La présence des images d`origine biblique dans Inès de las Sierras

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La présence des images d`origine biblique dans Inès de las Sierras
The South Carolina Modern Language Review
Volume 9, Number 1
La présence des images d'origine biblique dans Inès de las Sierras
de Charles Nodier
By Graciela Susana Boruszko
Pepperdine University
Nodier, selon Pierre-Georges Castex, occupe une place importante parmi les
précurseurs des contes fantastiques dans les lettres françaises. Les contes fantastiques
nodériens témoignent d’une grande diversité d’influences et d’emprunts, lesquels étant
parties prenantes dans un nouveau réseau significatif subissent des modifications par
rapport à leur réseau d’origine. Ce courant de partage et de transmission d’images entre
les réseaux provoque un enrichissement de l’œuvre fantastique et conduit le lecteur à
faire une association entre les lectures des différentes œuvres. C’est ainsi que le livre ne
nous renvoie pas au monde ordinaire mais toujours à un autre monde, à d’autres livres qui
ont été écrits ou qui seront écrits plus tard. Nodier explique les plaisirs de la lecture du
conte fantastique et il est à remarquer qu’il utilise une image biblique du Paradis afin de
décrire les joies provoquées par la prise de contact avec le monde de l’imagination.
« Il y a un jour inappréciable, un jour de révélation dans la vie d’un jeune homme ardent
et sensible, celui où depuis longtemps accessible aux beautés pures des classiques, mais
tourmenté du besoin d’une impression plus intime, qui sympathise mieux avec les vagues
besoins de son âme, il se sent saisir tout à coup de cette impression qu’il a désirée sans la
connaître, à la lecture d’une page inattendue où la parole vibre à son oreille comme un
écho de sa pensée. Alors il s’émeut, il se trouble, il change d’être ; son sang coule avec
plus de rapidité, son cœur bat avec plus de puissance, son cerveau fermente et bouillonne,
ses paupières se mouillent de pleurs. Il vient de tressaillir, comme le Philoctète de
Sophocle, à une voix aimée qui s’exprime dans son langage ; il achève de naître à sa
véritable destination intellectuelle et morale. Cela, je n’en excepte ni les vains
enthousiasmes de la gloire ni les délicieuses frénésies de l’amour, c’est le plus beau
moment de la vie, une palingénésie, une apothéose, l’enfance adulte et la joie passionnée
d’Adam au milieu des merveilles ineffables du paradis terrestre. »1
1
Le Temps, « Obermann, par M. de Sénancour », 21 juin 1833. (Périodique.)
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Dans la Correspondance Générale de Nodier, nous avons trouvé un témoignage
qui fait référence non à l’œuvre écrite seulement mais bien d’avantage à l’inspiration de
l’écrivain.
« Nous nous sommes assis en rond sur des tapis et nous avons fumé des tabacs d’Orient
dans des pipes de bambou ; ensuite nous avons mangé des oranges et des figues sèches, et
nous avons lu l’Ecclésiaste et l’Apocalypse. »2
La présence de La Bible semblerait participer aux deux moments culminants de la
création : celui de l’inspiration et celui de l’écriture. Nous allons donc examiner Inès de
Las Sierras afin de relever la valeur artistique et esthétique de la participation et de la
présence des images bibliques dans le réseau significatif du conte fantastique.
Dans cette œuvre, Nodier se sert du théâtre afin de présenter son œuvre
fantastique dans le contexte d’une représentation esthétique. Les personnages et les
événements jouent un rôle littéraire artistique en étant « convoqués » par l’auteur afin de
constituer ensemble une nouvelle présentation littéraire. La légende, les images bibliques
empruntées, les personnages fantastiques ; tout se conjugue afin de donner une forme
littéraire nouvelle qui réponde aux inquiétudes personnelles de l’écrivain. Le choix du
théâtre comme lieu où les images bibliques vont jouer leur nouveau rôle suggère que les
images d’origine vont subir un certain déguisement. Les images bibliques sont ainsi
plongées dans le monde du mystère fantastique où elles vont témoigner des mystères déjà
2
Charles Nodier, Correspondance Générale (1793-1813). Texte établi, annoté et introduit par J.R. Dahan.
LV (9 avril ?).
