Contribution à une étude historico-littéraire et sociologique de la
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Contribution à une étude historico-littéraire et sociologique de la
Contribution à une étude historico-littéraire et sociologique de la femme andalouse au XIème siècle: cas des esclaves-concubines et des esclaveschanteuses d’après Tawq al-hamâma d’Ibn Hazm de Cordoue BUCARRUMAN Abdallah Université Hassan II, Casablanca, Maroc Résumé : L’étude rappelle les conditions psycho-sociologiques et littéraires dans lesquelles se trouvaient bon nombre de femmes andalouses, en particulier les Cordouans, qu’elles soient musulmanes, chrétiennes ou juives. A la lumière de l’épître Tawq al-hamâma de l’éminent érudit Ibn Hazm, elle examine aussi, de très près, la situation de celles qui partageaient l’environnement domestique et courtois des dignitaires du palais et des demeures luxueuses, en mettant l’accent sur leurs rivales et congénères, les jawârî (esclaves-concubines) et les qiyan (esclaves-chanteuses). Enfin l’auteur montre, d’une part, certaines catégories de femmes venant des bas-fonds de la société andalouse pouvaient gravir l’échelle sociale, et changer donc de statut, plus honorifique, et, d’autre part, comment les discours et les pratiques autour du sexe rendaient l’homme davantage plus vulnérable et faillible. Mots-clé : al-Andalus – femme – esclave-chanteuse – esclave-concubine – sexe – esclavage – Cordoue Abstract: The study recalls the psychosocial and literary conditions of many andalusian women, especially the cordovan ones, whether they were muslims, jewish or christians. Based on the epistle of the eminent scholar Ibn Hazm, Tawq al-hamama, it also examines the situation of those women who shared the courteous homes of the dignitaries of the palace as well as the luxury houses. A special focus was on their rivals... (slaves-concubines) and ....(slaves-singers). Finally, the author shows that some women from the lowest classes could change their status and reach an honourable level in the social scale, on the one hand. On the other hand, he explains how man became more vulnerable and fallible due to practices in relation with sex. Keywords: al-Andalus – woman – slaves singers – slaves concubines – sex – slavery – Cordoba 1 L’idéal religieux et l’idéal profane se confrontaient face au culte de la femme, et ce, en plein apogée civilisationnel au XIème siècle andalou. Cette période que l’on surnomma « Age d’Or » avait certainement contribué à la formation de l’idéal féminin, caractérisé par la présence d’un certain type de femmes dont le seul lien commun est des servir et de plaire au maître. On distingue l’esclave-concubine (al-jâriya), l’esclave-chanteuse (al-qaïna), la femme dite « libre », les mères concubines (oummahât awlâd) et les épouses légitimes que chantaient et adulaient non seulement les Andalous mais également les Arabes de tous temps. Le discours de/sur l’amour arabo-andalou serait inconcevable sans la profonde transformation que le monde des idées subit pendant cette période de l’histoire d’al-Andalus. Et c’est, paradoxalement, au beau milieu de la fitna (troubles sociopolitiques), provoquée par l’instauration des Mouloûk al-Tawâif (Rois Taïfas), que la femme andalouse allait connaître, en général, un changement sensible dans sa situation sociale. Cela voudrait-il dire qu’une place moralement meilleure lui était désormais réservée dans la société ? Comment la femme se situait-t-elle par rapport aux bouleversements survenus au cours de la dislocation du Califat de Cordoue ? Ces bouleversements furent-ils de nature à développer son émancipation ou bien, à aggraver son asservissement ? Ici, une motivation première est de comprendre comment peut-on concevoir une littérature d’apologie de la femme à une époque où les autorités califales semblent lui accorder une place, plus ou moins, inférieure. Aussi, l’on peut se demander comment une civilisation aussi rayonnante que celle d’al-Andalus, fondée sur des principes religieux d’équité sociale et d’égalité, ayant une organisation politique, économique, militaire et juridique remarquables et jouissant d’un développement urbain comme en témoigne la métropole de Cordoue d’alors, se serait transformée en une puissante machine réduisant à l’esclavage des hommes et des femmes. Nous tenterons de comprendre enfin le fonctionnement de ces phénomènes paradoxaux dans la société andalouse du XIème siècle. De même que nous exposerons, ici, quelques données typologiques sur la femme andalouse en fonction de son contexte socioculturel. L’appui du texte d’Ibn Hazm (994-1063), Tawq alhamâma1, nous semble incontournable car il nous apporte indubitablement des lumières sociologiques sur les jawârî et autres catégories de femmes andalouses. 1 Ibn Hazm, Risâla ma’roufa bi Tawq al-hamâma: fî-l-oulfa wa-l-oullâf li-l-imâm Ibn Hazm: texte original se trouvant actuellement dans la bibliothèque de l’université de Leiden (Pays-Bas). El collar de la paloma, trad. espagnole par Emilio García Gómez, Sociedad de Estudios y publicaciones, Madrid, 1951. Le collier du Pigeon, trad. française par Léon Bercher, éds. Carbonnel, Alger, 1949. Le collier de la colombe, trad. française par Gabriel Martinez-Gros, Sindbad, Paris, 1992. Il collare della colomba, sull’amore e gli amanti, trad. italienne par Francesco Gabrielli, Bari, 1949. Ce texte est répertorié dans la Biblioteca di Cultura Moderna sous le n° 461. A Book Containing the Risala Know as the Dove’s Neck-Ring about Love and Lovers, trad. anglaise par A. R. Nykl, Paris 1931. The Ring of the Dove by Ibn Hazm. A treatise on the Art and Practice of Arab Love, trad. anglaise par A. J. Arberry, Londres, 1953. Halsband der taube über die liebe und die liebenden. Aus dem arabischen übersetzt, trad. allemande de Maw Weisweiler, éd. Brill, Leiden, 1941. Le thème de l’Amour d’après Tawq al-hamâma d’Ibn Hazm: étude historico-littéraire dans Al-Andalus de l’Age d’Or, thèse de doctorat, Benaïssa Abdallah alias Bucarruman Abdallah, décembre 1995, université Paul Valéry-Montpellier III (France). D’éminents orientalistes et arabisants ont procédé à une correction du texte d’Ibn Hazm. Parmi lesquels figurent C. Brockelman, Beiträge zur kritik und Erklärung von Ibn Hazm’s Tawq al-hamâma, in Islamica, vol. 5, 1932, 2 L’esclavage au féminin dans l’enclave musulmane occidentale au XIème siècle Pour une raison de précarité de documents, les sources historiques ou littéraires de tout le Moyen Age arabo-andalou ne nous renseignent pas, très clairement, sur la situation réelle de la femme andalouse. A l’instar des Abbassides d’Orient, l’esclavage des jawârî et des éphèbes semble avoir joué un rôle fondamental dans le fonctionnement de la société andalouse sous le règne des Omeyyades. Il serait, cependant, certainement faux de se représenter la femme andalouse dans un état exclusivement esclavagiste. De part les textes de certains érudits andalous, comme Ibn Hazm, nous apprenons que les travaux dont la femme avait la charge, semblent souvent assez proches de l’artisanat lié à la vie quotidienne de la société d’alors : vente, tissage, filage, coiffure, tâches ménagères, médecine traditionnelle, chant, voyance, … Malgré le processus d’arabisation et d’islamisation, la femme andalouse a vécu dans un milieu hétérogène complètement