le programme de raúl castro et ses contradictions

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le programme de raúl castro et ses contradictions
CUBA
LE PROGRAMME
DE RAÚL CASTRO
ET SES
CONTRADICTIONS
La poignée de main entre Obama
et Raul Castro lors des obsèques de
Nelson Mandela fit grand bruit dans les
médias, annonciatrice pour eux d’une
normalisation des relations entre les
deux pays et vœu implicite de voir Cuba
suivre la voie chinoise vers le capitalisme.
Pourtant, quelque chose cloche dans
l’analogie avec l’évolution chinoise ou
vietnamienne. Samuel Farber, militant
socialiste connu, né à Cuba où il a vécu
de nombreuses années, met en évidence
ci-dessous les contradictions dans
lesquelles se débat la direction cubaine
et qui confèrent une dynamique propre à
l’évolution de la grande île des Caraïbes.
(réd)
celles impliquées dans l’organisation, la stimulation, la réalisation ou la participation à des
actions hostiles aux fondements
politiques, économiques et sociaux de l’Etat cubain ou lorsque
des raisons de défense nationale
conseillent une telle mesure.
Le gouvernement cubain peut
donc refuser légalement l’entrée
dans l’île à tout Cubain résidant
à l’extérieur, opposé au régime.
[...] Par conséquent, ce nouveau
règlement, bien qu’il libéralise
la politique migratoire, pénalise à nouveau par une perte de
droits ceux qui, émigrés ou non,
voyagent à l’extérieur : il ignore
le principe démocratique selon
lequel le droit de se mouvoir
librement a son origine dans la
citoyenneté et non dans l’Etat.
Jusqu’ici, cette loi a toutefois été
appliquée d’une manière plus
libérale que ne s’y attendaient
beaucoup, y compris l’auteur de
ces lignes : ainsi, les médecins
ont maintenant de nombreuses
possibilités de voyager pour leur
propre compte. Le gouvernement a aussi permis à des dis­si­
dent·e·s connus – comme Eliecer
Davila, Berta Soler (dirigeante
des Dames en blanc) et Yoani
Sanchez (antérieurement empêchée à maintes reprises de quitter
le pays) – d’obtenir leurs passeports et de voyager à l’extérieur.
En revanche, la dissidente Gisela
Delgado Sablon a dénoncé le fait
que le permis de sortie avec droit
au retour lui ait été refusé, parce
que son nom apparaissait sur
une liste de personnes appartenant à des groupuscules contre-­
révolutionnaires.
Bien qu’il s’agisse d’une libéralisation significative (y compris
I
un passeport valable et le visa du
pays de destination. Mais les ci­
toyen·ne·s cubains n’ont pas droit
à un passeport. L’article 23 du décret-loi nº 302 sur la réforme migratoire mentionne explicitement
que le gouvernement peut refuser
un passeport aux citoyen·ne·s
classés dans certaines catégories :
les Cubains sujets à une mesure
de sécurité ; ceux concernés par
des raisons de défense et de sécurité nationales ; ceux ne disposant pas de l’autorisation requise,
selon les normes destinées à préserver les forces de travail qualifiées pour le développement
socioéconomique, scientifique
et technique du pays, ainsi que
pour la sécurité et la protection
de l’information officielle.
Ainsi, l’article 24 § 1 interdit
l’entrée dans le pays de plusieurs
catégories de personnes, dont
solidaritéS 244 Cahiers émancipationS
R
aúl Castro a procédé à
un grand nombre de
changements concernant de nombreux aspects de la
société cubaine. Politiquement,
ceux-ci présentent certaines caractéristiques : une libéralisation
politique (et culturelle) importante, mais sans démocratisation ;
une flexibilisation des règles administratives et des concessions
aux demandes populaires, mais
sans reconnaître aux citoyens
des droits indépendants du bon
vouloir gouvernemental.
La nouvelle réforme migratoire
de janvier 2013 en est un exemple
significatif, ignorant le droit pour
les citoyens d’entrer et de quitter le pays à leur gré. Certes, les
biens des émigrant·e·s ne sont
plus confisqués et un permis spécial de sortie n’est plus nécessaire.
