaire, ont un caractère nettement conservateur, leur but
est de maintenir d'anciens usages, d'affirmer d'anciens privilèges (...). ( Mais ) on voit
apparaître une fronde sous cette apparente fidélité aux traditions. D'autres clauses,
enfin..., brisaient avec la coutume et avaient pour but de briser essentiellement les droits
féodaux... Sous une forme habile, c'étaient là, en réalité, des dispositions politiques et
révolutionnaires" (William Martin -1888-1934, Histoire de la Suisse, Lausanne, 1928, éd.
de 1980).
Au nom du Seigneur, Amen.
C'est accomplir une action honorable et profitable au bien public que de confirmer, selon
les formes consacrées, les mesures prises en vue de la sécurité et de la paix.
Que chacun sache donc que, considérant la malice des temps et pour être mieux à même
de défendre et maintenir dans leur intégrité leurs vies et leurs biens, les gens de la vallée
d'Uri, la landsgemeinde de la vallée de Schwytz et celle des gens de la vallée inférieure
d'Unterwald se sont engagés, sous serment pris en bonne foi, à se prêter les uns aux
autres n'importe quel secours, appui et assistance, de tout leur pouvoir et de tous leurs
efforts, sans ménager ni leurs vies ni leurs biens, dans leur vallée et au dehors, contre
celui et contre tous ceux qui, par n'importe quel acte hostile, attenteraient à leurs
personnes ou à leurs biens (ou à un seul d'entre eux), les attaqueraient ou leur
causeraient quelque dommage. Quoiqu'il arrive, chacune des communautés promet à
l'autre d'accourir à son secours en cas de nécessité, à ses propres frais, et de l'aider
autant qu'il le faudra pour résister à l'agression des méchants et imposer réparation du tort
commis.
C'est ce que, par le geste consacré, ils ont juré d'observer en toute loyauté, renouvelant
par le présent traité le texte de l'ancien pacte corroboré par un serment; sous réserve que
chacun , selon sa condition personnelle, reste soumis comme il convient, à son seigneur
et lui rende les prestations auxquelles il est tenu.
De même, après commune délibération, et d'un accord unanime, nous avons juré, statué
et décidé que nous n'accepterons et ne reconnaîtrons en aucun cas dans les dites
vallées, un juge qui aurait payé sa charge de quelque manière, soit en argent, soit à
quelque autre prix, ou qui ne serait pas de chez nous et membre de nos communautés. Si
d'autre part un conflit surgit entre quelques uns, les plus sages des confédérés doivent
intervenir en médiateurs pour apaiser le différend de la façon qui leur paraîtra efficace; et
les autres confédérés doivent se tourner contre la partie qui repousserait leur sentence.
Outre tout cela, ils ont établi un statut commun, stipulant que celui qui, criminellement et
sans provocation, commettra un meurtre, sera, si on a pu se saisir de lui, puni de mort
comme son crime infâme l'exige; à moins qu'il ne puisse prouver qu'il est innocent; et s'il
réussit à s'échapper, il lui est à jamais interdit de revenir au pays. Ceux qui accorderaient
abri ou protection au dit malfaiteur doivent être expulsés des vallées, aussi longtemps
qu'ils n'auront pas été rappelés par les confédérés.
Si quelqu'un, de jour ou dans le silence de la nuit, met criminellement le feu aux biens d'un
confédéré, on ne doit plus jamais le considérer comme le membre d'une de nos
communautés. Et celui qui, dans nos vallées, prendrait le parti du dit malfaiteur et le
protègerait devrait indemniser la victime.
De plus, si l'un des confédérés en dépouille un autre de ses biens ou lui cause n'importe
quel autre dommage, les biens du coupable que l'on pourra saisir dans les vallées doivent
être mis sous séquestre pour dédommager la victime conformément au droit.
En outre, nul n'a le droit de saisie envers un autre confédéré, à moins que celui-ci ne soit
notoirement son débiteur ou ne se soit porté caution envers lui ; et il ne doit le faire qu'en
vertu d'un prononcé spécial du juge.