étranger à son éducation religieuse et sexuelle. L’influence de l’arianisme, la fréquentation des autochtones et les mariages mixtes ont considérablement modifié son comportement dans les relations sociales. Ainsi son image s’est reflétée et distinguée en fonction de son appartenance sociale. Les dames de l’aristocratie, restant en dehors des milieux populaires, puisque claustrées dans les palais et les demeures riches, connaissaient les décors luxueux et la vie des plaisirs. Certaines devenaient des poétesses et prenaient même part aux rencontres et orgies littéraires organisées par les émirs et les dignitaires. Elles étaient contraintes de vivre dans le même palais en présence de femmes-esclaves, concubines des souverains mais disposant d’une libre circulation dans la cour princière ; ce qui ne les empêchait pas d’être, elles aussi, attirées par la vie littéraire. Les femmes du peuple travaillaient souvent comme domestiques. Quant aux femmes de la classe moyenne se sentaient fières d’être les compagnes des notables urbains et bien que voilées et généralement recluses, tenaient des salons littéraires et composaient de poèmes2. Les aristocrates, tout comme les bourgeoises, affichaient elles aussi et fièrement, leur appartenance au groupe arabe ancestral et parfois rivalisaient entre elles pour affirmer leur suprématie intellectuelle à l’instar de leurs conjoints. Concernant la question des esclaves, en tant que phénomène de société, elle s’impose avec acuité tout au long du texte d’Ibn Hazm, étant donné que la plupart des anecdotes tournent autour du sujet. L’évocation même des femmes esclaves implique des concepts tels pp. 462-74. Il nous dresse également une liste de corrections dans Literarishes Centralblatt du 18 décembre 1915 (n° 51, col. 1276) ; Goldziher, Review on Pétrof’s edition of the Tawq, in ZDMG (Zeitsh Deutsch Morgenl Gesellsch), t. 69 (1915), pp. 192-207 ; M. William Marçais, Observations sur le texte du Tawq al-hamâma (Le collier de la colombe) d’Ibn Hazm, in Mémorial Henri Basset (Nouvelles Études Nord-Africaines et Orientales, pub. De l’Institut des hautes Études marocaines, t. XVII, Librairie Orientaliste Paul Geuthner, Paris, 1928, pp. 59-88 ; L. Bercher, Bibliographie, Hespéris, Archives berbères et bulletin de l’Institut des Hautes-Études marocaines, 1946, pp. 183-191. 2 G. Peryronnet, L’Islam et la Civilisation islamique, Armand Colin, Paris, 1992, p. 157. 3 la polygamie, le concubinage ou encore, mais rarement, la polyandrie. Il semblerait que les Wisigoths possédaient eux aussi des esclaves. La réalité de la polygamie dans al-Andalus de l’Age d’Or montre bien que ce phénomène matrimonial n’était pas étranger, ni à l’époque des Goths, ni après la conquête d’al-Andalus. Sa pratique remonte, aussi, jusqu’à l’époque romaine et était, semble-t-il, institutionnalisée en tant qu’objet du droit coutumier. En Islam, entre la polygamie et le concubinage la frontière est bien définie car : le premier est licite3 et le second étant, par principe, interdit par la sharî’a (loi islamique). De même, l’institution du harem -étant pratiquée en Orient et loin de respecter les principes canoniques de l’Islam- fut importée dans al-Andalus et intégrée en milieu aristocratique. En matière d’esclavage, l’Islam depuis sa genèse ne pouvait pas abolir définitivement la pratique de ce phénomène social et établir un nouvel ordre conforme à ses idéaux. En effet, le contexte psycho-socio-culturel arabe ne lui permettait guère de procéder à une abolition catégorique ; mais il espérait assouplir d’abord sensiblement, et ensuite considérablement, la condition sociale des esclaves4 en faisant respecter plusieurs de leurs droits jusqu’à l’obtention définitivement d’un affranchissement définitif et irrévocable. Pour cela, le rôle de l’ijtihâd est plus qu’indispensable en cette matière juridique puisque les mujtahidîn (exégètes et docteurs) exercent une influence morale sur les autorités politiques afin que celles-ci prennent des mesures pour résoudre réellement le problème. Le Coran, lui, recommande vivement et implicitement l’affranchissement des esclaves, qu’elles quelles soient leurs origines. Mais vu que les conditions de l’esclavage étaient différentes ici et là, cet affranchissement, bien que largement pratiqué, répondait donc aux diverses formes prévues par la sharî’a5. De fait, l’Islam part de l’idée que les gens sont tous les serviteurs de Dieu qui est leur Seigneur et Maître. Ainsi les mots ‘bd (esclave) et rab (Maître) définissent les rapports de servitude totale et d’appartenance absolue et exclusive qui lient les êtres à Dieu. Salah Al-Dîn Kechrid nous dit que celui qui accepte d’être l’esclave de Dieu n’a d’autre maître que Lui et celui qui se rebelle contre cette servitude transcendante devient, en réalité, le vil esclave des gens faibles et mortels comme lui, il est donc esclave au deuxième degré6. En arabe, l’esclavage, au sens commercial du terme, se dit « al-riq », et au sens d’asservissement, « al-‘ubûdiyya ». Quant au vocable « al-jâriya », il acquiert socialement et extensivement le sens d’esclave. Ce type de femmes s’achetait et se vendait librement, parfois au prix du plus offrant, selon leurs beautés physiques ou leurs talents artistiques. Une telle pratique était à l’honneur dans les grands centres urbains des civilisations arabes: Bagdad, 3 Les raisons étant multiples: équilibre démographique de la umma (communauté musulmane), surtout en période de guerre, diminution du taux d’endogamie, prévention de l’adultère et autres formes de fornication. 4 A priori, il faut mettre une distinction nette entre les termes « asservissement » et « esclavage ». L’un n’est pas forcément l’autre. Le premier renvoie à un travail de servitude par la domesticité et le second concerne l’achat des individus dans une place publique et/ou par personne interposée, issus généralement d’un butin de guerre. Pour l’étude en question, il s’agit uniquement des femmes. 5 Par exemple, dès qu’une um walad met bas un enfant ou dès que le maître vient à disparaître. A ce titre là, elle ne peut plus être vendue. D’autres méthodes d’affranchissement peuvent se révéler simples, à savoir une brève prononciation du maître libère complètement l’esclave. Cependant, il existait sur le plan juridique une sorte de contrat spécial conclu entre l’esclave et son maître appelé al-mukâtaba où le premier rachète son affranchissement par le biais de l’argent. 6 Salah Al-Dîn Kechrid, Initiation à l’interprétation objective du texte intraductible du Saint Coran, dâr al-gharb al-islâmî, Beyrouth, 1990, p. 65. 