Pratiques d`écriture, écriture des pratiques
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Pratiques d`écriture, écriture des pratiques
INTRODUCTION Pratiques d’écriture, écriture des pratiques Comment l’arrivée des médias informatisés peut-elle conduire à définir et à propager de façon particulière le rapport entre écriture et pratiques ? Telle est la question principale à laquelle cet ouvrage essaie de répondre. Ou plutôt d’apporter quelques éléments de réponse. Nous avons pris le parti, non de déployer une enquête générale, mais de cibler au contraire l’analyse sur des objets et des lieux identifiés. C’est donc une série d’études qui est ici présentée, à travers laquelle on verra courir, se préciser, rebondir un même questionnement. Chaque étude correspond à un espace de pratique différent : si l’écriture y est toujours fortement mobilisée, le développement d’écrits d’écran et de réseau la rencontre autrement. Commençons par présenter rapidement l’objet des différentes études, avant d’indiquer quel regard nous avons voulu porter sur lui. Figures multiples de l’écriture Nous avons considéré cinq de ces espaces de pratiques : – la rédaction d’une radio généraliste où l’arrivée d’un nouveau logiciel conduit à une intégration plus forte de tout un ensemble d’écrits ; – l’évolution d’un métier, celui de monteur, dans le journal télévisé, confronté à la généralisation du « montage numérique » ; – le développement d’un outil informatique de formation à distance par une équipe spécialisée dans l’ingénierie pédagogique ; 22 L’écriture des médias informatisés – l’usage d’un logiciel très répandu, PowerPoint, dans le secteur professionnel des agences de communication ; – les formes que prend l’univers lié à la figure et à l’œuvre de Raymond Queneau, sur le web. Dans chacun de ces espaces, l’écriture joue un rôle très important, que va à la fois révéler et transformer l’informatique, mais un rôle très différent, parce que l’écriture ne s’y définit pas de la même façon en tant que pratique et en tant que valeur. Dans les deux études portant sur les médias, radiophonique et télévisuel, les logiciels interviennent au sein de circuits de production de l’information très structurés par l’histoire. C’est la construction de l’actualité qui s’élabore. Un ensemble de ressources est mobilisé et organisé en fonction d’une stratégie dont chacun des scripteurs prend en charge des fragments, pour faire l’information journalistique. La fabrication d’un outil de formation à distance matérialise une conception de la situation d’apprentissage elle-même. Ce processus d’écriture est donc inséparable d’un idéal pédagogique. La métamorphose médiatique ne saurait être coupée d’une histoire de l’acte éducatif. L’innovation engage, par-delà le recours à tel ou tel « outil », une économie générale des relations pédagogiques. Dans le conseil, c’est le caractère pragmatique et financièrement rétribué de la compétence qui surdétermine les échanges. Mobiliser tel outil est un moyen de structurer collectivement un travail finalisé et, parallèlement, de mettre en scène la performance individuelle. Une forme textuelle reproductible tire son pouvoir d’être reconnaissable et modifiable, dans cette scénographie de l’expertise et de la réactivité. Dans l’étude concernant l’édition littéraire, c’est la construction de figures du texte, de l’œuvre et de l’écrivain qui est en jeu. Collecter, reproduire, rendre visibles et lisibles les matériaux institue des relations avec un univers de textes chargés de valeur. Le statut que connaît le texte en littérature donne leur teneur particulière à ces pratiques, dans une tension entre savoir et créativité. Pratiques et usages dans les écrits d’écran La diversité de ces situations est traduite dans la suite du livre en une série d’études autonomes, présentées chacune en un chapitre particulier, pour aboutir à ses propres conclusions. L’enquête disperse donc en quelque sorte la question posée ; Introduction 23 mais elle est guidée par un ensemble de partis pris théoriques. Notre réflexion se distingue par la mise en place d’un type de sémiotique qui, récusant l’approche techniciste des nouvelles technologies, centre l’investigation sur les médiations assurées par l’écriture. C’est une prise de position, qui s’inscrit dans la durée. Nous accordons une place déterminante à la matérialité des dispositifs d’écriture dans les processus de communication ; c’est pourquoi la transformation des dispositifs écrits est pour nous un objet d’analyse important. Nous nous inscrivons dans une perspective qui accorde une grande importance au substrat matériel et technique de l’écriture, ceci, indépendamment et antérieurement à l’arrivée d’Internet, qui, à nos yeux, prolonge cette perspective et en révèle l’importance, plutôt que de la créer. Les chercheurs impliqués dans la recherche ne sont pas des spécialistes de la cyberculture, ils sont impliqués