Pour voyager, il suffit de présenter
Cuba Hoy
II
solidaritéS 244 Cahiers émancipationS
concernant l’attitude envers les
homo­sexuel·le·s), on ne peut en
dire autant de la démocratisation
du système politique. Le gouvernement persiste, selon une vieille
tradition, à confondre manipulation d’en haut et démocratie,
comme le démontrent les préparatifs et la tenue du 6e congrès du
Parti communiste cubain (PCC)
en avril 2011. Avant ce congrès,
Raúl Castro avait lancé un appel
à une discussion de trois mois,
du 1er décembre 2010 au 28 février
2011, sur les propositions initiales
du PCC. Ces discussions prétendument démocratiques furent
organisées d’une manière qui
niait et subvertissait l’essence de
la démocratie. La presse officielle
eut le contrôle exclusif du compterendu des discussions menées
dans les bureaux, les fabriques
et les centres communautaires
du pays. Les participants à ces
discussions n’avaient pas d’organisation propre ; d’un lieu à un
autre, ils ne pouvaient pas communiquer et s’organiser pour appuyer leurs demandes. Du 15 au
30 décembre 2010 (période précédant l’ouverture des débats), le
Parti organisa des séminaires dans
toutes les localités pour préparer
les cadres qui allaient participer
aux réunions avec les membres
de base du Parti, les travailleurs
et les communautés. Des cadres
formés étaient donc présents dans
chaque discussion pour la guider
et y transmettre les orientations
venues du sommet. Il s’agissait
clairement non d’un débat démocratique, mais d’un processus
comparable aux enregistrements
de plaintes et de suggestions dans
les entreprises capitalistes, processus utilisé par les directeurs pour
apaiser leurs employés ou, parfois,
pour perfectionner la gestion.
Tout processus authentique de
réforme démocratique implique
l’ouverture des moyens de communication. Par exemple, lors du
processus de glasnost impulsé
par Gorbatchev, des organes de
presse très critiques – comme
Ogoniok et Argumenty i Fakty –
circulaient largement parmi la
population, ils n’étaient donc pas
limités à des cercles relativement
petits de la population. Mais à
Cuba, ces médias restent contrôlés par le Département idéologique du Comité central du
Parti communiste cubain, dirigé
par Rolando Alfredo Borges. Un
nombre très limité de Cubains
ont accès – via Internet (à diffusion très étroite dans l’île) et des
publications catholiques à faible
tirage, comme Espacio Laical – à
des opinions différant sensiblement de la ligne gouvernementale. L’immense majorité de la
population dépend de la presse
et de la télévision officielles pour
Cuba Hoy
Raúl Castro s’adressant au parlement cubain
s’informer des événements survenant à Cuba et dans le reste du
monde. Hormis la petite concession permettant aux Cubains l’accès à Telesur (chaîne patronnée
par le gouvernement vénézuélien), il n’y a pas eu de changements ou de réformes significatives élargissant les points de vue
transmis par les médias.
Caractère
des changements
et des réformes
économiques
A
rrivé à la tête de l’Etat
cubain, Raúl Castro dut
affronter une situation
économique critique, requérant
des mesures draconiennes : le
gouvernement s’est donc consacré principalement à revitaliser
l’économie. Mais il a commis des
erreurs et placé des obstacles qui
ont affaibli et même gommé bon
nombre de ses propositions. Certaines erreurs – comme ne pas
anticiper les mesures complétant
les nouvelles réformes de l’emploi – pourraient être attribuées
à l’inefficience bureaucratique
et, en principe, être rectifiées.
Mais certains obstacles, à l’origine plus profonde et structurelle,
découlent principalement de la
terreur, chez les responsables
politiques et bureaucratiques, de
perdre pouvoir, contrôle et privilèges à l’issue d’une réorganisation de l’ordre existant.
Un exemple : les réformes
agricoles, essentielles à l’économie cubaine pour alimenter une
population qui dépend en grande
partie de produits importés.