4 Damas, Qayrawân, Fès, Cordoue. Il arrive que des ventes se fassent clandestinement et à la demande d’un riche dignitaire, notamment lorsqu’il s’agit des esclaves étrangères venant des pays nordiques où la couleur de la peau et de la chevelure étaient rares en al-Andalus. Les Omeyyades de cette enclave occidentale préféraient les esclaves blondes. Certaines esclaves étaient appelées « al-sudâniyât » car elles venaient de bilâd al-Sûdân (Pays des Noirs). Elles présentaient la double particularité d’être à la fois domestiques et concubines. De telles pratiques restent cependant réprimandées par la législation islamique. L’Islam, en effet, ne peut tolérer une quelconque dégradation de la dignité humaine. Mais il a toujours accepté un certain type de femme qu’il appelle « al-ama ». Nous lisons dans le Coran : « Une esclave croyante vaut mieux qu’une femme libre et polythéiste, même si celle-ci vous plait »7. Sur le plan social, al-ama ne pouvait donc ni s’acheter ni se vendre. Elle était uniquement soumise à une condition domestique et, si l’on en croit l’exégèse islamique, sans aucune forme d’autoritarisme ou d’asservissement absolu du maître. Elle avait aussi la possibilité d’exiger de ce dernier l’affranchissement sans conditions. Il est à noter que dans tout le Coran, on ne trouve aucune trace du terme relatif à al-jâriya. Il serait donc logique d’admettre qu’un tel phénomène social soit hérité de la période préislamique et qu’il nait aucun lien direct avec les traditions islamiques proprement dites. Masi la confusion reposerait probablement sur l’analyse interprétative du verset coranique suivant : « Celles (les femmes) que vous possédez »8. Chez les Arabes, beaucoup d’esclaves ont tenu parfois des rôles politiques et militaires mais aussi économiques et sociaux. Cependant, le plus frappant au cours du Moye Age andalou reste indiscutablement l’esclavage domestique sous forme d’une exploitation purement sexuelle. Il est complètement paradoxal qu’une société islamique, prônant une justice sociale, puise admettre un asservissement des femmes, des eunuques du harem, des musiciennes des palais des souverains ou des personnages aristocratiques. Pour cerner un tel paradoxe, un recours historique n’est pas vain. En effet, l’esclavage au féminin a connu une recrudescence relativement importante au XIème siècle. A la suite des immigrations massives, venant aussi bien d’Orient que d’Afrique noir ou du nord et même des pays nordiques, beaucoup des qiyân et des jawârî se sont installées dans al-Andalus. On parle même des razzias des esclaves9. Pierre Ghichard parle d’elles comme de « véritables entreprises »10. Il signale aussi la préférence de l’époque en matière d’esclaves: les jawârî ummahât. En principe, des esclaves étaient appelés à être des concubines en plus des épouses légitimes mais, avec le déferlement du libertinage et le relâchement des mœurs dans la société, elles préféraient une émancipation plus étendue. Pour cela, elles devaient trouver un acheteur qui pourrait, en principe, payer leur libération ou affranchissement. Il arrivait aux maîtres de 7 Le Coran, II, verset 221. Le Coran, VI, verset 3. 9 il s’agit des pratiques sociales consistant à faciliter le règlement des impôts moyennant l’octroi et la livraison des esclaves. 10 P. Guichard, Al-Andalus: estructura antropológica de una sociedad islámica en Occidente, ed. Barral, Barcelona, 1976, p. 115. 8 5 libérer leurs propres esclaves-concubines sans condition ni raison. La mort du maître impliquait souvent la libration immédiate de l’esclave. L’historien Bartolomé Bennassar dit qu’à partir du moment « où un esclave d’intègre tant soit peu dans une société, ses chaînes commencent à se défaire »11. En Orient, les qiyân avaient connu à l’époque prestigieuse de la cour abbasside une indépendance rapide sur le plan financier. En effet, beaucoup d’entre elles ont fait leur formation artistique grâce à leurs talents en matière de chants et de jeux érotiques. C’est ainsi que dans ce contexte que les qiyân parvenaient à arracher de l’argent aux hommes séduits et finissaient par racheter leur liberté. Les chroniques littéraires soulignent que, bien quelles fussent des femmes belles et cultivées12, elles avaient aussi un caractère pervers, oisif, policé et libertin. A ce sujet, on pouvait trouver des meilleurs portraits de la qaïna qui définit parfaitement son état d’âme et ses façons d’agir nous est transmis dans des anthologies par le prosateur arabe Al-Djâhiz13. Il est important de rappeler l’habillement que portaient les qiyân dans les lieux de danse et de musique. L’Andalou ne faisait que remarquer, non sans émerveillement, les formes harmonieuses de ces qiyân aux robes légères. Fameux sont les vers d’Al-Mutamid Ibn Abbâd, adressés à une de ses esclaves qui s’est déshabillée en sa présence pour lui montrer les parties pudiques du corps14. Dans le domaine du ‘ishq (passion), les littérateurs restent perplexes devant ce double jeu de la qaïna, à savoir la confusion entre la passion et métier. Selon Frédérique Sicard, « tout dans l’attitude de la qaïna adhère parfaitement à une conception idéale de l’amour, et en même temps, tout est parfaitement fictif parce que parfaitement codifié. Pourtant, en détruisant ce mythe, elle pourrait bien aussi l’entretenir: elle usurperait la place de la Dame, femme idéale, et pourtant en perpétuer l’image littéraire parce qu’elle fonctionnerait selon un art appris, seul à pouvoir réaliser une conception du ‘ishq trop idéale pour exister autrement que loin de la réalité, sous une forme mythifiée »15. A travers une suite, parfois désordonnée, de quelques anecdotes du Tawq al-hamâma, nous sommes amenés à déceler une certaine forme de féminité latente andalouse. En effet, si nous avions constaté que l’image idéale de la femme dans le contexte socioculturel d’alAndalus se retournait contre cette dernière, c’est -à contrario- l’image d’une féminité 11 B. Bennassar, Histoire des Espagnols : VI-XVII, vol. 1, éd. Armand Colin, Paris, p. 45. Rappelons que les qiyân recevaient une éducation relativement poussée (calligraphie, grammaire, poésie, chant) contrairement aux femmes dites « libres ». 13 Lire Ch. Pellat, Le Milieu Basrien et la formation de Djâhiz, Maisonneuve, Paris, 1953, pp. 253-54, notamment lorsqu’il affirme que la qaïna ne saurait être sincère et loyale en amour, par éducation et par tempérament, elle est portée à dresser des pièges et à tendre des filets aux galants pour les prendre dans leurs mailles. Quand un admirateur la regarde, elle lui lance des œillades, l’enjôle par des sourires, lui fait des avances dans les vers qu’elle chante… lorsqu’elle sent que son charme l’a envahi et que le malheureux est pris au piège, elle pousse plus avant sa tactique et lui fait croire que son propre sentiment est plus vif que celui qu’il éprouve pour elle… Mais la plupart du temps, elle manque de sincérité et met en œuvre perfidie et ruse pour puiser la fortune de sa victime, puis elle l’abandonne. 14 Voir H. Pérès, La poésie andalouse en arabe classique au XIème siècle: ses aspects généraux et sa valeur documentaire, Adrien-Maisonneuve, Paris, 1937, dès la page 405. 15 F. Sicard, L’amour dans la Risâlat al-qiyan : essai sur les esclaves-chanteuses de Djâhiz, in Arabica, tome XXXIV, 1987, p. 336. 