dans une recherche sur les médiations de la communication et du savoir, qui rencontre sur sa route la transformation des médias. Nous ferons donc une place importante aux considérations techniques, sans faire de la technique un objet à part, dans un univers où elle n’est importante que parce qu’elle est signifiante et impliquée dans des rapports symboliques. Nous ne reprendrions donc pas à notre compte la formule des auteurs de L’outre-lecture, qui pensent que « situer les dispositifs informatiques comme des “machines symboliques” nous éloignerait de la question » (Ghitalla et al., 2003 : 25). La question mérite d’être posée car elle conduit à la nécessité d’élucider le statut de l’objet étudié, lequel engage une façon d’observer ce que les gens font avec lui. Nous souscrivons sans réserve à l’effort pour réhabiliter la matérialité des dispositifs informatiques, contrairement à l’idée selon laquelle le passage au numérique entraînerait une « transparence » de la « dimension matérielle et corporelle de l’exploitation du dispositif technique ». Mais nous pensons qu’il y a un risque à réduire l’objet informatique à sa seule dimension technique. En effet, l’approche des objets informatiques dans cette seule perspective amène à surestimer la dimension logistique de la pratique sociale, en oubliant que sa part sémiotique est déterminante. Le lien hypertexte apparaît comme exerçant une fonction instrumentale : il correspond à des « aspérités réactives » pour le lecteur qui les repère au sein de l’écran par une activité de « balayage ». L’activité de navigation sur le web semble conduire à une simple juxtaposition d’unités d’information par manipulation de liens hypertextes. Nous avions préféré dans un travail précédent la formule de « machines textuelles » pour définir les médias informatisés : des machines « auxquelles on accède et que l’on manipule à travers et par l’écriture » (Souchier et al., 2003 : 25). 24 L’écriture des médias informatisés De ce point de vue, la navigation sur le web se définit comme une opération d’écriture intertextuelle au cours de laquelle est réuni un ensemble de textes en réseau. Un « bouton » n’est jamais simplement actionnable : il y a déjà du sens et, comme nous le développerons plus loin, de l’usage, dans l’écriture des objets médiatiques : ce qui interroge sérieusement sur ce qui est manipulé. Ainsi, il est impossible de dissocier la manipulation de l’interprétation, car les machines suggèrent la pratique sociale – elles mettent à disposition du sens –, et nous réinvestissons et réinventons sans cesse les modèles de communication et d’action qui nous sont proposés. Cette approche a l’avantage de ne pas poser d’un côté un univers du langage (du récit, des mots, de la rhétorique) et, de l’autre, un univers de la technique (de la fonctionnalité, de l’activité, de l’ergonomie), ce qui est inévitable si l’on regarde, d’un côté, le texte comme un ensemble de mots et d’histoires et de l’autre l’écriture comme une collection d’outils. Le propre des formes écrites et des médiations de l’écriture est, précisément, d’offrir un univers de signes interprétables qui sont ancrés dans la matérialité manipulable d’objets qui ne sont des outils qu’en tant qu’ils signifient, et signifient autrement que comme de simples mots. C’est pourquoi, selon nous, c’est à partir d’un point de vue théorique sur l’écriture qu’il est possible de comprendre ce qui fait la singularité des médias informatisés : le social, le sémiotique et le technique y sont socialement interdépendants. Ces trois dimensions cohabitent toujours dans la pratique sociale comme dans les objets médiatiques. Nos recherches antérieures ont montré comment poser ce problème de leur imbrication, notamment à partir des notions de signes passeurs et de textiel et c’est dans cette voie que nous souhaitons ici poursuivre. Revenons rapidement sur quelques concepts qui, mis en place au fil des recherches précédentes, permettent de situer l’enjeu de ce livre. On peut partir de deux notions à partir desquelles le projet d’une sémiotique des écrits d’écran s’est affirmé : celle d’« architexte » et celle de « signe passeur » (Souchier et Jeanneret, 1999). La notion d’architexte, qui jouera un rôle important dans ce livre, mérite d’être rapidement redéfinie. Elle désigne les objets informatiques qui sont en position de régir l’écriture, de lui donner ses formats et ses ressources : par exemple, le traitement de texte fournit les ressources de notre rédaction, le logiciel de messagerie offre le cadre de nos échanges, le moteur de recherche rend possible l’accès aux textes. Un architexte est une écriture de l’écriture, une écriture qui conditionne d’autres écritures. D’une façon analogue, la description des propriétés sémiotiques d’un signe particulier, le « signe passeur » permet de redonner aux structures, à la fois Introduction 25 techniques et sémiotiques, de