Outre cela, chacun est tenu d'obéir à son juge et doit, s'il est besoin, indiquer de quel juge
il relève dans la vallée. Et si quelqu'un refuse de se soumettre au jugement rendu, et que
l'un des conférés subisse quelque dommage du fait de son obstination, tous les
confédérés sont tenus de contraindre à réparation le récalcitrant.
Et surgisse une querelle ou une discorde entre quelque confédérés, si l'une des parties se
refuse à tout arrangement par voie judiciaire ou par accommodement, les confédérés sont
tenus de prendre fait et cause pour l'autre partie.
Les décisions ci-dessus consignées, prises dans l'intérêt et au profit de tous, doivent, si
Dieu y consent, durer à perpétuité, en témoignage et confirmation de quoi le présent acte,
dressé à la requête des prénommés, a été muni des sceaux des trois communautés des
vallées susdites. Fait en l'an du Seigneur 1291 au début du mois d'août.
Source :
Extrait du Pacte fédéral: Peter Blickle, Friede und Verfassung, Voraussetzung und
Folgen der Eidgenossenschaft von 1291, dans: Innerschweiz und frühe
Eidgenossenschaft. Jubiläumsschrift 700 Jahre Eidgenossenschaft. 1. Band, Olten
1991, pp. 15-202.
Traduction :
Anonyme dans: Comité d’Organisation/Ville de Genève: Brochure de la Ville de
Genève lors de la fête nationale du 1er août 1996, p. 13.
Texte 55 :
SUISSE
1573
Théodore de Bèze
"De jure magistratruum" (1573)
Les limites fixées aux pouvoirs du souverain
Théodore de Bèze (Vézelay, France, 1519 - Genève, Suisse 1604), noble français de
famille catholique, se rallia à la Réforme en 1548 et décida alors de rejoindre Calvin à
Genève; à la mort de celui-ci en 1564, il lui succéda à la tête de l'Eglise réformée de
Genève. C'est donc en Suisse que Théodore de Bèze exerça l'essentiel de sa mission,
mais il suivit aussi très activement les conflits religieux qui opposaient en France
catholiques et protestants. En plus de sa célèbre traduction des Psaumes (où il poursuivit
l'oeuvre de Clément Marot) et de nombreux travaux théologiques, il s'engagea également
dans la réflexion politique et écrivit, entre autres, un "De jure magistratuum - Du droit des
magistrats" (1573). Il y présenta, face aux excès d'un souverain qui deviendrait un tyran,
le droit non pas du peuple ou de n'importe quelles personne privée, mais de certaines
personnes investies d'une autorité publique - les "magistrats inférieurs" - à se dresser
contre de tels excès. Par là, il participa au vaste mouvement qui conduisit la pensée
protestante à s'engager dans la voie qui devait mener à la reconnaissance de l'existence
des droits de l'homme.
Il faut entendre que tous ceux-ci (les magistrats inférieurs), encore qu'ils soient audessous de leur souverain (duquel ils reçoivent commandement, et lequel les installe et
les approuve), toutefois ne dépendent pas du souverain, mais de la souveraineté (...). Le
souverain même, avant qu'il soit mis en possession de son administration souveraine, jure
fidélité à la souveraineté sous les conditions apposées à son serment (...). Par cela il
appert qu'il y a une mutuelle obligation entre un roi et les officiers d'un royaume (...). Ces
conditions n'étant pas observées par ces officiers inférieurs, il appartient au souverain de
les démettre et de les punir de cause, selon les lois du royaume et non autrement, s'il ne
veut pas lui-même contrevenir au serment qu'il a fait d'exercer son état selon les lois.
Mais d'un autre côté, puisque les officiers du royaume ont reçu, de par la souveraineté,
l'observation et la maintenance des lois parmi ceux qui leur sont commis, ce à quoi ils sont
astreints par serment (duquel ne peut les absoudre la coupe de celui qui de roi est devenu
tyran et transgresse manifestement les conditions sous lesquelles il avait été reçu roi et
qu'il avait jurées), n'est-il pas raisonnable, pour tout droit divin et humain, que quelque
chose soit permis à de tels magistrats inférieurs pour le devoir de leur serment et la
conservation des lois, plus qu'à ceux qui sont simplement des personnes privées et sans
charges ?