12 6 puissante, fascinante et séductrice -à l’instar de l’esclave Khalwa face à son amant le poète alRamâdî- qui s’est imposée par la suite. Cette image idéale, restée inébranlable dans la mentalité arabo-andalouse, règne en maîtresse incontestée dans l’imaginaire masculin. On exige de la femme d’incarner une figure exemplaire à la manière de Sett El-Husn, qui est la représentation vivante mais légendaire de la beauté parfaite chez les Arabes. Qui fut mieux placée que la qaïna pour remplir ce rôle ? De toute évidence, elle reste indiscutablement à la fois la plus libertine et la plus libre de toutes les Andalouses. Elle est capable aussi de mener insatiablement le jeu de l’amour et de la séduction à la manière d’un commerce mais, pour Ibn Hazm, sa beauté n’est qu’éphémère. Dans la plupart des anecdotes du Tawq al-hamâma ayant trait à la jarîya il souligne fréquemment la jeunesse qui la caractérise et l’intègre dans le discours de la beauté canonique physique et morale. Parmi les jawârî, on comptait des coiffeuses qui s’occupaient aussi de la cosmétique. Selon Ibn Hazm, il y aurait des femmes à bâtons ferrés, en habits rouges doublés qui prenaient soin de leurs beautés esthétiques. Il s’agirait certainement des femmes proxénètes. Cependant, la véritable beauté semble résider dans l’âme de l’être. Il s’agit ici d’une conception purement et hautement esthétique de la beauté relevant d’une très complexe vision philosophique et zâhirite hazmienne. De nombreuses femmes-esclaves andalouses connurent des descriptions esthétiques et idéales des plus remarquables, confinées dans des anthologies littéraires intarissables et jamais enregistrées dans l’histoire de la tradition littéraire arabe. Partageant l’univers domestique des dignitaires, elles jouèrent inconsciemment un rôle déterminant en matière de prolifération du concubinage, lequel fut une tradition propre aux Arabes de la période préislamique, préservée par les gens d’Orient. Cette même tradition allait connaître un bouleversement et une prospérité sans précédent dans l’histoire sociale d’al-Andalus. On n’arrivait plus à tracer les limites des libertés d’action et de communication des esclaves et des concubines. De même que les institutions ne savaient pas quel statut accorder aux ummahât al-awlâd (mères- concubines, pour ne citer qu’un exemple. Aux temps des troubles sociopolitiques mais aussi d’épanouissement culturel, al-Andalus ne pouvait point échapper aux excès qu’il engendrait. L’historien G. Peyronnet nous décrit clairement cette situation: « Les cabarets y étaient nombreux et l’on s’y enivrait facilement parmi la musique et les danses. Les orgies étaient fréquentes et la prostitution fleurissait, féminine et masculine, corrélative à l’homosexualité : dans certaines villes, notamment à Cordoue, les femmes prostituées payaient une taxe au fisc dans des maisons closes »16. Quant à l’historien H. Pérès, il attribue, pour sa part, ce relâchement des mœurs à la facilité avec laquelle on cueillait les plaisirs17. Comme beaucoup de femmes-esclaves s’étaient arabisées -malgré qu’il y en ait eu d’autres18 demeurant totalement attachées à la langue romane (al-lâtiniyya)-, on les 16 17 G. Peyronnet, L’Islam et la Civilisation islamique, Armand Colin, Paris, 1992, p. 160. H. Pérès, La poésie andalouse en arabe classique, op. cit., p. 424. 7 dénommait aussi ‘arabiyyât al-ahrâr (femmes arabes libres). En conséquence, cette désignation a crée une confusion lorsqu’elles devenaient des poétesses de la Cour, rivalisant avec leurs homologues qui sont parfois des épouses légitimes des souverains. En d’autres termes, certaines jawârî n’étaient pas seulement destinées à des jouissances nocturnes mais devenaient aussi des ‘arabiyyât ahrâr. Le paradoxe que nous pouvons remarquer est que la condition servile pour certaines était, en fait, une condition libre. Dans ce contexte socioculturel, nous pouvons constater également une évolution sociale nette du statut de la femme andalouse. Ceci traduit une certaine forme d’émancipation féminine chez les jawârî que Georges Vajda souligne à ce propos : « Les moins gênées par les interdits sociaux étaient les femmes de condition servile, qui n’étaient après tout, que des hétaïres, parfois des prostituées de luxe : les dames « libres » n’étaient pas émancipées du tout »19. Il n’est pas étonnant de constater que les dames de Cour (épouses légitimes) soient consignées à résidence et privées de toute aspiration libertine puisque le fondement de la structure sociale de la classe dirigeante et aristocratique andalouse était le lignage, c’est-àdire, la sauvegarde pure de l’ascendance généalogique. L’historien P. Ghichard s’est attaché à le démontrer dans une étude historico-sociale en concluant que le fait biologique du métissage n’a, en effet, pas de conséquence sur le fait « culturel » de la parenté, et des descendants de ces « unions mixtes » se considéraient certainement comme des purs Arabes20. Des pratiques esclavagistes persistèrent dans l’enclave musulmane d’Occident malgré l’appel à une abolition absolue par l’effort exégétique des fuqahâ’ qui ne cessèrent de mettre la pression morale sur les autorités califales de l’époque. On mettrait cela sur le compte du poids culturel ancestral qui pesait sur la population qui, d’ailleurs, était particulièrement hétérogène. Vers une représentativité poétique et imaginaire de l’esclavage féminin andalou Dans la tradition courtoise arabe, la femme était souvent identifiée à la gazelle, de par sa façon d’agir et de se comporter vis-à-vis d’un prétendant amoureux. En effet, la poésie galante arabe était imprégnée de cette image animalière qu’elle finit par recevoir l’appellation al-ghazal. L’origine de ce mot a posé un problème pour les littérateurs, car il a été souvent confondu avec al-nasîb ou al-tashbîb qui, tous deux se rapportent, au genre lyrique chantant la beauté physique et morale de la femme, en exaltant aussi la séduction érotique. Etymologiquement, al-ghazal dérive de consonnes arabes « gh-z-l » dont le sens approximatif On estime qu’il y avait aussi des femmes autochtones parmi les esclaves. On leur attribue le nom de al-nisâ’ al-mukhabba’ât (femmes recluses). 19 G. Vajda, REJ (Revue des Études Juives), 1969, p. 102. 20 P. Ghichard, Structures sociales orientales et occidentales dans l’Espagne musulmane, Mouton, Paris, p. 133. 18 8 est fuir. La question qui s’impose donc est quel rapport existe-t-il entre l’acte de fuir et la femme ? On ne peut trouver de meilleure réponse que celle fournie par Mohamed Abû-Rub en traitant le thème : « La gazelle est le gibier préféré de l’homme. La gazelle traquée et la femme recherchée sont toutes deux victimes de l’homme à la recherche de la chair et du plaisir. Toutes les deux sont, dès lors, victimes destinées à assouvir sa voracité et son désir. La femme, par ailleurs, fuit-elle devant son amant comme la gazelle devant le chasseur »21. D’après les poètes arabo-andalous, on remarque que l’image de la femme idéale est associée à la beauté florale et à toute forme de nature exotique. Mais, il arrive que des femmes lettrées produisent des écrits lyriques. Citons quelques exemples des dames de Cour22 qui ont brillé par leur plume dans le domaine de la poésie : Hassâna al-Tamîmiyya, qui ne cessait de composer des poèmes élogieux et des panégyriques aux émirs al-Hakam et Abderrahmân III respectivement ; Maryam bint al-Ansârî, poétesse favorite du calife al-Mahdî qui lui a même ouvert un salon littéraire pour enseigner al-adab (lettres, rhétorique, langue, littérature,…) ; Umm al-Hassan bint al-Qâdî Aboû Ja’far al-Tanjâlî qui exerçait aussi dans la médecine, Umm al-Hanâ’ bint al-Qâdî Aboû Muhammad Abd al-Haq ben ‘Atiyya s’adonnait, en plus de la poésie, à la publication d’ouvrages de lettres. Pour bon nombre d’orientalistes, l’exemple le plus répandu de la liberté de la femme en al-Andalus est la princesse Wallâda, fille du calife al-Moustakfi et est très fameuse au début du XI siècle. Cependant Ibn Hayyân se vante des qualités littéraires de Aïcha bint Ahmed ben Qadîm et la fait figurer parmi