l’hypertexte, leur rôle dans l’activité de lecture. Le lien hypertexte est alors considéré comme un signe écrit qui, comme tout signe écrit, n’existe pas hors de son intégration dans ses contextes (Harris), à la fois technique (en prise avec les opérations logicielles), éditorial (situé au sein de l’écran) et social (lié à un programme d’activité). Une autre étape dans notre cheminement a été la construction de la notion de textiel. Celle-ci concrétise pleinement, en effet, l’importance de la relation intime entre définition technique et définition sémiotique des médias informatisés. Ceux-ci ont la propriété de créer un type de texte qui est un texte-outil, qui « sollicite fortement le lecteur et lui demande de participer au fonctionnement même du dispositif : il doit passer d’une page à l’autre, faire des choix entre des possibles ; voire, activer le dispositif pour produire le texte » (Davallon et al., 2003 : 86). Ainsi, le signe passeur se voyait défini, non comme un simple signe ponctuel, mais comme l’élément d’un ensemble technosémiotique où devaient être considérés parallèlement le matériel de conservation, d’affichage et de manipulation des signes, le donné à lire et l’ensemble des couches logicielles. Ce texte d’un genre particulier est disponible, interprétable et manipulable, dans une relation entre sa dimension sémiotique et sa dimension opératoire. « Etant composé d’opérateurs plus que de contenus, (le textiel) possède la capacité de transformer de la pratique et de l’action en objets de langage ». C’est un texte « fondamentalement pragmatique », « constitué massivement d’opérateurs » (Davallon et al., 2003 : 86-87). Ce qui explique qu’il puisse assurer la mise en relation du lecteur entre deux sites, entre deux pages, entre une page et une ressource graphique ou textuelle, etc. Le texte incorpore le technique ou, en d’autres termes, le support d’écriture devient un élément constitutif du texte. Ainsi, nos recherches, loin de « masquer les spécificités techniques des opérations de repérage et d’activation des « ancres » » (Ghitalla et al., 2003 : 31), ont montré leur dépendance structurelle avec le fonctionnement sémiotique. C’est dans cette même phase de la recherche que s’est affirmée la notion d’écriture des pratiques, grâce à l’examen d’un type d’architexte particulier, le logiciel de messagerie électronique et de chat. Dans l’enquête menée sur l’usage de ces outils de communication en contexte universitaire et en contexte professionnel, une propriété essentielle des architextes a été particulièrement mise en évidence : le fait que ceux-ci ne se contentent pas, en quelque sorte, de conférer une nouvelle forme à des textes existants, mais qu’ils réalisent une « sémiotisation de l’activité » (Després-Lonnet et al., 2003 : 190) : ils transforment en textes, ou plutôt en textiels, des ensembles de pratiques : par exemple, la correspondance, le dialogue, la rencontre y sont transformées en un ensemble de signes écrits, d’images, de cadres visuels. La communication investit les objets écrits de logiques pragmatiques et 26 L’écriture des médias informatisés symboliques assurées jusque là par divers dispositifs spatiaux, gestuels, relationnels : ce qui ne fait évidemment pas disparaître l’importance des pratiques personnelles et corporelles, mais leur donne un nouvel espace, à la fois sémiotique (traduction des postures en signes) et opératoire (modalités techniques de l’engagement) qui a pu être analysé comme une variante contemporaine de la « mascarade », puisque le textiel était comparable, à la fois, à la correspondance et au masque. Comprendre à quoi tient cette écriture des pratiques était à partir de là un enjeu majeur pour nos recherches, qui se concrétise dans le présent livre. En somme, à travers l’approfondissement des recherches, et à mesure que la complexité des usages sociaux des médias informatisés était plus complètement prise en compte – à mesure que leur dimension médiatique elle-même était davantage pensée – c’est le rôle de la notion d’architexte qui se trouvait précisé et la complexité de ce que la notion pouvait désigner révélée. Par rapport au projet théorique d’articuler objets, signes et pratiques, le concept d’architexte reliait initialement deux pans sur trois. La pratique a été véritablement pensée dans le travail qui a abouti à l’ouvrage Lire, écrire, récrire (Souchier et al., 2003), où se dessinent les contours d’une « traque » de l’usage qui s’étire du texte informatique aux pratiques des lecteurs et aux espaces sociaux et organisationnels. De l’écriture des usages à la suggestion informatique C’est dans cette démarche problématique que nous avons pu analyser la façon dont le textiel incorpore du social à sa propre texture technique. Nous l’avons fait à partir d’une étude des traces d’usage. La dimension sociale de l’usage est en effet modélisée dans l’écriture même des logiciels : le textiel ou