Le croyant et la dupe

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Le croyant et la dupe
Le croyant et la dupe
Marie-Françoise De Munck
Le thème de cet atelier sur les manifestations résiduelles n’est pas un thème facile à
traiter car le matériel clinique se rassemble essentiellement par ce qui est recueilli
dans les travaux sur la clinique de la passe. Face à cette difficulté, j’ai choisi de
l’aborder par la question du destin de la «croyance » dans la cure. Je vous propose
ce binôme « le croyant et la dupe » en écho à celui qui nous rassemble « le curable et
l’incurable ».
La croyance, elle est au départ, elle s’établit à l’entrée en analyse et elle est exigible
même.
Il s’agit bien sûr de la croyance dans l’inconscient, la croyance au symptôme. Croire
à son symptôme, c’est supposer au symptôme un sens, le symptôme veut dire
quelque chose qu’il appartient au dispositif de la cure de mettre au jour. (Je vais me
référer ici et pour l’ensemble de ce travail au cours de Colette Soler de l’année 92-93
sur « Les variables de la fin de la cure »).
Ce qui constitue le symptôme, dit Lacan dans RSI, c’est qu’on y croit… Et qu’est-ce
que croire, sinon croire à des êtres en tant qu’ils peuvent dire quelque chose… »
Dans ce remarquable resserrement de ce qui fait le mouvement de toute croyance,
se loge la fonction du message à déchiffrer et donc aussi de tous les déchiffreurs,
interprètes de ces messages : les pythies, devins, exégètes, conteurs et autres… Une
série dont dans ce cas, l’analyste fait partie.
Au départ donc, « quiconque vient nous présenter un symptôme y croit ». Il y croit
et par-là se fonde le transfert comme adresse au sujet supposé savoir.
La croyance dans l’inconscient est aussi ce qui sensé fonder le lien des analystes
entre eux. Lacan ne dénonçait-il pas chez les analystes de l’IPA le refus de croire en
l’inconscient pour se recruter ? Cette nécessité pourtant est aussi ce qui entraîne
dans l’opinion commune, une suspicion à l’égard de la psychanalyse. Si les
communautés analytiques peuvent apparaître comme des sectes, c’est en raison de
ce qu’elles partagent seulement des croyances. Dans la psychanalyse, comme dans
la science, la foi précède la preuve.L’hypothèse de l’inconscient est à vérifier dans
chaque cure.
Que devient cette croyance qui est à l’entrée en analyse ? Que devient-elle si le
trajet d’une cure se résume ainsi : de la croyance au symptôme à l’identification au
symptôme ? Voilà sans doute une formule rapide mais qui nous permet de mettre
l’accent sur une modification essentielle dans le rapport du sujet à son symptôme.
Nous entendrons ici dans l’identification au symptôme que le sujet cesse d’y croire,
cesse d’attendre qu’il dise quelque chose. On ne peut évidemment cesser d’attendre
qu’il dise quelque chose qu’à partir du moment où ce symptôme a dit ce qu’il avait à
dire, qu’il a épuisé le sens qu’il portait. Le temps de la cure a réduit l’inconscient à
quelques jalons, quelques traces dont la jouissance (j’ouie-sens) se déprend. C.
Soler va jusqu’à parler de fermeture de l’inconscient, désabonnement de
l’inconscient, silence de l’inconscient… Autrement dit encore, à suivre A. N’Gyen,
cette identification au symptôme fait ex-ister l’inconscient en le situant hors de soi.
Il ne s’agit plus alors de croyance mais bien d’une certitude qui se dépose au terme
de la cure. Désormais l’inconscient ex-iste et c’est cette certitude qui se vérifie dans
la passe. C’est même, pour reprendre ici un mot de Patricia Seunier au cours de
nos rencontres préparatoires, ce qu’il y a d’incroyable au terme de la cure ! La
vérification des effets de l’inconscient aboutit à un effet de surprise dont les
passants sont déroutés. Il y a un effet de rupture.
Ils sont déroutés, ils quittent la route, la voie, ce qui ne veut pas dire qu’ils errent
car, précisément, à suivre Lacan, ceux qui errent sont ceux qui croient au voyage.
« Les non-dupes errent » sont ceux qui se refusent à la capture du langage et il y a
un imaginaire qui soutient l’existence des non-dupes, c’est que la vie est un voyage,
un voyage qui va de la naissance à la mort. Ceux qui ne sont pas dupes de
l’inconscient croient dans la voie, dans le sens du voyage. Les non-dupes du coup
n’en sont pas moins des croyants.
