La gloire en brouette

Transcription

La gloire en brouette
Les invectives de Diogène
La gloire en brouette
Chronique parue dans la revue Atlas Air France n° 73 de juillet 1972
Le premier avantage d'un tonneau, j'entends, quand on y vit, c'est de n'avoir pas de chambre
d'amis : on peut donc les inviter impunément, ils ne viennent jamais. On peut même insister
sans danger en leur recommandant l'hôtel d'en face, à condition, cela va de soi, que l'on ait
pris la précaution de choisir ledit hôtel très cher et défendu par au moins trois étoiles. Car
alors, ou bien ils reculent devant la dépense, ou bien, s'ils descendent au palace, la hautaine
réprobation du personnel leur fait vite comprendre que les clients de la maison ne sauraient
fréquenter un individu n'ayant ni chauffeur privé ni traveller-chèques, et l'on se trouve ramené
au cas précédent.
Le deuxième avantage du tonneau, c'est que son exiguïté ne saurait admettre la moindre
bibliothèque, ce qui décourage les auteurs de vous envoyer leurs livres. « Ah ! monsieur, ai-je
accoutumé de dire à l'auteur, travaillé par une envie de dédicace, combien j'aimerais lire votre
dernier ouvrage ! Mais voyez, je ne saurais où le mettre. La dernière fois que j'ai essayé de
cohabiter avec un livre, cela s'est terminé par un épanchement de synovie, car je me suis pris
le pied dedans en sortant pour satisfaire un besoin naturel. À mon âge, les épanchements de
synovie, c'est très désagréable. Vous comprendrez donc, monsieur, que je ne saurais lire votre
livre. »
Je dors du sommeil du juste. N'ayant ni livre pour m'obscurcir les idées ni amis pour me
témoigner leur affection, ne suis-je pas le plus heureux des hommes ? Je n'ai que les fâcheux.
Et les fâcheux, c'est le sel de la vie.
Mon dernier fâcheux était un collègue, je veux dire un philosophe. Il venait d'achever une
thèse sur le concept d'en-soi dans l'œuvre de Diogène le Cynique, et tenait à avoir mon avis,
car Diogène, je ne sais si vous vous rappelez, c'est moi. Je lui fis remarquer qu'il n'existait pas
d'œuvres de Diogène le Cynique. Il me considéra un instant d'un air étonné, puis me demanda
en quoi cette remarque avait un rapport avec sa thèse.
« En ceci, lui dis-je, que je ne vois pas comment on peut faire une thèse sur une œuvre
inexistante.
- « Comment » ? s'exclama-t-il, vous dites : « Comment » ? Mais voyez vous-même,
ignorant !
Et il souleva la bâche de la brouette que – ne l'avais-je pas dit ? – ses deux bras maigres
avaient poussée jusque-là, et où je vis apparaître un énorme manuscrit de quelques trois mille
pages. Tout cela sur Diogène ! Je me levai, flatté, et feuilletai le travail de mon honoré
collègue. Chaque page comportait deux parties. L'une en haut, occupant le tiers, était le texte.
Dessous, sur les deux autres tiers, s'enterraient notes et références. Une fois n'étant pas
coutume, je saisis le livre colossal à bras le-corps, l'emportai dans mon tonneau, m'y faufilai,
quoique avec peine, et entrepris de lire ce monument à ma gloire.
Je ne sais pourquoi cette lecture me rappelle une vieille plaisanterie qui courait de mon temps
à Athènes dans les écoles de sophistes. Le maître expliquait à ses disciples le premier vers de
l'Odyssée. Il parlait trente sabliers d'affilée, puis donnait la parole à chacun de ses élèves l'un
après l'autre pour qu'ils commentent ses propos. Au fond de la salle, un barbu, l'air pas très
malin, essayait de ne pas se faire remarquer.
« Eh, toi là-bas, disait le maître, à ton tour. Je retourne le sablier. Nous t'écoutons.
- C'est-à-dire que, Maître, je n'ai pas très bien compris vos explications.
- Pas compris ? Âne bâté qui nous fais rire (car tout l'auditoire se tordait), quel est ton nom ?
- Homère, Maître. »
Moi non plus, je ne comprenais goutte à ce livre sur Diogène. À mesure que j'avançais dans sa
lecture, mon épanchement de synovie me faisait de plus en plus cruellement souffrir.
« Vous êtes bien sûr, demandai-je à mon honoré collègue, que ce livre me concerne ? »
L'honoré collègue se rengorgea.
« J'avoue, dit-il, que j'ai su me dégager du sujet. C'est d'ailleurs ce qu'a dit le président du jury
en m'accordant la mention « Très honorable ».
« Entre nous, lui demandai-je encore, que pensez-vous de Diogène ?
- Entre nous (il inspecta les environs d'un regard méfiant et se pencha vers le tuyau de mon
oreille), entre nous, je ne sais plus très bien si j'en pense quelque chose, et – toujours entre
nous – cela m'est complètement égal. Car, réfléchissez. J'ai travaillé vingt ans à une thèse. J'ai
dû, pour la rédiger, lire plus de trois mille livres et textes divers, fouiller dans vingt
bibliothèques, visiter je ne sais combien de lieux. Entre nous, Diogène, s'il exista jamais, en at-il fait autant ?
- Je peux vous certifier que non. À ma connaissance, il n'existait pas trois mille livres à son
époque. Et, de toute façon, Diogène était trop paresseux pour les lire.
- Merci, dit l'honoré collègue. Vous m'avez compris. »
Sur quoi il rembrouetta sa thèse, la rebâcha et s'en alla. Et, quant à moi, je fis un somme car
rien n'éclaircit mieux l'entendement.
Diogène.

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