le signe passeur sont susceptibles de jouer le rôle d’opérateurs proposant des hypothèses d’usage dans un paramétrage informatique. Les usages ne sont pas simplement exposés ou représentés par les médias informatisés, mais bel et bien automatisés, du fait de leur inscription dans l’écriture informatique. L’une de nos études précédentes portant sur les sites médiateurs a montré cette singularité que constitue l’inscription d’un rapport au social au sein même de l’architexte : celui-ci opère « l’inscription d’un usage pour en anticiper un second » ; il se compose de « traces d’usages effectués » par le producteur du site et « d’ usages anticipés » pour un prochain sujet (Davallon et al., 2003). Au fil de cette analyse, les usages se trouvaient doublement mis en contexte, puisque l’écriture informatique renvoie parallèlement à la propre pratique du producteur du site et à la pratique du prochain usager. On pouvait ainsi penser la façon dont l’architexte s’avère apte à mettre en rapport un contexte de production avec un contexte programmatique, correspondant lui-même à l’anticipation du programme d’activité du sujet. Introduction 27 Cette identification et cette caractérisation d’usages technosémiotisés joue un rôle déterminant dans les études présentées ci-dessous, où l’effort pour anticiper et proposer des usages est l’un des enjeux majeurs des transformations en cours. Les analyses que nous développons dans cet ouvrage tentent d’aller plus loin à propos de cette capacité des médias informatisés à anticiper le social dans l’écriture en interrogeant la portée de l’intervention sociale sous-jacente aux architextes : une intervention que nous avons choisi de nommer « suggestion ». Les études qui suivent rencontrent ainsi toutes la question : quelle prise exercent sur le social les architextes ? Pour saisir la façon dont l’architexte et le textiel anticipent le social, une investigation plus approfondie était nécessaire sur ce que signifie réellement, dans divers contextes sociaux, l’acte d’écrire : les formes de l’écriture dans leur diversité, la façon dont elles se traduisent en rapports sociaux, la forme d’écriture particulière que constitue l’écriture informatique. En effet, la portée de l’intervention des médias informatisés dépasse tel ou tel acte d’écriture isolé. Elle se déploie, comme on va le voir, en des configurations complexes qui situent tout acte d’écrire dans un vaste réseau d’écrits et d’acteurs. Dans chaque cas d’étude, il est primordial de ne pas réduire l’écriture à la rédaction, d’identifier les acteurs multiples de l’énonciation médiatique et éditoriale, de repérer des rôles anonymes et diffus et d’autres fortement singularisés, de concevoir le caractère collectif de l’écriture, même quand elle se donne pour individuelle. Notre recherche s’est employée à comprendre cette complexité des actes d’écriture, mais elle l’a fait en se focalisant sur un certain type de médiation. En effet, l’écriture anticipatrice des pratiques repose sur une médiation particulière, qu’assurent certains acteurs, placés en position d’écrire les conditions d’initiative d’autres acteurs. Ces concepteurs de l’architexte – qui ne sont pas seulement des informaticiens – sont détenteurs de représentations du processus d’écriture par lequel l’usager est censé pouvoir manipuler l’écran. Ils mobilisent une conception de ce qu’un usager peut faire avec telle ou telle forme sémiotique. Par exemple, lorsqu’un consultant en communication prépare sa prestation orale, sa relation à l’écriture est dépendante de l’effort mené en amont par le concepteur de l’outil pour écrire une mise en contexte programmatique possible de son activité. Les études qui suivront analysent la façon dont cette opération particulière de médiation se déploie, selon les outils. On peut donner une première indication sur ce qui différencie les modalités de cette médiation, à partir d’exemples qui seront plus profondément analysés par la suite. Une médiation « pauvre » ou « discrète » laissera l’impression à des journalistes que l’outil dépend de leur façon de faire 28 L’écriture des médias informatisés même si celui-ci se fond au plus près de leur processus d’écriture et de leur activité professionnelle. L’utilisation de l’outil va relever très rapidement de la routine et s’effacer dans l’organisation de leur travail quotidien bien qu’il les seconde constamment. A l’opposé, dans le cas de la formation à distance, une médiation très « forte », portée par une revendication idéologique des concepteurs vis-à-vis des pratiques des futurs utilisateurs, va freiner la possibilité d’existence d’un usage concret. Les enseignants utilisateurs n’accepteront pas volontiers le parti pris social livré avec le textiel. Quant à l’outil commercialisé à grande échelle (PowerPoint), il suscite des régimes d’appropriation concrets extrêmement larges qui reposent sur l’anticipation d’un programme