Je dis donc que, s'ils sont réduits à telle nécessité, ils sont tenus (même par (la voie des)
armes si faire se peut) de pourvoir, contre une tyrannie toute manifeste, au salut de ceux
qu'ils ont en charge, jusqu'à ce que, par une délibération commune des Etats, ou de ceux
qui portent les lois du royaume ou de l'empire dont il s'agit, il puisse être pourvu au public
plus avant et ainsi qu'il convient. Et cela ne s'appelle point être séditieux ou déloyal envers
son souverain, mais plutôt être loyal et tenir son serment envers ceux qu'on a reçus en
son gouvernement, à l'encontre de celui qui a enfreint son serment et qui oppresse le
royaume dont il devait être le protecteur.
Car il est certain que c'est une parole très fausse (...) de dire que les souverains ne sont
astreints à nulles lois. (ainsi commence à poindre le concept de contrat).
Le souverain gouvernement est tellement entre les mains des rois, ou autres tels
souverains magistrats, que si, malgré cela, se détourant des bonnes lois et conditions
qu'ils ont jurées, ils se rendent tyrans tout manifestes et ne donnent lieu à meilleur conseil,
alors il est permis aux magistrats inférieurs de pourvoir à soi et à ceux qu'ils ont en
charge, résistant à ce tyran manifeste. Et quant aux Etats du pays ou autres à qui telle
autorité est donnée par les lois, ils peuvent et doivent s'opposer jusqu'à remettre ces
choses en leur état et punir même le tyran, si besoin est, selon ses démérites. Ce faisant,
loin s'en faut qu'ils doivent être tenus pour séditieux et rebelles; tout au contraire ils
s'acquittent du devoir et du serment qu'ils ont envers Dieu et envers leur patrie.
Je dis que l'équité même et ce droit de nature, duquel dépend l'entretien de toute la
société humaine, ne permettent que nous mettions en doute aucun de ces deux points, à
savoir qu'en toutes conventions qui se contractent par le seul consentement des parties,
ceux par lesquels l'obligation est contractée peuvent aussi la défaire quand il y a une
raison, et par conséquent que ceux-là ont puissance de déposer un roi, qui ont puissance
de le créer. Secondement, que s'il y a une juste occasion de dissoudre un contrat ou une
convention, et par laquelle une obligation s'annule d'elle-même, c'est quand les conditions
essentielles sont notoirement violées, au moyen desquelles et en vue du respect
desquelles l'obligation avait été contractée.
Source :
P. PLANTON. Voies et images de la Réforme au XVIème siècle.
Bibliothèque d'histoire du christianisme 9 Paris.
Desclées. 1986 p 138-139 (texte en français)
Texte 57 :
SUISSE
1777
Joseph-Ignaz ZIMMERMANN
Guillaume Tell et le refus de la tyrannie
Guillaume Tell et son histoire comptent parmi les mythes fondateurs de la nation suisse.
En mettant en jeu la vie de son fils par refus d'obéissance à un ordre tyrannique - le bailli
Gessler exige qu'on salue son chapeau et Guillaume Tell qui a refusé doit percer d'une
flèche une pomme posée sur la tête de son fils - celui-ci devient le héros et le chef de file
des mouvements d'indépendance. Commencée au XVème siècle, la tradition populaire
littéraire et iconographique en fit le héros national qu'il est encore aujourd'hui. A l'époque
des Lumières, le thème de Tell résistant à la tyrannie monarchique inspira plusieurs
auteurs, dont Friedrich Schiller qui écrivit en 1804 un "Wilhelm Tell".
Josph-Ignaz Zimmermann n'était pas un inconnu. Né le 15 octobre 1733 à Scheukon
(Suisse), il entra dans les ordres chez les Jésuites en 1755. A partir de 1766, il exerça la
fonction de professeur de rhétorique dans les collèges jésuites de plusieurs villes suisses
et allemandes. Il fut un professeur vénéré de ses élèves. Zimmermann est l'auteur de
plusieurs pièces de théâtre, écrites pour et jouées par les collégiens, dont son "Wilhelm
Tell. Ein Trauerspiel in 5 Aufzûgen". (Guillaume Tell. Tragédie en 5 actes), imprimé à Bâle
en 1777 (réimpression en 1779), joué au collège de Lucerne les 2, 3 et 5 septembre 1777.