Jusqu’en novembre 2012, le gouvernement avait distribué 1,5 million d’hectares (58 % des terres en
friche appartenant à l’Etat) à 174 271
personnes, dont la grande majorité n’avait aucune expérience
agricole. Selon le décret-loi 300,
la surface de terres distribuée à un
utilisateur privé est passée à 67,10
ha ou 5 cabellerias.
Le gouvernement a aussi permis la construction et l’amélioration des habitations paysannes et
il s’est engagé à indemniser le pays
en cas de non-renouvellement du
contrat d’usufruit. Mais il n’était
pas disposé à garantir le droit à
l’usufruit au-delà de 10 ans, bien
qu’en principe celui-ci puisse être
renouvelé périodiquement à la fin
du contrat pour une durée similaire. Contrastant avec la politique
beaucoup plus libérale adoptée
par la Chine et le Vietnam, la loi
sur l’usufruit de la terre décourage
clairement l’effort individuel des
paysan·ne·s et de leurs familles,
ainsi que l’investissement en capital. En outre, plus de la moitié des
terres distribuées sont couvertes
de marabu (une mauvaise herbe
répandue à Cuba), mais le gouvernement ne fournit pas de crédit
pour son éradication. Le bénéficiaire de l’usufruit doit aussi se lier
à l’une des coopératives agraires
officielles et vendre à l’Etat la majorité de sa production selon les
prix fixés par l’ACOPIO, l’agence
étatique chargée de cette tâche.
Bien qu’en Chine et au Vietnam,
comme à Cuba, la propriété de la
terre reste à l’Etat, les usufruitiers
chinois et vietnamiens, à la différence des Cubains, décident ce
qu’ils plantent, à qui le vendre et
en fixent le prix.
Vu ces limites et les difficultés
qu’affrontent les paysans pour
obtenir outils et ressources de
base afin de nettoyer, préparer et
cultiver la terre, ainsi que pour
transporter et distribuer l’excédent de leurs récoltes, il n’est pas
surprenant que les résultats de la
réforme agraire soient médiocres.
[...]
Pourquoi
les changements
et les réformes
n’ont-ils pu
impulser le modèle
sino-vietnamien ?
L
e régime de Raúl Castro
affiche sa préférence pour
le modèle sino-vietnamien: créer un capitalisme d’Etat
monopolisant le pouvoir grâce
au Parti communiste et contrôlant les secteurs clés de l’économie, comme la banque, tout en
partageant le contrôle du reste de
cette économie avec un secteur
capitaliste privé (indigène et
étranger). Sur le plan idéologique
et politique, Raúl Castro a
exprimé son admiration pour le
modèle chinois en déclarant, sur
un ton altermondialiste, que le
succès de la Chine montre qu’un
autre monde est possible. Mais la
mise en œuvre de ce modèle est
restée partielle.
Comment expliquer cette situation ? A plusieurs reprises, Raúl
Castro s’est montré mécontent
de la lenteur des changements
impulsés par son gouvernement;
chez lui un désir de consensus,
notamment avec les ministres et
les responsables ayant remplacé
ceux qui avaient été nommés par
Fidel. Autre élément à prendre en
compte : comme la gestion peut
échouer pour de nombreuses
raisons, outre l’engagement et
l’efficience des administrateurs,
la tendance de Raúl à déléguer le
pouvoir et à juger en fonction des
résultats obtenus pourrait avoir
l’effet (peut-être involontaire) de
donner beaucoup plus de pouvoir, d’autonomie et de sécurité
aux cadres de l’appareil bureaucratique qu’à l’époque de Fidel
Castro. Ces caractéristiques du
style de gestion gouvernementale
peuvent empêcher la solution de
nombreux problèmes mentionnés
plus haut, rendre donc difficile
le succès des changements
structurels et faire de Raúl un
réformateur tronqué, par rapport
à des dirigeants comme Deng et
Gorbatchev, qui ont concrétisé de
nombreuses décisions – même si,
dans le cas de Gorbatchev, cellesci ont échoué. Raúl Castro ne
semble donc pas être l’équivalent
de Deng et de Gorbatchev. [...]