d’activité très répandu dans notre société, la présentation orale. La suggestion à l’œuvre dans des lieux de pratiques Nos analyses prennent donc sérieusement en compte la façon dont l’architexte est capable de suggérer des formes de pratiques. Mais si nous retenons la notion de suggestion, c’est que les structures qui seront décrites, quelle que soit leur prégnance, ne dispensent pas de regarder les usages effectifs des objets par différents acteurs sociaux. Nous n’aborderons pas l’idée d’un programme d’action du seul point de vue du texte médiatique, mais nous étudierons la façon dont, à un contexte programmatique sémiotisé répond un contexte programmatique effectif. L’une des originalités du travail que nous présentons ici par rapport à nos recherches antérieures est cette volonté de prendre en compte l’architexte dans ses lieux de pratiques. Car des signes informatiques comme le textiel et le signe passeur sont d’abord une « écriture d’exécution »1 qui ne prend vie et sens que lorsqu’elle s’insère dans l’activité d’un sujet social qui, au sens propre du terme, l’« exécute » – nous parlons plus couramment « d’actualisation ». Quels que soient la technique de programmation logicielle et l’engagement de l’usager dans une tâche, tout média informatisé nécessite pour fonctionner d’être intégré à une pratique sociale. Nos recherches analysent cet écart inévitable entre la pratique médiatique, telle qu’elle est contextualisée dans l’écriture de l’architexte et la pratique concrète, toujours singulière, d’un individu ou d’un collectif. Toutefois, étudier ce rapport des usages anticipés aux usages effectifs ne signifie nullement déplacer l’analyse de « la production » vers « la réception ». Il n’y a pas lieu de réserver la notion d’usages à la réception par des « consommateurs » de produits qui auraient été produits par d’autres. La conception des objets doit être 1. Nous faisons référence à la notation musicale considérée par Harris comme une « écriture d’exécution » plus que de composition (Harris, 1993 : 169). Introduction 29 pensée comme un usage (Quinton, 2002). En outre, l’anticipation du programme d’activité dans l’écriture dépasse le simple fait des concepteurs des outils informatiques pour concerner les acteurs qui participent au prolongement de la logique de l’outil dans le cadre organisationnel et institutionnel en produisant des objets médiatiques complémentaires. Il s’agit d’une prolongation qui emprunte les chemins très variés des stratégies de chacun : détournement, déformation, amplification d’une des logiques d’actions proposées par l’outil. Ces processus sont particulièrement importants dans le domaine social de la communication que notre analyse prend pour objet : des contextes professionnels et sociaux où la médiation sociale des savoirs est un enjeu déterminant. Les études qui suivent se centrent en effet sur certaines pratiques d’écriture, qui mettent en place des situations de médiation des savoirs à travers un complexe de projets, de situations et d’objets plus ou moins informatisés. Les sujets sociaux qui habitent ces espaces sont des usagers particuliers, car les formes et les objets de l’écriture constituent la raison d’être de leur fonction. Nous avons observé la façon dont ils s’emploient à intervenir dans la médiation de savoirs vis-à-vis d’autres acteurs, en créant, dans l’écriture, les conditions d’une communication de savoirs de diverses natures2. A titre d’exemple, nous citerons ces consultants-designers inventeurs de formes graphiques qui viennent contrecarrer l’utilisation du matériel sémiotique livré par Microsoft avec le logiciel PowerPoint dans la communication des entreprises. Ces usagers experts ne se satisfaisant pas d’une simple responsabilité discursive, ils revendiquent une responsabilité visuelle sur l’écriture et l’esthétique du texte, se plaçant, à cet égard, au même niveau que l’outil. Ainsi, si chacune des études présentées ici entreprend une analyse des traits caractéristiques d’un outil informatique, il ne s’agit jamais de supputer ses effets sur toute forme de pensée et de pratique. Car l’outil est toujours reconsidéré à partir de son investissement dans des situations et des enjeux liés à une activité. Cette approche des contextes organisationnels reste toutefois centrée sur la médiation de l’écriture, en dehors de toute visée de produire une théorie des organisations ou une sociologie du travail. Les objets informatiques que nous étudions, comme tous les écrits, puisent leur raison d’être dans des ensembles 2. Parler de médiateurs privilégiés et de fonctions ne signifie pas que les études concernent seulement des « professionnels de la médiation », au sens que peut donner à ce terme une nomenclature des métiers (dans laquelle certaines professions s’intitulent explicitement « médiateur »). Par exemple, dans l’enquête sur les pratiques littéraires, les « amateurs » qui s’organisent pour produire une activité de médiation spécifique jouent un rôle très important. 