Beaucoup de ses pièces tendent à inspirer à la jeunesse un sentiment patriotique.
WERNER. Le nombre de conjurés croît de jour en jour. Et aussi la colère, la fidélité et la
confiance enfantine en celui qui est notre libérateur.
ARNOLD. Quoi, le chapeau, cet ancien signe d'une belle liberté serait maintenant
transformé en monument d'une basse servitude ?
...
TELL (au bailli). Celui que tous craignent craint chacun. L'orgueil s'anéantit lui-même et
c'est contre lui que tous les traits sont tournés. Jamais je préférerai la servitude à mes
jours. Une vie sans liberté m'est à charge [...]. Tell a pris la défense des droits des
hommes en se dressant sans crainte contre les brigands effrénés; que cela soit mon
honneur, mon salaire.
GESSLER. La populace ne doit pas savoir qu'elle a une volonté, que la nature lui a donné
des droits, une dignité humaine; que l'Etat lui a donné la propriété. Ces connaissances
dangereuses doivent être totalement extirpées.
...
GESSLER (à Hedewig). La nature te pare de dons remarquables : ne les enfouis pas.
Place toi devant les autres et distingue-toi d'eux.
HEDEWIG (répondant au bailli). Notre pays ne connaît pas de distinctions, si ce n'est celle
qu'accorde la vertu à une femme.
WERNER (au bailli). Tu ne plieras pas notre courage avec des menaces. Il augmentera
par la résistance aussi longtemps que notre bonne conscience nous protège. Je parle en
homme libre [...] Même si j'avais le roi en face de moi [...] et toutes ces âmes nées libres
doivent te paraître odieuses.
...
TELL. Ce bonheur [d'avoir chassé le bailli], chers concitoyens, n'est que le premier pas.
Rappelez-vous que la liberté doit être consolidée.
Personnages cités dans l’extrait: Tell; Hedewig, sa femme; Werner et Arnold, les amis de
Tell; Gessler, le bailli tyrannique, nommé par les Habsbourg, seigneurs du pays:
Source :
Extrait en français, du “Guillaume Tell” de Joseph-Ignaz Zimmermann, 1777, dans:
Jeanne Hersch (dir.), Le droit d’être un homme. Anthologie mondiale de la liberté,
UNESCO, deuxième réimpression 1990, pp. 135-136.
Texte 57 :
SUISSE
1862
Henry DUNANT
A l'origine de la Croix-Rouge
C'est en «simple profane, civil, mais témoin épouvanté» (A.KRAFT, président du Souvenir
Henry Dunant, 1959) qu'Henry Dunant (Genève 1828- Herden, Canton d'Appenzell 1910)
assista le 24 juin 1859 à la bataille de Solférino où s'opposèrent les troupes autrichiennes
et les troupes piémontaises et françaises. Dans cette bataille difficilement gagnée par les
franco-piémontais, Henry Dunant découvrit avec horreur à la fois le nombre des victimes,
morts et blessés, et plus encore l'incapacité où se trouvèrent les responsables d'organiser
le retrait et le soin des blessés. Lui-même participa aux secours immédiats, mais surtout,
forma le projet à plus long terme de la création d'une association sanitaire internationale.
L'extrait ci-dessous est tiré «d'un souvenir de Solférino», petit livre qu'il écrivit en 1862 et
où il raconte les atrocités de la bataille et le projet qui en sortit. Ce livre, qui provoqua
beaucoup d'émotion, aida à la réussite de la Conférence de Genève de 1863 d'où naquit,
le 22 août 1864 la Convention sur les blessés de guerre.
Cette Convention fut révisée et remise au point en 1906. Henry Dunant reçut le prix Nobel
de la Paix en 1911.