les meilleures femmes libres de l’époque. Ibn Sa’id voit en elle une merveille. Il y en avait d’autres qui lui ressemblaient dans le talent poétique, la maîtrise du langage, l’éloquence et les connaissances littéraires, telles la cordouane Oumm al-Sa’d bint ‘Isâm al-Himyarî alias Sa’doûna et la sévillane Asmâ’ al-‘Amiriyya. Quant aux poétesses esclaves, elles étaient généralement formées par le fameux Ziryâb et devenaient par la suite des esclaves-chanteuses. Il semblerait que la plus radieuse d’entre elles était Mout’a. On parle aussi de Masâbîh, Loubnâ, Qalam, Qamar et Hind. La tradition littéraire arabe rapporte qu’un homme avait demandé à un autre : 23 « Pourquoi donnez-vous à vos filles des noms évoquant la fermeté et la dureté (comme par exemple al-Sakhr (pierre), Al-Julmôud (rocher), Kalthoûm (femme aux grosses joues, femme imposante), Fatima (femme aux décisions fermes), Aïcha (femme qui s’adapte à toutes les circonstances rudes de la vie) et attribuez-vous aux jawârî des noms très sensuels et captifs 21 Muhammad Abû-Rub, Poésie galante, éd. Asfar, Paris, 1990, p. 66. Sur les poèmes de ces personnages littéraires féminins, se référer à l’ouvrage de Subh Mahmûd, Poetisas arábigo-andaluzas, Diputación provincial de Granada, sans date de publication. 23 De son vrai nom, Al-Hassan Ibn Nafî’. Musicien, chanteur et esthéticien de Bagdad qui a fait son entrée à Cordoue sous le règne d’Abd al-Rahmân II après son expulsion de cette ville orientale par Hârûn al-Rachîd et ce, grâce à un musicien juif. Lévi-Provençal dans son La Civilisation arabe en Espagne (Maisonneuve, Paris, 1948, p. 69) le considère comme l’une des causes les plus agissantes de la réorientalisation du royaume du royaume andalou sous le règne de ce prince éclairé. Il fut aussi un grand cuisinier d’autant qu’il enseigna aux cordouans les recettes les plus compliquées de la cuisine bagdadienne, idem p. 73. Il ajouta, dit-on, une corde dans le luth. Sur le rôle et l’influence de cet artiste oriental au teint bronzé et ancien esclave affranchi, voir Histoire de l’Espagne musulmane, du même auteur, T. I, op. cit., pp. 263-272. Lire l’ouvrage Jesús Greus, Ziryâb o el despertar de al-Andalus aux éditions First. 22 9 comme Nu’m (délice), Youmn (bonheur), Badr (pleine lune), Najda’ (délivrance), Najm (étoile), Yâqoût (hyacinte), Bishr (gaieté), Ghizlân (petit du chevreuil), Qatr al-Nadâ (goutte de rosée), Fawz (victoire), Zakhraf (ornement), Marjân (rubis)» Et il lui a répondu : « Nous nommons nos enfants pour (impressionner) les autres et nos jawârî pour nos désirs ». Beaucoup d’Andalous se réjouissaient d’assister le soir à des danses et chants dont les protagonistes étaient des esclaves et les musiciens. D’abord, ils voyaient en cela de l’art, ensuite ils contemplaient admirablement leurs beautés physiques et leurs voix. C’était probablement de cette manière qu’est apparu un culte de la femme qui a été poussé très loin par les Andalous. Le littérateur Mohamed Abu-Rub nous fait remarquer à quel point la musique et les mots peuvent émotionner l’Andalou : « Le chant faisait effet d’emprise quasi-magique sur le public et le mettait parfois dans un état d’extase (nashwat al-tarab)24 proche de la folie »25. Ibn Hazm lui-même nous raconte l’histoire d’une chanteuse qui, à travers sa voix, envoûtait les regards des gens qui l’entourait : « Elle prit le luth et l’accorda avec une modestie et une retenue dont ma mémoire ne garde pas d’autre exemple, même s’il est vrai que la beauté s’agrandit dans l’œil de celui qui l’apprécie. Puis son chant brisa le silence »26. Il arrive que certaines femmes rallient chant et vers, comme c’est le cas d’une esclave qu’Ibn Hazm connaissait : « Quand les autres chanteuses, qui assistaient à la cérémonie, eurent fini et que ce fut son tour, elle accorda son luth et se mit à psalmodier… »27. Les Cordouans s’adonnaient aussi à d’autres types de métiers. Tawq al-hamâma nous en informe : « Parmi ces femmes, on trouve: les guérisseuses, celles qui appliquent les ventouses, les marchandes ambulantes, les revendeuses, les coiffeuses, les pleureuses, les chanteuse, les diseuses de bonne aventure, celles qui enseignent aux esclaves, les servantes, les fileuses, les tisseuses, et tout ce qui y ressemble »28. Ce terme n’existe pas dans la langue romane. Cependant, on peut le traduire par jouissance sensorielle, paroxysme de l’émotion ou état d’extase des sens. Ce mot traduit une attitude d’esprit qui inclut une idée de libertinage et autorise la débauche (al-mujûn). Il semblerait, en outre, que le terme troubadour dérive du mot altarab. 25 Muhammad Abû-Rub, Poésie galante, op. cit., p. 49. 26 G. Martinez-Gros, De l’amour et des amants, éd. Sindbad, Paris, 1992, p. 184. Il s’agit ici de la belle esclave qu’Ibn Hazm avait aimée dans sa jeunesse, esclave qu’il n’a jamais pu conquérir son amour. 27 G. Martinez-Gros, op. cit., p. 68. 28 Ibidem, p. 76. 24 10 Pourtant certaines femmes ne semblaient pas attirer la sympathie d’Ibn Hazm puisqu’elles remplissaient le rôle de vieilles proxénètes. Il est à noter que les chants exaltant la beauté physique des femmes, de même que l’éloge du vin, s’intègrent dans ce que l’on appelle « al-malâhî » ou « al-laghw » (toute forme de distraction illicite) et sont donc condamnés par la sharî’a. Compte tenu du tempérant de l’Andalou qui se voulait bon viveur, il était difficile d’interdire les chants à caractère graveleux et les danses à tendance érotique malgré le poids du contexte socioreligieux de l’époque. Avec l’avènement de Ziryâb, cette gaieté de musique s’est accentuée et a pris d’autres proportions. Il est à rappeler aussi que les Andalous aimaient boire le nabîd, une sorte de boisson préparée avec des dattes ou des raisins mais ils la jugeaient licite en se justifiant des propos juridiques du faqîh Abû Hanîfa. Mais les chroniques soulignent parfois qu’un qâdî pouvait infliger un châtiment corporel (al-had) aux ivrognes. Avec le laxisme, les jurisconsultes toléraient la vente du vin moyennant une taxe appelée al-qabala, contre laquelle Ibn Hazm s’est énergiquement élevé. Beaucoup de poètes ne manquèrent guère de chanter poétiquement les « bienfaisances » du vin car ils le considéraient comme un consolateur qui fait dissiper les soucis et réveiller les jouissances sensorielles. Cependant, s’il est un jour où l’Andalou s’abstenait généralement de boire, c’est le vendredi, jour sacré de musulmans. Nombreux sont les extraits poétiques dans le Tawq al-hamâma qui témoignent de la vie des plaisirs: le vin s’accompagne souvent de la joie de la musique au milieu d’une nature exotique. Ces plaisirs bachiques, bien qu’ils soient blâmés par les fouqahâ’, montrent bien qu’ils étaient fort à la mode en terre d’al-Andalus. Par ailleurs, les Andalous se vantaient du nombre de femmes qu’ils possédaient. Ainsi, le vizir du prince slavon d’Almeria comptait au moins cinq cents femmes dans son harem. On rapporte que les harems du palais Madîna al-Zahra (région de Cordoue) se composaient d’un nombre étonnant de femmes. Les chroniques littéraires réservent une attention particulière à l’épouse du roi AlMutamid de Séville (1039/40-1095), une esclave nommée al-Rumaykiyya, à laquelle il dédie de tendres vers d’amour et au cas du poète Ibn Zaydûn (1003-1071) avec la princesse Wallada. D’autres esclaves, dont le niveau