Quel type
de communiste est
donc Raúl Castro ?
P
aradoxalement, Raúl Castro est devenu le réformateur qui adoucit la ligne
dure de Fidel. Durant les premières années de la révolution,
c’était le contraire : Raúl incarnait
la ligne dure, Fidel était l’homme
pragmatique et conciliateur. Raúl
Raúl Castro entouré de Fidel Castro et Che Guevara en 1959
Castro aurait-il donc changé
d’idéologie politique ? En réalité,
Raúl n’a pas changé, il n’a pas été
plus ou moins communiste que
Fidel. En fait, il fut et reste un type
de communiste différent de ce
que Fidel Castro parvient éventuellement à être.
Fait très significatif, Raúl – de
cinq ans plus jeune que Fidel – rejoignit initialement la Jeunesse
socialiste (JS), le groupe jeune du
Parti socialiste populaire (PSP),
c’est-à-dire les communistes cubains suivant la ligne politique
de Moscou. Contrairement aux
groupes activistes mi-politiques,
mi-gangster et, plus tard, au Parti
orthodoxe – un parti démocratique et populiste, opposé au
communisme – dont Fidel fit partie, la JS et le PSP étaient des organisations de cadres disciplinés,
exécutant fidèlement les tâches
assignées par une organisation
verticalisée, nullement démocratique et à fortes tendances
bureaucratiques, mais nullement
caudilliste 1. Bien que sectaires et
dogmatiquement staliniens, les
communistes cubains étaient aussi pragmatiques et opportunistes.
Le PSP et la JS ne partageaient
pas la tendance à la violence, si
ancrée dans le populisme révolutionnaire, ce qui n’excluait pas
qu’ils fussent prêts à se sacrifier,
notamment lors des persécutions
dont ils avaient été victimes depuis
le début de la guerre froide à la fin
des années 1940.
Bien que Raúl Castro ait rompu
avec la discipline organisationnelle de la JS et du PSP (opposés
jusqu’en 1957/1958 à la lutte armée
contre Batista), même lorsqu’il
rejoignit en 1953 son frère Fidel
lors de l’attaque de la caserne
Moncada, puis en prison et dans
son exil ultérieur au Mexique, il
conserva ses idées et ses orientations politiques. Avant le départ
de l’expédition du Granma fin
1956, Raúl Castro rédigea un testament politique, non avec son frère
Fidel, mais avec un autre participant à l’expédition, Antonio López
Fernández – plus connu comme
Nico López, celui-ci fut plus tard
exécuté par l’armée de Batista
– qui avait la même affiliation
politique. Ce texte préconisait un
1 Caudillisme : formé à partir de l’espagnol caudillo, qui désigna durant la
Reconquista espagnole (du 8 e au 15e
siècle) un aventurier ou un seigneur
disposant de son armée personnelle. A
évoqué ensuite, lors des premiers temps
des indépendances latino-américaines,
ceux qui utilisaient un système clientèlaire pour parvenir, le plus souvent
violemment, au pouvoir. A l’époque
récente, désigne une forme de gouvernement autoritaire et personnel, avec
ou sans appui populaire. Franco était
officiellement caudillo de l’Espagne par
la grâce de Dieu.
III
ceux qui étaient perçus comme
des opposants à la radicalisation
du processus et/ou à l’influence
communiste. Les critiques spécifiques se limitent à des fonctionnaires mineurs ou moyens dans la
rubrique que tient, dans Juventud
Rebelde, le journaliste José Alejandro Rodriguez et dans la section hebdomadaire des réclamations de Granma [le quotidien du
PCC, réd.]. Bien qu’un tel silence
soit une tendance générale des
systèmes communistes, il est particulièrement notable dans le cas
cubain. [...]
Cette aspiration de Raúl et de
la direction au maintien de ce
consensus bureaucratique explique que Fidel Castro (le grand
micro­m anager de l’économie
cubaine) n’a absolument rien dit
dans ses réflexions sur les changements économiques menés par
son frère. Le comportement de Fidel démontre au moins un pacte
implicite avec Raúl, raison pour
laquelle il limite ses opinions
aux thèmes – politique étrangère,
environnement – où il n’a pas
de divergences avec son frère.