Simple touriste, entièrement étranger à cette grande lutte, j'eus le rare privilège, par un
concours de circonstances particulières, de pouvoir assister aux scènes émouvantes que
je me suis décidé à retracer. Je ne raconte, dans ces pages, que mes impressions
personnelles : on ne doit donc y chercher ni détails spéciaux, ni des renseignements
stratégiques qui ont leur place dans d'autres ouvrages. Dans cette journée mémorable du
24 juin, plus de trois cents mille hommes se sont trouvés en présence; la ligne de bataille
avait cinq lieues d'étendue, et l'on s'est battu pendant plus de quinze heures.
[...]
Depuis Castiglione les blessés devaient être conduits dans les hôpitaux de Brescia, de
Crémone, de Bergame et de Milan, pour y recevoir enfin des soins réguliers ou y subir les
amputations nécessaires. Mais les Autrichiens ayant enlevé, à leur passage, presque tous
les chars du pays par leurs réquisitions forcées, et les moyens de transport de l'armée
française étant très insuffisants en proportion de la masse effrayante de blessés, on fut
obligé de les faire attendre deux ou trois jours, avant de pouvoir les entreposer à
Castiglione où l'encombrement devint indescriptible.
Cette ville se transforme tout entière, pour les Français et les Autrichiens, en un vaste
hôpital improvisé; déjà dans la journée du vendredi l'ambulance du grand quartier général
s'y était établie, des caissons de charpie y avaient été déballés, de même que des
appareils et des médicaments; les habitants ont donné tout ce dont ils pouvaient disposer
en couvertures, linge, paillasses et matelas. L'hôpital de Castiglione, l'église, le cloître et la
caserne San Luigi, l'église des Capucins, la caserne de la gendarmerie, ainsi que les
églises Maggiore, San Giuseppe, Santa Rosalia sont remplis de blessés qui y sont
entassés et couchés seulement sur de la paille; on met aussi de la paille dans les rues,
dans les cours, sur les places, où l'on a établi à la hâte ici des couverts en planches, là
tendu des toiles, pour préserver un peu du soleil les blessés qui arrivent de tous les côtés
à la fois. Les maisons particulières ne tardent pas à être elles-mêmes occupées; officiers
et soldats y sont reçus par les propriétaires les plus aisés qui s'empressent de leur
procurer tous les adoucissements qui sont en leur pouvoir; quelques uns d'entre eux
courent, tous effarés, par les rues, à la recherche d'un médecin pour leurs hôtes; d'autres
vont et viennent par la ville, d'un air désolé, en demandant avec instances qu'on enlève de
chez eux des cadavres dont ils ne savent comment se débarrasser. C'est à Castiglione
qu'ont été portés les généraux de Ladmirault, Dieu et Auger, les colonels Broutta,
Brincourt et d'autres officiers supérieurs auxquels des soins sont donnés par l'habile
docteur Bertherand, qui fait, depuis le vendredi matin, des amputations à San Luigi. Deux
autres chirurgiens-majors, les Docteurs Leuret et Haspel, deux médecins italiens, et aidesmajors Riolacci et Lobstein ont appliqué des appareils et fait des pansements pendant
deux jours, et ils continuent même leur pénible ministère pendant la nuit. Le général
d'artillerie Auger, transporté d'abord à la Casa Morino où se trouvait l'ambulance du
quartier général du corps du Maréchal Mac Mahon dont il faisait partie, a été ensuite
emmené à Castiglione : cet officier si éminent a eu l'épaule gauche fracassée par un
boulet de six, qui est resté enclavé, pendant vingt-quatre heures, dans la profondeur des
muscles de l'aisselle : il succomba le 29 aux suites de l'opération de la désarticulation du
bras, nécessitée pour l'extraction de ce boulet et à la gangrène qui avait envahi la plaie.
Pendant la journée du samedi, le nombre de convois de blessés devient si considérable
que l'administration, les habitants et le détachement de troupes laissées à Castiglione sont
absolument incapables de suffire à tant de misères. Alors commencent des scènes aussi
lamentables que celles de la veille, quoique d'un genre tout différent : il y a de l'eau et des
vivres, et pourtant les blessés meurent de faim et de soif, il y a de la charpie en
abondance, mais pas assez de mains pour l'appliquer sur les plaies; la plupart des
médecins de l'armée ont dû partir pour Cavriana, les infirmier font défaut et les bras
manquent dans ce moment si critique. Il faut donc, tant bien que mal, organiser un service
volontaire, mais c'est bien difficile au milieu d'un pareil désordre, qui se complique d'une
espèce de panique, laquelle vient s'emparer des habitants de Castiglione et a pour
résultats désastreux d'augmenter prodigieusement la confusion, et d'aggraver, par
l'émotion qu'elle leur donna, le misérable état des blessés.