culturel était assez élevé, passaient leur temps non seulement à composer des poèmes mais aussi à apprendre par cœur les anthologies littéraires connues de l’époque. L’on peut citer al-Abbâdiyya, Gayât al-Mûna et al-‘Arûdiyya. Soulignons que parmi toutes ces esclaves, il y avait celles qui se démarquaient le plus en poésie, parfois même sous le regard envieux des princesses et des dames de Cour qui essayaient de les imiter. En outre, il est tout de même remarquable de constater que des esclaves-chanteuses, quelles qu’elles soient leurs origines et le brassage ethnique qu’elles ont subi, puissent devenir des agents efficaces de l’arabisation et de l’orientalisation de la société musulmane d’al-Andalus. Certaines femmes andalouses se caractérisaient par leur activité économique et devenaient des affairistes mais c’est surtout dans le domaine culturel qu’elles 11 occupaient une place considérable: des philologues, des ascètes, des copistes et des expertes en calligraphie du Coran29 et autres parchemins. D’après Tawq al-hamâma on apprend qu’Ibn Hazm fut élevé, depuis sa tendre enfance, par les femmes. De cette éducation privilégiée et raffinée, il sut ce que ces femmes désiraient, ce qui les intriguaient et les rendaient heureuses. Et ce dans cet univers féminin intime qu’il commençait à découvrir ses toutes premières sensibilités amoureuses. Il a fini par aimer profondément une jarîyya nommée Nu’m qui mourut à l’âge de fleur. Il multiplia d’autres partenaires parmi les jawârî, maintenant avec elles une relation purement platonique et courtoise. Toutes ces femmes, bien qu’elles fussent des esclaves, firent preuve d’une liberté illimitée au niveau des passions. Cette liberté prenait davantage d’ampleur dans les grands centres urbains andalous, en particulier Cordoue. En effet, de toutes les villes andalouses, Cordoue était la métropole de tous les affrontements, la plaque tournante de la vente des esclaves (hommes, femmes, noirs et blancs) et aussi le lieu où la condition de la femme était vraisemblablement plus libre qu’ailleurs. Nous connaissons des anecdotes sur les femmes qui ne portaient pas de voile, qui répondaient aux hommes pour se faire remarquer, qui aimaient entendre dire des galanteries et acceptaient sans réticence quand on leur lançait des jolis mots, qui donnaient des rendez-vous dans les lieux publics de la ville, qui marchaient d’une certaine façon pour faire ressortir les points sensibles de leurs corps afin d’attirer les regards des inconnus, qui envoyaient des lettres d’amour par intermédiaire d’un messager… Rappelons que le cadre de cette liberté relative, beaucoup d’Andalouses buvaient du vin sans respecter les interdits coraniques. Cette boisson leur donnait du plaisir à l’écoute des poèmes bachiques ou amoureux et elles se souciaient d’être des joyeuses viveuses. L’Andalou aimait lui aussi chanter et décrire l’amour, souvent avec des métaphores : la bien-aimée était tantôt « la gazelle », tantôt « le parfum » ou « le jardin ». Elle avait le droit aux meilleures descriptions de la beauté morale et physique. La nature et la musique prenaient part aussi dans les vers. Mais l’Andalou se voulait aussi un personnage distingué, basant ses bonnes manières sur le zaraf (élégance naturelle, esprit vif) et sur al-adab (honnêteté, courtoisie). Dans une ville come Cordoue, il était anxieux et souvent tenté par la convoitise sensuelle. Il savait se résigner dans la souffrance amoureuse car il était sincère. Or, cette résignation et cette sincérité le menaient fatalement à la maladie ou à la mort. Les chroniques littéraires arabo-andalouses nous offrent une abondance d’écrits poétiques sur les états d’âmes des Andalous et sur le type des rapports amoureux qu’ils entretenaient avec les femmes de toutes les catégories sociales : esclaves, amantes libres, chanteuses, danseuses, musiciennes, etc. Bien des poètes comme Ibn Zaydûn, Ibn Abd Rabbih, Ibn Shuhayd (m. 1035), Ibn Hanâ al-Andalûsî, Ibn Quzmân (m. en 1159), Al-Mutamid Ibn Abbâd, Ibn Ammâr, Ibn Haddâd et autres menèrent des vies amoureuses réelles et figurent parmi les anthologies les plus illustres dont les œuvres sont consignées dans des diwân. 29 On en a dénombré à peu près 170 femmes copistes du Coran rien que dans un faubourg de Cordoue, ce qui prouve l’activité intense de ce métier. 12 Après la dislocation politique d’al-Andalus, la situation sociale de la femme ne semble guère connaître quelques progrès. En témoigne cette déclaration alarmante d’Abû Al-Walîd Muhammad Ibn Ahmad Ibn Rushd, alias Averroès (1126-1198), léguée aux Andalous un siècle après la mort d’Ibn Hazm : « Notre état social ne laisse pas aux femmes la possibilité de donner leur mesure. Elles paraissent destinées uniquement à donner naissance à des enfants et à les nourrir. Cet état de servitude a détruit chez elles la faculté pour les grandes choses. Voilà pourquoi on ne voit pas chez nous de femmes douées pour des vertus morales. Leur vie se déroule come celle des plantes »30. Au vu d’un tel témoignage, la condition féminine s’est donc estompée ou jugulée en raison des troubles sociaux et il nous semble qu’elle changeait par la suite en fonction de la spécificité sociale et politique de chaque autorité « principautaire » (mamlaka taïfa) d’alAndalus. Depuis la présence arabe en al-Andalus, les membres d’une dynastie -à prioriendogame ont veillé à ce que leurs épouses légitimes ne se mêlent pas, par voie de sang, aux autochtones malgré l’hétérogénéité ethnique et le bouleversement culturel : leur milieu tribal ou clanique était l’un des rares à maintenir la pratique du lignage et de l’agnatisme. La situation de ces épouses légitimes différait à peine de leurs congénères en Orient et leur liberté était permise « dans la mesure même où leur comportement n’engageait pas de la même façon l’honneur du lignage »31. Il apparait que quelques dames de Cour assistaient aux orgies littéraires et composaient des poèmes. Parmi les jawârî, quelques esclaves-chanteuses ont confirmé leur talent poétique et artistique auprès d’un public qui les désirait et ont servi de modèle d’expression des sentiments amoureux chez les Andalous. Adulées et idéalisées, ces femmes revendiquaient à leur tour le fait de vivre librement leurs passions, souvent ardentes, si l’on en croit les écrits poétiques, et eu égard à l’essor qu’avait atteint la poésie amoureuse au XIème siècle. Le paradoxe que l’on pourrait constater est que jamais l’Andalou ne s’est trouvé aussi proche de l’amour et si loin de son prochain en raison des troubles sociopolitiques survenus dans cette contrée d’Occident musulman et en plein Age d’Or andalou. De surcroît, ces périodes marquaient une évolution sociale nette et incitaient les poètes au raffinement et à l’épanouissement de la vie culturelle et littéraire. Vu le caractère peu volumineux de ce traité réaliste de l’amour Tawq al-hamâma, il est évident que ce que nous avions appris de lui n’est qu’un aspect de la condition des femmes en al-Andalus, puisque Ibn Hazm aurait escamoté volontairement d’autres précisions sur quelques traits sociologiques de leurs vies secrètes. L’honneur et la réputation du voisinage social pourraient être à l’origine d’une telle discrétion Aussi, et pour des raisons de P. Ghichard, Structures sociales orientales et occidentales, op. cit., p. 169. L’intégralité de cette déclaration se trouve aussi dans L’Espagne musulmane de C. Sánchez-Albornoz, trad. de C. Faraggi, éd. Publisud, Paris, 1985, p. 280. L’auteur y ajoute « d’où la misère qui dévore nos cités parce que le nombre de femmes est le double de celui des hommes et qu’elles ne peuvent se procurer le minimum vital par le biais du travail ». 