30 L’écriture des médias informatisés sémiologiques qui intègrent des cadres organisationnels et institutionnels spécifiques. La prise en compte de la dimension organisationnelle et institutionnelle des pratiques d’écriture était donc nécessaire dans la recherche. Mais l’objet central concerne bien les effets de l’informatisation de certains modes de communication sur le statut que l’écriture peut avoir dans certaines activités, liées institutionnellement à une visée de médiation sociale de savoirs. Mixtes médiatiques, réseau social, autorité Le cadre problématique que nous avons pu préciser a orienté le regard que nous avons porté sur les situations et les objets que nous avons rencontrés. Nous avons visé à comprendre comment se redistribuent certaines médiations, certains dispositifs, certains rapports de l’écriture avec d’autres formes d’expression, certaines relations qu’entretient l’écrit d’écran avec d’autres médias. L’enjeu d’une telle analyse est dans la prise en compte de la chaîne des écritures et de leur emboîtement, qui s’étend de l’écriture même de l’outil aux pratiques d’écriture des usagers. Celles-ci s’observent à travers l’ensemble des productions écrites liées à l’usage de l’outil. C’est pourquoi, si nous observons évidemment les modes d’écriture à l’écran pour chacun des outils, nous prenons également en compte très attentivement les mixtes médiatiques qui traversent les situations sociales où l’écrit d’écran est en jeu. Ce qui s’observe là, c’est une activité d’écriture qui vise à prolonger la logique de l’outil au sein d’une situation ou plus largement d’une organisation. Citons les exemples des « post-it » qui viennent prolonger les actions à faire lorsque la machine est éteinte (Le Marec et Babou, 2003). Nous avons par exemple été attentifs aux rapports entre l’oralité et l’écriture et aux hybrides mêlant écrit et oral. Cette production de mixtes médiatiques prend une importance considérable lorsqu’il s’agit d’opérationnaliser l’anticipation du programme d’activité proposé à travers l’outil lui-même, pour exercer un contrôle déterminé, « ciblé » vers un usage et un usager. Par exemple, dans l’étude sur le montage à la télévision, il était intéressant de confronter, d’un côté, la manière dont l’écriture des logiciels rencontre les pratiques des monteurs, et, de l’autre la façon dont une chaîne télévisuelle produit une multitude de discours et d’objets médiatiques. Introduction 31 Nous avons d’autre part prêté une attention particulière au rôle joué par ces outils dans la composition de collectifs d’écriture. C’est en effet un domaine où la médiation de l’écriture peut apporter un point de vue nouveau. La mise en tension entre objets standardisés et hétérogénéité des logiques sociales a été bien analysée par la sociologie du travail technique, qui s’intéresse aux « dispositifs de coordination entre acteurs » (Blanco, 2000), ainsi que par la sociologie interactionniste, qui propose la notion « d’objet frontière » (Star, Griesemer, 1989). Ces recherches ont mis en évidence des objets polysémiques qui permettent la coopération entre différents acteurs. Mais les objets tiers technosémiotiques que nous étudions ici ont la particularité d’anticiper le social parfois de façon très prescriptive, ce qui leur donne une capacité particulière à supporter une action collective. Comment ces objets contribuent-ils à l’accrochage et au décrochage de quels types d’acteurs ? Quel réseau social une forme sémiotique informatique peutelle générer ? Quel retour observe t-on de ce réseau social sur la réécriture des outils mêmes ? Ce sont quelques questions auxquelles les études qui suivent apportent des éléments de réponse. Ces espaces sociaux interstitiels où se croisent inscription anticipée des usages et appropriation des acteurs nous interpellent également sur la redéfinition qui s’opère de la question de l’autorité (auctoriale et éditoriale), du rapport entre écriture collective et individuelle, entre écriture codifiée et écriture originale. L’architexte n’est pas un simple réceptacle qui recueillerait passivement l’action d’un utilisateur ; mais il ne se définit pas non plus comme un simple émetteur de message. Il exerce un acte d’autorité, dans le sens où il met à disposition autoritairement une forme qui va normer et réguler l’action sociale. Il est proche dans son fonctionnement de celui du formulaire imprimé (Harris, 1993 : 188). L’acte est dans le texte : que je clique sur un signe passeur ou que j’écrive dans les espaces proposés par un logiciel, j’accepte les conditions proposées par l’architexte. On voit dès lors se dessiner la complexité de la position d’auteur, qui apparaît partagée entre les concepteurs de la structure éditoriale et l’utilisateur, le premier offrant le mécanisme qui autorise le second à être auteur, celui-ci lui donnant vie et sens en l’exécutant. La configuration singulière des espaces d’enquête Nous avons développé le dispositif d’étude en conformité avec ces enjeux théoriques. Nous n’avons pas souhaité aligner les recherches, dans un but comparatif, mais plutôt faire en sorte que la façon particulière dont on recourt à l’architexte devienne pleinement visible dans chacun des espaces de pratique que la recherche a investis. 