[...]
Qu'était devenue cette ivresse profonde, intime, inexprimable qui électrisait ce valeureux
combattant, d'une manière si étrange et si mystérieuse, à l'ouverture de la campagne, et
lors de la journée de Solférino, dans les moments mêmes où il jouait sa vie, et où sa
bravoure avait en quelque sorte soif du sang de ses semblables qu'il courait répandre d'un
pied si léger?
Qu'étaient devenus, comme dans les premiers combats, ou lors de ces entrées
triomphantes dans les grandes cités de la Lombardie, cet amour de la gloire et cet
entraînement si communicatif, augmentés mille fois par les accents mélodieux et fiers des
musiques guerrières et par les sons belliqueux des fanfares retentissantes, et ardemment
aiguillonnés par le sifflement des balles, le frémissement des bombes et les
mugissements métalliques des fusées et des obus qui éclatent et qui se brisent, dans ces
heures où l'enthousiasme, la séduction du péril et une excitation violente et inconsciente
font perdre de vue la pensée du trépas ?
C'est dans ces nombreux hôpitaux de Lombardie que l'on pouvait voir et apprendre à quel
prix s'achète ce que les hommes appellent pompeusement la gloire, et combien cette
gloire se paie cher ! — La bataille de Solférino est la seule qui, au XIXème siècle, puisse
être mise en parallèle, pour l'étendue des pertes qu'elle entraîna, avec les batailles de
Borodino, de Leipsick et de Waterloo. En effet, comme résultat de la journée du 24 juin
1859, on comptait en tués ou blessés, dans les armées autrichiennes et franco-sardes, 3
feldmaréchaux, 9 généraux, 1566 officiers de tous grades, dont 630 autrichiens et 936
alliés, et environ 40 000 soldats ou sous-officiers. Deux mois après il fallait joindre à ces
chiffres pour les trois armées réunies, plus de 40000 fiévreux et morts de maladie, soit par
suite des fatigues excessives éprouvées le 24 juin et les jours qui précédèrent
immédiatement ou qui suivirent cette date, soit par l'influence pernicieuse du climat au
milieu de l'été et les chaleurs tropicales des plaines de la Lombardie, soit enfin par les
accidents provenant des imprudences que commettaient les soldats.— Abstraction faite
du point de vue militaire et glorieux, cette bataille de Solférino était donc, aux yeux de
toute personne neutre et impartiale, un désastre pour ainsi dire européen.
[...]
Mais pourquoi avoir raconté tant de scènes de douleur et de désolation, et avoir peut-être
fait éprouver des émotions pénibles? Pourquoi s'être étendu comme avec complaisance
sur des tableaux lamentables, et les avoir retracés d'une manière qui peut paraître
minutieuse et désespérante ?
A cette question toute naturelle, qu'il nous soit permis de répondre par cette autre question
:
N'y aurait-il pas moyen de fonder des sociétés de volontaires de secours qui auraient pour
but de donner ou de faire donner, en temps de guerre, des soins aux blessés !
Puisqu'il faut renoncer aux voeux et aux espérances des membres de la Société des amis
de la paix ou aux rêves de l'abbé de Saint-Pierre et aux inspiration d'un comte de Sellon;
puisque les hommes continuent à s'entre-tuer sans se haïr, et que le comble de la gloire
est, à la guerre, d'en exterminer le plus grand nombre; puisque l'on déclare, comme
l'affirme le comte Joseph de Maistre, que « la guerre est divine»; puisque l'on invente tous
les jours, avec une persévérance digne d'un meilleur but, des moyens de destruction plus
terribles que ceux que l'on possède déjà, et que les inventeurs de ces engins meurtriers
sont encouragés dans la plupart des Etats de l'Europe, où l'on arme à qui mieux mieux:
Pourquoi ne profiterait-on pas d'un temps de tranquillité relative et de calme pour résoudre
une question d'une si haute importance, au double point de vue de l'humanité et du
christianisme?