31 P. Ghichard, op. cit., p. 174. 30 13 consanguinité liée aux structures complexes du lignage, des amours furent contrariés en alAndalus et ne virent jamais le jour. De ce fait, la conception occidentale de la situation de la femme dans la société andalouse du XIème siècle n’a pas considérablement changée, du moins sur le plan agnatique, par rapport à sa congénère orientale. Sur le plan du discours amoureux, il y aurait donc une étrange et remarquable ressemblance entre les femmes orientales et celles d’al-Andalus. Cela traduit la même dualité féminine: d’une part, des jawârî, fortement lettrées, bénéficiant d’une liberté totale, quoique parfois relative, et d’autre part, des femmes dites « libres », mais légalement mariées, jouant un rôle déterminant dans la conservation de la structure du lignage des célèbres familles andalouses. Dans son ouvrage intitulé La mujer española hace mil años32, Sánchez-Albornoz défend la thèse de l’occidentalité de la femme andalouse et ne souligne aucune notion d’orientalisation. Ce qui nous paraît loin de la réalité sociale andalouse. García Gómez, dans son étude préliminaire de la traduction de Tawq al-hamâma33, soutient pour sa part, l’idée que la femme, telle qu’elle est décrite dans le texte d’Ibn Hazm, revêt un caractère spécifique quant à ses us et coutumes quotidiens, ou selon ses propres expressions, la femme andalouse s’est complètement dépouillée de l’habillement de Bagdad pour en mettre celui de Cordoue34. Il ne fait donc qu’accentuer la thèse de l’hispanité de la femme andalouse, à laquelle adhère la plupart des orientalistes et arabisants espagnols. Au même titre que les travaux de P. Ghichard, nous soutenons la forte persistance des traditions orientales chez la femme andalouse conférant à cette dernière un caractère et une attitude spécifiques, résultat d’un brassage de culture particulièrement hétérogène. A travers le texte de Tawq al-hamâma où figure un nombre considérable de personnages de différents sexes, venus de tous bords, Ibn Hazm nous entraîne sans retenue dans les tourbillons d’une passion rythmée par les excès et la folie des hommes et des femmes, dévoilant les faces cachées d’un monde tourmenté. Le texte camoufle parfois un pessimisme aigu. Des pages entières révèlent tout ce qui l’inquiète et le désespère : sa tristesse, ses ennuis et ses regrets. L’on peut rattacher ce pessimisme aux traumatismes de la fitna (désordre sociopolitique) et de ses conséquences, au souvenir du saccage de Cordoue, hantant toujours la mémoire, et à l’absurdité de la haute société. L’impression de cette société absurde vient de ce que la prétention impliquée par la hiérarchie sociale est contredite par la réalité des comportements de ses membres aristocrates. Raison pour laquelle Tawq alhamâma se présente, à notre égard, comme un acte d’accusation contre les membres de la haute société andalouse, en l’occurrence cordouane, contre leur désœuvrement et leur oisiveté, gagnant des prestiges et des privilèges illégitimement et au détriment du peuple. Comme toute société, celle d’al-Andalus a ses propos contradictions. Hormis la dimension dite sclérosée dans laquelle vivaient les femmes des dignitaires andalous, d’autres firent preuve d’une liberté sans limites bien que leurs conditions sociales d’origine ne les préparaient pas à pareil destin. L’Andalouse, si elle le désirait, pouvait ne pas être une esclave. Mieux encore, elle pouvait devenir maîtresse exclusive de son amant. Mais l’amour 32 Sánchez-Albornoz, Claudio, La mujer española hace mil años, Buenos Aires, 1935. García Gómez, Emilio, El Collar de la paloma, Alianza editorial, Madrid, 1971. 34 García Gómez, Emilio, op. cit., voir prologue. Notre traduction. 33 14 ici est exclusivement sensuel, à quelques rares exceptions, tel qu’il se dessine dans la poésie arabo-andalouse, antipode de l’amour courtois (al-ghazal al-‘udhrî). Par ailleurs, nous pensons aussi que si l’histoire a retenu les noms et les exploits sociaux ou amoureux de quelques jawârî et qiyan, c’est tout simplement parce que leurs destinées avaient croisé celles des Grands de l’époque ou des proches des dignitaires des demeures royales. Quant aux causes qui pourraient éventuellement expliquer cette importante amélioration du destin féminin andalou, l’influence des fuqahâ’ à elle seule ne pouvait suffire à justifier un tel progrès. Mais l’émulation du modèle de vie oriental, en l’occurrence bagdadien -après l’avènement de Ziryâb en al-Andalus-, aurait sensiblement contribué au changement. De plus, le niveau culturel fit acheminer un certain nombre d’Andalouses vers une sorte d’émancipation. En effet, si l’apparition des jawârî, des qiyân et des ummmahât awlâd dans les centres urbains en Orient avait provoqué un changement dans la mentalité de l’époque, il en est de même en al-Andalus, où pareil phénomène s’est produit, allant jusqu’à changer la conception même des sentiments amoureux. Dans cette contrée musulmane d’Occident, l’impact de cette catégorie de femmes est d’autant plus grand que leur présence, et parfois leur éducation, constituaient donc pour les aristocrates une marque de finesse, de goût et de raffinement. Mais, pour Ibn Hazm, cette évolution de la condition féminine ne va pas dans le bon sens et elle n’est que l’apanage de l’ancienne civilisation arabe où le lien entre toute forme de débauche (zînâ) et la musique ou le chant était patent. Ainsi, à la lumière du Tawq al-hamâma d’Ibn Hazm, nous pouvons évaluer donc, d’une part, la place primordiale qu’occupait la femme andalouse dans les hautes sphères sociales, compte tenu du fait qu’Ibn Hazm a mis en évidence la cohabitation un peu difficile, certes, entre les dames de Cour (al-nissâ’ al-mukhabba’ât) les jawârî ; d’autre part, grâce à un certain nombre de textes poétiques et de akhbâr, attestés par des transmetteurs , nous sommes à même de cerner quelques problèmes de l’histoire sociale encore controversés : l’homosexualité masculine des éphèbes, l’esclavagisme des jawârî, l’émancipation des qiyan, l’affranchissement des ummahât awlâd (mères célibataires), … En tenant compte du système des valeurs morales issues de l’islam de cette période classique, le texte hazmien nous a permis de constater que, contrairement aux idées reçues sur la subordination des femmes musulmanes en al-Andalus, beaucoup d’entre elles parvenaient à devenir complètement libres, faisant preuve de pratiques dignes à la fois d’une artiste et d’un savant, amenant ainsi un bon nombre d’Andalous à les aduler. Mais ce type d’émancipation semble transgresser la loi coranique en vigueur. Or, à force de s’adonner aux plaisirs des femmes, des remarquables personnalités religieuses et politiques du milieu aristocratique, de l’aveu même d’Ibn Hazm, sont devenus leurs défenseurs farouches. Elles se voyaient accorder des places des plus privilégiées dans les demeures palatines et dans les milieux sociaux. A ce propos, Ibn Hazm nous montre au fil des akhbâr (anecdotes) du