Il faut tenir compte du fait que
Fidel Castro a depuis longtemps
démontré une grande affinité
pour le monolithisme politique,
une vision que partagent Raúl et
ses proches. Cette tendance castriste au monolithisme fut probablement renforcée par les conséquences négatives des divisions
qui se manifestèrent entre les
dirigeants de pays comme l’Algérie et la Grenade, avec lesquels
les frères Castro entretenaient des
relations très étroites.
Il se peut que la mentalité de
Raúl Castro, qui fonctionne par
délégation de pouvoir, renforce
solidaritéS 244 Cahiers émancipationS
il attribue ce manque de progrès
« à la barrière psychologique formée par l’inertie, l’immobilisme,
la simulation ou la double morale, l’indifférence et l’insensibilité, toutes choses qu’il convient de
contrer avec constance et fermeté ».
Bien que ces barrières existent,
il est nécessaire d’identifier les racines sociales et structurelles qui
les stimulent et les reproduisent.
Le système bureaucratique de
l’économie cubaine reproduit
des irrationalités et des inefficiences économiques et suscite
des attitudes sapant le sens des
responsabilités parmi les groupes
et les individus (dirigeants et travailleurs). Sans aucun doute, la
haute bureaucratie est responsable de n’avoir pas anticipé les
mesures complémentaires à la
légalisation du travail individuel
dans les villes, comme la création
d’un système de crédits et de prix
en gros. Bien qu’on ait tenté d’y
remédier ultérieurement, ce qui
semble sans remède dans les
contradictions du gouvernement
de Raul Castro, ce sont les limites
programmatiques des réformes
qui réduisent systématiquement
leur succès, tant dans le cas de la
légalisation du travail individuel
que dans le manque de sécurité
et de stimulants pour les titulaires
de terres redistribuées par l’Etat.
De même, le contrôle exercé par
le parti unique et le manque de
droits pour les citoyens stimulent
et reproduisent la double morale,
car les gens disent une chose en
privé et son contraire en public
pour éviter des problèmes avec
les autorités, ce qui pourrait
affecter sérieusement, au minimum, leurs possibilités d’éducation et de travail.
Cette analyse structurelle suggère que de nombreux dirigeants
craignent, avec raison, qu’un
changement plus net vers le modèle sino-vietnamien leur fasse
perdre leur influence sur des secteurs de la bureaucratie et leurs
emplois. Ainsi, tout changement
majeur dans l’administration de
l’agriculture cubaine pourrait
mettre en danger la structure bureaucratique de l’ACOPIO. [...]
Dans ce contexte de retranchement bureaucratique, le fonctionnement politique de Raúl Castro
joue un rôle critique, renforçant
ou bousculant cette stagnation.
A maintes reprises, Raúl Castro
a critiqué la bureaucratie, mais
toujours de manière générale et
abstraite : il n’a jamais violé le
consensus en citant des individus
ou des secteurs de cette bureaucratie spécifiquement responsables de décisions erronées et n’a
donc jamais « secoué le cocotier »
– expression très utilisée à Cuba
au début de la révolution, lorsqu’il
s’agissait d’éliminer du pouvoir
les Yankees étaient en train de le
séduire. D’après des documents
soviétiques aujourd’hui déclassifiés, Raúl Castro pensa brièvement à fomenter une scission
dans le Mouvement du 26 juillet
pour convaincre son frère qu’il ne
pourrait pas gouverner sans les
communistes.
Par conséquent, Raúl Castro
suivit une ligne plus dure que
d’autres dirigeants révolutionnaires. De fait, lorsqu’à fin janvier
1959, Fidel Castro nomma Raúl
comme son successeur, il voulait
faire passer un message politique :
au cas où lui, Fidel, serait assassiné, le dirigeant qui lui succéderait
serait bien plus dur et plus radical.