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exprimés dans le monde biblique. L’image donc se dédouble et la charge de mystère
qu’elles comportent se multiplie. « ME VOILÀ ; criait Inès ! » Inès de Las Sierras, p.36
Quand Inès de Las Sierras se présente dans le banquet et elle crie « ME VOILÀ »,
c’est ainsi que le mystère de la présence surprenante de celui qui n’est pas attendu mais
qui est là néanmoins, se présente dans l’œuvre comme un écho de la figure du Christ,
mentionnée dans le livre de Matthieu.
« Lorsqu’ils le virent marcher ainsi sur la mer, ils furent troublés, et ils disaient : C’est un
fantôme : et ils s’écrièrent de frayeur.
Aussitôt Jésus leur parla ; et leur dit : Rassurez-vous ; c’est moi, ne craignez point. » S.
Matthieu, XIV : 26,27
L’image, ainsi travestie et modifiée, subit une « folie littéraire » où elle perd son
identité d’origine sans la nier mais encore et surtout en ajoutant des connotations
nouvelles à l’image biblique. Dans ce cas, l’absence d’assurances préalables amplifie le
contenu mystérieux et effrayant de l’image fantastique de l’apparition du fantôme d’Inès
de Las Sierras. La référence indirecte à l’image biblique sert à contribuer à la création
artistique d’une atmosphère de mystère et ainsi insinuer un au-delà qui s’approche,
effrayant les convives et le lecteur. Le choix de Nodier d’insérer dans son récit
fantastique des allusions aux images bibliques contribue à enrichir le contenu du conte
fantastique étant donné que celles-ci insinuent un monde surnaturel qui se présente dans
« le monde réel » de la fiction. L’image d’origine ainsi « travestie » subit elle-même la
folie de transmettre non le message d’une présence qui se veut salutaire et bénéfique mais
d’une présence qui fait irruption dans le monde fantastique pour effrayer et pour
s’imposer aux invités. Les images bibliques sont transposées en faisant appel à la
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tradition et à la mémoire collective des lecteurs d’histoires bibliques ainsi qu’à l’imitation
qui réverbère le même message avec une tonalité différente. La présence des images
bibliques dans Inès de Las Sierras est stylisée par Nodier comme dans le cas suivant :
« La douce Inès, qui avait reçu une éducation chrétienne, fut tout-à-coup, à pareil jour
qu’aujourd’hui, éclairée d’un brillant rayon de la grâce. » Inès De Las Sierras, p.35
« et il fut transfiguré devant eux : son visage devint brillant comme le soleil, et ses
vêtements blancs comme la neige. » S. Matthieu XVII :2
L’auteur introduit l’image biblique de la transfiguration, en l’annonçant à travers
la description d’un personnage féminin ayant reçu une éducation chrétienne, établissant
ainsi la liaison entre l’image d’origine et celle du fantastique. Mais Nodier avance encore
dans sa description en ajoutant la phrase « à pareil jour qu’aujourd’hui », de cette
manière, non seulement l’auteur fait appel à l’image biblique mais il met aussi son image
réélaborée en parallèle avec le contexte de celle d’origine. Dans ce cas, l’inspiration de
l’auteur et sa volonté d’emprunter au biblique est expressément manifeste et l’image est
exploitée par la forme et par son message. Le personnage biblique masculin est recréé
dans un personnage féminin fantastique. Nodier transpose, aussi, des symboles bibliques
tout en gardant leur signification comme dans le cas de la communion qui rappelle la
mort et la résurrection de Jésus selon le récit biblique. Dans l’histoire fantastique, Inès de
Las Sierras est morte, mais elle participe encore à une vie surnaturelle qui se présente
sous les yeux des spectateurs avec des signes de la vie réelle comme le fait de manger ou
de boire. « …ils la virent manger du pain et boire du vin des vivants… » Inès de Las
Sierras, p.36
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Dans d’autres cas, Nodier semble faire une référence rapide au récit biblique
participant au réseau littéraire de la tradition des cultures qui ont été influencées par la
chrétienté. C’est ainsi que dans l’exemple suivant, Nodier choisit d’emprunter l’image
biblique en tant qu’image traditionnelle appartenant à un récit qui semblerait connu des
lecteurs habitués à lire La Bible ainsi que d’autres récits traditionnels. L’intention
d’intertextualité est évidente. Le conte fantastique s’inscrit ainsi dans une tradition
littéraire qui continue à se redéfinir et à se recréer. L’écho de l’image d’origine sert à
créer une atmosphère comme résultat d’une subtile allusion. Nodier puise dans le réseau
de la tradition littéraire afin d’entrelacer les images et de créer avec des allusions, des
illusions et des jeux de miroirs qui constituent des éléments pivots du récit fantastique.