Tawq al-hamâma les conditions sociales dans lesquelles se trouvaient bon nombre de femmes andalouses, mais pas toutes. C’est ainsi que maintes femmes sont rentrées dans les demeures des hauts dignitaires à titre d’esclaves et elles en sont devenues presque princesses. Force est de constater que l’ascension dans l’échelle sociale reste vraisemblablement à la portée de plusieurs femmes. Malgré leur généalogie dynastique et leur statut de haut lignage, les épouses légitimes n’ont 15 pas pu vivre pleinement leur liberté qui n’était que relative: l’honneur de la famille dynastique et la structure du lignage en sont sûrement la cause. Quant aux jawârî, bien qu’elles fussent l’objet d’âpres transactions, elles virent cependant se réaliser leur affranchissement grâce à leurs compétences dans les domaines littéraires ou religieux. A leur tour, les qiyân et les femmes dites « libres » n’obtenaient l’affranchissement que par le biais des ruses liées aux jeux de la séduction et parfois de la zarafa. Cette catégorie de femmes n’était privée ni de liberté d’action ni de liberté d’expression. Enfin les ummahât awlâd, elles, devenaient complètement affranchies dès qu’elles mettaient un enfant au monde. Les derniers chapitres du Tawq al-hamâma35, où repose l’essentiel de la thèse d’Ibn Hazm, rappellent inlassablement et constamment les hadîth du Prophète de l’Islam et les préceptes coraniques sur l’ordre sexuel et son organisation dans une société qui se veut musulmane. En lisant le texte d’Ibn Hazm, on se rend compte à quel point celui-ci s’élève fiévreusement contre la pratique de la fornication et toute autre forme d’amour illicite. En affichant ouvertement son hostilité farouche à l’encontre de la débauche, la corruption des sentiments et le libertinage, Ibn Hazm visait la régulation de ces sentiments anarchiques qui finissaient par accaparer les Andalous. Il les incitait à une réelle civilisation de l’amour. C’est il s’adressait d’abord à ceux qui souhaitaient véritablement le changement des conduites et les invitait à réfléchir davantage sur l’ordre social musulman, en vue d’y établir une organisation stricte de la sexualité, une sexualité qui serait basée sur des règles bien définies, afin d’éviter de plonger dans la promiscuité et le laxisme à la manière de la Jâhiliyya (période préislamique). Selon la thèse implicite d’Ibn Hazm d’après son épître sur l’amour, les Andalous ont refait l’histoire de la Jâhiliyya. Il invite enfin à passer du stade de sauvagerie de l’amour à celui de la civilisation de l’amour. En fait, il a socialisé le discours amoureux car, selon ses propres conceptions, il en dépend et du peuple et de la société toute entière. Ibn Hazm expose avec verve au fil de l’épître des situations parfois brûlantes et préoccupantes qui témoignent du malaise des jawârî et dont certaines illustrent une apparence maladive. En témoignent l’histoire de l’esclave amoureuse qui s’est baissée au sol pour embrasser l’empreinte des pieds lors de passage de son amant ; l’histoire de l’exécution d’une esclave par le chambellan Al-Mansûr Ibn Abî ‘Amir parce qu’elle lui a chanté quelques vers sur Subh, mère d’un calife ; l’histoire de l’Andalou qui s’est jeté du haut d’un balcon pour l’amour d’une esclave ; l’histoire du comportement psychosomatique d’Ibn Abî ‘Ami dès qu’il possède une esclave ; l’histoire de l’amant poignardé par son aimée et qui finit par lécher la blessure en la couvrant des larmes ou encore l’histoire de la vieille Hind qui, faisant abstraction des préceptes religieux après son retour des Lieux Saints de l’Islam, et pour se livrer à l’incontournable puissance du désir charnel, a fait sortir un rasoir pour couper la verge d’un matelot. Tous ces détails anecdotiques de vie libertine poussent Ibn Hazm à revendiquer implicitement un meilleur respect du droit de la femme andalouse. Peut-on dire que les jawârî menaient une sorte de bataille quotidienne pour leur émancipation ? Si l’on tient compte de quelques anecdotes du Tawq al-hamâma, on serait tenté de répondre par l’affirmative. Et pour cause, la forte présence de l’exubérante jâriya -qui 35 Bâb qabh al-ma’siyya (La laideur du péché) et Bâb fadl al-ta’affuf (La plénitude de l’abstinence). 16 était exploitée à la fois dans son corps et dans sa foi- a contribué d’une certaine manière à son émancipation en commençant par dénoncer la privation de ses passions. Ainsi, malgré l’apparence d’une exploitation morale et matérielle, la jâriya parvenait à se placer à l’avantgarde de la société andalouse. L’on sait que la sexualité occupe, dans une optique islamique, une place positive voie vitale pour la survie humaine. Le point de vue d’Ibn Hazm est particulièrement clair et révélateur : il place l’home et la femme au même pied d’égalité en matière de corruption sexuelle et se montre très sceptique à l’égard de ceux qui tiennent des propos abusifs sur cette question. Il reste formel dans son point de vue en matière de provocation de péché de la fornication car, pour lui, c’est la faiblesse humaine qui en est la cause: « J’en entends beaucoup dire: Les hommes savent se mettre à l’abri en jugulant leurs appétits, mais pas les femmes. J’en reste toujours stupéfait. Pour moi, mon siège est fait: les hommes comme les femmes s’inclinent également à ces deux maux. Il n’est pas d’homme à qui une belle femme ait offert son amour avec insistance, sans que rien n’y fasse obstacle, et qui ne soit pas tombé dans les filets de Satan, dans la fascination du péché, dans les soubresauts de la convoitise, dans les égarements du désir. Il n’est pas de femme qu’un homme ait sollicitée dans les mêmes conditions et qui ne se soit donnée. C’est un décret sans appel, un jugement arrêté, auquel nul n’échappe »36. En mettant sur le même pied d’égalité les deux sexes, Ibn Hazm a voulu assurément insister sur les droits et les devoirs de la femme. C’était certainement là, pensons-nous, la marque d’une grande délicatesse d’esprit et de sentiment sur laquelle cet érudit andalou aurait dû insister davantage dans son traité d’amour. Il faudrait dire que le caractère actuel du discours hazmien ne se rapporte pas uniquement à cet aspect féminin. Il peut être une piste de réflexion et de concertation d’ordre théologique ou législatif pour les Musulmans d’aujourd’hui pour mieux cerner certaines données sociologiques répondant aux exigences du monde moderne. Il ne s’agit pas d’une relecture du Coran –vu que Tawq al-hamâma contient un nombre non négligeable des versets coraniques rappelant incessamment à l’ordre moral ou de sa réadaptation ou réactualisation- étant donnée certains aspects immuables qui le caractérise mais de focaliser un peu plus l’intérêt sur un effort permanent d’exégèse (alijtihâd). La logique d’Ibn Hazm se situe assurément dans cette alternative, et bien qu’il souligne le caractère de certains préceptes coraniques, il n’en demeure pas moins que l’effort exégétique est, pour lui, nécessaire à chaque époque et ne doit être en main d’une élite religieuse spécifique. 36 G. Martinez-Gros, op. cit., p. 203. 17 BIBLIOGRAFÍA AVILA, María L., Las mujeres « sabias » en al-Andalus, in La mujer en al-Andalus, Sevilla, 1989, pp. 139-184. AYALON, David, L’Esclavage du mamelouk (1250-1517), Israël Oriental Society, Jérusalem, 1951. 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