Une fois livré aux méditations de chacun, ce sujet provoquera sans doute les réflexions et
les écrits de personnes plus habiles et plus compétentes; mais ne faut-il pas d'abord que
cette idée présentée aux diverses branches de la famille européenne, fixe l'attention et
conquière les sympathies de tous ceux qui ont une âme élevée et un coeur susceptible de
s'émouvoir aux souffrances de leurs semblables?
Des sociétés de ce genre, une fois constituées, et avec une existence permanente,
demeureraient en quelques sortes inactives en temps de paix, mais elles se trouveraient
tout organisées vis-à-vis d'une éventualité de guerre; elles devraient obtenir la
bienveillance des pays où elles auraient pris naissance, et solliciter, en cas de guerre,
auprès des Souverains des puissances belligérantes, des permissions et des facilités pour
conduire leur oeuvre à bonne fin. Ces sociétés devraient donc renfermer dans leur sein, et
pour chaque pays, comme membres du comité supérieur dirigeant, des hommes aussi
honorablement connus qu'estimés. Ces comités feraient appel à toute personne qui,
pressée par des sentiments de vrais philanthropie, consentirait à se consacrer
momentanément à cette oeuvre, laquelle consisterait 1° à apporter, d'accord avec les
Intendances militaires, c'est à dire avec leur appui et leurs directions au besoin, des
secours et des soins sur un champ de bataille au moment même du conflit; puis 2° à
continuer, dans les hôpitaux, ces soins aux blessés jusqu'à leur entière convalescence.
[...]
Dans des conditions extraordinaires, comme celles qui réunissent, par exemple à Cologne
ou à Châlons, des princes de l'art militaire, de nationalités différentes, ne serait-il pas à
souhaiter qu'ils profitent de cet espèce de congrès pour formuler quelque principe
international, conventionnel et sacré, lequel une fois agréé et ratifié, servirait de base à
des sociétés de secours pour les blessés dans les divers pays d'Europe ? Il est d'autant
plus important de se mettre d'accord et d'adopter d'avance des mesures, que lors d'un
commencement d'hostilités, les belligérants sont déjà mal disposés les uns envers les
autres, et ne traitent plus les questions qu'au point de vue unique de leurs ressortissants.
L'humanité et la civilisation demandent impérieusement une oeuvre comme celle qui est
indiquée ici; il semble qu'il y ait même là un devoir, à l'accomplissement duquel tout
homme exerçant quelque influence doit son concours, et tout homme de bien au moins
une pensée.
Source :
DUNANT (Henry) " Un souvenir de Solférino" Edition du Centenaire de la Bataille de
Solférino. Lausanne. Abbaye du Livre, 1959, Pages 17, 58-61, 107-109, 119-121, 130131.
Texte 58 :
SUISSE
1er juin 1937
Conseil fédéral suisse
Message concernant la reconnaissance du romanche comme langue nationale
Après la Première Guerre mondiale, l’importance, à la fois quantitative et qualitative des
mouvements de populations, frappa la langue romanche, ou plutôt ses cinq dialectes, sur
son propre territoire. A l’époque, déjà, elle était pratiquée par à peine un pour cent de la
population suisse. En 1935, le Petit Conseil (gouvernement cantonal) des Grisons,
adressa une requête au Conseil fédéral (gouvernement fédéral). Il lui demanda de faire
reconnaître le romanche comme langue nationale. Deux ans plus tard, le Conseil fédéral
saisit l’occasion, non seulement pour secourir la langue romanche, mais surtout pour
énoncer une conception de la patrie suisse destinée à faire pièce aux menées d’Hitler et
de Mussolini. Il adressa à l’Assemblée fédérale (parlement fédéral) un Message (rapport
explicatif) proposant de modifier l’article 116 de la Constitution fédérale. La réforme fut
acceptée le 20 février 1938, à la majorité du peuple et à l’unanimité des cantons.
(Commentaire tiré de Yves Le Roy, Histoire de l’article 116 de la Constitution fédérale
suisse, in: Cours d’histoire du droit et des institutions, Université de Fribourg/Suisse,
1993).