Nous pouvons maintenant faire avec Lacan un pas supplémentaire, celui qu’il fait
dans le séminaire de 1973-74 sur « les non-dupes-errent ». Lacan nous y propose
« une toute autre éthique, une éthique qui se fonderait sur le refus d’être non-dupe,
sur la façon d’être toujours plus fortement dupe de ce savoir, de cet inconscient, qui
en fin de compte est notre seul lot de savoir … il faut être dupe c’est-à-dire coller à
la structure ». (13/11/73). Etre dupe de l’inconscient désigne la discipline du
déchiffrage, la fidélité à la lettre, à la sériation, au pas-à-pas de la lecture. Le trajet
de la cure est donc un parcours qui place au départ la croyance et qui ne mène pas
à l’incroyance, mais à une certitude, à un consentement à la structure qui est aussi
ce qui peut mener au « pur Réel » selon le mot de la fin de ce séminaire : « en se
faisant la dupe, nous pouvons nous apercevoir que l’inconscient est sans doute
dysharmonique, mais que peut-être il nous mène à un peu plus de ce Réel qu’à ce
très peu de réalité qui est la notre, celle du fantasme, qu’il nous mène au-delà : au
pur Réel » (11/6/74)
De la croyance à un message à la rencontre d’un réel silencieux, cause de toute
parole.
Le croyant et la dupe alors ?
Ce titre n’emporte pas seulement une clinique du trajet de la cure du croyant à la
dupe, mais aussi une clinique de la différence sexuelle.
Je ne vais pas revenir ici sur ce que la croyance religieuse doit à la névrose
obsessionnelle, point que Freud a largement développé. Mais, avec Lacan, dans le
même temps où il articule la croyance dans le symptôme, il fait d’une femme un
symptôme pour l’homme. Si la femme est un symptôme pour l’homme, c’est
assurément un symptôme auquel il croit. Qu’il y croie ou qu’il la croie n’aura
pourtant pas la même portée.
Il y croit dans la mesure ou elle présentifie, donne corps à l’inconscient qui a
orienté son choix. Il y croit dans la mesure où elle peut dire quelque chose de cet
inconscient dont il jouit dans le rapport avec elle. Il y croit en tant que symptôme et
c’est là que la croire, croire ce qu’elle dit peut faire bouchon…le bouchon même de
l’amour.
Toute une clinique de la relation amoureuse peut se développer à partir de là.. Car
à partir du moment où une femme en vient par trop à incarner la voix surmoique de
l’inconscient pour un homme, différentes réponses sont possibles :
Soit elle devient une obsession qui le harcèle, soit il lui faudra la faire taire (et les
dispositifs dont peuvent user les hommes pour ne pas entendre leur femme(s) sont
variés), soit il lui faudra la contrôler, surveiller ses moindres propos, tous ses faits
et gestes…Nous sommes en plein dans la dimension paranoïsante de l’amour.
« Qu’il la croie ramène l’amour à sa dimension comique, le comique même de la
psychose » (21/1/75).. car le psychotique, ses voix, non seulement il y croit mais
surtout il les croit ! Cette croyance de l’homme lui fait croire qu’il y a La, qu’il y a La
femme. Et pourtant, interroge Lacan, il faut se demander si pour y croire, il n’est
pas nécessaire de la croire.
On y croit tellement donc, que si d’un côté des hommes s’acharnent à faire taire
leur partenaire, d’autres s’escriment au contraire à les faire parler, par la force si on
pense aux méthodes dont a usé l’Eglise… ou de manière plus douce, par la
supplication : « …depuis le temps qu’on les supplie, qu’on les supplie à genoux – je
parle des analystes femmes – d’essayer de nous le dire, eh bien motus ! On n’a
jamais rien pu en tirer. » (Encore p. 69) Dans ce séminaire « Encore », Lacan ouvre
de nouvelles voies par une véritable profession de foi. Après avoir fait l’éloge des
écrits des mystiques, il dit ceci : Vous allez tous être convaincus que je crois en
Dieu. Je crois à la jouissance supplémentaire de la femme en tant qu’elle est en
plus… »
Ici se dégagent d’autres perspectives pour les manifestations résiduelles dans le
champ de la croyance !