« …on dit même qu’elle chanta et qu’elle dansa, suivant la coutume du passé. » Inès de
Las Sierras, p.36
Le paysage fantastique est constitué par des lieux de la réalité qui se présentent
sous un nouvel aspect mystérieux et unique. Nodier, en choisissant un lieu historique et
biblique et en l’incorporant au récit fantastique, enrichit son conte des connotations
surnaturelles déjà présentes, par exemple, dans le récit biblique de la naissance de Jésus.
Le discours fantastique du conte est encore doublé d’une précision sur le genre
fantastique qui cherche sa place dans la tradition littéraire. Le fait que les soldats doivent
loger hors de l’habitat normal, communique une caractéristique innée au genre qui trouve
sa localisation en dehors de l’habituel du quotidien.
« C’est une fatalité, ajouta-t-il, qui nous poursuit dans ce voyage de malheur ! Il n’y a de
logement vacant qu’au château de Ghismondo. » « …car il y a plus de deux heures qu’on
refuse tout le monde dans les auberges et dans les maisons particulières, ou les premiers
venus ont trouvé à s’abriter. Il n’y a de logement vacant qu’au château de Ghismondo. »
Inès de Las Sierras, p.30
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La présence des images bibliques modifiées enrichit le contenu des messages
fantastiques qui se constituent dans l’intersection entre les circonstances originelles et les
circonstances nouvelles du conte. Cet espace de transition s’insère dans le dessein de
doute du genre fantastique. Le lecteur familiarisé avec les histoires bibliques, va associer
immédiate l’image biblique déjà connue avec l’image littéraire fantastique, et en la
trouvant modifiée dans le conte fantastique, va percevoir le message détourné d’une
façon plus frappante. Dans le cas suivant ; les chansons impies en présence de la fille
morte contrastent avec les pleurs et les lamentations mentionnés dans le récit biblique.
Cette image transposée se pose comme défiant l’image originelle, tout comme un acte de
provocation qui constitue l’objectif du récit fantastique : le défi du réel, le défi du connu.
« chansons impies en présence de la fille morte…. » Inès de Las Sierras, p.36 « Et
comme tous ceux de la maison la pleuraient, en se frappant la poitrine… » S. Luc IX :52
Les grands thèmes bibliques sont repris par le fantastique afin de proposer une
autre perspective tout comme il traite la réalité qui est présentée comme partielle. La
résurrection est un thème biblique qui fait partie et intéresse le monde fantastique. Sa
présence au sein du conte nodérien enrichit le texte en l’opposant à une autre formulation.
La résurrection partielle s’opposerait à la résurrection totale biblique. L’image fantastique
établit encore un dialogue entre les deux images en acquérant une certaine profondeur.
« La pauvre créature venait d’être ressuscitée pour la vie physique, mais elle restait morte
à la vie intelligente. Elle était folle. » Inès de Las Sierras, p. 79 La partialité d’une figure
totalisante biblique connote l’idée de possibilité et de doute pour le lecteur versé dans les
deux réseaux significatifs participant au dialogue. Ces jeux d’ombres entre les reflets des
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deux images donnent naissance à une profondeur significative de la littérature fantastique
qui se pose comme un jeu de miroirs.
Le jeu entre le voyage qui commence, et l’invitation à partir à la conquête
d’autres mondes, constitue un autre thème commun aux deux mondes qui favorise le
choix de l’utilisation des images bibliques. La pénétration dans un monde surnaturel
constitue un passage traumatique étant donné que chaque monde a des structures
différentes. Le monde fantastique et le monde biblique s’efforcent également de
transposer ces deux limites. Nodier se sert ainsi des récits bibliques et du contenu de leurs
images qui décrivent cette transposition pour créer la tension fantastique du monde
surnaturel qui fait irruption dans le monde réel. La passion et les états exacerbés
prédominent encore dans le monde fantastique, tandis que l’attitude rassurante et
apaisante du monde biblique se manifestent par contraste.