Un des principes juridiques essentiels sur lesquels est fondé notre Etat fédératif est celui
de l'égalité de droit des langues nationales. La nation suisse n'est pas le résultat d'une
communauté de langues. Elle est, au contraire, une communauté de l'esprit; elle est née
du fait que des populations de langues différentes ont voulu vivre en une nation,
sauvegarder et défendre ensemble la liberté qui a été acquise et les liens qui se sont
formés au cours d'une destinée commune. La coexistence pacifique de nos populations
de langues différentes en une nation est garantie, dans notre Etat fédératif, par le principe
selon lequel chacune de nos langues nationale doit pouvoir maintenir en toute liberté sa
pureté et son originalité. Les trois principales langues du pays, l'allemand, le français et
l'italien sont expressément reconnues comme langues nationales dans la constitution
fédérale. Le droit public fédéral ignore la notion de protection des minorités linguistiques. Il
ne connaît que celle de l'égalité des langues. Cette règle libérale ne répond pas
seulement à la composition naturelle de notre peuple et à la structure de notre Etat
fédératif. Elle a encore une racine plus profonde dans un des traits essentiels qui
caractérisent l'aspect spirituel de la démocratie suisse : le respect du droit et de la liberté
de l'individu, et, par suite, le respect du droit de la langue maternelle. Sans liberté de la
langue maternelle, il n'est pas de véritable liberté de l'esprit. Selon nous, c'est cette loi non
écrite, mais d'autant plus puissante du respect de l'être humain et de sa langue
maternelle qui explique comment il se fait que, dans un pays où vivent en étroite
communion des populations de quatre langues différentes, nos rapports n'aient jamais été
troublés par une question de langue.
L'histoire de l'ancienne confédération des treize cantons peut s'enorgueillir du fait que les
cantons souverains n'ont jamais tenté de porter atteinte à la liberté de langue de leurs
sujets ou de la supprimer par la force. Là où les frontières linguistiques se déplacèrent dans la plupart des cas temporairement - ce fut presque toujours le résultat d'un
développement organique plutôt que la conséquence de mesures officielles...Le fait que
44.000 Suisses seulement soit à peine un pour cent de la population de notre pays sont
langue romanche ne saurait nous empêcher d'accorder à celle-ci le droit qu'elle
revendique d'être reconnue constitutionnellement. Pour nous, la seule chose décisive est
qu'une fraction du peuple suisse a pour langue maternelle le romanche, qui est fortement
enraciné dans une partie de notre sol. Qu'un petit peuple,dans les montagnes des
Grisons, ait, pendant de longs siècles, trouvé l'énergie d'avoir son propre idiome, de le
défendre victorieusement et même d'en faire une langue écrite et littéraire hautement
développée, voilà qui force l'admiration. Il est conforme aux exigences de la défense
spirituelle de notre pays de reconnaître juridiquement cette langue et d'en encourager la
conservation. Le fait même qu'il s'agit d'une langue parlée par une petite fraction
seulement de notre peuple nous paraît être le fondement d'une obligation spéciale pour le
pays. Si d'autres Etats sont issus d'une communauté de langue et voient dans cette unité
linguistique un des facteurs essentiels de leur force, nous concevons nous-mêmes la
grandeur de l'Etat dans la réunion, la coexistence de toutes les langues qui sont
enracinées dans notre sol et constituent le patrimoine linguistique de notre nation. La
richesse de notre vie nationale a sa source dans la multiplicité des formes de nos valeurs
spirituelles et l'épanouissement de la vie et de l'esprit. C'est pourquoi il est conforme à
notre conception de l'Etat d'accorder aux plus petits de nos groupes linguistiques la même
liberté, le même droit qu'au autres. La réalité impose, il est vrai certaines limites aux
conséquences matérielles et juridiques d'une telle égalité de droits. Si nous voulions faire
du romanche une langue officielle de la Confédération, comme les trois autres langues
nationales, il en résulterait pour l'administration et les finances fédérales une charge hors
de proportion avec les buts envisagés.
Source :
Extrait de la Feuille fédérale, 1937, II, p. 1s

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