32 L’écriture des médias informatisés Comme l’architexte informatique est intriqué dans un ensemble scriptural et social étendu, la configuration de chaque étude tient en grande partie aux modes d’intervention de l’informatique elle-même dans les processus d’écriture analysés. Dans les deux études sur les médias d’information (montage télévisuel et écriture radiophonique) les architextes constituent des objets focaux, citant un ensemble beaucoup plus large de pratiques. Dans l’étude sur le logiciel de formation à distance Scolé, l’objet ne peut être que central, dans la mesure où sa définition et son usage le renvoient systématiquement à lui-même. Dans l’étude sur le conseil, l’existence de présentations réalisées ou en cours sert de fil continu pour observer la circulation des objets écrits et les métamorphoses de leur statut. Dans l’étude littéraire, l’utilisation des possibilités de recherche des moteurs est une médiation indispensable pour faire émerger un texte second et ainsi extraire de la masse textuelle du web des objets éditoriaux invisibles sans elle. Chaque étude s’attache ainsi à suivre les architextes dans leur rôle d’opérateurs d’une rencontre entre médiations techniques (quels outils ?), médiations sociales (quels collectifs ?) et médiations scripturales (quels textes ?). Ce n’est donc pas la limite d’une structure organisationnelle qui prévaut mais la circulation des objets technosémiotiques dans des espaces différenciés. Il a fallu à chaque fois trouver des dispositifs d’investigation originaux pour entrer en cohérence avec le rythme temporel fort différent des écritures, la dissémination ou la concentration spatiale du travail, la présence, banale ou inédite, d’étrangers dans les lieux d’écriture. Les équipes ont eu à s’ajuster pour engager, différemment d’une situation à l’autre, une étude et une observation respectueuses des acteurs3. Dans tous les cas, il a été nécessaire de mener une analyse approfondie des architextes, susceptible de mettre en évidence la façon dont ceux-ci comportent une écriture des pratiques, les ressources sémiotiques de cette représentation, la façon dont l’architexte, par sa dimension opératoire, ouvre à son tour un espace de pratiques possibles. En d’autres termes, nous avons voulu objectiver des figures de l’anticipation d’usages possibles au sein du textiel. Chaque architexte étudié a ainsi fait l’objet d’un repérage approfondi et précis de ses propriétés concernant la possibilité d’inscrire les conditions de pratiques de 3. En particulier, on peut souligner quelques aspects de cette composante souvent oubliée dans la configuration d’une recherche : demande d’une contrepartie en termes de retour indicatif sur les pratiques dans le cas de Scolé, adaptation aux conditions de travail d’une rédaction dans l’urgence à France-Inter, contacts nécessaires avec certains auteurs de sites littéraires et intervention de conseil sur la politique éditoriale, coordination de la recherche sur PowerPoint avec une séquence de formation, etc. Introduction 33 communication ultérieures. La capture d’écrans-clés, l’expérimentation de l’outil et l’observation de documents produits permettent d’inventorier les fonctionnalités informatiques et les organisations sémiotiques des écrits d’écran et de connaître les potentialités inscrites dans les outils. Par exemple, on verra dans le premier chapitre que le logiciel OpenMedia combine une approche documentaire du texte, une répartition des dépêches dans des catégories, une visualisation synthétique de cellesci, un certain nombre de recherches d’information textuelles, ce qui équivaut à une conception des tâches d’un journaliste de radio. Dans chacun des espaces de pratiques sont ainsi mis en exergue les traits caractéristiques de l’architexte qui définissent sa relation au processus d’écriture qu’il accompagne, suscite, voire contrarie, en fournissant ressources et/ou contraintes. Par-delà cette activité commune d’analyse sémiotique et technique des architextes – qui prend toutefois une signification différente d’une étude à l’autre car la place de l’architexte au sein des pratiques n’est pas analogue – les dispositifs d’enquête sont très différents, car c’est précisément à mesure que l’investigation faisait apparaître des statuts différents de l’écriture et des modes différents d’anticipation des usages que les traits de l’enquête elle-même ont pu s’affirmer. Sans entrer dans le détail de ces dispositifs, assez complexes, on peut ici en rappeler