« Reste, ou je meurs !… » « Je pars ! » répond Inès, « et je meurs si tu ne viens !… » Inès
de Las Sierras, p. 57
« Après qu’il eut dit ces paroles ; ils le virent s’élever en haut ; et il entra dans une nuée,
qui le déroba à leurs yeux.
Et comme ils étaient attentifs à le regarder monter au ciel ; deux hommes vêtus de blanc
se présentèrent soudain à eux, et leur dirent : Hommes de Galilée, pourquoi vous arrêtezvous à regarder au ciel ? Ce Jésus, qui en se séparant de vous s’est élevé dans le ciel ;
viendra de la même manière que vous l’y avez vu monter. » Les Actes I : 10-11
D’une part, la présence des images bibliques ainsi modifiées, suggérées ou
insinuées constituent un choix naturel très heureux. Cette toile de fond fournit au conte
fantastique une ambiance de tension entre les deux images qui se projette aussi au monde
fantastique. D’autre part, la présence des images bibliques contribue à constituer
l’intimité du conte fantastique qui touche au monde surnaturel. Elles participent
également, à établir une structure où l’incertitude règne et pour cela il faut postuler une
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position initiale, pour ensuite pouvoir introduire le doute. Les images participent aussi
aux procédures qui cherchent à établir le fonctionnement du monde fantastique nodérien
dans ce conte fantastique où l’événement principal est l’apparition du personnage
légendaire, Inès de Las Sierras, qui reste vivant après la mort et qui veut se manifester
encore dans le monde des vivants. Les voix des femmes et les chants en particulier
sembleraient nous faire entrevoir un monde où la narration ne peut pas aboutir et le
lecteur sait, qu’en quelque mesure, il est impossible de l’atteindre.
Dès le commencement de l’histoire, Nodier, présente son histoire fantastique sous
la forme du récit d’une apparition qui est étrange et qui se constituerait en filiation avec
les apparitions du prophète Samuel. Du moment où l’image du récit biblique est
mentionnée, Nodier affirme que son histoire ne constitue pas un conte mais qu’elle est
vraie et qu’il existe des personnes qui y croient. Non seulement Nodier sélectionne les
images bibliques qui vont l’aider à construire son édifice littéraire fantastique mais, dans
cette histoire, il choisit d’introduire son histoire comme une continuité de l’histoire du
prophète Samuel. Selon l’histoire biblique, Samuel écoute la voix de Dieu qui l’appelle
tout en étant un petit enfant. Nodier de la même manière répondrait à un appel personnel
du monde fantastique afin d’accomplir une mission littéraire.
De cette manière, nous pouvons affirmer que les images bibliques participant au
projet d’écriture au-delà d’un emprunt fortuit enrichissent l’œuvre fantastique d’une
appropriation enrichie des images bibliques. Les deux contextes littéraires participent à
leur composition littéraire avec une intensité et une présence similaires. L’enrichissement
du fantastique nodérien s’établit ainsi en relation à la connaissance de base du lecteur du
terrain biblique. Le récit fantastique provoque aussi une certaine curiosité de la part du
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lecteur non familiarisé avec les histoires de La Bible, qui pourrait revenir sur les images
et histoires d’origine afin d’acquérir une idée plus élaborée du message fantastique.
L’enrichissement du monde littéraire fantastique s’accomplit non par l’emprunt furtif des
images qui partagent un point de coïncidence mais à travers une volonté de l’auteur de
nourrir la création fantastique du biblique qui s’insère au nouveau réseau significatif.
Works Cited
LA SAINTE BIBLE contenant L’Ancien et le Nouveau Testament, traduite sur la vulgate par LE MAISTRE
DE SACY, Isaac-Louis, Imprimerie de Ch. Meyreueis et Compagnie, Paris : 1856, (A.T.) 907p. et (N.T.)
288p.
LE TEMPS, « Obermann, par M. de Sénancour », 21 juin 1833. (Périodique.)
NODIER, Charles, Correspondance Générale (1793-1813). Texte établi, annoté et introduit par J.R.
Dahan. LV (9 avril 1983).
NODIER, Charles, Inès de Las Sierras, Phénix éditions, Bibliothèque Romantique, Paris : 1999, 86p.
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