Dans les décennies suivantes, de
nombreux exemples ont confirmé
la disposition de Raúl à jouer le
rôle du dur :
—en 1968, il présenta le long
rapport d’accusation contre
la « microfraction » des vieux
communistes cubains dirigée
par Anibal Escalante ;
—en 1996, il dirigea l’attaque politique contre le Centre d’études
des Amériques (CEA), un
centre de réflexions du Parti
communiste cubain regroupant
un nombre significatif de cher­
cheurs et d’intellectuels cubains qui menaient une série
d’études dans un esprit critique
et créateur.
Tout en jouant ce rôle de dur
répressif, Raúl Castro utilisa ses
talents organisationnels et pragmatiques comme ministre de la
Défense et chef des forces armées
révolutionnaires (FAR). Après
l’implosion de l’URSS, lorsque le
manque de ressources força le gouvernement cubain à réduire l’effectif des forces armées – 297 000
hommes en 1991, 55 000 en 2005 –
l’armée se consacra, sous la direction de Raúl, au développement
de ses activités économiques, via
l’organisation économique GAESA : ses entreprises devinrent les
plus importantes de l’île. [...]
solidaritéS 244 Cahiers émancipationS
IV
gouvernement de libération nationale, selon les conceptions du
Parti des ouvriers cubains (allusion claire au PSP et non au Mouvement du 26 juillet de Fidel) qui
imposerait dans un avenir pas très
éloigné et selon la forme graduelle
requise par le processus populaire des idées plus avancées sur
les plans social et économique.
Dans la Sierra, Raúl Castro montra ses inclinations et ses capacités organisationnelles. Il confirma
son affinité avec l’organisation et
la discipline de fer de la JS et du
PSP, lorsqu’en mars 1958 il quitta
la Sierra Maestra avec un groupe
rebelle pour établir un nouveau
front de guérilla, le Second Front
oriental Frank Pais. Sur ce front,
Raúl établit une organisation plus
développée et plus efficiente que
celle de Fidel Castro dans la Sierra
Maestra [...]
Suivant l’orientation de son
testament politique écrit en exil,
Raúl Castro s’unit après la victoire
du 1er janvier 1959 à Ernesto Che
Guevara (dont la rupture avec
Moscou débuta à la fin des années 1960) et à d’autres dirigeants
révolutionnaires proches du communisme de type soviétique, pour
diriger, en 1959, ce que beaucoup
nommaient la « tendance melon »
(verte à l’extérieur, rouge à l’intérieur). Cette tendance collabora
avec le PSP pour combattre non
seulement la droite conservatrice opposée à la révolution,
mais aussi les libéraux et les ré­
vo­lu­tion­naires anti-­impérialistes
indépendants – comme David
Salvador, Marcelo Fernandez,
Carlos Franqui – opposés à une
ligne procommuniste, alors que
Fidel Castro restait à l’écart de ces
polémiques. Il est important de
rappeler que lorsque Fidel Castro, durant sa visite aux Etats-Unis
en avril 1959, se distança publiquement du communisme, Raúl
Castro s’en alarma et, lors d’une
conversation téléphonique, lui
dit qu’à Cuba on racontait que
Eduardo Santana
« La révolution, c’est le sens du moment historique ».
En conclusion
L
e communisme de Fidel
Castro se caractérise par
une très forte composante de volontarisme caudilliste.
Le communisme d’Ernesto Che
Guevara fut bien plus volontariste
que celui de Fidel, plus idéologique, mais loin d’être caudilliste
il fut quasi impersonnel. Le communisme de Raúl Castro est très
influencé par sa formation juvénile au sein de la JS et du PSP :
sa profonde affinité avec le fonctionnement de cette organisation
comme un organe hautement discipliné, nullement démocratique
et fréquemment répressif, mais en
même temps peu volontariste et
éminemment pragmatique. Mais
Raúl Castro craint la division : sa
volonté de maintenir le consensus
bureaucratique maintient la bureaucratie gouvernementale dans
ses tranchées, ce qui fait obstacle à
la réorganisation du système vers
le modèle sino-vietnamien.