les grandes lignes : – dans l’étude sur le journal radiophonique, une approche générale a d’abord été menée du statut des pratiques écrites à Radio-France, grâce à des observations et des entretiens, ce qui a permis de réaliser une analyse approfondie des architextes présents, conduite parallèlement à des entretiens avec divers acteurs de la rédaction ; enfin une observation en continu de 24 heures a été menée en équipe dans les divers lieux de production du journal, avec collecte et analyse de tous les documents, publics ou internes, produits à cette occasion ; – dans l’étude sur le montage audiovisuel, le souci de comprendre le rapport entre les pratiques professionnelles et les structures du logiciel a conduit à choisir une enquête menée en parallèle dans plusieurs rédactions : celle-ci a permis de relier de façon intime l’analyse sémiotique avec les réalités et imaginaires d’une profession ; parallèlement, une réflexion a été conduite sur la place qu’occupe le travail de montage dans le circuit plus général de la production télévisée, par une étude des échanges effectifs dans les diverses rédactions, mais aussi par l’analyse du discours d’escorte très volontariste mis en place par l’une des rédactions, celle de France 2 ; – dans l’étude sur l’outil de formation à distance, Scolè, il était nécessaire de comprendre comment, au fil de la circulation de l’architexte, la production de l’outil chez les concepteurs rencontrait, ou ne rencontrait pas les usages ; c’est pourquoi, parallèlement à une analyse sémiotique de l’architexte, enrichie par les pratiques 34 L’écriture des médias informatisés repérées, une pluralité de lieux d’observation et d’entretiens a été développée graduellement pour identifier des figures significatives de l’usage, en même temps qu’était approfondie la compréhension du travail des concepteurs, conçu lui-même comme un usage projeté dans l’outil ; – dans l’analyse de la mobilisation de PowerPoint par les consultants en communication, nous avons multiplié les lieux d’observation, car nous suivions, non pas la propagation d’une production particulière, mais la construction de modèles de la médiation écrite : les lieux et les temps d’observation ont donc été diversifiés, sans être multipliés (afin de conserver un caractère approfondi aux analyses) entre pratiques individuelles et collectives, dans des contextes d’exercice de la profession et de formation à la profession ; dans tous les cas, un dialogue a été ouvert avec les consultants pour discuter avec eux le sens de leur investissement des objets écrits ; – dans l’étude des représentations de l’œuvre et de la figure de Queneau, le dispositif méthodologique était confronté à un enjeu particulier, celui de structurer, à plusieurs niveaux de pertinence, la saisie d’une gamme très variée de textes et d’usages. Cette étude a donc mobilisé l’architexte, non seulement en tant qu’objet à analyser, mais aussi en tant que moyen de connaissance, en développant un logiciel de repérage et de représentation des relations textuelles et éditoriales. Ce travail d’ingénierie a été accompagné d’une analyse constante des productions repérées, associant divers niveaux de textualisation. Cette approche, très macrostructurelle, a été complétée par l’étude de la circulation d’un objet défini, la photographie d’écrivain, afin d’étudier les mobilisations et les métamorphoses de cet objet. Ces deux démarches (analyse du macrotexte, étude de la circulation d’un objet) ont été menées en parallèle, leur visée et leurs résultats étant discutés en commun. Les auteurs de ce livre souhaitent élucider une part des processus extrêmement riches qui nouent l’écriture à la pratique, dans l’espace des communications mettant à contribution, entre autres ressources, les médias informatisés. Ils souhaitent aussi rendre visible la richesse du travail de la recherche qui consiste à ouvrir de nouvelles voies d’investigation, et le résultat de la constitution d’une équipe qui s’est consolidée sur du long terme pour réussir à intégrer un travail articulé entre spécialistes de l’ingénierie linguistique et de la sémiotique. C’est une étape dans ce travail collectif de longue haleine qui est ici donné à lire : au fil de la lecture, les dispositifs informatiques n’apparaîtront plus seulement comme des objets techniques, ni seulement sémiotiques, mais comme des opérateurs communicationnels, engageant de la relation et traitant de la pratique, dans des lieux où ils interviennent en fonction de certains enjeux, de certaines situations, de certaines définitions, de ce qu’est savoir et communiquer sur des savoirs. Introduction 35 C’est en circonscrivant la place de l’architexte dans l’organisation du social que nous faisons apparaître l’étendue considérable des médiations en jeu dans l’écriture informatique. Nous verrons, en conclusion, et sans surprise, que ces résultats débouchent sur d’autres questionnements.