Ce qu’il dit bien sûr n’engage que lui, mais tout de même, la fin de l’analyse ne se
corrèle-t-elle pas à un aperçu sur le « pas-tout » de la structure ? Ce champ là, où
se situe la jouissance féminine ne va pas sans dire. Sans la croire tout à fait, ou
plutôt toute « a » faite peut-être la fin de la cure pour un homme peut-elle l’amener
à «y entendre » quelque chose. Ceci dans la mesure où Lacan met en évidence une
affinité entre le pas-tout de la structure, son réel et la position féminine.
Et du côté femme ?
Là où l’obsessionnel se porte caution de l’Autre, c’est le Sans-Foi qui caractérise
l’intrigue de l’hystérique, c’est-à-dire un « ne pas y croire ». A faire d’elle-même le
point de référence, le lieu de la Vérité, elle destabilise toute croyance dans la parole
du Maître.
Mais si Lacan a pu insister sur le côté sans-Foi de la position hystérique, il a aussi
souligné que la dupe est bien du féminin, même si cet accent s’efface quand il passe
au pluriel des « non dupes errent ». De quel genre est non-dupe ? Ce mot, la dupe,
renvoie à la stupidité de l’oiseau appelé « huppe » quand il, ou plutôt elle, se laisse
prendre au piège. Le dictionnaire (le Littré) fait en tout cas valoir cet accent sur le
féminin en corrigeant un M. La Fontaine qui fait un usage erroné du mot en le
mettant au masculin !
Pour accentuer encore le paradoxe, Lacan retire de sa consultation des
dictionnaires une citation de Chamfort : « Une des meilleures raisons qu’on puisse
avoir de ne se marier jamais c’est qu’on n’est pas tout à fait la dupe d’une femme
tant qu’elle n’est pas la votre »... Tant qu’elle n’est pas votre femme, ou votre dupe ?
Dans le mariage, la duperie est réciproque !
Si ceci s’inscrit dans le fil de l’homme croyant jusqu’à la duperie, qu’en est-il côté
femme ? de quoi les femmes sont-elles dupes ?
Ici, le Petit Robert que j’ai consulté, nous apporte une réponse en forme de citation,
de Balzac celle-ci : « Les femmes sont constamment les dupes et les victimes de leur
excessive sensibilité ».
Alors, les femmes sont-elles dupes d’elles-mêmes ?
Sont-elles dupes de rester pour elles-mêmes leur seule vérité ?
Sont-elles dupes de cette jouissance qu’elles éprouvent mais dont elles ne savent
rien et ne peuvent rien dire ?
Sont-elles dupes de l’amour dont le discours et la lettre les entraînent au-delà de
l’aimé ?
Sont-elles dupes de l’homme par l’inconscient duquel elles sont choisies ? Là, c’est
ce que donnerait à penser le ravage que peut à l’occasion devenir la relation avec un
homme.
Nous mettrons ici le même écart entre « être dupe » et « se faire la dupe » qu’il y a
entre être l’objet du fantasme d’un homme et accepter de s’en faire l’objet cause du
désir. Cet écart est celui de l’accès à une place de semblant
Se faire l’objet du fantasme masculin conduit une femme à cette relation de
« ravage » qui caractérise aussi bien la relation mère-fille quand, enfant, elle se fait
objet du désir « pervers » de la mère. Tandis qu’accepter de se faire l’objet cause du
désir pour un homme, accepter de se prêter à la perversion masculine, souligne
l’accès à une place de semblant. Adopter cette place est une façon pour une femme
de se faire la dupe du choix de l’inconscient.
L’issue donc, de la cure pour une femme ne lui impose-t-elle pas de situer
diversement les orientations de son désir dans le partage, le clivage qui est le sien ?
S’il lui faut consentir à se faire l’objet cause du désir de son partenaire, n’a-t-elle
pas à se faire la dupe de la « père-version » masculine ? Ce qui laisse d’un côté son
rapport à l’objet se réaliser dans sa propre père-version maternelle et de l’autre, la
solitude de son absence à elle-même quand elle devient pour elle-même cet Autre
qui n’existe pas.
Se faire la dupe de l’inconscient en fin d’analyse, n’est-ce pas aussi un nouveau
nom du destin pulsionnel en fin de cure, une forme de manifestation résiduelle de
la pulsion : « se faire duper »… se faire du père…pour pouvoir s’en passer…
Sans être non-dupe, celui qui se fait la dupe, l’est-il - ou l’est-elle - encore
vraiment ? La duplicité de la pulsion est irréductible.