Heureusement, le régime de
Raúl Castro a étendu, de manière
significative, la libéralisation
culturelle et, jusqu’à un certain
point, la libéralisation politique
initiée dans les années 1990,
sous l’impact du désastre économique provoqué par l’implosion
de l’URSS. Mais qu’en est-il de la
démocratisation économique et
politique de la société cubaine ?
L’Eglise catholique – seule
institution indépendante d’envergure – protège un groupe de
personnes aux provenances idéologiques diverses. Celles-ci proposent une série de mesures pour
démocratiser la société cubaine,
des mesures certes bienvenues,
mais ne précisent ni l’agenda de
ce changement, ni par quel système économique le système
dominant dans l’île. Le porteparole laïque de l’Eglise catholique proclame ouvertement
qu’il aurait voulu voir Raúl Castro réformer le PCC, « pour faire
passer le pays à un régime bipartite d’opposition loyale » et faciliter « la réinsertion inexorable de
Cuba, selon des logiques propres,
dans les réseaux de production de
l’économie capitaliste mondiale ».
Mais comme il est visiblement
trop tard pour que la direction
historique de la révolution mène
à bien cette tâche, l’Eglise catholique s’adresse aux forces armées
– caractérisées comme la seule
autre institution, hormis l’Eglise
catholique, qui survivra dans les
200 prochaines années – pour les
inviter tacitement à conclure un
pacte politique : les forces armées
et l’Eglise catholique ont la responsabilité patriotique et morale
de veiller et de faciliter le meilleur
des futurs possibles pour Cuba.
Les porte-parole du catholicisme
officiel cubain ne mentionnent
pas la mobilisation populaire et la
création de nouvelles institutions
démocratiques de base comme
agents de changements et maintiennent des perspectives d’évolution par en haut.
Une bonne partie de la gauche
critique et démocratique naissante – bien qu’ayant moins de
poids politique que l’Eglise – propose l’autogestion ouvrière et
paysanne comme une voie pour
démocratiser la société cubaine.
La récente décision gouvernementale, créant 230 coopératives
expérimentales dans divers secteurs (transports, gastronomie,
construction), suscite quelques
attentes chez les partisans de l’autogestion. Il est impossible de prédire comment se développeront
ces nouvelles coopératives, bien
que – si l’on se réfère aux coopératives agricoles officielles, contrôlées d’en haut par l’Etat – il ne faut
pas en attendre beaucoup, tout au
moins en matière d’autogestion.
De plus, au sein de cette nouvelle gauche critique, les propositions d’autogestion tendent à
sous-estimer et même à ignorer
la nécessité d’un plan à l’échelle
nationale, ainsi que le fait que ce
plan sera monopolisé par le PCC,
sauf élimination de son monopole
politique. L’expérience yougoslave
du siècle passé montre qu’une autogestion authentique au niveau
local fonctionne correctement
seulement s’il existe un plan à
l’échelle nationale, si ce plan est
élaboré démocratiquement, au
lieu de surgir des diktats émanant
du binôme parti unique/marché.
Car les décisions sur des questions
vitales – taux d’accumulation
et de consommation, politique
salariale, impôts, prestations sociales – touchent toute la société
et limitent donc significativement ce qui peut se décider dans
chaque centre de travail. Enfin,
l’autogestion requiert motivation
et implication de ses participants.
C’est précisément un mouvement
démocratique venu d’en bas qui
peut générer chez les gens la motivation pour contrôler démocratiquement les centres de travail et
tout le pays. 7
Samuel Farber
Collaborant régulièrement à plusieurs
médias alternatifs, il a publié de nombreux articles et livres sur le processus
révolutionnaire cubain. Son dernier livre
est: Cuba Since the Revolution of 1959. A
Critical Assessment. Chicago: Haymarket
Books, 2011. Son article est paru initialement dans la revue Revista Herramienta,
Buenos Aires. Traduction: Hans-Peter
Renk. Coupures et note de la rédaction.
Une version complète avec les notes
originales de l’auteur sera publiée sur
notre site.